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RICHOMME,Fanny : Irène ou les amours du bon vieuxtemps (ca 1850).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (14.XI.2008)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
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Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplairede la Médiathèque (Bm Lx : 3026) de L'Élites, livre desSalons publié à Paris par Mme VeuveLouis Janet sous la direction du Bibliophile Jacob (Paul Lacroix).
 
Irèneou les amours du bon vieux temps
par
Fanny Richomme

~*~

Oh ! comme onaimait bien jadis, et qu’il était grand l’empire des belles dans le bonvieux temps ! alors la dame de vos pensées pouvait d’un mot vousenvoyer en pèlerinage à Jérusalem, vous réduire au silence pendant delongues années, et puis au bout de quelque dix ans, pour récompense,vous obteniez sa main chérie. Il est vrai que sa tendresse ou sa justecolère pouvait aussi, par circonstance, exiger de cruels holocaustes :par exemple, vous obliger à vous crever un oeil, à vous arracher unetouffe de cheveux… Quand on aime il ne faut pas y regarder de si près ;d’ailleurs qui se soucie de ces bagatelles ? En revanche, quelquebarbare châtelain enfermait parfois sa colombe dans la tourelle ; maisaussitôt cent chevaliers surgissaient pour la défendre, et, la lance aupoing, venaient pourfendre le tyran peu délicat. Le temps où l’on sedévouait ainsi avait bien son mérite, convenez-en, mesdames ?Aujourd’hui quelle serait la puissance de celle à qui l’on sacrifieraitla fumée d’un cigare !... Ce siècle était l’âge d’or des femmes,aujourd’hui c’est l’âge de fer.

Toutes les belles alors étaient donc fidèles ? Pas toujours… On voyaitbien, par-ci, par-là, des maris trompés, des chevaliers félons, despages, des troubadours heureux et inconstants, des jouvencellesabandonnées ; mais une éclatante punition faisait toujours justice ducoupable ! Or, écoutez, je veux vous conter une histoire de ce temps-là.

Au quinzième siècle vivait Guillaume de Balaun, noble châtelain desenvirons de Montpellier. Guillaume avait juré amour et foi à la belleIrène, veuve à vingt ans du vieux seigneur de Joviac. Irène aimaitGuillaume, le lui disait souvent, le lui prouvait peut-être, attendantavec impatience le moment de remplacer ses longs voiles de deuil parles riches atours qui parent une belle fiancée.

Depuis la mort du vieux seigneur, Guillaume avait franchi bien souventla distance qui séparait Montpellier de l’antique manoir de Joviac.Monté sur son destrier, seul avec l’image d’Irène, l’amour lui dérobaitles dangers auxquels il s’exposait : chevauchant par monts et par vaux,tantôt il rompait une lance contre un chevalier discourtois ; tantôtpoursuivi par des voleurs, quelquefois même par des fantômes, il avaità lutter non-seulement contre les vivants, mais encore contre les mortset les démons. C’était, je le répète, un beau temps que celui où leregard d’une belle, où la moindre de ses faveurs donnait le courage derésister même aux enchantements !

Quelquefois, Guillaume avait pour compagnon de voyage le beau Pierre deBarjac, son ami. Pierre aimait Aloïse, cousine d’Irène, Aloïse l’aimaitde son côté ; mais Aloïse était coquette autant qu’Irène était tendreet sincère ; aussi les conversations des deux amis se passaient-ellessouvent en plaintes de la part de Pierre, et en douces confidences dela part de Guillaume.

Un jour, ou plutôt, je crois, par une belle soirée de mai, tous deuxcheminaient lentement ; ils revenaient de Joviac. L’attente ne lesaiguillonnait plus, le souvenir les plongeait tous deux dans une vaguerêverie ; un vent tiède et léger, imprégné de parfums enivrants, unciel couleur d’opale, de rubis à l’horizon, et la lune argentéecommençant son voyage au travers d’étoiles scintillantes, tout celaétait un beau spectacle ! Mais en vain la nature déployait son luxe,étalait ses merveilles, nos amants ne voyaient pas dans ce riantpaysage les deux figures qui, seules à leurs yeux, pouvaient l’animer.Ils laissaient errer à l’aventure leurs nobles coursiers ; Guillaumechantait avec langueur ces vers analogues à la circonstance. « Envenant vous visiter, j’avance d’un pas léger et rapide, je ne m’arrêtejamais ; mais lorsque je vous quitte, je marche d’un pas lent, je suisoccupé de l’image de vos charmes ; je m’arrête souvent et je reportemes regards vers le lieu où je vous ai laissée. Je vous l’assure, et ceque je dis est plus sacré que si je l’affirmais à serment : dans lesjours entiers que j’ai le bonheur de passer auprès de vous, le momentdu départ me semble toucher à l’arrivée. » (1) Et sa voix expira dansun profond soupir. Tout à coup Pierre rompt le silence :

- Quel est, dit-il à son ami, le plus doux plaisir de l’amour ?

- Mais, répond Guillaume en se rappelant ses propres sensations, lepremier mot jet’aime, ce mot dit en tremblant alors qu’on veut le taire,est un plaisir bien doux.

- Bah ! j’en connais un plus charmant encore ; devine ?

- Ce premier baiser que la pudeur repousse, ce baiser qui vous faitrecueillir une âme tout entière sur les lèvres d’un objet aimé,n’est-ce pas le bonheur suprême ?

- Non, pas encore.

Et Guillaume rougit en pensant à ce qu’il pourrait dire ; il ouvre labouche, hésite, se rappelle ses serments, car alors on tenait sesserments… soupire, se tait, aimant mieux perdre son renom de galantchevalier que de trahir les secrets de sa dame.

- Eh bien ! dit Pierre en riant, puisque tu ne le connais pas, je vaist’apprendre, moi, le plus doux plaisir de l’amour : c’est leraccommodement. Quel charme il y a dans ce mot ! Quelle piquantevolupté l’on retrouve dans ces caresses qui déjà vous semblaientlanguissantes ! La crainte de les avoir perdues sans retour leur rendleur première vivacité. L’amour offensé ressemble à la pudeur : commeelle il se défend ; mais désarmé, ses faveurs sont plus tendres, pluspassionnées. Qu’il est ravissant ce regard brillant au travers dedouces larmes ! On dirait un rayon de soleil perçant la nue aprèsl’orage et laissant entrevoir un ciel d’azur. Ce coeur battant de colèreet d’amour, cette main qui vous repousse et vous attire, ces reproches,ces aveux, ce pardon… Oh ! qui pourrait dire l’enchantement de toutcela ?...

Et Pierre s’animait, et Guillaume, en l’écoutant, partageait presqueson délire.

Irène ne connaissait pas les ressources de la coquetterie ; elleaimait, elle l’avait dit, et croyait de son devoir d’être toujoursaussi tendre pour celui qu’avait choisi son coeur. Guillaume étaitheureux ; mais il l’était depuis tantôt six mois, et dans ce temps,comme aujourd’hui, six mois d’un amour sans obstacle auraient peut-êtreparu longs, si l’absence ne fût venue parfois en réveiller le charme.

Guillaume adressa à son ami une foule de questions auxquelles Pierrerépondit par de séduisants tableaux. Il peignit son Aloïse avec de sivives couleurs que ses défauts mêmes parurent charmants à Guillaume.Pauvre Irène ! votre image était bien pâle à côté de celle de lasémillante Aloïse ; et Guillaume soupira. Que sais-je ? il regarda, jecrois, Pierre avec envie… Après un silence il reprit :

- Pour goûter le charme d’un raccommodement, il faut avoir eu à seplaindre, et mon Irène est si bonne, si tendre, elle m’aime tant !

- Quoi ! dit Pierre, elle ne t’a pas donné quelque sujet de jalousie ?

- Elle n’a d’yeux que pour moi.

- Une femme a parfois des caprices…

- Elle est d’une humeur égale, son caractère est parfait.

- Et tu seras son mari ?...

- Oui vraiment, s’il plaît à Dieu, je serai seigneur de Joviac à laNotre-Dame d’Août.

- Pauvre Guillaume !...

- Quoi ! tu me plains ?...

- Je ne voudrais pas de ton bonheur, il me ferait mourir d’ennui.

- Mais, reprit Guillaume piqué, Irène est plus belle qu’Aloïse et bienplus riche en biens et en vertus…

- C’est égal, je ne changerais pas.

- Il m’est facile, dit Guillaume, d’ajouter un raccommodement à tousmes autres bonheurs, tu verras ; j’éprouverai Irène, et je te forceraià convenir que mon sort est préférable au tien.

Le lendemain Guillaume écrit à son amie une lettre cruelle. Irène nepeut en croire ses yeux ; elle cherche dans ses souvenirs, dans saconduite, ce qui peut avoir blessé son amant ; mais son coeur est purcomme le jour, sa conscience tranquille ne lui reproche rien. Elle sedit : il s’est trompé, il reviendra ; elle lui répond par une lettrebien tendre, et, calme, elle en attend le résultat. Guillaume renvoiecette lettre sans la lire. O douleur ! Irène espère qu’il va venir. Lejour de la visite se passe, Irène ne l’a pas vu ! Serait-il infidèle ?Irène ne peut le croire, il l’aimait tant ! et peut-on changer quand onaime ?...

Cependant l’inquiétude s’empare d’Irène, la jalousie se glisse dans soncoeur. Elle fait épier les démarches de Guillaume et ne peut rienapprendre. Elle renouvelle ses perquisitions : rien encore. Unchevalier ami de Guillaume se rend auprès de lui et cherche à le sonder: il reste impénétrable. Il dit seulement que les torts qu’il reprocheà Irène sont de nature à ne pouvoir être confiés, encore moins oubliés.

Profondément blessée de ces perfides insinuations, Irène ne sentd’abord que sa colère, puis elle se livre au désespoir. Le chevaliercherche à la consoler ; mais en vain il exalte ses charmes sur tous lesmodes de la galanterie, elle l’écoute avec distraction. Alorsadroitement il la plaint d’avoir prodigué les trésors de son affectionà un ingrat qui la délaisse ; à cette idée d’abandon la fierté d’Irènese réveille, son ressentiment la ranime, elle prend enfin la résolutiond’oublier le volage.

Bientôt Guillaume, à son tour, craint de l’avoir perdue ; à son tour,il ressent les angoisses de la jalousie. Inquiet, il se rend avecmystère chez une amie de sa maîtresse, afin de s’assurer de ce qu’ildoit craindre. Irène, qui en est avertie, éprouve une secrète joie :elle pourra donc l’accabler du poids de sa colère, lui reprocher saperfidie… ou plutôt, à son insu, nourrit-elle l’espoir de le ramener àses pieds. Mais sa gloire la retient ; que dira le monde si elle échoue? Irène est craintive, elle cherche le moyen de cacher la démarchequ’elle va tenter ; les voiles de la nuit lui semblent à peine assezsombres pour dérober cette entrevue à la malignité des oisifs.

La voilà cheminant par une nuit bien noire, sans écuyer ni page ; lavoilà conduite seulement par son amour dans la maison où Guillaumel’attend avec une fiévreuse impatience. Qu’il dut être heureux,direz-vous, en revoyant celle qu’il adore, en la retrouvant fidèle etplus aimante que jamais ! Une pareille démarche, et faite à cetteheure, le prouvait assez. Eh bien ! le coupable Guillaume, trop sûrd’obtenir un généreux pardon, épie dans son coeur ces délices duraccommodement que Pierre lui a tant vantées : il n’éprouve que leplaisir qu’il ressentait d’ordinaire auprès de son amie. Non, sedit-il, ce n’est point encore cela, nous n’en sommes pas à ce douxinstant. Il compose son visage, reçoit avec indifférence les avancesd’Irène, ne répond que par des sarcasmes à ses tendres reproches ; ilvoit couler ses larmes, que dis-je ? il la voit les mains jointes,presque à ses pieds… et il reste froid ! Est-ce bien Guillaume ? Qui aproduit en lui un si grand changement ? La révélation de Pierre ; ellea piqué son amour-propre ; et puis l’image de cette vive et coquetteAloïse bouleverse ses idées, elle lui apparaît si piquante, sigracieuse ; il n’en sait la raison, mais Irène lui semble moins joliequ’autrefois. Elle est là en suppliante, il n’a qu’un mot à dire pourla rendre au bonheur, et ce mot il ne peut le prononcer, sa bouche s’yrefuse.

Étrange bizarrerie du coeur humain ! Tremblant de crainte il venaits’humilier, implorer son pardon, Irène a fait la moitié du chemin, etson empressement a calmé celui du chevalier. Il a commencé par feindre,dans ce moment il doute presque s’il aime encore. Aloïse, la fière,l’indépendante Aloïse ne s’abaisserait pas ainsi, pensait-il ; et lapauvre Irène à chaque comparaison perdait une partie de ses charmes.Elle surprend dans les yeux de Guillaume cette nuance de mépris, ellese lève avec dignité :

- Guillaume, lui dit-elle, j’ai cru que vous m’aimiez, nous allionsêtre unis, et sans honte je m’abaissais devant celui qu’après Dieu jedevais regarder comme mon maître et seigneur. Vous étiez injuste ; parma soumission et ma douceur je voulais vous ramener à moi, et vousépargner l’aveu d’un tort. Vous ne m’aimez plus, n’attendez de moi niplainte ni reproche ; je me suis trompée adieu !... Avant que Guillaumeeût eu le temps de répondre, Irène d’un air imposant était partie.

Il reste pétrifié à cette même place où il croit la voir encore. Ledédain de son regard, la noblesse de sa démarche l’ont atterré. Irènes’est montrée sous un nouvel aspect ; elle n’était que belle, elle aparu sublime ! Le chevalier la suivra-t-il ? Ira-t-il à ses piedsavouer sa faute et demander merci ? il ne l’oserait. Il songe aveceffroi à cette tranquille colère, pourra-t-il jamais la vaincre ?... Oh! oui. Elle, si bonne, qui tout à l’heure encore était si tendre,prendra pitié du désespoir de son ami ; elle saura tout, et luipardonnera une faute que sans doute quelque enchanteur, jaloux de sonbonheur, lui aura fait commettre.

Le reste de la nuit parut bien long au pauvre chevalier ; pourl’abréger, il épanche son âme tout entière dans une longue épître, etsitôt que l’heure le lui permet il vole chez Irène. Malheur ! elle estpartie… Il demande, conjure, personne ne peut lui apprendre la routequ’elle a prise. Le jour se passe en recherches vaines, et les jourssuivants ne lui apportent aucun indice, encore moins de consolations.Guillaume, dévoré de chagrin, plus amoureux que jamais, n’ose confier àPierre le sujet de sa douleur, il en rirait. Bernard d’Anduze, sonfrère d’armes, arrive heureusement pour apprendre sa déplorablehistoire et lui donner des conseils. Guillaume lui conte tout jusqu’auxmoindres détails. Bernard écoute avec attention, et persuadé que sonami est aimé, il ramène l’espoir dans son coeur. Mais il faut découvrirla retraite d’Irène ; comment faire ? Elle n’est dans aucun de seschâteaux. Il pense alors qu’elle s’est retirée dans un couvent et tentede vains efforts pour en acquérir la certitude. Il allait y renoncer,lorsqu’un heureux stratagème lui vint en aide.

Bernard fait cacher son ami, répand le bruit qu’il est atteint d’unemaladie aiguë et cruelle, et va demander pour lui des prières à tousles couvents des alentours ; il ne manque pas de causer avec lestourières, leur dit en confidence l’état désespéré du chevalier, que lerepentir et l’amour conduisent au tombeau, et qui voudrait avant demourir le pardon de celle qu’il offensa. Ces paroles passant de boucheen bouche, arrivent aux oreilles de celle pour qui elles étaient dites,et cependant ne parviennent pas à la tirer de sa retraite. Bernardd’Anduze frappe un dernier coup, il fait proclamer la mort de Guillaume.

Irène, incrédule d’abord, vaincue bientôt par ses propres sentiments,sent évanouir sa colère ; elle fait appeler Bernard d’Anduze, voulantapprendre de sa bouche même les tristes détails d’une perte aussicruelle. En présence de sa douleur qu’elle ne cherche plus àdissimuler, Bernard ne peut à son tour feindre plus longtemps ; ilavoue le moyen dont il s’est servi, il exprime avec chaleur ledésespoir et le repentir de son ami. Aux premiers mots, Irène veutfuir, mais Bernard la retient. Il plaide avec tant d’éloquence, qu’ellese laisse aller à l’écouter ; il la conjure d’avoir pitié d’unmalheureux que l’amour égara ; il avoue que la raison est toute de soncôté, mais il lui représente qu’il est grand et beau d’être clément,quand on pourrait être sévère sans cesser d’être juste ; qued’ailleurs, Guillaume ne demande qu’à embrasser ses genoux, sesoumettant d’avance à toutes les peines qu’elle voudra bien luiinfliger. Irène essaie en vain de cacher sa faiblesse sous une froideuraffectée ; elle est émue, attendrie, et brûle en secret de se rendre.Si elle n’écoutait que son coeur, elle accorderait au coupable grâceentière et sans condition. Mais que dirait le monde si elle cédait sivite ?... L’insulte a été publique, il faut que la réparation le soitaussi ; la gloire d’Irène l’exige impérieusement.

Elle demeure pensive quelques instants, flottant entre les diverssentiments qui l’assiégent :

- Il m’a cruellement offensée, dit-elle enfin ; sans pitié il m’a vuesouffrir, je veux qu’il souffre à son tour. Bernard s’incline devant lajeune femme, attendant la peine qu’elle va prononcer. Elle rêve…

- Eh bien ! dit-elle, je lui pardonne ; mais il me sacrifiera une deces dents si belles dont j’admirai souvent l’éclat : je la garderaicomme un monument de sa faute et de ma faiblesse pour lui. Cette dent,il me l’apportera lui-même, et l’accompagnera d’une chanson danslaquelle il exprimera son repentir.

C’est en vain que Bernard se récrie contre la sévérité de l’arrêt ;Irène est inflexible.

- Ne m’a-t-il pas dit souvent, répliquait-elle, qu’il ne tenait auxavantages de sa personne que pour me plaire ? que mes yeux étaient leseul miroir dans lequel il désirât se contempler ?... En renonçant àune de ses perfections qui, désormais, si je lui fais grâce, ne doiventexister que pour moi, il me prouvera la sincérité de ses serments.D’ailleurs, je lui promets que mes yeux lui renverront son image pluscharmante que jamais, ainsi qu’elle se peindra dans mon coeur aprèscette preuve touchante de son servage.

Guillaume s’estima trop heureux d’en être quitte à ce prix. Il se fitbien vite arracher une dent ; il ne marchanda point, ce fut la plus envue, la plus jolie. Il composa la chanson et ne manqua pas d’exalter envers pompeux et tendres les éminentes qualités et surtout l’ineffabledouceur de sa dame… Bientôt, accompagné de Bernard d’Anduze, il courutse jeter aux pieds de sa belle maîtresse. La dent fut présentée dansune châsse d’argent. A cette vue, Irène fond en larmes, presse sur soncoeur la relique précieuse, et quand, pour exprimer sa gratitude,Guillaume ouvre la bouche, la brèche qu’y fit l’obéissance se montredans sa triste nudité. A l’aspect de ce rang de perles dépareillées,Irène se jette au cou de son amant et baise mille fois la boucheexpiatoire. Quelques-uns pensent qu’elle soupira et qu’une larme deregret tomba sur les lèvres du chevalier ; mais la chronique se taitsur ce point : Elle célèbre au contraire l’héroïque sang-froid aveclequel la noble dame contempla cette place démantelée. La chroniqueajoute qu’elle demanda gaiement la chanson, l’écouta avec transport, etque le lendemain les amants devinrent époux.

Guillaume, dans son délire, disait à Pierre, témoin de son bonheur :

- Tu avais raison ! le plus doux plaisir de l’amour est leraccommodement, dût-on l’acheter au prix de sa vie.

Quelques amants positifs de nos jours diraient avec le proverbeespagnol :

       Mas vale un diente que un diamante :
        Mieuxvaut une dent qu’un diamant.

Gens de peu de foi !... au temps où l’on savait aimer, on ne calculaitpas ainsi la valeur d’un sacrifice… et notez bien ceci : l’art desDésirabode n’avait point encore appris que la défense d’un éléphantpouvait agréablement meubler la bouche d’une jolie femme ou celle d’unélégant chevalier. Que dis-je ? William Rogers et les osanoresn’étaient encore que dans la pensée de Dieu !...

Maintenant, dites-moi, mesdames, qui aimait le mieux, de celle qui pourvenger son honneur outragé et s’assurer exclusivement la fidélité deson amant préféra l’enlaidir, ou de celui qui se soumit à cette loisévère ? La question vaudrait bien la peine d’être portée à une courd’amour ; mais où retrouver ces galants tribunaux, la gloire desonzième et douzième siècles ? Les doctes châtelaines de Signe, dePierrefeu et de Romanin, qui, sous le beau ciel de la Provence, autemps du bon roi René, surent résoudre de si délicats problèmes,n’eurent pas à juger des causes plus intéressantes. Que dis-je ? vousêtes aussi savantes, aussi belles, aussi tendres, sans doute ; pourquoine prononceriez-vous pas comme elles ? Il serait joli, ma foi, que ledix-neuvième siècle, si peu sentimental, vînt enregistrer un arrêtd’amour.                       

FANNY RICHOMME.

(1) Tenson dePistoletta.