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RÉGNIER,Henri de (1864-1936) : Contesvénitiens.- Paris : Le Livre, 1927.- IX-241 p. : ill. en coul., couv. ill. en coul. ; 23 cm.
Saisie du texte etrelecture : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (11.III.2008)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Texteétabli sur l'exemplaire de la médiathèque (BmLx : N 843.9 REG).
 
Contesvénitiens
par
Henri de Régnier

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PRÉFACE

A M. ÉMILE CHAMONTIN.


C’EST de vous qu’est venue l’idéede réunir en volume quelques-uns demes Contes Vénitiens etd’en confier l’illustration à l’ingénieux etsubtil artiste qu’est Charles Martin. De ce choix, je ne saurais tropvous louer, car il assurera aux possesseurs de ce livre un délicieux etrare plaisir des yeux et je souhaite que mes petits récits leur soientà l’esprit un égal divertissement. Puissent-ils goûter au moinsagrément à ces pages qui, à défaut d’autres mérites, offriront à leursouvenir quelques inventions romanesques auxquelles Venise servit deprétexte, et d’où elles empruntent ce qu’elles peuvent avoir d’intérêtpour qui conserve en sa mémoire ce regret charmé qu’éprouvent, de laVille incomparable, tous ceux qui se sont laissé prendre à son prestige.

Cet enchantement, je l’ai connu autant et peut-être plus que qui que cesoit et je viens de tenter d’en écrire l’histoire exacte etmerveilleuse dans un gros livre qui est, en même temps, une confessionvéridique et une offrande reconnaissante à l’Enchanteresse ; mais,avant de composer les chapitres qui forment comme les marches par oùl’on monte à cette Altana dontil porte le titre, et du haut delaquelle j’ai exploré, d’un regard ému et amusé, de son centre jusqu’àses confins, l’étendue de ma passion, avant, dis-je, de la décrireminutieusement, j’avais tenté, à maintes reprises, en divers ouvragesantérieurs, de rendre hommage aux beautés de la Princesse des Lagunes.On trouvera la trace de cette gratitude dans plusieurs de mes romans etaussi dans mes Esquissesvénitiennes, dont vous avez extrait quelquesfeuillets en insérant dans le présent recueil le poème en prose qui apour titre l’Encrierrouge, autour duquel vous avez groupé un certainnombre de contes où j’ai essayé d’évoquer, en même temps que certainsaspects de Venise, quelques-unes des rêveries qu’elle offrait à monimagination et où se plaisait ma fantaisie.

Or, de ces contes, dispersés au fur et à mesure de leur invention, vousvenez de me donner l’occasion de relire ceux que vous avez choisis, etje ne saurais, je vous l’avoue, vous en vouloir. Ils ne m’ont pas causéune trop vive déception. Un pareil sentiment est, je dois lereconnaître, assez rare quand on nous met en présence d’écrits déjàanciens et quelque peu, même de nous, oubliés. D’ordinaire, larencontre ne leur est guère favorable et l’expérience qu’ils nousproposent est loin de nous satisfaire. En ces occurrences, on estvolontiers sévère à soi-même. On ne pardonne pas aisément à ses propresproductions de ne pas être ce que l’on eût voulu qu’elles fussent.Quelquefois ce sentiment, si justifié soit-il, va jusqu’à l’injusticeet il faut raisonner pour corriger cette impression par troppessimiste, aussi fausse en son exagération dépréciative que le seraitun contentement par trop partial.

Si je n’ai eu à agir ni dans un sens, ni dans l’autre, à l’égard de cespetites compositions, c’est qu’elles bénéficient des circonstances oùelles sont nées et de la vertu de leur origine. Je ne les aperçois,pour ainsi dire, qu’à travers un tulle d’illusion. Entre elles et moi,Venise, qu’elles ont toutes pour sujet, s’interpose et les couvre de saprotection. Elles appartiennent à un passé délicieux. Chacune d’ellesme rappelle une heure de souvenir. C’est dans cet esprit et dans cesentiment que je les ai relues.

Une à une, j’ai donc feuilleté les pages de ces Contes vénitiens. Chacund’eux me ramenait au fait qui lui avait donné lieu, au lieu quim’en avait offert les personnages et le décor. J’en reconnaissaischaque trait et chaque détail. Celui-ci provenait  de tellerencontre ; celui-là de telle promenade ; cet autre de tel ensembled’impressions. La Courtevie de Balthazar Aldramin datait de monpremier séjour à Venise en 1899 ; AuCafé Quadri m’avait été suggérépar l’annonce de la chute du campanile de Saint-Marc. De même pour le Portrait de la Comtesse Alvenigo etpour le Testament duComteArminati. J’en retrouvais l’attache originelle entelle lointainerêverie. Je me revoyais sur la banquette du Florian d’où j’avaisobservé, une nuit, l’étrange Buveurdont je me suis conté l’histoireimaginaire pour m’expliquer la présence. Je revivais ces semainespassées dans l’antique palais délabré dont j’avais fait le palaisAltinengo de l’Entrevue,où j’avais décrit minutieusement les vastespièces aux stucs peints ou dorés, au pavimento de mosaïque incrusté defragments de nacre, à la singulière porte en miroirs. Certes, je n’yavais pas vu apparaître le visiteur mystérieux en « tabaro e baüta »mais c’était là que son existence s’était formée en mon esprit et qu’ilavait pris corps en mon imagination.

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De ces divers contes, ce dernier est peut-être celui que je préfère ;et si je le préfère, c’est moins à cause de ce que je puis penser de savaleur littéraire et de sa qualité d’invention que parce qu’il me rendprésentes des heures particulièrement précieuses à mon souvenir, parcequ’il me rapproche de cette Venise que j’ai tant aimée et où je suisrevenu si souvent chercher un délassement et un repos. D’ailleurs cesséjours ne furent pas seulement une diversion à mes occupationsordinaires. J’en ai emporté maintes impressions dont j’ai tiré partiplus tard, car, à Venise même, je n’ai guère travaillé. Le seul conteque j’y aie composé a pour cadre une petite ville de notre provincefrançaise. Je l’ai écrit alors que j’habitais la Casa Zuliani à SanVio. J’y occupais une chambre qui donnait sur le jardin du palaisVenier. La pluie tombait sur le feuillage. J’étais seul à Venise en ceprintemps de soleil et d’averses. Ma journée d’écritoire finie,j’allais dîner à quelque restaurant, puis flâner sur la Piazza.Quelquefois je m’asseyais sous le porche de Saint-Marc et j’écoutais,dans l’air tiède, le doux roucoulement nocturne des pigeons nichés auxchapiteaux des colonnes. Ensuite, je regagnais solitairement la CasaZuliani. J’aimais cet humble logis. J’y étais voisin du palais Darioque j’avais habité lors de mes premiers séjours à Venise et du PalaisVenier où j’avais passé deux mois de l’automne de 1907.

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Ce fut aussi en automne que je pris mes quartiers au palais Vendraminai Carmini, sur la Fondamenta Foscarini, - le palais Altinengo del’Entrevue. C’étaiten 1913 et ce n’est pas un fantôme du passé quieût dû m’y apparaître en ses troubles miroirs, mais plutôt le spectresanglant de l’avenir. En 1914 la guerre éclatait et allait, pendantplusieurs années, m’éloigner de Venise. Que de fois, en ces jourstragiques, j’ai songé au destin de la Ville menacée ! Avec quelle joie,après tant d’angoisses, ai-je salué la délivrance de Venise sauvée !Pourquoi, dès lors, n’ai-je pas couru à elle ? J’en étais empêché parune bizarre et secrète appréhension. Quel accueil me ferait-elle ? Etpuis, trop d’ombres m’y attendaient. Trop de voix s’étaient tues dontje n’entendrais plus les paroles d’amitié ! Elle-même, ne latrouverais-je pas transformée ? Qu’y retrouverais-je de la douce vied’autrefois ? Et cependant, elle m’appelait par tant de souvenirs, et àcet appel, vous mêliez le vôtre, vous, Balthazar Aldramin dont j’avaisconté la courte vie et qui me disiez de me hâter parce que la vie estcourte, les vôtres, comte Arminati, comtesse Alvenigo ; le vôtresurtout, cher Altinengo, qui, du fond du vieux miroir dont les refletsavaient composé votre forme imaginaire, m’engagiez à  ne pasdifférer mon retour.

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A tous ces appels, j’ai fini par obéir. Ce fut en octobre 1924 que jetentai l’aventure. Je ne vous en dirai pas le détail. Vous le pourrezlire dans les dernières pages de mon Altana. Vousy verrez que Veniseest toujours aussi belle et comment elle est devenue pour moi la Veniseretrouvée, retrouvée en toute sa beauté, en tout son charme, en sessouvenirs et aussi en ses surprises, car on ne la connaît jamaisentièrement et il y a toujours à apprendre quelque chose d’elle. On nesait jamais toutes ses couleurs et tous ses reflets, tous ses silenceset toutes ses voix, tous ses détours et tous ses mystères, tout sonciel et toutes ses eaux, toute sa lagune, tous ses palais, toutes sescalli. On y fait toujours des découvertes. A mesure que je laretrouvais, ma Retrouvée, je m’apercevais qu’elle ne m’avait pas encoretout dit d’elle-même. J’ignorais cette nuance de l’eau, cette rosedépassant ce vieux mur, cette voile de barque, ce geste de gondolier,cet écho de pas, ce bruit de rame. Jamais je n’étais passé par cetteétroite calle, qui porte ce nom charmant : Calle amor dei amici.Savais-je que le Ponte Tetta se nomme ainsi des courtisanes du quartierqui jadis, à leurs fenêtres, se montraient, le sein nu, afin d’engagerla jeunesse vénitienne à s’embarquer plutôt pour Cythère que pourSodome ? On ne connaît jamais Venise et toute une vie n’y suffirait pas; aussi j’espère que mon Ombre fidèle y errera à jamais, qu’elle yapparaîtra à son tour dans les miroirs des vieux palais, qu’elles’accoudera à la rampe aérienne de quelque altana et que quelque poètede l’avenir la mêlera aux contes que lui inspireront l’amour de la Citémarine et le souvenir le la Ville chantée.

HENRIDE RÉGNIER
de l’Académiefrançaise

vignette venise

L’ENCRIER ROUGE

A Mme PAUL BARBIER

J’AI sur ma table un encrier. C’est unencrier vénitienà la mode du dix-huitième siècle. Il se compose d’un plateau en bois,de forme ovale et qui est peint d’une belle couleur vermillon. Unebordure de cuivre l’entoure, ajourée d’étoiles, et denteléerégulièrement. Entre les deux godets, qui gardent l’encre à l’abri deleurs couvercles surmontés, chacun, d’une grenade, se dresse l’étui àplumes. Elles y enfoncent leurs becs d’oie et s’y tiennent en faisceau,les barbes en l’air. Devant elles s’arrondit une coupelle faite pourrecevoir le sable à sécher et où repose une minuscule cuiller destinéeà saupoudrer sur le papier les caractères encore humides. Tout celaforme un assemblage qui n’a rien de bien beau, mais qui plaît aux yeux.Les miens y prennent un plaisir particulier. J’aime, dans le vernisbrillant de ces menus objets, les reflets de laque rouge du plateau quiles supporte.

Souvent, comme aujourd’hui, après quelque dure séance de travail où mamain a fait des centaines de fois le trajet de la page à l’encrier,lorsque je sens mes doigts se crisper et mon bras s’alourdir, jem’arrête, et je m’amuse à considérer en rêvassant l’outillage familierqui est devant moi. La lampe l’éclaire de sa lueur. Il est tard.L’encre miroite en son double puits de cuivre. Hélas ! me dis-je ensoupirant, parviendrai-je jamais à faire sortir de leur liquideobscurité l’Idée qui s’y cache comme une sombre ondine ? Ah ! que jevoudrais voir ses pieds nus danser sur le papier, et y laisser la traceécrite de leurs pas !

Fasciné par la flaque opaque et sournoise d’où je me lasse d’attendrele miracle, je détourne mes regards vers les mignonnes grenades quiornent les couvercles de mes boîtes à encre, de leur maturité luisante! Closes et froides, n’ouvriront-elles donc jamais leurs flancs demétal ? Ne montreront-elles donc jamais leurs grains secrets ? Maisnon, car elles sont là en façon d’emblème. N’enseignent-elles pas àl’écrivain qu’il doit renoncer à l’espoir de goûter aux fruits qu’ilcultive ? De son oeuvre, il ne voit que le contour, et ce n’est pas àlui qu’en sont réservés les pépins mystérieux. Le soleil qui feraéclater sa gloire ne luira pas pour ses yeux, et, de la grenademerveilleuse, il ne connaîtra que le reflet dans le flot amer et noiroù elle trempe et nourrit ses racines invisibles…

Assez rêvé ! Voici que j’ai repris ma plume. La phrase interrompues’esquisse et se prépare dans ma tête. Vite, un dernier regard à monécritoire ! Mais, qu’est-ce donc ? Je n’en ai pas encore fini avec lui.Quelque chose m’y attire encore ! Ah oui, c’est cette petite sonnettequi complète comiquement son attirail, tel qu’on le vendait aux gens,en quelque boutique du Rialto ou de la Merceria de Venise ! Lorsque,rentrés chez eux après un tour sous les Procuraties ou sur laPiazzetta, les bons Vénitiens d’autrefois s’attablaient dans leurcabinet pour rédiger quelque missive, quand, après en avoir tracé leslignes à la plume d’oie, ils les avaient séchées avec une pincée depoudre colorée et qu’ils avaient scellé le pli de quelque emblèmeallégorique ou galant, ils portaient la main vers cette clochette. Etil fallait voir alors comme à son signal accourait le petit laquaischargé du soin des commissions et comme il décampait pour allerremettre le billet à son adresse, tandis que son maître, en attendantla réponse, reposait dignement la sonnette haletante sur le plateau delaque rouge où elle est encore à présent !

Car, elle est là, mais à quoi servirait de l’agiter maintenant ? Elleest sans usage, la pauvrette ! A quoi bon provoquer son tintementrisible et grêle ? Que serait-il de son drelin démodé ? Il est bien peude chose à côté du vibrant appel de nos timbres électriques quitransmettent nos ordres à travers les murailles, du haut en bas de lamaison, et qui éclatent où il faut, brusques, tyranniques, etpéremptoires à faire sursauter un sourd. Elle, la frêle clochetted’autrefois, il fallait pour qu’on l’entendît, le silence des vieillesdemeures et la paix des quartiers tranquilles ; il fallait le petitlaquais tricotant sur la banquette du vestibule, et prêt à s’empresserau moindre grelot.

Tout cela elle le sait bien, d’ailleurs. Elle sait que le monde achangé et qu’elle n’a plus rien à faire dans le nôtre. Accroupie en sarobe jaune et ronde, sous laquelle elle couve timidement son battantinutile, elle se résigne et semble dormir. On dirait qu’elle attendque, par jeu, on vienne encore la réveiller. Elle guette la main duhasard, car je suis sûr qu’elle regrette le temps passé, son temps debonne servante docile. Elle aimerait à quitter, fût-ce une minute, saposture de fainéante, à entendre de nouveau, de l’oeuf de métal qu’elletient suspendu sous sa jupe arrondie, éclore la volée de son menu bruitdomestique. Et pourquoi donc, après tout, n’obéirais-je pas à sa muetteinjonction ? Il y a des moments où nous comprenons l’esprit des choses,où nous consentons volontiers à leurs humbles désirs. Pauvre clochette,comme sa voix doit être faible et vieillotte ! Comme sa chanson doitêtre aigrelette et lointaine ! J’en ris d’avance.

J’ai ri. Ce n’est pas d’elle qu’il faudrait rire, mais de moi. Est-ceque je ne devrais pas laisser en repos, sur son plateau de laque rouge,cette ridicule personne au babillage tintinnabulant ? Au lieu debaguenauder ainsi, ne devrais-je pas bien plutôt tremper ma plume àl’encrier, en homme raisonnable qui sait le prix du temps et qui a unetâche à terminer, d’autant plus que je me sens, ce soir, l’espritbizarre et inquiet. Et quoi de mieux que le travail pour dissiper cesanxiétés indéfinissables qui, à certaines heures, nous tourmentent…Essayons. Mais, malgré moi, ma main se tend. J’hésite une seconde.Soudain, vivement, comme quelqu’un qui a pris son parti, j’avance monbras. Je la tiens. Je crois que mes doigts tremblent un peu. Le battantbalancé a heurté la paroi sonore. Ding !!!

Un seul coup a tinté, bref. J’écoute. Au lieu de s’affaiblir et des’éteindre, il vibre finement, longuement, obstinément. Il rôde dansl’air comme une abeille de son sortie de la minuscule ruche de cuivrejaune. Il rôde. Soudain, il m’entre dans l’oreille et pénètre dans matête. Là, au lieu de se poser, il tournoie, il vire, il bourdonne. Ilgrandit, s’enfle, s’augmente. Il résonne singulièrement ; il s’amplifieavec douceur, avec force. Il est allé éveiller quelque chose quidormait au fond de ma mémoire. Il y ranime des échos engourdis. Entreeux, ils s’appellent, se répondent, se mêlent, s’unissent en uneharmonie grave et lointaine. Ils m’emplissent, débordent,m’environnent. Toute la chambre est comble de leur rumeur. Et je lareconnais, cette rumeur qu’a suscitée en moi le branle de la petiteclochette, et voici que, les yeux fermés, le coeur ému, je m’abandonne àson sonore enchantement.

Et je vous reconnais, cloches délicieuses et diverses, cloches deVenise, cloches de bronze, d’or et de cristal que j’ai tant de foisentendues ; vous qui, du haut des campaniles, retentissez chaque jourdans l’air marin et dont les voix descendent sur les « campi » déserts,chantent au tournant des « calli » étroites, se répercutent à l’anglede « rii », ô vous, cloches vénitiennes, cloches de San Marco et de laSalute, cloches des Frari et de San Giovanni e Paolo, cloches desGesuati et de San Sebastiano, et vous, cloches de San Giorgio Maggioreet de la Giudecca, cloches des îles de la lagune, vous qu’a ramenéesjusqu’à moi votre soeurette minuscule, car c’est elle qui est allée vouschercher là-bas et qui vous a conduites ici pour que nous retournionsensemble vers la Ville divine que vous couronnez de votre guirlandesonore, vers cette Venise que voici encore une fois apparue à mapensée, debout en sa grâce souveraine, en son manteau de lumière quenouent les mille rubans de ses canaux, et chaussée des patins noir etor de ses gondoles recourbées !

Et pourtant, je m’étais bien promis de fuir son obsédant pouvoir, mais,hélas, comment se garantir d’un si captieux sortilège ! Le charme enest si fort et si subtil que, lorsqu’on l’a ressenti, il vous possède àjamais. Cependant, n’ai-je pas tenté de m’en affranchir ? J’ai dressédevant ton image, Venise, d’autres images plus grandioses et pluséclatantes que la tienne ! J’ai même demandé aux terres barbares leursvisions brutales et mornes pour aveugler mes yeux et les rendreinsensibles à tes attraits délicats. J’ai passé l’Océan pour t’oublier.J’ai erré dans les énormes cités du nouveau monde, pleines d’éclairs etde fumées, comme si la laideur était capable de nous distraire de labeauté ! Non. Aussi ai-je cherché d’autres beautés afin de les opposerà la tienne. Rome m’a offert ses ruines éloquentes et massives ;Florence, ses merveilles élégantes et fortes ; Naples, ses langueursardentes et molles. Aux pentes des monts de Sicile, j’ai vu des templesaugustes allonger, au soleil couchant, les ombres triangulaires deleurs frontons. La Grèce m’a montré ses marbres illustres. J’ai gravil’Acropole et monté les marches des Propylées. Je sais le nombre decoupoles que Stamboul arrondit sur le ciel entre les fûts de sesminarets et les pointes de ses cyprès. J’ai foulé le sol d’Asie. Aumilieu d’une mosquée de faïence verte où se balancent des lampessuspendues, coule, dans un bassin toujours plein, l’onde d’une fontaineintarissable… J’ai entrevu l’Orient. Dans les bazars sombres j’aicroisé les chameaux des caravanes. Devant moi, on a déroulé aveclenteur de longs tapis et fait luire brusquement des armes courbes. Desfemmes voilées achetaient de l’essence de roses en des fioles étroites,et dont le verre même est parfumé. Du haut d’une terrasse, j’ai vu laplus belle des aurores se lever sur Damas. L’eau murmurait parmi lespalmes… Au loin, le désert syrien étendait ses premiers sables. J’aiabordé à Chypre…

Dans la vieille pierre de sa forteresse franque, j’ai retrouvé, Venise,ton Lion ailé ! Il encastre, au-dessus de la porte, son symboleorgueilleux. A Rhodes, à Candie, son image sculptée aux murailles esttoujours là. Il veille encore au seuil des villes adriatiques. Que defois, en chemin, ton nom glorieux a hanté ma pensée. A Sainte-Sophie,parmi les marbres et les mosaïques, j’ai songé à ton Saint-Marcétincelant et doré. Sur l’Atmeïdan, où fut l’Hippodrome de Byzance,j’ai cru entendre hennir les chevaux de bronze qui ornent le portail deta Basilique. Les caïques de la Corne d’Or m’ont rappelé les gondolesde la Lagune… Aussi, est-ce l’esprit plein de ta présence que je suisrevenu vers toi. La passe franchie, et dépassées les digues qui tedéfendent de la haute mer, du navire qui nous portait, je t’ai aperçue,un matin. Etait-ce bien toi ? Il me semblait, à mesure que nousapprochions, que c’était mon souvenir qui te construisait à mes yeux.Tout ce que je souhaitais de toi se réalisait instantanément par unprodige qui me paraissait naturel. Bientôt, tu fus là, tout entière,mais si merveilleuse et si fragile, sous un ciel transparent comme lecristal, que j’eus peur que tu ne fusses que l’image de mon illusion,évoquée là par la force de mon désir, et dont la féerie, détruite aumoindre choc, ne laisserait plus d’elle, au-dessus du miroir fendu dela lagune, que la vapeur vaine d’un nuage irisé.

Et te voici devant moi, de nouveau, ce soir ! Comme tu es silencieuse,maintenant ! Tes cloches qui, tout à l’heure, m’étourdissaient de leurrumeur se sont tues. Quel calme ! A peine le vol d’un pigeon qui passe,le zigzag d’un moustique qui vibre, un clapotis d’eau sous une rame.Mon pied foule la dalle. Je marche au hasard, et pourtant je sais trèsbien où je vais. Je refais une des promenades faites si souvent. Ah !voilà le palais Aldramin, le canal luisant s’esquive sous un pontcourbe que je traverse. Je m’accoude, un instant, au parapet. Plusloin, il y a un « campo » solitaire. Il est entouré de vieilles façadesjaunes et décrépites. L’une d’elles a été riche jadis. On y voit encoreincrustés des disques de serpentin. J’aime ce puits à la margelle usée,et ce mur rouge que festonne une glycine, et au-dessus duquel pointe uncyprès. On respire une odeur de feuilles et de roses. Le nez en l’air,j’ai failli tomber en glissant sur une pelure de citron. Je ralentis lepas pour examiner ce balcon bombé où sèchent des linges à une ficelleet d’où pend une cage sans oiseau. Et cette curieuse porte avec sesmarches rongées, ses colonnettes torses et son blason effrité ! Voiciune église. On y pénètre par un cloître où, dans un parterre humide,fleurissent des sauges. La nef est sombre. Au mur, des fresquesindistinctes. Les clefs du sacristain tintent… Dans une chapelle, untombeau de Doge. Au-dessus de sa pompeuse épitaphe latine, il est àgenoux, les mains jointes, et coiffé du « corno » ducal. Je sors. Jelonge d’autres canaux, je suis d’autres ruelles, je traverse d’autresponts. Voici une autre église. Elle est fermée. Dans le ciel clairmonte un campanile qui penche… J’ai visité un grand palais. On m’a faitparcourir de vastes salles aux plafonds peints et dorés. Des lustres deMurano, compliqués et délicats, pendent à des tresses de verre. Dans uncadre d’or s’étale l’ample robe rouge d’un sénateur à grosse perruquepoudrée. Le pavimento de mosaïque fléchit par endroits. Les pilotisdoivent être bien vermoulus ! A la porte d’eau, les « pali » sontplantés de travers. Leurs couleurs sont déteintes… Mais je crois que jeme suis égaré. Vraiment, quel pauvre quartier ! des masures galeusesreflètent leurs cheminées en hottes dans un « rio » verdâtre et vaseux.De longues algues filamenteuses s’enchevêtrent à des détritusflottants. Une barque chargée de bois dérange une écorce de melon quisurnage. Sur la pente boueuse d’un « squero » sont échouées de vieillesgondoles. La coque en l’air, on les répare. Le marteau résonne dans uneodeur de goudron et de marée. Tiens, me voilà revenu au Grand Canal !Quel est donc le nom de ce palais ? Il est de cette architectureampoulée et baroque qu’affectionnait le Longhena. Il n’y a pas degondole au « traghetto ». J’ai soif. Je vais aller m’asseoir au caféFlorian. Je prendrai un punch à l’alkermès. Il fait beau. Ce grospigeon zinzolin a une gorge de femme… Maintenant, un tour chezCarlozzi. Ce serait bien du malheur si je ne trouvais pas dans boutiquequelque bibelot amusant. C’est là que j’ai acheté cette baüta de satinnoir, ce tricorne et ce masque de carton blanc. J’y ai trouvé aussi mespetites tasses ornées de personnages bergamasques, ma corbeille defruits en faïence blanche de Bassano et mon encrier de laque rouge.

Ouf ! je suis las. J’ai marché longtemps de long en large dans machambre. Si je m’allongeais sur mon divan ? Ses coussins de cuir mefont songer à ceux des gondoles. Que d’heures j’ai passées étendue àleur dossier rembourré ! Devant moi, je voyais se balancer le ferdentelé de la proue. Derrière moi, le gondolier pesait sur sa rame.Nous allions doucement. Parfois, il poussait un cri doux, rauque etguttural. Parfois, il baissait la tête pour éviter l’arche basse d’unpont où riait un mascaron de marbre. Tout à coup, nous sortions dulabyrinthe des petits canaux. La lagune s’étendait, unie, plate,lumineuse. De grosses barques y erraient, ventrues. Leurs voiles rougesou ocre, peintes de dessins bizarres, ressemblaient à des ailes depapillon, à des feuilles mortes, aux façades de certains palais. Desmouettes tournaient autour de nous. Çà et là, la rame touchait le fondmou du chenal rétréci. Nous abordions aux îles, à Murano, où l’onsouffle le verre, à Burano, où l’on fait la dentelle, à Torcello ou àMazzorbo, à San Lazaro, où des moines d’Orient, à longues barbes,voient fleurir les roses de Damas à l’ombre d’un cèdre du Liban. Lesoir tombait, et je m’endormais au retour…

Je crois que je viens de dormir pour de bon, d’un sommeil bizarre, d’oùje me réveille tout étourdi et l’oreille tintante. Ah ! oui, c’est lesouvenir de cette petite clochette de l’encrier ! Mais non ! On sonne àma porte. Qui diable peut venir me déranger à cette heure, car il esttard ? Tu peux sonner, mon bonhomme, ce n’est pas moi qui t’ouvrirai.Est-ce drôle, il me semble entendre un pas dans le vestibule ! Ah !c’est trop fort, si j’allais voir ! On touche au bouton de la serrure.Qui est là ? Ah ! par exemple, est-ce que j’ai la berlue ? Un nègre !Oui, un nègre. Il s’avance sur le seuil et rit, de ses dents blanchesdans son visage noir. Son front crépu est entouré d’un turban bigarréavec une aigrette. Autour de ses reins s’enroule un pagne d’étofferouge et jaune. Il a des bracelets aux bras et des cercles auxchevilles et un anneau dans le nez. Il tient à la main un fanal doré auhaut d’une hampe torse.

Que peut bien me vouloir ce messager, et de la part de qui vient-il ?J’ai vu ses pareils dans plus d’un vestibule de palais vénitiens.Celui-là est de la bonne époque. Le Brustolone aimait à en tailler desemblables dans l’ébène lisse et dure. Il me présente une lettre. Ondirait qu’il attend la réponse ; mais non, il se dirige vers l’armoire.Il tourne la clef. Qu’est-ce que tu fais, maraud ? Holà ! Il a détachédu clou ma baüta, mon tricorne et mon masque de carnaval. Il me faitsigne d’endosser la défroque qu’il me tend. Il me pose le tricorne surla tête. Par gestes, il m’invite à le suivre. Pourquoi pas, après tout? Je me lève. Mes jambes vacillent un peu. Il me précède enm’éclairant. Heureusement qu’il a son fanal, car le gaz, dansl’escalier, est éteint. Bah ! j’empoigne solidement la rampe, mais queva dire le portier ? Il a tiré le cordon et ne nous a pas aperçus. Lagrande porte se referme derrière nous. Je fais quelques pas sur letrottoir. La nuit est sombre. Au ciel, les étoiles brillent.

Sapristi ! voilà qui est de plus en plus étrange. Au ras du trottoir,l’eau miroite et clapote, il y a une gondole arrêtée. Mon nègre m’yfait monter. Il pose son fanal et prend la rame. La gondole viredoucement. Devant elle, il n’y a plus qu’une étendue d’eau obscure. Jeme retourne, ma maison n’est plus là. Autour de nous, c’est la lagune.Paris a disparu. Plus rien. Un silence extraordinaire. Le gondolierrame vigoureusement. Nous allons vite. Parfois, il s’essuie le front.Le temps passe. Nous avançons toujours. Enfin, quelque chose de vaguese dessine sur le ciel nocturne. Une rive plate apparaît. Je distinguele campanile d’une église. Nous approchons. Tout à coup, la gondoles’arrête. Le nègre saute à terre. Je l’imite. Mes pieds s’enfoncentdans un sol spongieux qui se raffermit peu à peu.

Nous sommes arrivés devant l’église. Un rais de lumière glisse par lesjoints de la porte fermée. Le nègre, d’un coup d’épaule, pousse levantail. L’intérieur de l’édifice est vaste et mal éclairé. Il estplein de monde. La nef est comble, mais aucune tête ne se retourne àmon entrée. L’assistance est singulièrement recueillie. A la suite demon guide, je me glisse à travers la foule. Personne ne fait attentionà moi. Elle est bizarre, cette foule ! Il y a là des hommes, desfemmes, des enfants. Tous portent le costume vénitien. Je me faufile.Ceux des premiers rangs sont vêtus comme aux dernières années de laSérénissime République. Ensuite je reconnais les modes successives desdiverses époques de Venise, du XVIIIe siècle à la Renaissance. A mesureque j’avance, il me semble que je remonte dans le passé. Voici lesgentilshommes et les gentilles dames des tableaux de Carpaccio telsqu’on peut les admirer à l’Accademia, dans la légende de Santa Orsola.Et je ne suis encore qu’à mi-hauteur de la nef ! Le nègre m’aabandonné. Un vieillard, coiffé d’un bonnet cornu en drap d’or, me faitsigne de continuer.

Tout au bout de la nef, se dresse une sorte de baldaquin soutenu pardes colonnes salomoniques et dont retombent les draperies de marbre.Auprès de ces colonnes se presse un groupe compact. Qu’est-ce que cesgens peuvent bien regarder ainsi ? Ils sont vêtus d’étoffes grossièreset portent sur l’épaule des nasses et des filets. Ils sentent la vaseet la marée. Ah ! je comprends ! Ce sont les fondateurs de la citémarine, les premiers habitants de Dorsoduro et du Rialto, les premierspêcheurs de la lagune venète. Ils ont enfoncé les premiers pilotis dansla vase molle, bâti les premières cabanes de roseaux. Je m’approched’eux et je tâche d’apercevoir par-dessus leurs têtes ce qu’ilscontemplent. Je joue des coudes pour me faire faire place. Ils sedérangent en grognant. Enfin, me voici parvenu à une balustradepar-dessus laquelle je me penche.

Sur une espèce d’autel bas est placé un berceau. Recourbé à ses deuxextrémités comme un croissant de lune, il a la forme d’une gondole.Auprès de lui veillent un grand Cheval de bronze et un Lion ailé. Lesdeux bêtes réchauffent, de leur souffle, un enfant. C’est une petiteprincesse qui dort et qui est belle. Elle a des cheveux blonds quis’échappent d’un chaperon relevé. Son visage est à demi caché par unpetit masque transparent. Elle porte au cou un collier de grossesperles rondes. Sa robe de brocart à ramages est recouverte dedentelles. Elle tient dans sa main mignonne un hochet de verre irisé etun miroir. A ses pieds, chaussés de mules de cristal, est posé unpigeon… Et en la voyant si gracieuse et si délicate, je sens mon coeurbattre et mes yeux se remplir de larmes d’amour, et, sur la dalle,tandis que le Cheval frappe joyeusement du sabot, tandis que le Lionagite avec allégresse ses ailes, je m’agenouille devant Venisenaissante, dont un peuple d’ombres célèbre aujourd’hui, en une fête desilence et de rêve, la nocturne Épiphanie !

vignette venise

LE COURTE VIE DEBALTHAZAR ALDRAMIN
VÉNITIEN

A Mme LACOMTESSE DE LA BEAUME-PLUVINEL

J’AI assez connu, vivant, le seigneurBalthazar Aldramin pour que,mort, il vous parle par ma bouche. La sienne ne s’ouvrira plus jamaisni pour rire ni pour chanter, ni pour boire le vin de Genzano ni pourmordre les figues de Pienza, ni pour rien d’autre, car il repose sousla dalle, en l’église San Stefano, les mains croisées à sa poitrine surle trou rouge de la blessure qui mit fin à sa courte vie, le troisièmejour de mars, en l’année 1779.

Il avait presque trente ans. Nous nous connaissions depuis notreenfance, comme nos pères se connurent dès la leur. Nous les perdîmespresque en même temps et à peu près au même âge. Nos palais étaientvoisins à se toucher et leurs reflets, confondus en l’eau d’un mêmecanal, y mêlaient leurs couleurs différentes. La façade des Aldramin,toute blanche, s’ornait de deux rosaces de marbre rose, inégales, etqui semblaient des fleurs pétrifiées ; celle des Vimani, la nôtre,était rougeâtre. Des trois marches de la porte marine, deux étaientpolies et usées et la troisième glissante et humide, parce que le flotla couvrait et la découvrait tour à tour.

Presque chaque jour, Aldramin les franchissait, soit au matin, soit àmidi, ou, le soir, à la lueur des flambeaux. Sa gondole oscillait quandil la repoussait d’un pied pour mettre l’autre sur mon seuil.J’entendais sa voix m’appeler au bas de l’escalier, car il parlait fortet riait volontiers, et nous usions librement de nos jeunesses. C’estlui qui, d’ordinaire, m’entraînait aux plaisirs. Il y apportait uneardeur extrême et diverse, et il ne lui fallait rien moins que l’espacedu jour et le temps de la nuit qu’il unissait en une seule durée, poursatisfaire au nombre de ceux dont il composait la substance de sa vie.L’amour, entre tous, occupait la première place.

On aimait Aldramin et il m’aimait. On nous voyait le plus souventensemble aux fêtes et aux promenades. Pour nous moins séparer encore,nous choisissions des maîtresses amies qui ne nous éloignaient pointl’un de l’autre, et, en sortant de chez elles, nous allions dans lesîles de la lagune faire des repas de coquilles et de poisson. Nous nemanquions à aucun des divertissements qu’offre la Ville voluptueuse. Ily en a de toutes sortes. Que d’heures avons-nous passées aux parloirsdes couvents de nonnes, à regarder leurs guimpes entr’ouvertes et àécouter leur babil, en goûtant des sucreries sèches et en buvant dessorbets ! Que de nuits employées, assis aux tables de pharaon, à perdrenotre or ou à gagner les sequins d’autrui ! Que de fois, au temps decarnaval, avons-nous parcouru la ville en folâtrant, et en gambadant !Au sortir des mascarades, nos manteaux frôlaient les murs des ruesétroites. Les étoiles pâlissaient à l’aube du ciel et, quand nousarrivions aux quais, l’air salin gonflait nos vêtements autour de nouset nous sentions, sous nos masques peints, à nos visages échauffés, lesouffle de sa caresse matinale.

Ce fut ainsi que s’écoulèrent les années de notre adolescence. Lesfilles de Venise les rendirent amoureuses et légères. Le mouvement desgondoles berça notre loisir ; les chants et les rires l’égayèrent d’undoux tumulte. L’écho lointain m’en bourdonne encore aux oreilles. Lessouvenirs de ces heureux jours me sont plus miroitants et plus nombreuxque les détours mêmes des canaux. Il me semble que j’aurais pucontinuer indéfiniment à vivre ainsi sans rien souhaiter d’autre. Je nedésirais voir rien changer autour de moi, sinon le sourire des femmes,pour que leurs bouches fussent toujours fraîches à la mienne.

Aldramin ne pensa point ainsi. Mon coeur se serra à regarder lesfenêtres fermées de son palais où les rosaces de marbre rosecontinuaient de s’épanouir mollement à la blanche façade fleurie.Aldramin était parti pour un long voyage : il avait voulu courir lemonde. Il resta absent pendant trois ans, et il revint à l’improviste,comme il était parti. Un matin, j’entendis sa voix m’appeler du bas del’escalier, et, le soir, je me retrouvai assis devant lui à la table dejeu. Notre existence d’autrefois recommença jusqu’au jour où unévénement inexplicable le coucha pour jamais sous la dalle, en l’égliseSan Stefano, les mains croisées sur le trou saignant de sa blessure… Etvoilà pourquoi, aujourd’hui, il a besoin d’emprunter ma bouche pourêtre entendu de vous, et c’est moi, moi, Lorenzo Vimani, qui vais vousrépéter, non point ce que je sais, mais ce que j’ai imaginé de sa vieafin de m’expliquer sa mort, ce qu’il m’a semblé que me disait, unsoir, dans un bois de pins rouges, mon ami Balthazar Aldramin, Vénitien.

*
*   *

« J’étais un jour, ô Lorenzo, sur le quai des Schiavoni, avec mamaîtresse, la signora Balbi, qui aime à rester au soleil parce qu’elleest blonde et que ses cheveux y prennent des reflets d’un or qu’ellesupposait devoir me plaire : elle ne négligeait rien qui pût m’attacherà sa beauté. Elle se servait donc, pour demeurer là le plus longtempspossible, de la fantaisie de jeter du blé à des pigeons qui tournaientautour d’elle. En d’autres temps, j’eusse pris plaisir à ce jeu. Lesgrains s’épandaient de sa main comme une poussière dorée, mais j’étaisinsensible à l’attrait de sa grâce et, au lieu d’admirer, comme il eûtconvenu, cette belle dame, j’observais plutôt les humbles bêtes qu’ellenourrissait familièrement. Il s’en trouvait bien là une douzaine. Ilsavaient la plume lisse et les pattes écailleuses, avec un bec de corailet une gorge zinzoline. Ces pigeons étaient gras et repus, et pourtantils piquaient avidement le grain et se gonflaient de cette nourritureservile. Elle attira vite de nouveaux hôtes. Ils vinrent s’abattre d’unvol lourd et massif. A ce moment, je levai les yeux vers la laguneétincelante. Une grande mouette argentée y passait avec des crisrauques. Energique et prompte, elle coupait l’air de ses ailes aiguës,et, à ce contraste, je me pris à réfléchir sur moi-même. Il me semblaitque la bête marine me donnait un exemple salutaire. Ici, aujourd’hui ;là, demain ; toujours vive et mobile, tandis que les pigeonscontinuaient, sur la dalle tiède, à se disputer l’aubaine. O Lorenzo,je compris cette fable volante.

« Ce fut ce jour-là, ô Lorenzo, que je conçus le projet de voir lemonde et de chercher mon plaisir en sa changeante diversité. Je teserrai dans mes bras, toi le plus cher et le premier de mes amis ; puisje dis adieu à la signora Balbi et je passai chez les banquiers. Jeremis entre leurs mains serviables les sommes nécessaires à me fournir,partout où je voudrais aller, de quoi jouer gros jeu et me vêtir à lamode du pays et assez pour faire telle dépense qu’il me plairait.

« Je partis. Ma gondole me déposa en terre ferme. Je me sentaisextrêmement joyeux à la pensée de pouvoir aller droit devant moi sansrisquer de me retrouver à la même place, comme il arrive trop souventaux rues et canaux de Venise dont les détours finissent par nousramener à notre insu au lieu même d’où nous venons, de sorte qu’au boutde leurs circuits il semble qu’on se rencontre en propre personne.Dorénavant, il n’en serait plus ainsi et j’étais certain que la routeme conduirait à quelque nouveauté. Celle de mon carrosse m’amusaitdéjà. Il était large et moelleux ; je m’y installai commodément.J’éprouvais un grand sentiment de joie qui redoublait à chaque tour deroue et à chaque arbre dépassé. Un petit chien qui s’acharnait àpoursuivre les chevaux et à les aboyer furieusement me fit rire auxlarmes, tant j’étais dans une disposition à me divertir de la moindrechose.

« J’avais formé le projet de m’arrêter en chemin à la villa de monvieux parent Andrea Baldipiero, qui n’est guère à plus de cinq lieuesde Mestre, afin de prendre congé de lui. Cette villa est admirablementbâtie et ses jardins sont magnifiques. Le sénateur en a soin lui-mêmeet y fait travailler continuellement. Il passe là le meilleur de sontemps. L’air y est salubre et le vieux Baldipiero lui doit beaucoup desforces de sa robuste vieillesse : car il ne connaît aucune desinfirmités d’une longue vie, quoique la sienne ait dépassé ce qui estpour beaucoup la mesure ordinaire de la leur. Ses jours furent remplisd’actions illustres. Il a vu le monde. C’est un homme rude et délicatqui a fort aimé les femmes et en a aimé de tout pays. Il est encorebeau à voir, quoiqu’il se montre peu et vive assez renfermé chez lui oudans la solitude parfumée de ses jardins.

« Il me reçut pourtant avec bienveillance, mais je lui trouvai quelqueinquiétude de visage. Il mordillait, tout en parlant, le bout de salongue perruque blanche et semblait avoir peine à tenir en place durantque je lui apprenais mon départ et le but de mon voyage. Il m’approuvaet m’offrit quelques lettres qui pouvaient m’être utile. Il me quittadonc pour aller les écrire et je vis disparaître au fond de la galeriesa robe à fleurs, dont les pans glissaient doucement sur le marbre enlaissant derrière elle un parfum de musc et d’ambre.

« A ces parfums et à ce petit déplaisir qu’il n’avait pu cacher de mavenue, je jugeai que j’étais sans doute tombé au milieu de quelquegalanterie que contrariait ma présence. Le sénateur passait, malgré sonâge, pour ne pas se priver d’un plaisir qui avait été longtemps sonprincipal divertissement et sa plus importante occupation. On disaitmême que, pour le satisfaire, il ne reculait pas devant certaineshardiesses qui le rendaient redoutable aux maris et aux parents. Iln’épargnait rien pour atteindre ses fins, ni la force, ni la ruse, niaucun moyen direct ou détourné. On avait même parlé de surprises etd’enlèvements, mais si habilement combinés et si heureusement exécutésqu’il n’en courait qu’une rumeur incertaine, sans rien de précis, ni deprouvé. Peut-être étais-je venu à la traverse de quelque entreprise dece genre : aussi me promettais-je de ne pas importuner longtemps monhôte et de repartir, aussitôt que j’aurais obtenu de lui les lettresqu’il m’avait offertes et qu’il était à m’écrire. Il devait m’enremettre pour Rome et pour Paris, les deux villes entre lesquellesj’hésitais par où commencer mon voyage. Celui de France me tentaitprincipalement et j’inclinais à l’entreprendre tout d’abord.

« En ce projet, je me regardais à un miroir pendu au mur : je m’ytrouvais fort bonne mine. Mon habit de soie, mon gilet brodé, messouliers à boucles de brillants y faisaient le meilleur effet et propreà contenter les plus difficiles. Mes yeux avaient un feu particulier.Il me semblait qu’avec cette heureuse tournure je pouvais prétendre auxfortunes les plus avantageuses, car les belles dames de France passentpour ne point marchander leurs faveurs à qui prend soin de les mériterpar quelques-unes de ces délicatesses où elles sont particulièrementsensibles. Aussi j’emportais avec moi force jaserons de Venise et dupoint de dentelle, sans compter nombre de boîtes à miniatures bonnes àêtre données en cadeau.

… « Tout en me promenant par les jardins, j’imaginais mille aventuresqui ne me pouvaient manquer. Les femmes en formaient la matièrenaturelle. Je voyais se renouveler devant moi les enchantements del’amour, sans penser qu’il est le même partout et que les lieux et lesusages n’y apportent que de bien petites différences. Malgré cela, jene doutais point d’y découvrir des nouveautés merveilleuses etinattendues. Il m’en venait des désirs soudains où il me semblait êtretransporté déjà dans un pays de roman ! Et on m’eût beaucoup étonné àme rappeler brusquement que j’étais à quelques lieues de Venise, dansles jardins du sénateur Andrea Baldipiero, tant j’avais le sentimentd’être sorti de ma vie ordinaire et de m’être éloigné de sescirconstances habituelles, et de m’être mis, du coup, dans l’occasiondes choses les plus agréables et les plus surprenantes. Cette attentede je ne sais quoi d’imprévu faisait prendre dans mon esprit aux objetsles plus simples des formes étranges. Chaque tournant des allées, où jemarchais sur un sable fin et uni, me paraissait devoir préparer quelqueperspective inopinée. La boule taillée des buis me semblait cacherquelque secret au creux de son oeuf de verdure.

« Ce fut en ces idées que j’arrivai à une grotte de rocailles. Deslambrusques en masquaient l’entrée. En tout autre moment, je n’eussepénétré là que pour y goûter la fraîcheur souterraine, car il faisaitchaud au dehors, quoique le jour eût de beaucoup dépassé son milieu ;mais, cette fois, je ne me hasardai que le coeur battant, comme si lesdétours de cet antre rustique me dussent conduire quelque part d’oùdépendrait, sinon mon bonheur, au moins une série d’aventuresincalculables.

« L’intérieur de la grotte offrait un séjour agréable. L’eau suintaitdes rocailles humides et s’assemblait en deux bassins. On avait figuréà la voûte plusieurs sortes d’oiseaux et de bêtes en bronze doré, quitenaient compagnie à la rêverie du promeneur solitaire. Une secondesalle plus sombre faisait suite à cette première, et la troisième étaitentièrement obscure. On n’y entendait que le bruit de l’eau tombantgoutte à goutte, comme pour marquer à cette clepsydre naturelle lesheures monotones du silence. Le terrain était si inégal que je manquaim’y tordre la cheville en cherchant à me diriger dans les ténèbres. Jem’engageai donc dans un étroit passage où il fallut bientôt marchercourbé à demi. Les pointes des rocailles me heurtaient l’épaule et jecommençais à me fatiguer de cette difficulté, qui n’avait sans douteété ménagée que comme un stratagème propre à augmenter, au sortir deces ombres, le plaisir qu’il y aurait à retrouver la clarté du jour età respirer la légèreté de l’air. Je ne me trompais pas. L’issue de lagrotte montrait une perspective admirable, formée par l’ensemble desjardins à leur point le plus avantageux ainsi que par la façadeprincipale de la villa et l’ordonnance de sa colonnade. Le balustre dutoit se détachait sur un ciel pur. On respirait l’odeur amère des buiset le parfum sucré des orangers.

« Tout en humant ce double baume, je remarquai par hasard que, detoutes les fenêtres de la villa, une seule était soigneusement fermée.Cette singularité unique attira mon attention et je considérai lesépais volets rabattus. Sur tout le reste de la façade le soleildéclinant faisait étinceler les vitres. Pourquoi donc cette fermeturehermétique ? J’en étais là de mes rêveries quand une main se posa surmon épaule. C’était celle du sénateur Baldipiero. De l’autre, il metendait des lettres qu’il avait écrites pour moi. Je le remerciai etlui témoignai l’intention de me remettre en route sur-le-champ. Ilrestait assez de jour pour que j’allasse coucher à Noletta. A mon grandétonnement, il ne voulut point y consentir et me retint pour la nuit.Je finis par accepter et nous continuâmes à nous promener par lesjardins. Il m’en montra diverses parties que je n’avais pas encorevues. Le sénateur laissait traîner sur le sable les pans de sa longuerobe à fleurs ; il s’appuyait pour marcher sur une haute canne d’épinenoire.

« Certes, Andrea Baldipiero n’avait pas besoin du soutien de cettecanne. Il était encore robuste et vigoureux, quoique un poil blancperçât de ses pointes dures la peau de ses joues rasées. Nous nousarrêtâmes devant une statue qui ornait la verdure d’un bosquet ; il envanta la nudité en termes qui manifestaient son goût pour les bellesformes, et j’admirais sa façon de désigner celles de la nymphe bocagèredu bout de sa canne, dont la pomme d’or brillait entre les doigts de samain forte et velue.

« L’heure du dîner arriva. Il fut long et délicat, et servi par desdomestiques nègres dans une vaste salle ronde, toute en miroirs, où ilsallaient et venaient en silence autour de nous. Les glaces lesmultipliaient bizarrement jusqu’à étourdir les yeux de leur nombrefactice. Leurs cheveux crépus gonflaient leurs turbans de soie jaune oùtremblaient des aigrettes mobiles. Des cercles d’or leur pendaient auxoreilles. Leurs mains noires nous versaient de ce vin de Genzano quej’aime fort. A mesure que nous buvions, je sentais s’accroître moncontentement, tandis que le visage du sénateur s’assombrissait pardegrés. Il me regardait manger et boire sans toucher à son verre ni àson assiette. Mon appétit méritait d’être imité. Le voyagel’augmentait. Ne faut-il point se donner des forces pour être capablede faire figurer aux occasions qui se peuvent rencontrer et qui sont detoutes sortes, si l’on en juge au récit de ceux qui ont vu le monde ?Jamais donc je ne m’étais senti plus dispos. Le vin me faisait monter àla face une saine et plantureuse rougeur que le sénateur semblaitcontempler avec envie, quoiqu’il me parût qu’il n’eût rien à enviersous le rapport de la parfaite conservation du corps et de l’esprit.

« Pourtant, à le mieux observer aux lumières, je crus m’apercevoir queson visage portait des traces visibles de fatigue. Était-ce notrelongue promenade à travers les jardins ou quelque autre causedifférente ? Le vieux Baldipiero valait-il mieux par l’apparence qu’enréalité ? Il était d’un âge où les forces se limitent à entretenir lavie, et y peuvent suffire encore longtemps, à condition que l’on exiged’elles rien de plus que ce qui leur convient. Or, le sénateur passaitpour se résoudre assez mal à n’être plus jeune, et on le disait porté àle redevenir à l’occasion, plus qu’il ne l’aurait dû et pas autantpeut-être qu’il le souhaitait.

« Peu à peu et tout en causant, il en vint de lui-même à se plaindreouvertement de ce que je soupçonnais déjà. Il me vanta mon bonheur et yopposa la misère de vieillir. Il en exprimait une singulière amertume.Je l’écoutais, d’ailleurs, assez distraitement, car cela me paraissaitun accident naturel auquel nous sommes tous sujets et dont l’avenir,plus ou moins proche, nous doit engager à jouir du présent le mieux quenous pouvons. Aussi, pendant qu’il parlait, je continuais à boire duvin de Genzano et à goûter quelques fruits. Les nègres en passaientd’exquis en des corbeilles d’argent tressé, et je pris prétexte de leursaveur pour louer mon hôte de son hospitalité. Il s’excusa fortgalamment que ma brusque arrivée l’eût empêché de m’offrir d’autresdivertissements que celui de ses jardins et de sa table, et de n’avoirà y ajouter qu’un tête-à-tête avec un vieillard morose, sans aucunaccessoire de convives et sans même un accompagnement de musiciens. Jelui répondis que je ne me sentais le besoin ni des uns ni des autres etqu’avec lui la solitude m’était fort agréable, si je n’avais point à mereprocher d’avoir troublé la sienne, et que je supportais parfaitementune circonstance qui me valait la faveur de son entretien. Il me laissafinir, puis, hochant la tête, il reprit que ma politesse le flattaitinfiniment et qu’il voulait bien croire que je disais vrai pourl’instant, mais que tout à l’heure, je ne penserais sans doute plus demême quand il me faudrait mettre au lit tout seul entre deux draps, cequi n’est guère le fait d’un jeune homme, et d’un jeune homme qui aimeles femmes.

« Au mot femme, je pensai subitement, et sans savoir pourquoi, à cettefenêtre fermée dont la vue m’avait occupé tout à l’heure. Je regardaile sénateur. Nous étions seuls maintenant dans la salle des miroirs.Les serviteurs nègres avaient disparu sans bruit. Il me semblait que lelustre se balançait légèrement, et son oscillation étincelante répétaitdans les glaces ses lumières multipliées. J’avais bu beaucoup de vin deGenzano et, tout en épluchant une de ces figues de Pienza, juteuses etrouges, que j’aimais tant, j’écoutais la voix du sénateur. On l’eûtdite venue de très loin et appartenir, non plus à lui, mais à chacundes Baldipiero que j’apercevais autour de moi, dans les nombreusesglaces environnantes. J’éprouvais un étonnement dont je me rendais malcompte et qui venait sans doute de l’étrange proposition qu’on mefaisait. Voilà-t-il pas que j’apprenais, tout à coup, que je n’avaisqu’à me lever pour qu’on me conduisît à cette chambre aux volets fermésqui m’avait occupé précédemment ? Là, je trouverais, sur un lit, unefemme endormie. Je m’engageais, sur l’honneur, à ne pas chercher àsavoir qui elle était et d’où elle venait. On m’avertissait que jerencontrerais sans doute quelque résistance, mais on pensait quej’étais homme à passer outre. On avait raison : un désir brusque etfurieux m’enivrait. J’étais debout. Tous les Baldipiero épars dans lesglaces se levèrent en même temps que moi, mais il n’y en eut qu’un quime prit par la main et sortit avec moi de la salle des miroirs.

« Au dehors, tout était sombre dans la villa déserte. Le sénateur meguidait. Nous gravîmes les marches d’un escalier. La longue robe de monhôte traînait sur les degrés de marbre avec un bruit doux et amorti.Mes talons y résonnaient. Après maints détours, nous nous arrêtâmes.J’entendis un tintement de clés. L’une d’elles fouilla une serrure ; legond huilé d’une porte glissa doucement et je fus poussé en avant parles épaules.

« Je me trouvais seul dans les ténèbres, au milieu d’un profondsilence. J’écoutai. Il me sembla percevoir un souffle bas et régulier.L’obscurité était chaude et parfumée. Je me rapprochai de la dormeuseinvisible. J’étais tout près d’elle. J’étendis la main : je touchai unepeau nue et douce qui tressaillit à mon contact ; mon autre mains’abaissa au hasard et je sentis les traits d’un visage et une bouchetiède, entr’ouverte.

« Ce fut une nuit singulière et incertaine ; un combat muet etterrible. Son corps glissait et se dérobait à mon étreinte avec uneforce et une souplesse admirables, et sans autre bruit que nos soufflesconfondus. La lutte fut longue, puis les forces de l’inconnuemollirent, ses reins s’assouplirent, ses bras se lassèrent en mêmetemps que ses cuisses desserrées. Une sueur moite mouilla son ventre ;ses cheveux humides collèrent à ma joue. Je vainquis. Pendant desheures, je restai lié à ce corps. Je le touchais et je le respiraissans en rien voir, ma face jointe à ce visage obscur. Une enviefurieuse me tourmentait de savoir comment il était fait, et un regretfurieux à penser que je ne le saurais jamais, de par un serment stupidedont se vengeait mon ténébreux désir sur une chair indifférente etdélicieuse.

« Je ne sais quel temps exact se passa à ces caresses et à ces pensées; enfin je me retrouvai à la porte. Je la poussai de l’épaule ; ellerésista, comme si quelqu’un au dehors s’y appuyait de tout son poids.Derrière, j’entendis un bruit d’étoffes et de pas légers quis’esquivaient. Je poussai de nouveau. La porte s’ouvrit. Je fisquelques pas au dehors. Le petit jour blanchissait au bout du corridor.Je fus sur le point de rentrer dans la chambre pour contenter macuriosité. Mon serment me revint à l’esprit ; je me mis à courir,j’atteignis l’escalier. Le vestibule était désert. Je sortis sous lacolonnade. L’air embaumait de l’odeur matinale des orangers. Moncarrosse tout attelé m’attendait dans la cour. J’y montai, et, comme ilse mettait en marche, je m’endormis profondément.

« Le divertissement du voyage me tira peu à peu de la rêverie où meramenait le souvenir de cette étrange aventure. Je n’en savais trop quepenser et elle me paraissait inexplicable. Qui était cette femmeinconnue et silencieuse ? Que signifiait la bizarre conduite dusénateur Baldipiero ? Avais-je servi à son ressentiment, à sa vengeance? Avait-il voulu, tout simplement, m’offrir un plaisir et le redoublerpar le mystère dont il l’entourait ? On le disait, après tout, quelquepeu extravagant et j’étais porté à le croire tel. Je me perdais enconjectures.

« J’arrivai à Milan. Mon séjour s’y prolongea. J’y jouai et je vis lameilleure société. Plusieurs femmes me distinguèrent, l’une entreautres pour laquelle je restai là plus d’un mois, à cause des agréablesoccasions qu’elle me donnait de la voir, tant au théâtre qu’à lapromenade ou chez elle. Elle m’y recevait, la nuit, aux lumières, et neme cachait rien de son visage et de son corps. Cela fit tort ausouvenir de mon inconnue, si bien que je l’avais à peu près oubliéequand je pris la route de France.

« A Paris, les agréments de cette belle ville me parurent passer ennombre et en délicatesse tout ce qu’on peut imaginer de mieux. Montemps s’employait en parties de toutes sortes. Ce n’étaient queconcerts, bals et comédies ; les lettres du sénateur Baldipiero mefurent extrêmement utiles et me procurèrent la connaissance deplusieurs personnes considérables. L’étourdissement où je vivaism’empêchait de regretter Venise et mes amis. Du reste, ils semblaientm’avoir oublié, et toi comme eux, Lorenzo. Il s’écoula ainsi presqueune année.

« J’avais alors pour maîtresse une demoiselle Peronval. Elle étaitpetite et vive et dansait à ravir. Je la suivis à Londres, où elleallait pour son métier et où elle m’emmena pour son plaisir ; mais elles’avisa de faire trop ouvertement celui de milord Brookball pour que lemien s’en accommodât. Nous nous séparâmes. A mon retour, je trouvaichez moi un gros paquet venu d’Italie. Il contenait une longue lettredu sénateur Baldipiero. Il m’y parlait de diverses choses et m’yrappelait le vin de Genzano et les figues de Pienza, et m’y apprenaitla façon dont s’était terminée cette aventure où il s’excusait dem’avoir mêlé, quoique d’une façon qui n’avait pu m’être qu’agréable.J’en avais dû prendre de lui une singulière opinion, car il est peucommun de céder ainsi sa place et de s’en retirer pour autrui :

*Hélas ! mon cher neveu, m’écrivait le sénateur, vous saurez un jourpar vous-même les torts de l’âge. J’avais trop préjugé du mien enfaisant enlever en secret et avec des peines infinies, de l’endroit oùelle vivait, cette belle fille dont vous n’avez point vu le visage.Elle était déjà chez moi depuis plus de deux semaines et pas une foisje ne m’étais trouvé en état de l’aborder comme il eût fallu. De làl’humeur où vous me trouvâtes. Votre vue ne fit que l’irriter. Commej’enviai votre jeunesse ! Ce fut alors que me vint l’idée de mon projetnocturne. Quand nous nous assîmes à table dans la salle des miroirs,j’étais bien résolu à vous ouvrir la chambre secrète où reposait mabelle captive. Je voulais lui montrer par là que j’étais au moins lemaître de ses destinées. J’espérais aussi que le désir de son corpss’en irait de moi plus facilement à la pensée d’un rival heureux.Plusieurs fois, les savoir possédées par un autre m’avait détaché desfemmes aimées. C’est souvent un grand remède à l’amour que de sentir samaîtresse infidèle et j’attendais du subterfuge que je tentais unsoulagement salutaire, qu’il vous coûterait peu de me procurer.

C’est pourquoi je vous poussai par les épaules en cette chambreobscure, mais je ne sais quelle curiosité me fit tenir l’oreille à laporte… J’écoutai votre lutte, ses étreintes et ses soupirs, sessilences ; puis le combat reprenait et j’entendais la sourde rumeur etle bruit invisible. O surprise ! une jalousie abominable tourmentait mavieille chair réveillée de sa torpeur. Je fus vingt fois sur le pointd’entrer et si, lorsque vous avez poussé la porte, j’ai fui par lescorridors, c’est que je n’aurais pas supporté votre vue sans être tentéde vous tuer, ce que j’aurais regretté à cause du bienfait que je vousdois. La jalousie a des effets surprenants : la mienne me rendit mesforces d’autrefois et j’en usai dès le soir même.

Ma prisonnière sembla bientôt accepter si bien sa condition que jecessai de la tenir enfermée. La salle des miroirs répéta en ses glacesinnombrables sa grâce et sa beauté. Les jardins résonnèrent de son pasléger. Ce furent des jours charmants, et ma vieillesse vous les doit.Nous descendions parfois dans la grotte de rocailles où sa voix étaitplus fraîche et plus mélodieuse que l’eau qui tombe des fissures de lapierre dans les bassins sonores. J’étais heureux. Ma maîtresse semblaitm’avoir pardonné son enlèvement et les soins que j’avais pris dem’assurer sa beauté. Sa vie nouvelle semblait lui plaire. Elle acquitsur mon esprit un pouvoir si entier que je finis par lui tout avouer.Elle sut votre nom et qui vous êtes. Elle vous hait comme elle me hait.

Chaque soir, elle me verse une coupe de vin de Genzano. Comme elle estbelle à voir, levant de ses mains fines la panse de la sombre bouteille! Le vin coule dans la coupe : c’est une verrerie d’autrefois, légère,glauque et fraîche aux lèvres. Je la porte aux miennes avec délices. Jesais que le vin que j’y bois est soigneusement mêlé de poison. C’estelle qui en prépare la poudre impalpable. J’en éprouve les effets : monsang se refroidit peu à peu dans mes veines ; mais ma vie ne vaut pasd’être défendue, pour si peu qu’on en hâte ainsi le terme. Pourquoirefuser à une femme le plaisir de se venger ? Chaque soir, je bois lacoupe néfaste avec un sourire. Mais vous, mon cher neveu, vous êtesjeune et méritez d’être averti. Après moi, votre tour est marqué ; j’ailu votre péril dans les yeux de cette étrange fille. Gardez-vous. J’aivoulu vous prévenir du danger que vous courez et compenser le tort queje vous ai fait. Il n’est point si fâcheux peut-être que vous pensez.Cette menace invisible suspendue sur votre tête vous aidera à jouir detoutes choses avec plus de force et d’ardeur. La jeunesse se fie tropau lendemain. Remerciez-moi donc d’avoir donné à ses plaisirsl’aiguillon qui leur manquait. Adieu. Le froid gagne mes mains. Cesoir, peut-être, le vieux Baldipiero aura bu pour la dernière fois.*

« Le sénateur avait raison : à partir de ce jour, un sentiment nouveaunaquit en moi. Je me sentais en un état d’esprit que je n’imaginaispoint auparavant. Quelqu’un en voulait donc à ma vie et s’occupait, aumoins en pensée, à en arrêter le cours. La nature seule n’était pluschargée de fixer l’heure de ma mort ; quelqu’un avait fait son affaireparticulière d’en avancer l’instant. Pour quelqu’un maintenant elle neserait pas un événement ordinaire, mais une faveur désirée et obtenued’une façon que je ne savais pas et dont une circonstance fortuitepouvait brusquement me présenter la rencontre. De plus, je n’avaisaucun moyen de détourner cette menace invisible, ni d’en prévenirl’effet. Le fait même de vivre me rendait vulnérable.

« Quel changement !  Jusqu’alors, si l’on peut dire, j’avaisvécudu consentement de tous. Il y avait eu autour de moi un accord pour m’yseconder. Tous ceux qui m’entouraient s’y prêtaient agréablement ; quede gens, connus ou inconnus, qui travaillaient directement ouindirectement à me procurer ce bien étonnant de la vie ! Le boulangerqui pétrissait mon pain et le tailleur qui cousait mon vêtementn’avaient point d’autre désir et d’autre but. Pour moi, on récoltait,on vendangeait. Nommerai-je les artisans innombrables d’une seuleexistence ? L’homme est au centre d’un cercle d’efforts. Pour passer duprincipal au superflu, le coiffeur comme le maître à dansern’étaient-ils pas attentifs à aider, dans son plaisir et sa parure,cette même vie que d’autres assuraient en ses nécessités ? J’étais pourainsi dire l’oeuvre commune de tous. Quelque mal me survenait-il parhasard, le médecin et l’apothicaire se montraient là, juste à point,pour en régler la durée ou en arrêter la conséquence. Nous plaisantonsaisément de ces honnêtes gens, et nous oublions les soins qu’ils ontpris pour se faire capables de nous rendre service. Ce n’est point unlabeur facile que de connaître le corps de l’homme et de demander à lanature de quoi réparer à mesure ce qu’elle détruit peu à peu.

« En un mot, je profitais d’une connivence universelle qui m’épargnait,jusqu’à un certain point, les risques et la fatigue qu’il y aurait àvivre s’il fallait veiller et fournir seul à sa propre vie. Onprévoyait et on comblait mes besoins, et on ne me laissait que le désirqui est propre à entretenir en l’homme un mouvement salutaire. Mais,tout à coup, une personne inconnue se refusait soudain à cettecomplaisance générale ! Bien plus, elle prétendait agir à l’inverse.Elle se déclarait mon ennemie. De tous ces bons vouloirs une volontévoulait quoi ? ma mort. Elle la voulait en satisfaction à une offensedont je n’avais été que l’aveugle instrument. Elle y réussirait sansdoute ; elle y réussirait peut-être demain. D’autant mieux que je neconnaissais de cette femme ni son nom, ni son visage.

« Il y avait dans tout cela de quoi troubler ma sécurité. J’avoue queje passai tout d’abord par ce sentiment, mais le passage fut assezcourt et je ne tardai pas à éprouver un contentement singulier. Levieux sénateur Baldipiero avait dit vrai. Cette menace, suspendue surma tête, assez lointaine pour ne pas être importune, me fut une aide àmieux vivre le présent par l’incertitude de l’avenir. Le visage desfemmes prit à mes yeux un intérêt tout nouveau : j’y cherchais celui demon inconnue. Bien qu’il y eût peu de chances de la rencontrer ici, ily avait dans toute cette histoire trop de hasard pour ne pas penserqu’il continuerait à se mêler de mes affaires, et finirait bien par memettre en présence de mon ennemie. La nouvelle, qui me parvint peuaprès, de la mort du vieux Baldipiero m’entretint quelque temps en cespensées. Le vieillard me léguait en mourant sa villa et les meublesqu’elle contenait.

« Je ne me pressai pas d’aller prendre possession de ce beau bien.J’étais alors amoureux d’une dame de qualité à qui je rendais des soinsassidus. Son amour me fit tout oublier, et le legs du sénateur, et ladurée de mon absence, et la menace dont j’étais averti. Qu’importe lepoison ou le poignard à celui que l’amour perce de ses pointes les pluscruelles et tourmente de ses substances les plus vénéneuses ?

« Ce fut environ au bout d’une année, employée en partie à voyager pourtâcher de me divertir de cette passion malheureuse, que je me sentissoudain le désir de revoir mon pays et, en particulier, notre ville deVenise. Je me trouvais alors à Amsterdam, qui lui ressemble par sescanaux, mais ne la vaut ni par la couleur de son ciel, ni par lesourire de ses femmes. Assis à une table de jeu, je gagnais et jeperdais tour à tour, quand, parmi les monnaies répandues sur le tapis,je ramassai un sequin d’or. Je le pris et le tournai entre mes doigts.Le lion ailé marquait son métal civique. A cet instant, je vis notreVenise, ses eaux innombrables, son ciel, ses palais et ses campaniles,les rosaces de marbre rose de la demeure des Aldramin, la façaderougeâtre de la tienne, ô Lorenzo ! et ses trois marches marines : jeme retrouvai brusquement sur le quai des Schiavoni, comme le jour où jedécidai mon départ, au côté de la signora Balbi. La grande mouetteblanche volait dans l’air transparent de la lagune. La signora Balbijetait du grain aux pigeons. Ils étaient gras et bien nourris. Il mesemblait que j’en prenais un entre mes mains : il était tiède et blancet il portait à sa gorge poignardée une marque rouge comme du sang.

« Quelques semaines après, j’étais en route pour l’Italie. Mon voyagese fit sans incident et je m’arrêtai, au passage, à la villa quem’avait léguée le sénateur Baldipiero. Il faisait beau et les jardinsembaumaient. Je parcourus les appartements, précédé des serviteursnègres, qui en ouvraient devant moi toutes les portes ; mais, parmitous, je ne pus reconnaître celui où j’avais passé la voluptueuse nuitdont le vieux sénateur m’avait annoncé par sa lettre les périlleusesconséquences. Partout le soleil entrait par les vitres des fenêtres ;partout régnait un même air d’ordre et de paix. Je me fis servir àdîner dans la salle des miroirs. Je me demandais si toute cettehistoire n’avait pas été une illusion nocturne due au vin de Genzano.La lettre même du sénateur n’était-elle pas, elle encore, une suite decette plaisanterie ? Il est vrai que le bonhomme était mort ; mais samort était un événement trop naturel à son âge pour qu’il eût étébesoin de personne pour la hâter. D’ailleurs, je remis à plus tard detirer tout cela au clair.

« Ma première visite à Venise, ô Lorenzo, fut pour toi. Commeautrefois, je sautai de ma gondole oscillante et je montai les troismarches de ton seuil, usées par le mouvement des eaux. Comme autrefois,je t’appelai du bas de l’escalier et tu répondis à mon appel. J’avoueque j’éprouvai alors une jalousie inattendue. Tu n’étais pas seul. Il yavait auprès de toi un jeune gentilhomme qui se leva à ma venue. Ilétait gracieux et fort bien fait ; il tenait à la main un instrument demusique qu’il jeta négligemment sur la table, d’un air distrait etfamilier, en te regardant avec amitié. Je me sentis tout d’abordquelque déplaisir de sa présence. N’était-il point ton ami etn’usurpait-il pas sur moi une qualité à laquelle je me croyais un droitexclusif ? Mais je surmontai cette première humeur. Je pensai à malongue absence et au tort que j’avais eu de rester si longtemps loin detoi et, au lieu de lui garder rigueur, je remerciai ce jeune homme det’avoir consolé de mon infidélité vagabonde. Il reçut mes complimentsavec beaucoup de dignité et de politesse et tu joignis nos mains dansles tiennes.

« Ce fut ainsi que je devins comme toi l’ami de Leonello. Je susensuite le détail de votre rencontre. Leonello était de Palerme. Sesparents l’avaient, disait-il, envoyé à Venise pour qu’il se formât auxmoeurs du siècle. Il y était depuis un an environ et semblait avoiroublié son pays pour le nôtre. Sa beauté était toute sicilienne, sesyeux vifs et parlants, son nez fin, sa bouche charmante sans un duvet,sa taille souple, et sa démarche gracieuse. Je remarquai la petitessede ses mains. A le fréquenter, son caractère me plut également par sadouceur et sa réserve. Il n’aimait pas les femmes et s’en gardait avecsoin ; je crois qu’il était pieux ; mais, sans les partager, il semêlait volontiers à nos plaisirs.

« Nous recommençâmes à goûter de plus belle ceux de la jeunesse. Lanôtre touchait à sa fin, pourtant, et la sienne en tout son éclat nousdonnait en vain l’exemple de la sagesse. Comme jadis, nous nousattablâmes aux casinos des îles et aux tapis du pharaon. Le masque decarton couvrit nos visages. Nous étions joyeux. Il est impossible de nele pas être à Venise, et toit et moi sommes Vénitiens. Leonellosouriait gravement à nos folies.

« Le carnaval de cette année de 1719 fut singulièrement brillant etanimé. Les divertissements abondèrent et nous arrangeâmes celui d’allerpasser une journée à ma villa. La chose convenue, je partis le premierpour y prendre, à l’avance, certains soins. Vous deviez, toi, Leonelloet quelques amis, m’y rejoindre le lendemain, et, le surlendemain, unenombreuse compagnie s’y devait réunir. La saison extrêmement douce seprêtait à ce qu’on illuminât le jardin de lanternes. Le spectaclepromettait d’être agréable.

« Vous fûtes fidèles au rendez-vous. Je vous vis arriver à l’heuredite, avec cinq de nos amis. Vous étiez en masques et formiez une bellecarrossée. Je vous promenai partout pour vous montrer les apprêts de lafête. Il devait y avoir un bal aux girandoles dans la grotte derocailles, et un repas servi dans la salle des miroirs. Nous nous yrendîmes pour en essayer l’éclairage. Je tenais le bras de Leonello. Ilriait en s’éventant de son masque de carton. J’ordonnai aux valets defermer les fenêtres et d’abaisser les rideaux afin de produire uneobscurité parfaite et qu’on pût juger de la clarté des lustres. Nousétions dans l’ombre, car il faisait entièrement noir en ce moment. Jecriai à mes gens de se hâter d’allumer afin de ne nous point laisserainsi plus longtemps, quand je sentis quelque chose de froid et d’aigupénétrer ma poitrine et m’atteindre au centre de ma vie, et j’eus mabouche pleine de sang… »

*
*   *

Lorsqu’aux lumières nous eûmes relevé Balthazar Aldramin, nous vîmesqu’il portait un poignard enfoncé dans la poitrine. La pointe avait dûatteindre au coeur, car Aldramin était mort. Nous étions tous les septautour de lui, stupides et stupéfaits. Il y avait là Ludovic Barbarigo,Nicolo Voredan, Antonio Pirmiani, Julio Bottarol, Ottavio Vernuzzi,Leonello et moi, tous amis d’Aldramin, tous qui eussions donné notrevie pour préserver la sienne, car nous l’aimions et il nous aimait.Jamais il n’y avait eu entre nous aucune rivalité, aucune querelle,rien que des sentiments d’estime et d’amitié.

Donc, Balthazar Aldramin s’était tué ! Sa propre main avait enfoncé lepoignard meurtrier ! Mais pourquoi s’était-il ainsi donné la mort ?N’était-il pas jeune, riche et heureux ? Quel chagrin nous avait-ildonc caché à tous ? Nous restions immobiles et sombres, nos visagesaussi blêmes que le carton farineux des masques que nous tenions encoreà la main. Certes, Aldramin s’était tué ; nous demeurions les yeuxfixés sur son cadavre mystérieux : le même soupçon monstrueux etinévitable naissait simultanément en nos pensées. Quelqu’un d’entrenous aurait-il, à la faveur des ténèbres, porté à Aldramin le coupmortel ? Les âmes ont des secrets, et il y a tant de choses cachées !Mais alors, qui donc avait agi ? Quel était l’auteur de cet obscurforfait ? Celui-ci ou celui-là ? Qui ?

Un malaise silencieux nous étreignait et, n’osant nous regarder enface, déjà nous espionnions nos regards dans les glaces qui reflétaientet multipliaient nos visages autour du corps inanimé de BalthazarAldramin : ses cadavres, divers en plusieurs miroirs, semblaientaccuser chacun de nous.

Après qu’on eut enterré Aldramin dans l’église de San Stefano, où ilrepose les deux mains croisées sur le trou rouge de sa blessure, cettemême angoisse continua de nous poursuivre : Barbarigo, Voredan,Pirmiani ou Bottarol, nous ne nous rencontrions plus sans éprouver lesuns pour les autres une méfiance involontaire. A peine osions-nous noustoucher la main.

Cette gêne misérable nous aigrit au point de mettre aux prises Bottarolet Barbarigo. Ils se battirent sur un motif frivole, dont ilscouvrirent la raison véritable de leur querelle. Bottarol fut blessé àmort, Barbarigo dut s’enfuir en terre ferme.

Je tombai dans une profonde tristesse ; je ne pouvais me consoler de laperte d’Aldramin. Leonello cherchait à me distraire. Il jouait àmerveille de divers instruments de musique, et il en essaya l’effet surma mélancolie. Je continuai à le voir chaque jour. Jamais mon esprit neput concevoir aucun soupçon à son égard. Sa douceur, sa franchise enéloignaient la pensée, tellement que jamais je ne lui dis un mot de cequi me préoccupait si douloureusement. Une fois, je rencontrai Voredan.Il me demanda des nouvelles de Leonello, qui depuis quelque tempsoccupait un appartement dans mon palais : je le lui dis. « Prends gardeà l’obscurité ! » me cria-t-il avec un mauvais rire. L’injustice de cesoupçon déchira mon coeur à l’endroit de mon amitié pour Leonello.

Voyant ma peine s’augmenter de jour en jour, Leonello me proposa devoyager. Il prétendit avoir affaire à Rome et que des lettres dePalerme lui commandaient de s’y rendre. Je feignis de croire à ceprétexte, qui n’en était qu’un à me faire changer de place. Le séjourde Venise me déplaisait. Les cloches de l’église San Stefano, qui étaitproche de notre palais, me faisaient tressaillir : elles ravivaient enmoi le souvenir cruel d’Aldramin. J’acceptai de partir. Nos préparatifsfurent faits rapidement. Nous descendîmes les trois marches du seuil,usées par l’eau transparente. Je me retournai plusieurs fois pourregarder la façade blanche du palais Aldramin. La pluie avait avivé lesrosaces de marbre rose : elles semblaient deux blessures délicates etcicatrisées.

Nous nous mîmes en route, Leonello et moi, dans un même carrosse. Nousvoulions aller coucher à Pienza, mais le soir nous surprit assez loinencore de la ville, au milieu d’un bois de pins où il faisait déjàsombre. Comme nous allions en sortir, nous entendîmes de grands cris.Une bande de voleurs entouraient le carrosse. Les plus hardis agitaientdes torches au nez des chevaux cabrés, tandis que les autres nousajustaient au bout de leurs pistolets. Nos valets avaient décampé.

En vain nous cherchâmes à nous dégager. Nos épées furent inutiles. Enun tour de main je fus saisi et bâillonné ; un bandeau s’abattit surmes yeux. La dernière chose que je vis fut Leonello se débattant contreles bandits. Puis deux hommes me prirent, l’un par la tête, l’autre parles pieds, et je me trouvai porté assez loin. Une fois remis debout, onme fit marcher en me poussant par les épaules. Le terrain, feutréd’aiguilles, glissait sous mes pas. Quand on m’arrêta, je me sentisdépouiller de mes vêtements, puis on me lia au tronc d’un pin. L’écorceme râpa le dos ; ma peau colla aux résines.

J’entendais piétiner autour de moi. Bientôt le bruit d’une luttes’éleva. On faisait sans doute subir à Leonello le même traitement queje venais de supporter, mais il ne s’y prêtait point aisément, à enjuger par la sourde rumeur qui m’arrivait aux oreilles. Je tremblai queLeonello ne reçut, à se défendre, quelque mauvais coup. J’aurais voulului crier qu’en ces bagarres le mieux est de se laisser faire, et qu’onne gagne rien à résister à l’inévitable ; mais le bâillon qui meserrait la bouche me rendait muet. Enfin il y eut un silence. Je pensaique les brigands étaient venus à bout de leur tâche, quand de grandséclats de rire retentirent, mêlés d’exclamations bruyantes. Cela duraun moment, puis se tut. Nos agresseurs avaient dû se retirer, contentsde leur besogne. Le vent seul bruissait doucement à la cime des arbres.Des oiseaux de nuit y passaient d’un vol prompt et étouffé. De temps àautre, une pomme de pin tombait sur le sol mou.

Nous étions donc au milieu d’un bois solitaire, liés, Leonello et moi,chacun au tronc d’un pin. Notre situation n’était guère bonne, mais aulieu de réfléchir sur ses inconvénients je tâchai de la rendremeilleure. Le bandeau qui me couvrait les yeux s’était légèrementdesserré ; je parvins à le faire glisser peu à peu. Je regardai autourde moi.

Une torche près de s’éteindre brûlait encore au ras du sol, où elleavait été enfoncée. Elle éclairait les troncs rougeâtres : à l’un d’euxune forme nue était attachée. C’était Leonello. Un souffle de ventranima la torche. C’était bien lui. Son corps blanc se détachait enlumière sur le fond d’ombre ; mais était-ce une illusion nocturne ouquelque prestige singulier ? Ce corps était le corps d’une femme ; etpourtant c’était bien Leonello. Il avait le visage détourné et je n’envoyais que la nuque et ses cheveux ras ; et pourtant, c’était bienLeonello. Je l’aurais reconnu à sa main, et la sienne se crispait,petite et fine, contre l’écorce.

Une femme ! Et je sentais sourdre et s’éveiller en moi une cruelle etsoupçonneuse surprise. Une femme !... Mais, alors, ce déguisement, cesecret ? Une femme ! Leonello était une femme ! Le coup de poignard, lablessure rouge, Aldramin…

La torche s’éteignit brusquement. Le bâillon me serrait la bouche, maisles pensées s’agitaient en moi. Elles y naissaient confuses etincertaines et s’éclaircissaient peu à peu. La vérité m’apparaissait etil me semblait qu’Aldramin me contait ce que je vous ai répété.

Au matin, un bûcheron qui passait par là me délivra et coupa mes liens.Je m’étais évanoui de fatigue et de douleur. Quand je revins à moi,j’étais couché sur le sol. Je me souvenais. Mon regard alla à l’arbreoù j’avais vu liée celle que je croyais être Leonello. La place étaitvide. Sans doute, l’inconnue avait pu parvenir à se dégager et às’enfuir. Je m’approchai du tronc. La corde, à un endroit, avait usél’écorce. Je la ramassai à terre, rompue. Le bûcheron la mit dans sonsac, pour s’en servir à nouer ses fagots, et nous marchâmes silencieuxjusqu’à sa hutte ; il me donna des habits grossiers sous lesquels jeregagnai Venise, où j’arrivai sans encombre. Les cloches de San Stefanosonnaient dans l’air empourpré ; la vieille façade du palais Aldraminmirait dans l’eau du canal ses disques de marbre sanguin.

vignette venise

LE BUVEUR

IL buvait silencieusement, farouchement,solitairement. Jamais onn’avait tant bu dans cette petite salle peinte du café Florian où lesVénitiens ne consomment guère que des glaces et des sorbets oud’inoffensives boissons sucrées. Il buvait et je le regardais boire.C’était un homme entre deux âges, assez élégamment vêtu. J’apercevaisson visage rasé, au nez droit, à la bouche sensuelle et lasse, aux yeuxfatigués. Je suivais les gestes de ses mains qui étaient belles. Unléger tressaillement les agitait, quand, de l’un ou de l’autre desflacons qui étaient placés devant lui sur la table, il versait dans sonverre leurs alcools différents. Car il buvait comme quelqu’un quicherche dans leur mélange à en finir le plus vite possible avec saraison. Et c’était, je vous assure, un curieux spectacle, en cettesalle de café déserte à cette heure, que cet homme se soûlant ainsi,pour noyer dans une ivresse volontaire et calculée quelque souvenircruel ou pour y retrouver quelque joie perdue…

Le café Florian, à Venise, demeure ouvert toute la nuit, mais il étaittard et ses habitués les plus acharnés l’avaient quitté depuislongtemps. Aucun pas ne retentissait plus sous les galeries desProcuraties. A travers leurs arcades, on apercevait la place Saint-Marcen sa beauté nocturne. Je n’avais qu’à la traverser pour gagner monlogis, car, cette année-là, j’avais loué une chambre dans la calle deiFabbri, derrière les vieilles Procuraties, mais je ne pouvais merésoudre à m’en aller sans avoir vu ce qui adviendrait de mon buveur.Il continuait de vider verre sur verre. Le tremblement de ses mainsaugmentait. Son visage était devenu effrayant. L’alcool faisait sonoeuvre. Il était évident que cet homme, quand il essayerait de selever,roulerait sous la table, comme une masse.

Il n’y roula pas. Je le vis tout à coup se soulever de la banquette surlaquelle il était assis, faire signe au garçon, lui tendre un billet debanque, dont il refusa la monnaie, ramasser quelques feuilles de papieréparses devant lui et, par un incroyable effort de volonté, se mettredebout sur ses jambes et, sans tituber, comme s’il était mû par uneforce automatique, se diriger vers la porte. J’avoue que je fus sur lepoint d’applaudir cette sortie qui fut vraiment superbe et quel’inconnu avait effectuée magistralement, mais j’étais curieux del’effet que produirait sur lui le grand air et, pour m’en rendrecompte, je m’approchai de la vitre. Le garçon m’avait imité… L’hommeétait maintenant sur la place. Tout d’abord, il marcha droit, puis, peuà peu, j’observai les zigzags inquiétants. Bientôt ce fut l’allure del’ivrogne qu’on ramasse sous les voitures. Mais il n’y en a pas àVenise. Il est vrai qu’il n’y manque pas de canaux qui tendent aux pasle piège de leur eau invisible…

Cependant mon buveur avait atteint tant bien que mal l’entrée de laMerceria, où il avait disparu. Le garçon emportant les flacons vides etil était temps de regagner mon logis. Comme je sortais du Florian, jeremarquai sur la dalle trois feuilles de papier. C’était sûrementcelles que l’inconnu avait emportées avec lui et qu’il avait laisséestomber. Que pouvaient-elles bien contenir, car elles étaient couvertesd’écriture ? Peut-être aurais-je dû les déchirer sans les lire, mais lascène singulière à laquelle je venais d’assister m’intriguait. Une foisrentré chez moi, ma curiosité fut la plus forte. L’écriture de cesfeuillets était facilement déchiffrable. Ils formaient une lettre dontmanquait une partie et cette lettre était adressée à une femme. Lavoici :

« … Pourquoi m’as-tu amené ici ? Pourquoi as-tu voulu rompre les liensqui nous rattachaient à la vie ? Pourquoi as-tu voulu pour notre amourcette fatale, cette terrible solitude ? Pourquoi ne t’es-tu pascontentée de notre bonheur et quelle dangereuse audace t’a poussée àlui chercher une forme nouvelle ? N’étions-nous pas heureux d’êtreheureux ? Ah ! Juliette, souviens-toi de nos jours là-bas !souviens-toi du merveilleux hasard qui nous a mis en présence l’un del’autre et de l’extase que nous éprouvâmes, quand nous comprîmes quenous nous aimions ! Ah ! comme nous unîmes alors nos espérances, nosdésirs et nos forces !... Nous nous sentions les maîtres de notredestinée. Nous donnions chacun à ce qui n’était pas nous-mêmesquelques-unes de nos heures, puis, cette concession faite auxnécessités de la vie, avec quelle joie nous revenions à notre amour !Il rayonnait de nous et nous portions l’auréole de notre bonheur.Pourquoi l’as-tu brisé de tes mains insensées ! Pourquoi m’as-tu amenéici, Juliette ?

« Tandis que tu dors dans ton lit, je suis dans ce café solitaire où jeme prépare à accomplir l’acte fatal. Je vais demander aux flacons quisont devant moi de me donner l’affreux courage dont j’ai besoin. Jen’ai plus la force de vivre et il me faut celle de mourir. Cela,cependant, doit être facile dans cette ville morte et taciturne. Elleest terriblement silencieuse ce soir et le bruit d’un corps tombantdans l’eau s’y répercutera à l’infini. L’entendras-tu en ton sommeil,Juliette ? »

Il y avait à cet endroit, sur la feuille, une large tache poissée quien rendait les lignes illisibles, puis le manuscrit continuait ainsi :

« … C’est là que nous sommes venus, quand tu as commencé à détesterl’existence que nous menions. Elle empêchait, disais-tu, que nousfussions véritablement tout l’un pour l’autre. Elle nous empêchait denous connaître et nous distrayait trop de nous-mêmes. Tu réclamaisautour de notre amour la solitude absolue. Tu la voulais et je t’aiobéi. Nous avons quitté nos amis, nos plaisirs, nos travaux. Nous avonsloué ce palais isolé et nous nous y sommes enfermés face à face. Nousn’eûmes plus d’autre occupation que de nous observer, de nous épier, ennos actes les plus minimes, en nos plus secrètes pensées.

« Ah ! le terrible jeu et comme nous l’avons joué follement !Souviens-toi, Juliette, de ses muettes et cruelles péripéties ; commerien en nous n’a résisté à notre investigation acharnée ! Nous n’avonsque trop vite appris à nous connaître ! Comme je te suis vite apparu enma médiocrité et ma misère d’homme ! Comme je t’ai vite vue en tafrivolité et ton orgueil de femme ! De ta beauté même, j’ai appris lesdéfauts et ceux de ton coeur ne m’ont pas été cachés. A mesure que jen’étais plus à tes yeux ce que j’avais été, tu devenais, aux miens, ceque tu étais réellement. Il n’y avait plus entre nous cette brumed’illusion que la vie interpose entre les vivants et où l’amour façonneses fantômes réciproques et divins.

« On ne peut vivre sans eux, Juliette, et je vais mourir, maisauparavant j’ai voulu te revoir, une dernière fois, telle que je t’aiaimée. Peut-être, dans cette heure suprême d’ivresse que les flaconsvont me donner, vas-tu m’apparaître telle que tu étais avant que jet’eusse connue. C’est cela que je vais demander aux puissancesévocatrices des alcools. Puissé-je emporter dans la mort cette imagebienfaisante de celle que tu fus, la Juliette de mon amour, de mondésir et de mon bonheur ! Demain, sur mon visage glacé, tu sauras liresi mon voeu a été accompli ou si l’eau nocturne n’a enseveli en sonlinceul humide que mon échec désespéré. »

Quand j’eus fini ma lecture, j’allai à ma fenêtre et l’ouvris. La nuitétait pure et étoilée. L’eau du petit rio clapotait doucement. Aucunbruit ne troublait le vaste silence de Venise endormie et je medemandai si je venais de lire la tragique confession d’un amant oul’élucubration fumeuse d’un ivrogne. Qu’en pensez-vous ?

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LE TESTAMENT DUCOMTE ARMINATI

A M. PAUL ALFASSA

GIOVANNI, le gondolier, qui se retirait endesservant le café, seretourna vivement à la voix d’Antoine Terlier. Les attitudes dubarcarol m’amusaient infiniment. Soit qu’il se tînt, la rame en main,sur la poupe de la gondole, soit qu’à l’intérieur du palais ilaccomplît quelque office domestique, Giovanni me semblait toujours unpersonnage de la comédie italienne. Avec son long nez, ses yeuxmobiles, sa bouche bridée, avec sa ceinture à franges, ses souliersblancs, il avait l’air de figurer dans une pantomime. Sa marche dansée,ses gestes cérémonieux et comiques complétaient l’illusion. Giovannim’apparaissait comme le carnaval en personne. Son visage lui tenaitlieu de masque, et, de rôle, les moindres incidents de la vie. Saprésence égayait la vieille demeure patricienne que mon ami AntoineTerlier habitait dans un des quartiers les plus solitaires de Venise,et qui, malgré les restaurations indispensables que Terlier avait dûlui faire subir, n’en conservait pas moins, avec sa façade verdie miréedans l’eau d’un étroit « rio », avec ses vastes appartements quelquepeu délabrés, un aspect fort mélancolique et même assez inquiétant. Ils’en exhalait une odeur de vétusté et de décrépitude, et les murssemblaient pénétrés des relents de pourriture et de fièvre quimontaient, à marée basse, de la vase puante du petit canal sur lequels’ouvrait la porte marine du Palazzo Arminati…

- Giovanni, la gondole pour quatre heures !

Giovanni salua et disparut dans une pirouette que n’eût pas désavouéeArlequin ou Brighella, pendant qu’Antoine Terlier déposait dans lecendrier le bout de sa cigarette, et, ouvrant le buvard placé sur latable, en tirait plusieurs feuilles de papier.

- Voici donc, mon cher, le singulier document dont je vous parlais.Vous jugerez de mon étonnement quand je le découvris ici, au fond d’unearmoire ! J’ai fait à son sujet certaines réflexions que je vouscommuniquerai. Pour l’instant, je vais vous traduire, de mon mieux, legrimoire. Vous excusez mes hésitations.

Et Antoine Terlier, rajustant son lorgnon, commença ainsi :

« Moi, Ettore-Juliano-Alvise, comte Arminati, saint d’esprit, maismalade de corps au point que je sens venu le terme proche de ma troplongue vie, j’écris ceci pour que ces feuillets soient considérés commema confession sincère et tenus pour mon valable testament, que je dated’aujourd’hui, le deuxième jour du mois de mars de l’an mil huit centquatre-vingt-dix-sept. Donc, et en premier lieu, je désire que madépouille soit portée au cimetière de l’île San Michele, non avec lapompe ordinaire, mais sans apparat et pauvrement, comme il convient àun misérable pécheur. Je prie mes amis - si j’en conserve encore aprèsl’aveu que je vais faire - de ne pas m’accompagner en cette suprêmesortie, la première depuis de longues années où j’ai vécu strictementenfermé dans mon palais. Je les remercie d’avoir avec bonté cherché àadoucir la solitude de ma réclusion, et je leur demande pardon den’avoir pas eu le courage de les éloigner de moi. Ma main, qu’ils ontserrée tant de fois, n’était pas digne de toucher les leurs !

« J’aurais aimé à les dédommager de la souillure secrète que je leur aiinfligée, mais je ne puis rien distraire de mes biens, que je lègueintégralement à mon arrière-cousin Sebastiano Arminati, de Bergame. Cesera pour lui une faible compensation à la honte de porter un nom quinous est commun. Il fera procéder à la vente du palais que j’habite etdes meubles et objets d’art qui le garnissent. Je fais exception pourle portrait de mon aïeul Pietro Arminati, procurateur de la SérénissimeRépublique, peint par Tiepolo, qui sera offert, pour son Académie, à laCité de Venise, si elle daigne accepter ce legs d’un fils indigne. Jesouhaite aussi que ma collection d’anciens costumes vénitiens soitdonnée au Musée civique, parmi lesquels je comprends expressément lesdeux accoutrements complets d’homme et de femme, en habits de carnaval,qui revêtent les deux mannequins placés dans ma chambre à coucher.Quant au troisième, celui qui est debout dans l’alcôve au chevet de monlit et qui, pendant que j’écris, me regarde à travers les trous de sonmasque, ah ! celui-là que n’eût-il jamais dressé devant mes yeux samolle stature de fantôme !

« Oui, qui que tu sois, toi qui t’approcheras de lui pour écarter lesplis de sa baüta de satin noir et qui t’aviseras de soulever son fauxvisage de carton, prépare ton coeur à la surprise et à l’horreur ! Carc’est une tête de mort, avec son crâne poli, ses orbites vides, sesdents affreusement souriantes, que tu découvriras derrière, une tête demort dont le squelette tout entier, caché dans l’ampleur de l’étoffe,sert d’armature au simulacre qui le dissimule. Et ce squelette,sache-le bien, n’a pas été placé là par quelque jeu macabre. L’hommedont la chair a recouvert jadis ces os desséchés, à qui a appartenucette carcasse, n’est pas pour moi un inconnu. Le vivant qui est devenucette ossature m’a appelé par mon nom. Il m’a dit des paroles d’amitié; bien plus même, il m’a adressé des prières. Ces vertèbres, maintenantrigides, se sont courbées devant moi ; ces sèches rotules se sonttraînées à mes genoux, mais je n’ai écouté ni paroles, nisupplications. Je l’ai frappé là, entre les côtes ; la pointe de monpoignard a touché son coeur palpitant. Cet homme, c’est moi qui l’ai tué; moi, Ettore Arminati ; lui, Stefano Capparini !

« Car je l’ai tué, Stefano ! Stefano mon parent, mon ami, presque monfrère ! et nul n’a songé que je pourrais être l’auteur de ce meurtreimpuni. Lorsque, Capparini ayant disparu depuis un certain temps, lapolice commença à s’inquiéter de cette absence anormale, qui donc eûtsupposé que je fusse pour quelque chose dans une disparition dont jesemblais, tout le premier, mortellement affligé ? Pensez donc,Capparini, Arminati, deux inséparables ! Les recherches entreprisesdans toute l’Italie, le monde entier, demeuraient vaines. Qu’avait bienpu devenir Capparini ? Noyé dans la lagune ? Suicidé dans quelque coin? Les hypothèses allaient leur train. Moi seul, je savais la vérité etcomment Stefano, ayant cessé de vivre, avait cessé aussi d’être uncadavre reconnaissable et était devenu ce blanc squelette dont, morceaupar morceau, fibre par fibre, j’avais patiemment dénudé les os !

« Ne comptez pas que je vous dise au prix de quelles ruses atroces etde quelles atroces précautions j’ai accompli cette besogne de funèbreShylock, dans laquelle j’étais soutenu par la peur et par la haine. Carje le haïssais, ce Capparini. Je le haïssais d’être aimé passionnémentde celle que j’aimais en secret, et c’était cela qui m’avait poussé aucrime. Oui, j’espérais follement que je parviendrais peut-être, unjour, à prendre dans le coeur de cette femme la place qu’y avait occupéeun rival détesté. Elle sentirait obscurément que j’avais commis pourelle une de ces actions monstrueuses qui forcent l’amour et quiexercent, même inconnues, leur mystérieux sortilège. Et ce fut danscette pensée maudite que je préparai le guet-apens où j’attirai mavictime pour l’assassiner lâchement, car Capparini ne sut rien de larivalité qui était la cause de sa mort. Il crut tomber sous le poignardstupide et inconscient d’un fou, et son dernier regard fut un regard dereproche et de pitié !

« Il ne me restait donc plus qu’à tâcher de profiter de mon forfait,quand un jour, je fus mandé chez le magistrat chargé de l’enquêterelative à la disparition de Stefano Capparini. Je me rendis à laconvocation. On semblait ne vouloir de moi que certains renseignementscomplémentaires concernant les habitudes de vie de Stefano ; mais l’airsingulier avec lequel ils me furent demandés, certaines intonations,certaines réticences du juge me parurent suspects et me plongèrent dansune angoisse inexprimable. Etait-on sur la piste du mystère ? Lessoupçons se portaient-ils sur moi ? Une peur affreuse me saisit. Quel’on s’avisât de perquisitionner chez moi, et l’on y trouverait lesquelette dénonciateur. Il fallait m’en débarrasser coûte que coûte,mais j’étais sans doute observé, surveillé. La moindre imprudence meperdrait. Sûrement mes domestiques m’épiaient. Ce fut alors que jesongeai à ces mannequins revêtus de costumes de carnaval. Je les avaisfait dresser en souvenir d’une fête travestie où Capparini, samaîtresse et moi, nous nous étions amusés à paraître en authentiquespersonnages des tableaux de Longhi. N’était-ce pas là, justement, lacachette souhaitée ? Sous les plis de la baüta de satin noir, à l’abridu masque de carton blanc le dangereux témoignage de mon crime seraitenfin en sûreté.

« Une nuit, j’effectuai le travestissement funèbre. Maintenant, ce quirestait de Stefano Capparini se dressait à mon chevet. Je dormisrassuré, mais, dans mon sommeil, je rêvai qu’au matin, en meréveillant, je voyais le masque du mannequin arraché et que la tête dumort me regardait. Son sourire narquois semblait me railler de mesprécautions inutiles. La curiosité d’un valet indiscret suffirait à lesdéjouer. Or, ce que j’avais imaginé en rêve pouvait se produire enréalité. Aussitôt mon parti fut pris. A partir de ce moment, je nequittai plus ma chambre que le plus rarement possible.

« J’en interdis absolument l’entrée à qui que ce fût, sous diversprétextes, et je ne sortis plus du palais. J’alléguai à cette réclusionle mauvais état de ma santé, que mes amis attribuèrent au chagrinprofond que me causait la mort de plus en plus probable du pauvreStefano Capparini. Leur amitié s’ingénia à m’en consoler, mais mesbizarreries ne laissaient pas de les inquiéter. Combien de foism’ont-ils vu, lorsque je causais avec eux dans la galerie, leur fausserbrusquement compagnie ! Le coeur battant, les mains glacées, je meglissais dans ma chambre. Je soulevais le masque, et un soupir desoulagement s’échappait de mes lèvres, quand j’apercevais le blancrictus dont m’accueillait mon geôlier !

« Car, désormais, j’étais son prisonnier et je lui appartenais. Ilavait confisqué ma vie et m’interdisait d’en user. Pas une fois je n’aiosé enfreindre sa défense, contrecarrer sa muette volonté. J’étaisl’esclave docile de ce tyran impitoyable. Il m’a obligé à renoncer àl’amour, à cet amour qui avait fait de moi un criminel, et les ans ontpassé sans que j’aie revu celle qui en avait été l’objet sifarouchement convoité. Et maintenant, voici que mon terme approche. Jene redoute pas la mort. Je pourrai enfin me reposer en paix, sanscraindre qu’une main étrangère soulève le masque de carton qui cache ledouloureux et coupable secret de mon existence. Si je l’avoue à cetteheure, au lieu d’en laisser après moi l’énigme inexplicable, c’est quej’y sens une mystérieuse leçon. Tout homme a pour rival la moitié desoi-même, et ce n’est jamais que soi que l’on tue en lui. En frappantStefano Capparini, c’est Ettore Arminati que j’ai frappé. Ainsi fut-il,et comme je l’atteste par ces présentes, faites, je l’ai dit, à Venise,le deux mars mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, signées de ma main etscellées de mes armes. »

Antoine Terlier avait enlevé son lorgnon, et, me tendant le papier, ilajouta :

- La signature y est bien, mais le sceau manque. Il fermait sans doutel’enveloppe, mais j’ai trouvé le testament sans elle et tel que levoici. Il était roulé et jeté dans le bas d’une armoire avec devieilles notes de droguiste et de menuisier. Maintenant, je dois vousdire que Stefano Capparini n’est pas un mythe. Il a parfaitement bienexisté, et sa disparition mystérieuse est relatée dans les journaux dutemps. Quant au comte Arminati, beaucoup de gens l’ont connu, puisqu’iln’est mort qu’en 1897. A sa mort, le palais fut mis en vente, ainsiqu’il l’avait prescrit. Il resta assez longtemps sans acquéreur, car ilest beau, mais mal situé, en ce quartier abandonné de la Madonna delOrto. Je l’ai acheté en 190(, et c’est en procédant aux réparations quej’ai découvert le bizarre testament en question. J’ajoute que le comteArminati passait pour une espèce de toqué et pour un maniaque invétéré.J’ajoute encore que le portrait de son aïeul par Tiepolo figure àl’Académie et que vous pourrez voir au Musée civique sa collection decostumes et ses deux mannequins en baüta noire et en masque blanc.Quant au troisième, celui à la tête de mort, j’ignore ce qu’il estdevenu. L’a-t-on fait discrètement disparaître, à moins qu’il n’aitjamais existé que dans l’imagination maladive de l’auteur del’élucubration saugrenue dont je vous ai donné lecture ? Sur ce point,le comte Arminati, le cousin de Bergame, pourrait peut-être nousrenseigner, mais j’ai préféré garder pour moi ma singulière découverte.Son mystère est très vénitien. J’aime assez à penser qu’il se passait,hier encore peut-être, à Venise, une histoire tragique qui a plus l’aird’un récit d’autrefois que d’un fait contemporain, et ce vieux palaisArminati en prend pour moi une certaine étrangeté qui ne me déplaîtpas… Mais voici Giovanni qui vient nous avertir que la gondole nousattend. Tenez, voulez-vous qu’elle nous conduise au cimetière SanMichele, voir la tombe du comte, après quoi nous irons faire un toursur la lagune, avant de revenir prendre des sorbets au café Florian ?Ils sont excellents, comme à l’époque où, pour les déguster, lesVénitiens, en baüta noire, soulevaient le carton blanc de leurs masquesde carnaval.

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LE REGRET

ALORS, monsieur Carlozzi, c’est bienconvenu. Vous m’enverrez l’objet,par petite vitesse, à Paris, à l’adresse que je vous ai donnée…

Pendant que M. de Mauléon et le signore Carlozzi achevaient leurconversation, la gondole, dans laquelle j’étais déjà allongé sur lecoussin de cuir noir, oscillait vivement entre les « pali », à la vagueproduite par le passage d’un vaporetto du Grand Canal. L’eau, remuéepar l’hélice, clapotait. Une des marches de l’escalier, que le flotavait recouverte, ruisselait de toutes ses petites algues mouillées. Auhaut de l’escalier, dans l’encadrement de la porte marine, j’apercevaisM. de Mauléon et l’antiquaire Carlozzi. De la gondole, ils avaientl’air de danser. Derrière eux, deux statues mythologiques, une Flore etune Pomone, imitaient leur cadence. Sur la poupe, le gondolier, avec salongue rame, semblait battre la mesure et maintenait adroitement labarque accostée.

Le magasin du signore Carlozzi est un des mieux fournis de Venise encuriosités de toutes sortes. Dans les vastes salles du palais que lesignore Carlozzi occupe à San Staè s’entassent les objets les plusdisparates. Certes, toutes les antiquités que vous propose l’honnêteCarlozzi ne sont peut-être pas absolument antiques et il faut apporterquelques précautions au choix que l’on y fait ; mais, ces réservesétablies, il est certain que l’on rencontre chez Carlozzi d’agréablesoccasions. J’y ai vu souvent de beaux morceaux d’étoffes anciennes, desverreries qui présentaient de réelles présomptions d’authenticité. J’yai acheté quelques-uns de ces vases en faïence blanche de Bassano oud’Udine qui font de si jolis bouquets. Carlozzi tient aussi destableaux, des dessins et des gravures, ainsi que mille brimborionsamusants, tels que coffrets et plateaux de laque, de ces laques àfigures chinoises que les Vénitiens fabriquèrent aux XVIIIe siècle etdont ils revêtirent des mobiliers entiers. Carlozzi a une spécialité deces meubles laqués, si joliment décoratifs en leur charmant mauvaisgoût, en leur attrait baroque et exotique. C’est pourquoi, à chacun demes séjours à Venise, je ne manquerais pour rien au monde d’aller faireun tour chez Carlozzi, dans l’espoir de découvrir quelques-unes de ceschinoiseries vénitiennes, à la tentation desquelles je ne sais guèrerésister.

J’étais donc venu, ce jour-là, chez Carlozzi, en vue de quelquetrouvaille. La saison des étrangers n’était pas encore commencée ;aussi le magasin de l’antiquaire était-il à peu près désert. J’avaisdéjà fureté çà et là, quand, au seuil d’une des salles, je m’étaistrouvé face à face avec M. de Mauléon. Je le connaissais pour l’avoirquelquefois rencontré dans le monde et je l’avais croisé, l’autre soir,sous les Procuraties. Nous nous étions salués sans nous parler, mais,cette fois, le hasard nous mettait en présence de telle sorte que nousne pouvions nous dispenser d’échanger quelques paroles… M. de Mauléon,d’ailleurs, m’était sympathique. C’est un homme d’une quarantained’années, d’aspect distingué et de tournure élégante, avec quelquechose en lui de nonchalant et de désabusé.

Après avoir causé pendant quelques instants, nous avions continué, deconserve, notre visite à travers les galeries du bon Carlozzi. Je n’yavais rien trouvé à ma convenance, lorsque, dans un recoin, jeremarquai un de ces meubles de laque que je recherche volontiers.C’était une vitrine laquée de rouge et toute peinte d’extravagants etde méticuleux Chinois d’or. Je m’étais tourné vers le signore Carlozzipour en savoir le prix, lorsque je m’étais senti saisir au bras par M.de Mauléon. Cette familiarité subite m’avait étonné et j’avais regardéM. de Mauléon avec une surprise qu’avait augmentée celle de le voirsoudain fort pâle. Sa voix tremblait en me demandant si cela mecontrarierait beaucoup de le laisser acquérir cette vitrine. Il y avaitdans sa requête un accent d’anxiété qui avait décidé de ma réponse. Jene songeais pas, au reste, nullement à acheter l’objet en question. Jeconnaissais les prix de Carlozzi, et mes ressources du moment ne mepermettaient pas une pareille folie.

Je ne m’étais pas trompé sur ce dernier point, mais M. de Mauléonn’avait fait aucune objection aux prétentions exagérées del’antiquaire. L’affaire conclue, il s’était approché de moi en medisant : « Je vous dois, Monsieur, quelques explications surl’incorrection que je viens de commettre. Je vous les donnerai, si vousvoulez bien accepter une place dans ma gondole, qui nous conduira oùvous souhaiterez d’aller. »

M. de Mauléon venait de prendre place à côté de moi. Le gondolierdégagea sa barque des « pali » et s’éloigna, en virant, de l’escalierdu haut duquel le signore Carlozzi nous adressait ses derniers saluts.M. de Mauléon demeura un instant silencieux. Avait-il oublié sapromesse de tout à l’heure ? Cherchait-il une entrée en matière ? Toutà coup, il se décida :

- Je ne sais pas, Monsieur, si, ailleurs qu’à Venise, j’oserais vousdire ce que je vais vous confier, mais il me semble qu’ici, dans cetteville chimérique et insolite, on est quelque peu en dehors desconventions. Je l’ai bien prouvé en agissant avec vous comme je l’aifait. Mais je suis sûr que vous me comprendrez et que vous m’excuserez…

Je fis un signe d’assentiment et d’attention. M. de Mauléon continua :

- Il y a un moment dans la vie, Monsieur, où certains événements denotre passé nous apparaissent avec leurs conséquences véritables.Longtemps nous avions cru y échapper ; un jour, nous nous apercevonsenfin de ce qu’ils ont créé d’irréparable. C’est ce sentiment qui m’aramené à Venise, où je n’étais pas revenu depuis quinze ans. C’est icique s’est produit un de ces événements auxquels je fais allusion etdont cette visite chez Carlozzi vient de raviver l’amer souvenir.

« Il y a quinze ans, j’étais un jeune homme, et un jeune hommejouissant de sa première liberté. Mon père m’avait élevé fort durement.Sa mort venait de me mettre en possession de ma fortune. Désormais,j’étais libre d’agir à ma guise, et ma première initiative futd’entreprendre un voyage en Italie. Je comptais visiter toute lapéninsule, et Venise était naturellement marquée sur mon itinéraire.J’y étais, de plus, appelé par une vieille amie de ma famille, ladyEbbington, qui y habitait, depuis de longues années, le palaisAlvenigo, devant lequel nous allons passer. »

M. de Mauléon regarda l’une après l’autre les deux rives du GrandCanal, puis il reprit :

- Mon arrivée fut un enchantement. Songez donc : arriver à Venise, unsoir de printemps, et, au lieu de descendre dans un hôtel, être reçudans une de ces riches demeures vénitiennes comme le palais Alvenigo.Lady Ebbington l’avait restauré et meublé de beaux vieux meubles.C’était un logis admirable. Je me sentais tout à coup dans un lieuprivilégié. Tout me charmait. J’étais ivre de liberté, de lumière, depittoresque. Ajoutez à cela que la société la plus agréable étaitréunie chez lady Ebbington. Le palais Alvenigo retentissait de fraisrires. La nièce de lady Ebbington, lady Herward, et ses trois filles yapportaient une gaieté délicieuse.

« La seconde des trois filles de lady Herward était particulièrementexquise ; elle avait dix-neuf ans et s’appelait Mary. Nous fûmesbientôt les meilleurs amis du monde. Miss Mary était pleine, à la fois,de vivacité et de langueur. Sa fine beauté brune était tantôtlangoureuse, tantôt passionnée. Elle était l’âme des fréquentes partiesde plaisir que nous organisions, car nous menions une véritableexistence de Décaméron. Ce n’étaient que promenades en gondole sur lalagune et excursions en terre ferme, à moins que nous nouscontentassions, après une visite à quelqu’une des curiosités de laville, d’aller goûter dans le beau jardin que lady Ebbington possédaitdans l’île de la Giudecca. Ce fut un soir, en nous promenant au clairde lune, dans la grande allée de cyprès du jardin, que je m’aperçus quej’aimais miss Mary.

« Cette découverte redoubla ma joie à vivre, d’autant plus que je merendis compte que miss Mary partageait le sentiment que j’éprouvaispour elle. Décidément, la destinée me comblait. Je n’avais qu’un mot àdire pour que miss Mary consentît à lier sa vie à la mienne et àl’embellir de sa délicieuse présence. Aucun obstacle ne s’opposait àmon bonheur. Je n’avais qu’à étendre la main pour le saisir. Pourquoidonc hésitai-je à prononcer les paroles définitives, et pourquoilaissai-je passer les jours sans risquer un aveu que je savais devoirêtre bien accueilli ? Peut-être y eut-il, dans tout cela, un peu decette fatuité dont les hommes ne sont jamais dépourvus ? Peut-êtreéprouvais-je un secret plaisir à laisser miss Mary dans l’attente d’unévénement que c’était cependant à moi de provoquer ?

« J’étais pourtant résolu à ne point quitter Venise sans emporter lacertitude dont j’avais besoin, mais je remis à la veille de mon départle moment d’interroger miss Mary sur ses sentiments à mon égard. Cesoir-là, après dîner, on fit de la musique au palais Alvenigo. LadyHerward jouait le Mozart à la perfection. Ce fut pendant qu’elleexécutait dans la galerie sa sonate préférée que j’emmenai miss Marydans un petit salon voisin, sous prétexte de lui faire voir une coupede vieux verre de Venise que lady Ebbington avait achetée dansl’après-midi. Cette coupe était renfermée dans une vitrine de laquerouge, peinte de Chinois d’or. Miss Mary et moi nous étions debout,l’un devant l’autre. J’étais ému et elle était troublée. Je n’avaisqu’à prendre sa main et à la porter à mes lèvres. Elle aurait compris.

« Pourquoi ne l’ai-je pas fait ? Pourquoi la pensée me vint-ellesoudain qu’il valait mieux, une fois parti, écrire à miss Mary ? Encoreaujourd’hui je ne puis m’expliquer la raison de ce revirement inutile.Fut-ce timidité inconsciente, fut-ce un effet de cette fatuité de jeunehomme dont je vous parlais ? Toujours est-il que je quittai Venise, lelendemain matin, sans avoir revu miss Mary autrement qu’en présence delady Ebbington, de sa mère et de ses soeurs, au moment des adieux. Maisà peine arrivé à Rome, j’écrivis à la jeune fille une lettre où je luiavouais tout mon amour. Je ne reçus pas de réponse. A Naples, je tombaimalade et, de retour à Paris, j’appris les fiançailles de miss Maryavec le comte Cantarini, qui avait été un des assidus de nos parties degondole et de nos goûters dans le jardin de la Giudecca. Plus tard, jesus par lady Ebbington que ma lettre de Rome n’était jamais parvenue àson adresse… »

M. de Mauléon se tut un instant, puis il reprit :

- Le temps a passé, Monsieur, depuis les faits que je vous raconte.J’ai vécu et j’ai vieilli. J’ai aimé. Je n’ai pas le droit de meplaindre de l’existence. Je peux même dire, à la rigueur, que j’ai étéheureux, et, cependant, il a manqué quelque chose à ma vie. Je n’ai pasconnu ce mystérieux bonheur que donne l’amour d’un être jeune, d’unêtre pur ! Je n’ai pas retrouvé une autre miss Mary. Je n’ai jamaisporté à mes lèvres la belle coupe d’amour, transparente et fraîche,pareille à la verrerie de la vitrine rouge, de cette vitrine que jeviens justement de vous demander de me laisser acheter chez Carlozzi,et qui est celle même qui ornait jadis le petit salon du palaisAlvenigo. On a dû la vendre, avec le reste du mobilier et descollections, il y a cinq ans, à la mort de lady Ebbington. Quant aupalais, je ne sais pas à qui il appartient à présent… »

Le cri rauque et mélancolique du gondolier interrompit M. de Mauléon.La gondole quittait le Grand Canal, tournait l’angle d’un petit « rio »et s’enfonçait dans son ombre longue…

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AU CAFÉ QUADRI

A UGO OJETTI

VOUS avez bien fait de venir à Venise auprintemps, si vous ne laconnaissiez qu’à l’automne, - me dit-il. - Elle est aussi belle, maisdifférente ; moins somptueuse et moins grave, mais d’une grâce plusfraîche et plus tendre ! La langueur de l’air y prend alors une sortede vivacité. En avril, ce n’est pas la beauté soutenue de septembre,c’est quelque chose d’incertain et de chanceux. Du reste, Venise esttoujours Venise.

Il parlait d’une voix basse et sourde. Nous étions assis à une de cespetites tables que le café Quadri installe en plein air et quiencombrent, au dehors des galeries, un coin des larges dalles de laplace Saint-Marc. Je regardais, à travers la fumée de mon cigare,l’angle du Palais ducal, car nous étions tournés vers la Piazzetta. Desgens allaient et venaient. A nos pieds, des pigeons piquaient sur lapierre des grains de blé. Un marchand offrait de table en table desfruits glacés, enfilés à une mince baguette de bois. Un autre proposaitdes cartes postales. J’en choisis une. Elle représentait le Campanile.Mes yeux allèrent vers l’enclos de planches qui entourait l’endroit oùs’élevait auparavant la noble tour. Il reprit :

- Dire qu’il y a des gens pour prétendre que c’est mieux ainsi ! Tenez,mon cher, il paraît même que nous sommes au meilleur point de vue pourjuger de l’amélioration ! J’ai entendu cela à la table d’à côté - desVénitiens - hier, car je viens ici tous les jours. J’y passe lajournée. C’est même étonnant que nous ne nous soyons pas encoreretrouvés là, depuis plus d’une semaine, dites-vous, que vous êtes àVenise.

Je le considérais pendant qu’il parlait, toujours de la même voixsourde et basse. J’aurais pu passer vingt fois devant lui sans lereconnaître. Pourtant, sans être lié avec lui, je l’avais souventrencontré. Nous fréquentions le même monde, nous avions des amiscommuns et nous étions en relations de politesse. Etait-ce bien le mêmehomme que je revoyais aujourd’hui ? Il n’avait jamais été beau, mais unair de force et d’intelligence le rendait plaisant. Je me rappelais saparole nette, haute, assurée, et sa voix était maintenant assourdie etcomme accablée. Il paraissait épaissi, courbé ; ses cheveuxgrisonnaient, son visage était vieilli. Sa tenue même, habituellementélégante, montrait une négligence singulière. En reposant sur la tablela carte postale que je lui avais tendue, je remarquai ses onglesnoirs. S’aperçut-il de mon regard, mais il retira vivement sa main etse remit à rire nerveusement.

- Il est vrai que j’ai dû changer depuis que nous ne nous sommes vus,et peut-être plus que je ne pense. Que voulez-vous, mon cher, je neconsulte guère mon miroir. Qu’importe à quelqu’un qui sera peut-êtredemain au fond de la lagune ou couché sur son lit d’hôtel avec uneballe dans la tête ! Mais c’est vrai, vous ne savez pas. Du reste,comment sauriez-vous ? Bah, je puis bien vous le dire ? Il me semblequ’ici mieux qu’ailleurs on peut écouter un importun. Pour vousdistraire, vous regarderez le ciel, les marbres… Ah ! moi aussi, j’aibien aimé Venise et ses canaux, et ses rues, et cette place sublime etdélicieuse, et San Marco avec ses chevaux d’or et ce grand Campanilerouge.

Ses yeux semblèrent chercher sur le ciel la tour absente, et il lesferma un instant comme pour la retrouver debout au fond de son souvenir.

- Oui, mon cher, j’ai été comme vous, j’ai adoré cette ville charmante,mélancolique, si riche et si humble et qui semble bâtie en couleursdans de la lumière. Pendant plusieurs années de suite, je suis venu ypasser ce mois de septembre, beau entre tous. J’avais des amis, maisvous les avez connus : les Berlemont ; sa femme est morte d’un accidentde chasse. Elle était charmante. Ils possédaient alors le petit palaisAlfizzi, sur le Campo San Stefano. Vous voyez cela, avec des rosaces demarbre rose et vert. Ce sont eux qui m’ont appris Venise. Ah ! lesseptembre du palais Alfizzi ! Le souvenir m’en revenait souvent. Il y atrois ans, j’étais à Paris, l’hiver ; je m’ennuyais. J’avais eu deschagrins. Un soir, je me dis : Je vais aller là-bas ; je n’ai jamais vule printemps sur la lagune. Je vais l’y attendre. On était au mois demars. Je partis, et je descendis à l’hôtel. Les premiers jours furentdurs. Une de mes promenades favorites était le Campo San Stefano. J’ypassais souvent et je m’y arrêtais à son puits de marbre devant lafaçade du palais Alfizzi. Berlemont, après la mort de sa femme, l’avaitvendu à un certain comte Perletti qui, cette année-là, le louait à unedame américaine. J’appris cela par le peintre Marans que j’avaisrencontré à l’Académie, en train de copier un Guardi. Un jour que, surle Campo San Stefano, je regardais la fenêtre qui avait été celle de machambre, la porte du palais Alfizzi s’ouvrit et un domestique vint àmoi. Il me salua et me remit une lettre. La locataire du palaism’écrivait qu’elle savait par un ami que j’avais habité là autrefois etque, si je désirais revoir l’intérieur de la maison, j’étais libre d’ypénétrer. La lettre était signée Bessie et d’un nom de famille que jevous tais.

« Je suivis le domestique qui m’avait apporté le billet. Dès l’entrée,je reconnus que rien n’avait été changé au palais Alfizzi. Les deuxgrandes lanternes de galères, en fer forgé, se dressaient toujours aubas de l’escalier. Le domestique me précédait de pièce en pièce : ellesétaient vides. Ma visite terminée, je laissai sur ma carte un mot deremerciement.

« Le lendemain matin, à l’Académie, Marans, tout en copiant son Guardi,me raconta ce qu’il savait de l’étrangère. Elle vivait seule, voyaitpeu de monde. Son mari possédait de vastes plantations de coton enLouisiane. Elle séjournait en Europe depuis plusieurs années et s’ydisait fixée définitivement. Elle était jeune et très belle. Ilm’offrit de me mener chez elle. J’acceptai. Huit jours après, je nequittais plus le palais Alfizzi, j’y dînais régulièrement, j’y passaismes soirées, je sortais avec elle à pied ou en gondole, jel’accompagnais partout. J’en étais amoureux fou. »

Il reprit après un silence :

- Ce fut une vie étrange et passionnée. Le printemps s’était montrétout à coup, un printemps intermittent et perfide, avec des soleils,des averses, des nuées, des douceurs soudaines. Partout cette saisonest dangereuse, mais ici elle dilate le coeur. Etre amoureux à Venise,en avril ! Nous parcourions la ville avec une sorte de frénésiedélicieuse. Bessie semblait se plaire à ces promenades. Où nesommes-nous pas allés ensemble, durant ces journées, tantôt presquechaudes, tantôt brusquement refroidies ! Nos pas ont parcouru toutesles « calli » ; notre gondole a sillonné tous les canaux. Quelquefoisil pleuvait. Nous laissions finir l’ondée à l’abri d’un des ponts demarbre, ou bien, sous le felze, nous voyions la pluie ruisseler auxvitres, en larmes longues et douces. J’ai passé des heures avec elledans cette petite maison mouvante et noire. J’aimais Bessie. Je le luiavais dit.

« La première fois où je lui parlai de mon amour, elle ne parut nioffensée ni surprise, et m’écouta attentivement. C’était dans l’étroitjardin du palais Cappello, auprès d’une de ses statues ébréchées. Lescloches d’une église voisine sonnaient dans le ciel clair. Ellecontinuait à marcher sur le sable de l’allée. Dans mon trouble,j’oubliai de donner le pourboire à la vieille femme qui nous avaitintroduits, et ce fut Bessie qui sortit de son porte-monnaie la pièced’usage. En remontant en gondole, elle me regarda dans les yeux. Puiselle me fit remarquer à une fenêtre un débris de sculpture.

« Ah ! cet aveu du jardin Cappello, l’ai-je assez renouvelé ! Ellel’accueillait toujours de même, avec sérieux, mais en détournant laconversation. Les jours s’écoulaient. J’étais dans un état d’énervementextrême. Enfin, un soir, chez elle, je fus pressant. Elle m’écoutait,assise dans un de ces grands fauteuils en bois doré, d’une rocailleoutrée et qui partout ailleurs seraient un peu ridicules, mais, ici,qui font bien. Je parlais depuis longtemps. Quand je me tus, elle merépondit avec une parfaite tranquillité que je ne lui déplaisais pas dutout, qu’au contraire je lui plaisais beaucoup, mais qu’elle ne seraitjamais à moi ; que prendre un amant lui eût semblé fort naturel ;qu’elle en avait eu plusieurs ; que du reste elle était libre, mais quemoi, non. Elle ne voulait pas. Elle regrettait, mais n’y pouvait rien,et elle me donna rendez-vous, pour aller le lendemain, ensemble, àTorcello.

« Croyez-vous que j’aie fui ? Non, n’est-ce pas ? Le lendemain j’étaislà, à l’heure dite. Ce fut une journée affreuse et je souffriscruellement. Nous regardâmes longtemps les damnés de la vieillemosaïque qui, dans l’or fondu, tordent leurs membres grêles etdifformes. Ah ! cette église humide et saline, au milieu de cette îlemolle, avec son canal étroit traversé d’un pont ruiné et sa lagunefiévreuse ! J’aurais voulu y respirer la mort. Mon supplice dura desjours et des jours. La présence continuelle de cette femme le rendaitplus douloureux encore. Elle me parlait souvent de mon amour, commed’une chose qui lui fût non pas indifférente, mais qui ne la concernaitpas, à quoi elle ne pouvait rien. J’avais cessé de la supplier. Montourment me rongeait sans qu’elle eût l’air de s’en apercevoir.

« En finir ! Oui. Mais, auparavant, je tenterais un dernier effort.Vous allez me dire que j’en choisis singulièrement l’endroit, mais jen’étais plus maître de mon coeur. Ce fut en nous promenant sur cetteplace. Une fois encore, je lui peignis ma torture. Nous étions juste aupied du Campanile. Soudain, je la vis se diriger vers la porte par oùl’on entrait dans la tour, en me disant : Montons là-haut, mon cher, legrand air vous fera du bien. Je compris que mon agitation pouvait êtreremarquée des passants et je la suivis la tête basse.

« Vous êtes sans doute monté au Campanile de San Marco lorsqu’il étaitdebout. Le portier recevait la monnaie. C’est, dit-on, ce bonhomme quia été la cause de l’accident. Sa cheminée fumait. Pour remplacer untuyau, on enleva des briques et ce fut ainsi que l’ange d’or tomba, lesailes ouvertes. Nous commencions à gravir la pente en spirale qui mèneà la plate-forme. Bessie marchait devant. Je ne la suppliais plus, jepleurais. J’étais résolu à enjamber la balustrade et à aller m’écraseren bas, sur la dalle. Je souffrais trop. Peu à peu, elle m’avaitdevancé. Je l’appelai. Je l’entendis rire. Elle était déjà en haut.Quand j’y parvins à mon tour, l’air me souffla au visage. Laplate-forme était vide. Je ne voyais plus Bessie. La grosse clochesuspendue aux poutres pendait immobile comme un énorme fruit de bronze.Tout à coup, je sentis deux mains sur mes yeux humides. Je tournaibrusquement la tête. Ma bouche rencontra une bouche qui se posait surla mienne… »

Son visage morne s’illumina d’une expression d’extase. Mes yeuxsuivirent les siens dans la direction du Campanile détruit dont ilsrevoyaient, j’en suis sûr, en ce moment, la haute forme rouge ; puis illes abaissa vers la dalle où un pigeon familier, repu de grains,roucoulait avec douceur, en gonflant son cou ardoisé.

- Je vous dirai peu de chose - reprit-il, - des jours qui suivirent, nidu temps que nous passâmes à Venise. Sommes-nous restés enfermés aupalais Alfizzi ou avons-nous continué nos promenades ? Je ne sais. Moi,si sensible jusqu’alors à l’aspect des choses, si habitué à les mêler àmes sentiments, j’y étais devenu tout à coup indifférent. Je ne susplus rien de Venise à partir de ce jour où, du haut du Campanile, lamain de Bessie dans la mienne, j’avais aperçu pour la dernière fois laville merveilleuse et disparue. Dès lors je ne vis que le seul visagede ma maîtresse. Je ne cessais pas de le contempler. Chacune de sesexpressions se fixait dans ma mémoire et, aujourd’hui encore, quand jepense à elle, ce n’est point seulement elle que je vois, mais tous sesvisages successifs, différents et nombreux, en une sorte d’enchaînementcinématographique. J’ai dans les yeux des centaines, des milliers deBessie et qui pourtant n’en font qu’une, celle que j’aimais dans uneineffable lumière de joie et d’amour ; car j’étais heureux, du bonheurle plus complet, le plus absolu et, si j’ose dire, le plus singulier.

« On dit volontiers, n’est-ce pas, que le bonheur rend peureux. Ehbien, moi, je ne pensais pas un instant que le mien pût être éphémèreet caduc ; je ne pouvais pas penser qu’il ne fût pas certain etindéfini. J’étais convaincu de sa durée. Le passé et l’avenir avaientdisparu de mon esprit pour donner toute la place au présent. L’idée neme venait pas d’interroger ma maîtresse sur ses projets. Son passé mesemblait également je ne sais quoi de superflu et d’inutile. Il m’enétait resté seulement qu’elle était libre de sa personne. Sa séparationd’avec son lointain mari d’Amérique, sans que la rupture fût légale,n’en était pas moins définitive. Elle n’appartenait à rien d’autre qu’àcelui à qui elle s’était donnée.

« Ce soin de sa liberté se marquait en de certains détails de sa vie.Elle habitait le palais Alfizzi tel qu’elle l’avait loué. Elle n’yavait pas assemblé ces petits objets personnels qu’une femme aime àrépandre autour d’elle pour montrer qu’un lieu dépend de sa fantaisieet de son goût. Elle avait peu de robes. Je m’aperçus de ce derniertrait quand une dépêche me rappela brusquement à Paris. Cette nouvellene me troubla guère. Je n’eus pas une minute la crainte que Bessie nem’accompagnât. Je ne me trompais point. Elle me déclara qu’elle seraitprête à partir le lendemain. A la gare, je la vis arriver, à l’heurejuste, avec deux grandes malles, solides, fortes, commodes. C’étaittout. Aucun autre bagage ne la suivait. Elle avait là dedans de quoiêtre elle-même, élégante, raffinée. Elle portait, ce jour-là, unchapeau délicieux. A Paris, je dus m’occuper de l’affaire qui m’yramenait. Bessie alla loger dans un hôtel de l’avenue d’Iéna et notrevie de Venise recommença. Je ne sais si le bonheur se lit sur lesvisages, mais le mien ne parut point plaire aux quelques personnes quele hasard ou la nécessité me fit rencontrer. Sentirent-ils à quelledistance je me trouvais d’eux, mais ils s’écartèrent de moi comme sij’eusse cessé d’être l’un des leurs ! L’homme heureux est-il une sortede monstre ?

« Nous restâmes tard à Paris, et, après un court voyage àFontainebleau, nous y revînmes, au milieu de l’automne. L’hiver passaainsi et je continuai à vivre la même vie monotone et prodigieuse. Leprintemps reparut, l’été arriva. Mon bonheur avait pris quelque chosed’éternel. Je ne songeais jamais à la mort, à la vie non plus, car cequ’on appelle ainsi me semblait un état différent de celui où je vivaiset sans rapport avec lui. Aussi je ne m’intéressais plus à rien. Je nelisais pas. Je n’ouvrais plus les journaux ou, si j’y jetais un coupd’oeil, ce qu’ils rapportaient me paraissait se passer dans une autreplanète.....

« Ce fut donc un hasard singulier qu’un jour - je devais aller chercherde bonne heure Bessie à l’hôtel pour la conduire au théâtre - m’étanthabillé avant dîner, je ramassai un numéro du Figaro qui traînaitsurun fauteuil. Je me souvenais très bien en avoir déchiré la bande, lematin, et qu’en déchirant cette bande je pensais que je ne verrais pasBessie de la journée, à cause d’un rendez-vous à l’autre bout de Paris,toujours la suite de cette affaire qui m’y avait rappelé de Venise,l’été précédent. Durant toute l’après-midi, je n’avais songé qu’aumoyen d’en avoir fini assez tôt pour être chez Bessie à l’heureconvenue. J’avais réussi à rentrer assez tôt pour avoir un quartd’heure à perdre avant de me mettre à table, et, assis dans lefauteuil, je déployai le journal… Le Campanile de Saint-Marc étaittombé !

« Je ne saurais vous dire ce que j’éprouvai à cet instant. Certes,j’aimais ce Campanile rouge au-dessus de la ville des Eaux, mais cettecatastrophe matérielle n’avait pas de quoi me troubler au point que jeme dressasse livide, tremblant et la sueur au front, avec uneimpression d’angoisse si affreuse que je reculai d’un pas en me voyantdans la glace. Je savais qu’un malheur épouvantable venait de m’arriveret je poussai un cri : Bessie !

« Dans la rue, je me mis à courir. Quelques personnes se retournèrent.Je sautai dans un fiacre qui passait vide. Comme je traversais levestibule de l’hôtel, le portier s’avança vers moi. Il avait à la mainsa casquette galonnée. Il me parlait. Je ne compris ce qu’il m’avaitdit que beaucoup plus tard, quand je me réveillai dans mon lit. Dansl’après-midi de ce jour fatal, Mrs X… avait soldé sa note, fait chargerses malles sur un fiacre et quitté l’hôtel de l’avenue d’Iéna, sansdire où elle allait… Et voici pourquoi vous ne m’auriez pas reconnu sije ne vous avais pas parlé ; pourquoi je viens ici, chaque jour, etpourquoi, mon cher, j’ai les ongles sales… »

Il les regarda un instant en silence, puis il reprit d’une voix plussourde et plus basse :

- Dès que j’ai pu me traîner, je suis venu à Venise. J’ai choisi cettetable. Il faut bien que je m’assoie ; je ne peux pas me tenir deboutlongtemps. La tête me tourne aisément. Alors je m’installe sur cettechaise et je regarde. Peu à peu, il me semble voir le Campanile sortirde cet enclos de planches ; il se reconstruit dans ma pensée et devantmes yeux. Il grandit, il monte, robuste, hautain et pourpré. L’Anged’or ouvre de nouveau ses ailes au sommet. Alors, je retrouve la joieéprouvée là, jadis ; je la revis, je m’en enivre ; puis la vieille tourrouge oscille sous mes pieds. L’Ange d’or se précipite en bas, lesailes fermées. Tout s’écroule et s’effondre sous moi, et je m’abîme enmon malheur et mon désespoir. Alors je compare, je réfléchis, jedélibère. Vivre ou mourir ? et je pèse mon bonheur passé et ma tortureprésente. Mourir, c’est finir ce tourment qui me ronge, mais c’estaussi perdre le souvenir de ma joie. Vivre, c’est sentir mon coeur sebriser chaque fois que je respire, mais c’est aussi le sentir sedilater au souffle qui l’a empli ! Ne me dites pas ce que vous feriez àma place, vous ne savez pas ce qu’est ma souffrance, vous ne savez pasce qu’a été mon bonheur…

Il se tut. Sa main s’était de nouveau posée sur la table. Je la prisentre les miennes. Il sourit.

- Allons, il ne faut pas que vous restiez ici. Venise vous appelle, moncher. Vous avez le temps d’aller voir se coucher le soleil à SanGiorgio Maggiore. Adieu et merci.

Je me levai et m’éloignai.

Les jours qui suivirent, je fis plusieurs promenades aux environs deVenise, sur la lagune ou en terre ferme. Je visitai à Castelfranco laVilla Maser, construite par Palladio, et, à Strà, la Villa Nazionale,construite pour les Pisani ; j’allai à Burano et à Chioggia. Du bateauqui me ramenait de la Ville des Filets et de l’Ile des Dentelles, jevis Venise sortir de l’eau. Elle était belle, mais le Campanile rougemanquait à sa parure. J’y pensais en traversant la place Saint-Marcpour aller chez Cook prendre mon billet de sleeping. Je partais lelendemain. Il faisait beau. Le café Quadri étalait ses petites tablessur les dalles tièdes. Mon ami n’était pas là. La table où je m’étaisassis avec lui était occupée par deux officiers et par un jeune hommequi portait une singulière cravate verte, comme on en vend à laMerceria ou sur le Rialto. Tous trois fumaient de longs Virginia. J’enallumai un, et je rentrai à l’hôtel.

1903.

vignette venise

LE PORTRAIT DE LA COMTESSE ALVENIGO

A ABEL BONNARD

JEn’aime pas beaucoup les nouvelles connaissances ; aussi monpremiermouvement fut-il, en apercevant le comte de Valvic, à qui j’avais étéprésenté, la veille, à un dîner, d’éviter sa rencontre, afin de n’avoirpas à lui parler. Non qu’il me déplût, mais j’avais besoin de merecueillir un moment pour mieux jouir de la très vive impression quevenaient de me causer les aquarelles et les dessins du peintre Hurtaut.Il y avait justement, au fon de la salle où était exposée l’oeuvre sicurieuse du jeune artiste, un large canapé qui eût été très favorableau repos et à la méditation, d’autant plus que, le jour baissant, lapetite salle était presque vide.

C’était, du reste, ce manque devisiteurs, qui me rendait difficile d’éviter M. de Valvic. D’ailleurs,il était trop tard. Il m’avait vu et s’avançait vers moi. Je leregardais venir. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, àcheveux grisonnants, de tournure élégante et de physionomie agréable.Son visage était avenant, mais un peu tourmenté. M. de Valvic devaitêtre un nerveux et un sensitif. Cela se devinait à ses mains tropfines, trop longues, à ses yeux inquiets et tristes, mais cettenervosité devait être maintenue en des limites raisonnables par labonne structure d’un corps vigoureux. Après les premiers proposd’usage, M. de Valvic me dit :

- J’aime beaucoup ces aquarellesde Hurtaut ; ses fleurs sont charmantes. Voyez ce bouquet depensées ;l’arrangement, la couleur en sont délicieux.

Je regardai lecadre que M. de Valvic me désignait du bout de sa canne. C’était eneffet un morceau d’un art délicat. Ce Valvic avait du goût. On pouvaitcauser avec lui. J’acquiesçai à son jugement. Certes les fleurs deHurtaut me plaisaient, mais je préférais ses vues de Venise. Ellesm’avaient charmé. Il y avait des coins de canaux, des échappées delagune, des façades de vieux palais rendus avec beaucoup de vérité. Jeles avais contemplées longuement. Elles avaient réveillé en moil’attrait qu’exerce sur mon esprit la ville mystérieuse. Je les vantaià M. de Valvic. Il m’écoutait en silence, maniant sa canne avec un peud’impatience. Tout à coup, il m’interrompit :

- Oui, oui, jesais bien… Hurtaut a bien vu tout cela… mais, j’aime mieux vousl’avouer, tout ce qui me rappelle Venise m’est insupportable…

Jeconsidérai M. de Valvic avec méfiance. Il était sans doute un de cessnobs qui, parce que d’autres snobs se sont épris, sans y riencomprendre, de la merveilleuse cité, s’interdisent d’en admettre labeauté et surenchérissent, par un snobisme dénigrant, sur le snobismeadmiratif de leurs congénères ; et j’allais couper court à laconversation ou la remettre sur le terrain des banalités mondaines,quand M. de Valvic reprit :

- Oui, tout ce qui me rappelleVenise m’est pénible… mais ne croyez pas que je n’aie aimé aussi ses« calli » et ses « campi », sescanaux, ses campaniles, ses palais, sesjardins, sa lagune, ses bruits, son silence et jusqu’à son odeur. J’yai fait un long séjour à une époque où Venise n’était pas encore unevillégiature à la mode. J’y possède même un palais, un très beau vieuxpalais que vous connaissez peut-être, le palais Alvenigo, oui, derrièreSaint-Alvise, sur la lagune morte, un palais qui m’a été légué par unami, l’ami dont je vais vous raconter l’histoire, si vous voulez bienl’écouter…

M. de Valvic s’était assis sur le canapé de la salle,maintenant complètement vide. Je l’imitai. Autour de nous, les fleursde Hurtaut semblaient se faner en leurs cadres, et les aquarellesvénitiennes devenaient mystérieusement nocturnes.

Après un instant de silence, M. de Valvic continua ainsi :

-L’ami dont j’ai à vous entretenir s’appelait Lucien Dambrun, et ce futà mon premier voyage à Venise que je fis sa connaissance. J’avais alorsvingt-cinq ans. Dambrun était un peu plus âgé que moi et notre liaisondevint vite assez intime pour que, une fois de retour à Paris, nouscontinuassions à nous voir. A cette époque de ma vie, je vivais fortsolitaire. Je détestais le monde ; aussi, lorsque LucienDambrunm’exposa le projet qu’il avait formé, d’aller passer une année entièredans cette Venise dont nous avions conservé si bon souvenir, et quandil me proposa de l’y accompagner, acceptai-je avec empressement. Nouspartîmes donc ensemble et nous nous installâmes, le mieux que nouspûmes, dans un appartement meublé que nous louâmes et dont les fenêtresdonnaient sur le Grand Canal, prêts à jouir longuement des délices del’existence vénitienne.

« Dans ce temps-là, je n’étais pas ceque je suis aujourd’hui. Ce n’est que par une volonté méthodique etconstante que je suis arrivé à maîtriser mes nerfs.  Dans majeunesse,j’étais fort impressionnable et c’étaient eux qui me dominaient.J’étais sujet à des crises de sombre mélancolie, à des vivacités, et àdes abattements d’imagination singuliers, à toutes les excitations et àtoutes les dépressions des nerveux. Aussi, la société d’un garçon telque Lucien Dambrun n’avait-elle rien de propre à contre-balancer cestendances. C’était un esprit curieux et sensible, mais bizarre et unpeu déséquilibré. Amoureux du passé, il était également attiré par lesquestions métaphysiques. Grand amateur de bibelots, il avait aussi ungoût très vif pour le surnaturel. Il mêlait l’érudition au mysticisme,s’intéressait à un point d’histoire et s’enthousiasmait pour unethéorie philosophique. Il y avait en lui quelque chose d’instable etd’agité. Aimant la vie et le plaisir, il raffolait de contesfantastiques et d’histoires macabres.

« Au bout de quelquesmois, je m’aperçus que l’influence que Lucien Dambrun exerçait sur moiétait déplorable. Le séjour de Venise agissait de son côté. Vous savezcombien son silence, son mystère, sa configuration même, son climat,toute la rêverie romantique qu’elle contient sont puissants sur uneâme, quelle fièvre et quel malaise elle y insinue sourdement, et vouspensez combien j’étais mal disposé à résister à cette pernicieusecontagion. Ma volonté se désagrégeait peu à peu. Si bien qu’il mefallut faire appel à tout ce qui me restait d’énergie pour prendre unparti nécessaire, celui de quitter Venise au plus vite et de fuir sondangereux et délicieux sortilège.

« Lorsque je fis part à LucienDambrun de ma résolution, il n’y objecta rien, mais quand je tentai delui persuader que l’existence que nous avions menée n’était pas bonnepour lui non plus, il se fâcha presque et il me dit assez sèchement quenon seulement il n’était pas disposé à revenir avec moi à Paris, maisqu’il avait l’intention de se fixer définitivement à Venise. Il avaitjustement découvert un palais à vendre. Il allait l’acheter et s’yétablir.

« Nous nous séparâmes assez froidement. Cependant,quelque temps après mon départ, je reçus une lettre de Dambrun. Ilavait décidément acquis le palais Alvenigo et il allait s’occuper à lemeubler. Les bric-à-brac de Venise abondaient encore, dans ce temps-là,en occasions avantageuses. Il lui serait facile de le restituer enl’état où il était à l’époque de la belle comtesse Bettina Alvenigo,celle dont parle Casanova et sur laquelle il avait, me disait-il,trouvé aux archives des documents intéressants.

« Pendant que jetâchais de rétablir par une vie régulière et hygiénique mes nerfsébranlés, - et il me fallut plus de deux années pour cela, - je reçusplusieurs fois des nouvelles de Dambrun. Les réparations du palaisAlvenigo avançaient. Dambrun y avait retrouvé, sous le badigeon qui lescachait, d’anciennes décorations et il avait acheté chez lesbrocanteurs beaucoup d’objets et de meubles qui avaient appartenu jadisaux Alvenigo. Il me racontait certaines de ces trouvailles, qui étaientvraiment curieuses. Ainsi, il avait acquis à Padoue tout un mobilier envernis-martin, qui avait été celui de la chambre de la belle comtesseBettina et qui portait ses armes et son chiffre. Il avait égalementdéniché un service de toilette de la même provenance. Aux Archiveségalement, il avait mis la main sur un rapport de police qui relataitque la comtesse Alvenigo avait été enlevée par un seigneur autrichienet qu’on n’avait jamais retrouvé sa trace. Le policier attribuait cettedisparition au Diable, car la comtesse sentait le fagot et s’occupaitfort de cabale…

« Mais ce n’était pas tout. Dambrun avait finipar découvrir un portait de l’Alvenigo peint par Longhi. Il me ledécrivait avec complaisance. Elle était représentée en costume decarnaval, avec la baüta de satin noir, une rose d’une main et l’autretenant le blanc masque de carton. Il promettait de m’en envoyer unephotographie. »

M. de Valvic s’était interrompu un instant, puis il reprit avec unsoupir :

-Je ne devais jamais voir ce portrait, ni, hélas ! revoir monpauvre amiLucien Dambrun. Des circonstances, sur lesquelles il n’est pas utiled’insister, me déterminèrent à partir pour un long voyage dans l’Inde.Je me proposais de rester absent dix-huit mois. Pendant toute la duréede mon absence, je ne reçus aucune nouvelle de Dambrun. Son silence nem’étonnait qu’à moitié et je n’en présageais rien de fâcheux. Mon amidevait continuer le genre d’existence qu’il aimait et dont, si j’avaisdû, moi, m’affranchir, il pouvait, lui, ne pas songer à se priverpuisqu’il y trouvait son plaisir et qu’il ne paraissait pas ensouffrir. Il y a des êtres qui peuvent vivre dans la tension nerveuseet qui y gardent une sorte d’équilibre dont je m’étais senti incapable.Sans doute, Dambrun, pendant que je parcourais les villes de l’Inde,était toujours à Venise, occupé des mêmes chimères et amoureux del’ombre de sa galante comtesse Alvenigo. Aussi, fut-ce avec unesurprise douloureuse qu’à mon retour de voyage je trouvai une lettre,qui m’annonçait la mort de Dambrun. Cette lettre, écrite par sonnotaire de Paris, me faisait également savoir que Dambrun, partestament, m’instituait légataire du palais Alvenigo et d’un assezvolumineux journal rédigé de sa main, et que M. Leblin tenait à madisposition…

M. de Valvic s’était tu. Il semblait hésiter un instant à poursuivreson récit. Enfin, il fit un effort, et continua :

-Ce ne fut qu’en lisant ce journal que je compris ce qui avait causé lamort de mon pauvre ami. Oui, Lucien Dambrun était mort de Venise, mortde son sortilège, néfaste à un esprit comme le sien. C’était elle quilui avait imposé la subtile folie dont il avait, jour par jour,consigné le progrès dans les pages troublantes que j’avais devant moi.Car c’est fou qu’il est mort en ce palais Alvenigo, mon pauvre amiDambrun ! Son imagination maladive y avait introduit une ombredont laprésence, peu à peu, fut mortelle à sa raison.

« J’ai ditprésence, car ce fut bien par l’impression d’une présence, d’abordinvisible, que commença son mal. Cela débuta par le sentiment qu’iln’était plus seul dans sa demeure. Quelqu’un y rôdait nuit et jour.Mille indices imperceptibles se réunirent pour lui en une secrètecertitude. Tout y était pour ainsi dire en formation d’un fantôme. Peuà peu les apparences s’en dessinèrent… Oh ! ce ne fut d’abordqu’unevapeur incertaine, une forme, encore sur les confins du rêve et de laréalité, une ébauche transparente et impalpable. Oui, tout cela estnoté avec précision dans les cahiers de Dambrun !... »

M. de Valvic fit un geste de pitié.

-Vous avez deviné, n’est-ce pas, ce qui s’ensuivit ? Le pauvreDambrunétait persuadé que ce fantôme était celui de la comtesse Alvenigo.Ainsi s’expliquaient pour mon ami les découvertes successives desmeubles ayant appartenu à la Vénitienne, des objets portant sonchiffre. Par une obscure et mystérieuse volonté d’outre-tombe, elles’était, de même, fait précéder de son portrait. Avant de revenirhanter son palais de sa présence surnaturelle, elle avait voulu, pourainsi dire, en reprendre possession par son image. Il était de nouveauà elle. Elle s’y montrait de jour en jour plus réelle, presque vivante,aux yeux hallucinés de Dambrun. Maintenant, son pas glissait sur lesdalles avec un frôlement léger ; à mesure que l’étrangevisiteuse sematérialisait, c’était Dambrun qui devenait le fantôme, qui sedissolvait, qui s’évaporait, qui s’évanouissait.

M. de Valvic s’était levé.

-Oui, c’est étrange. Ainsi, tenez, par exemple, un fait entre plusieurs…Dambrun s’était mis à se peser chaque jour et, chaque jour, son poidsdiminuait. Toutes ces pesées sont inscrites sur son journal. Il avaiteu le premier indice de ce phénomène en montant en gondole et il enétait arrivé à ce que la barque oscillât à peine sous son pied. Etcependant il ne se sentait pas malade. Il mourait d’une diminutioninsensible de son être… A l’autopsie, car sa mort subite et sans causesexplicables parut suspecte, on reconnut que tous ses organes étaientintacts… J’ai eu entre les mains le procès-verbal. J’ai vu les médecinsqui furent appelés, car je suis allé à Venise. J’ai interrogé les gensdu palais Alvenigo, les voisins, les gondoliers. Personne n’y avaitrien remarqué d’insolite. Seulement, j’ai cherché en vain dans lepalais le portait de la comtesse Alvenigo, ce portrait, peint parLonghi, que Dambrun m’avait méticuleusement décrit. Avait-il jamaisexisté ailleurs que dans l’imagination de mon pauvre ami, ou le Diablel’a-t-il emporté, comme il avait fait, une première fois, dit-on, dumodèle ? Chilo sa ?Allons-nous-en. On ferme. Ce Hurtaut a bien du talent, mais vous savez,maintenant, pourquoi je n’aime pas ses vues de Venise. »

1908.