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RIVET, Fernand(1876-19..):  LesDeux Boutiques(1905).
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (12.VIII.2015)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : nc) du numéros 3 (mars 1905)  de la RevueLe Penseur,5ème année.


Les Deux Boutiques

par
Fernand Rivet
_____

M. Bergogne est charcutier. De père en fils, la boutique mire sessaucisses, ses galantines, ses jambons de Mayence dans le ruisseau grasde la rue des Capucins. Une boutique luisante comme un sou neuf, avecune enseigne en lettres d'or, une vitrine flamboyante où toutes sortesde bonnes choses réjouissent les yeux et l'odorat ! Il travaille commeon travaillait autrefois, c'est-à-dire en artiste, avec une méticuleuseprobité. Il tient de son père Honoré Bergogne, de son grand-pèreCyrille ; et les culinaires traditions de ses ascendants se sontperpétuées en sa personne. M. Bergogne est heureux, son commerceprospère.

Depuis longtemps, toute la rue des Capucins lui apporte son or qu'iléchange contre des saucisses plates, de succulents jambonneaux,d'onctueux pâtés de foie, des terrines brunes pleines de tripes à modede Caen. M. Bergogne, honnête en affaires, possède la considération duquartier ; et les fines bouches chantent ses louanges aux repas denoces et aux banquets démocratiques. La réclame ! il s'en soucie peu,ne la cherche point, car si d'aventure quelqu'un est allé chez lui, ily revient et les gourmets se le disent : « Si vous voulez de bonnecharcuterie comme on n'en fait plus, et comme tous nos gâte-saucesmodernes n'en savent point faire, allez chez Bergogne ! »

C'est une bonne affiche que la renommée.

Comme tout commerçant patenté, M. Bergogne est, dans sa vie privée, unmodèle de vertu ; marié à une femme laide et active, il a quatreenfants : deux en bas-âge, un garçon au lycée, une fille au couvent desSœurs Claires. Il est maigre, car il ne mange point de toutes lesbonnes choses qu'il prépare ; et une maladie d'estomac, gagnée à humerle fumet des casseroles, lui interdit d'ailleurs les épices et lepoivre.
 
Or, un matin de mai, après la Pentecôte, la belle tranquillité d'âme deM. Bergogne fut troublée. Depuis longtemps, une boutique à louer, uneancienne boutique de bureau de tabac, située à côté de la sienne, luidonnait de l'inquiétude. Si un rival venait à s'établir là, si... Ah !les nuits passées à ne pas dormir, à ressasser cette crainte ! Mais lemagasin balançait toujours son écriteau déchiré par le vent, taché parla pluie. Et depuis deux ans, trois locataires en expectative s'étaientprésentés pour le visiter, en compagnie du propriétaire agitant sontrousseau de clefs, pas un de plus, pas un de moins ! Et voilà que, cematin après la Pentecôte, par un beau soleil qui tendait des écharpesd'azur, où tremblaient des poussières, d'un bout de toit à l'autre,dans la rue des Capucins, la boutique s'était ouverte...

Bergogne, à l'affût, était pâle, et tremblait. Ce n'était plus lesuffisant M. Bergogne trônant derrière son comptoir, mais Bergogne toutcourt, suant d'angoisse, sur le pas de sa porte, s'éventant avec saserviette. « Madame Bergogne, accourez ! Il y a quelque chose denouveau. Venez voir. On ouvre la boutique verte. »
 
Car elle était verte, la menaçante boutique, d'un vert perroquet criardqui raccrochait les passants. Le soir, elle fut d'un bleu de prusseéclatant, car les peintres étaient venus, avec leurs pots à couleurs,leurs échelles et leurs bavardages.

— Pour sûr, c'est un épicier, madame Bergogne !

— Ou un déménageur.

Le lendemain, elle redevint verte, verte comme de l'eau stagnante.

— C'est un pharmacien.

Mais le soir, pleurant dans son tablier, M. Bergogne dit lamentablement:

— C'est un charcutier.

Les peintres partis, les patrons étaient venus. La boutique, agencée àla dernière mode, leur fit accueil avec l'ardente flambée de savitrine, où le soleil se jouait dans une orgie de lueurs. A l'étalage,les saucisses, les jambons, les carrés de porc, les tripes à la mode deCaen, les galantines truffées, se tassaient comme une armée bien enligne, prête à ouvrir le feu. Ah ! ce ne fut pas long ! M. Bergogne enlaissait brûler ses tripes, oubliées, pour la première fois, sur un feutrop vif. Mme Bergogne en souffletait les gosses à tour de bras. Et ilsobservaient, à la dérobée, les voisins,
 
Le rival de Bergogne s'appelait Lagorce. La tripière était une femmeopulente, un peu mûre, jolie encore, aux cheveux rouges comme le cuivredes casseroles, à la peau laiteuse et grasse, semblable à la chairappétissante d'un cochon de lait. Elle était peu farouche, à en jugerpar les œillades qu'elle lançait aux clients, ce que Bergogne avait vutout de suite. Lagorce était gros et dodu, un peu court, un peupot-à-tabac, avec un visage épanoui et hilare, des moustaches commeTartufe ; et le tablier blanc passé dans sa ceinture, sa toque de chefinclinée sur l'oreille, son geste invitait à entrer, en montrant lesvitrines ployantes.
 
Et certes, ce geste d'invite truculente n'est pas stérile. La boutiquene désemplit pas. Toute la rue des Capucins défile, au comptoir, et leson de l'or qui tombe sur le marbre fait chavirer le cœur de Bergogne.Voilà Mme Richard, la cordonnière, Mme Amigue, la boulangère ; etjusqu'au maigre clerc de M. Lateste, notaire, son client habituel, quiemporte de petites vessies de graisse dans sa poche, de plus en plusminuscules aux fins de mois. Bergogne embusqué, tantôt rouge, tantôtpâle, sa dilatation d'estomac tendant son péritoine à le rompre,observe, inspecte, et compte ; et, obséquieux, veut saluer ses clientsqui se détournent, qui ne le reconnaissent plus !
 
Juin arrive ; la chaleur devient suffocante. Au ruisseau, un carré deporc qu'on n'a pas vendu, aux ordures, un pilon de volaille qui sentmauvais ! Et cela est subrepticement jeté après le couvre-feu, dansl'eau courante qui passe devant la porte de Lagorce, et cela s'arrêteau grillage de l'égout, s'y accroche, y séjourne ; et le matin, quandLagorce déplie ses volets, quelle odeur !

A mesure que l'étalage de Lagorce augmente, celui de Bergogne diminue.Bergogne, qui n'a plus d'ouvrage, boit le soleil devant sa porte, enréalité pour voir ce qui se passe à côté et s'emplir les yeux de saruine. Boule, son fidèle dogue, est niché à ses pieds ; et bonne bête,observatrice et prudente, il ne dépasse pas la ligne d'ombre qui marqueexactement la frontière des deux magasins.

On entend sonner la voix de la tripière, on entend tinter les écus.Parfois Lagorce vient dépendre un chapelet de saucisses. Trip, le chienrival, s'installe à la devanture ; c'est un lévrier de pure race ; etson fin museau aplati sur la terre, il renifle et les guette du coin del’œil, ou plutôt surveille Boule, qui ne lui inspire qu'une médiocreconfiance, à bien considérer sa face épaisse et inintelligente.

Cependant Bergogne s'est renseigné. Il a des loisirs, le brave homme,et le temps d'écouter les mauvaises langues. Il sait que Lagorce vit enconcubinage ; que la tripière est une ancienne marchande desquatre-saisons, une de celles qui poussent à Paris de petites voituresdans les rues encombrées, en criant : « Le maquereau, le beau maquereau! il arrive, le maquereau », sous l'œil paterne des sergents de ville.Et Mme Bergogne, les poings aux hanches, imite le cri des poissonnières.
 
Mais voici les élections. Des bruits courent, s'enflent. On dit queLagorce se présente au Conseil municipal, qu'il est certain d'être élu,parce qu'il a le député dans sa manche. Bergogne devient très inquiet ;il maigrit, il s'étiole. Ces rumeurs sont fondées, sans doute ; lapreuve, c'est que les banquets démocratiques ne lui sont pluscommandés, ces banquets où l'on gave le peuple de charcuterie.Décidément, la ruine est complète. Tous les bonheurs à la fois, ceLagorce ! Depuis qu'il siège au Conseil municipal, — car il a passé aupremier tour, — on s'écrase dans sa boutique, dans un beau zèlegastronomique, et il a la clientèle des fonctionnaires : toute la ruedes Capucins jusqu'à la place aux Herbes ! Lui, Bergogne, se voitobligé de retirer son fils du lycée, sa fille du couvent. Et MmeBergogne, acariâtre, l'a poursuivi un jour avec une lardoire.
 
Le dédain de son rival est par trop outrageant. Il semble que laboutique de Bergogne n'existe pas. Parbleu, on le lui fera bien voir !Boule et Trip ont commencé d'ailleurs les hostilités, en s'administrantune raclée réciproque, à la grande joie des voisins. C'est Trip qui acommencé. Le lévrier a un grand diable de corps qui déborde toujourssur la ligne d'ombre, la ligne que trace le soleil sur le trottoirétroit, et que Boule a juré de ne pas dépasser. L'oreille du lévrier,paresseusement étendu devant l'étalage, empiète sur le domaine deBergogne, et crac, d'un coup de dent, Boule en a coupé un bout, et lesang coule. Trip saute sur Boule, et les deux chiens se battent,roulent dans la poussière, aboient. Mais Boule est vieux, le lévrieragile. Trip se sauve avec un fragment d'oreille de Boule entre lesdents, et la tripière, descendue majestueusement de son comptoir, a unair de pimbêche et de reine offensée !
 
Pourtant Bergogne brûle de se venger. L'index posé sur son nez dans uneméditation profonde, environné d'un essaim de mouches gourmandes, ilrêve à sa revanche, et la veut retentissante et complète. La toque detravers, sa femme ne le reconnaît plus.
 
— Te voilà bien soucieux, Bergogne !

— C'est le commerce qui ne va pas.
 
— Tu t'en aperçois maintenant.
 
— Il n'est jamais trop tard, madame Bergogne.
 
Chez lui, on s'est habitué au malheur. Il ne possède pas tant dephilosophie. Il met les cervelas à six sous la paire. Il met les tripesà cinquante centimes les deux portions, au lieu d'un franc. Et tout àl'avenant.
 
— Mais, Bergogne, tu perds la tête ! vitupère sa douce moitié qui, aumanteau de la cheminée, décroche sa lardoire, qu'elle brandit.

Alors Bergogne, stoïque, s'offre aux coups, et répond :
 
— C'est Lagorce que je ruine, et je sais ce que je fais !
 
Mme Bergogne, triomphante, court au comptoir. C'est, entre les deuxépoux, une émulation, à qui vendra le moins cher. Sur une large bandede calicot, le collégien, enthousiasmé, a écrit de sa plus belle main ;« Aujourd'hui et les jours suivants, pour cause de liquidation, onvend tout à moitié prix. » De plus en plus fort, comme chez Nicolet !La clientèle refleurit. Mme Richard, la cordonnière, Mme Amigue, laboulangère, et le vieux clerc de M. Lateste avec ses vessies, tout cemonde entre, sourire aux lèvres ; et chacun s'en va, chargé deprovisions. Bergogne redevient M. Bergogne, gros comme le bras ; et lesclients s'attardent, en jetant des regards de convoitise auxjambonneaux, sous prétexte de demander de ses nouvelles à la
 tripière, et de savoir où en est la maladie d'estomac ducharcutier. Chez les voisins, pas un chat ! Lagorce a placé un grandrideau à carreaux rouges à sa porte, pour éloigner les mouches,soi-disant, mais réellement pour cacher le délaissement de la boutiqueaux yeux railleurs des Bergogne.
 
En vain, l'avenante tripière, campée sur le seuil, les poings auxhanches, regarde les passants, à la bouche, prêt à claironner, le crihabituel des poissonnières. En vain, Lagorce s'installe à la devantureet lit un journal aux opinions avancées ; le cœur n'y est pas ; et lebonnet de chef, flasque et mou, dégringole sur la nuque comme unebaudruche dégonflée. Sur le tablier, jadis immaculé, il y a une largetache de graisse. Et la vitrine est voilée maintenant par un storevert, toujours descendu, sous prétexte de préserver du soleil lamarchandise. Trip sommeille et rêve, en regardant de biais Boule.
 
Lui, Bergogne, n'a pas une minute à perdre. Il se multiplie. Il est, àla fois, à la cuisine, au comptoir, à l'étalage, Même, il a le tempsd'aller se planter au milieu de la rue pour jouir de la mine déconfitede Lagorce et de la tripière. Et depuis qu'il se ruine, il n'a jamaissenti plus de joie sourdre du fond de son âme ingénue.
 
Car il est à la veille de la faillite, le malheureux ! Mais il chercheà se faire illusion, et, parce qu'il a une belle façade, à croire sesaffaires florissantes. Elles sont déplorables, tout simplement ; ilvend à perte, et vend beaucoup. Toute la rue des Capucins lui achète,les faubourgs descendent chez lui, et c'est, dans sa boutiqueproprette, naguère sablée avec soin, une invasion de gens grossiers, auverbe haut, dont les gros souliers à clous impriment sur le carrelagerose-tendre des marques indélébiles. Et il rit largement, car voilàl'égalité rêvée ; le peuple à côté du riche, les gens huppés se mêlantà la populace. Et à tous, distributeur héroïque et impassible, derrièreun rempart de persil et de quenelles, il donne, à moitié prix, des cervelas, des saucisses, des jambons, des galimafrées detripes, et se ruine avec dilection, en savourant d'une langue gourmandela colère devinée de ses rivaux, dont la boutique est déserte.
 
Mais Lagorce commence à sortir de l'impassibilité qu'il affecte.Nerveux, il se promène de long en large devant son magasin, ets'enfonce parfois, d'un coup de poing brusque, sa toque sur l'occiput.Mme Lagorce, toujours sans succès, raccroche la clientèle. Ils ontinstallé en plein vent une table chargée de chefs-d’œuvre culinaires,calée au moyen d'un énorme tonneau de choucroûte. Rien ne va plus.
 
Bergogne, pour lui répondre, renforce son étalage en plein vent. Ilinstalle une table idem, calée au moyen d'un tonneau tout aussi ventru.Et il fait bien attention que le dit tonneau ne dépasse pas la ligned'ombre. Il veut garder ses distances. Et tous deux, inconsciemment,imitent en cela Boule et Trip. Mais Lagorce tient sa querelle. Ilsurveillera le tonneau rival, mesurera la place qu'il occupe aucentimètre. Et chaque fois qu'entre un client chez son voisin, ils'occupe de cette besogne obscure.

*
* *

Un matin, après dix heures : c'est un samedi, jour de marché, et saboutique est pleine, Bergogne voit avec stupéfaction son étalages'avancer insensiblement vers la porte, comme si, douée de vie, latable, tout à coup, se mettait à marcher.

Il accourt.

— Monsieur, votre tonneau empiète sur mon étalage, crie Lagorce, enagitant une règle féroce.
 
Et, sans précaution, il se met à pousser le tonneau de choucroûte, dontla base dépasse en effet d'un centimètre la ligne d'ombre ; la tableglisse, une pyramide de quenelles tremble comme un château de cartes.

Bergogne veut sauver l'édifice fragile, et se précipite pour rétablirl'équilibre, en replaçant le tonneau dans sa ligne. Mais il se heurte àLagorce furibond, et c'est, soudain, une mêlée de toques blanches, enbataille, de dos ronds qui s'arcboutent. Bergogne, quoique maigre, ades muscles d'acier, et les deux forces se neutralisent : celle deLagorce, aveugle, ne raisonne pas ; celle de Bergogne, nerveuse, tientbon.
 
Et c'est un duel épique, silencieux, où les combattants tendent leursmuscles, avec, pour dénouement prévu, la chute retentissante de l'und'eux dans le ruisseau. Des curieux font cercle. Des fenêtres s'ouvrent: on rit doucement. M. Milliard, professeur de rhétorique au lycée, quidescend la rue, s'arrête.
 
Mais le tonneau, objet du litige, n'a pas bougé d'un pouce. Lagorce,accroupi, l'étreint rageusement dans ses bras rouges et velus ; etBergogne, à plat ventre, maintient d'une épaule l'éventaire, et de toutl'effort de ses biceps pousse le tonneau contre l'adversaire. Patatras! Le point d'appui se dérobe, les deux rivaux font feu des quatre fers,et choient à la renverse, entraînant avec eux les tonneaux et lesétalages, dans un fracas épouvantable. En vertu de cet adage que toutce qui tombe au fossé est pour le soldat, Trip et Boule qui, jusqu'ici,ont assisté en grognant à la scène, sans daigner intervenir, se sauventl'un avec un cervelas, l'autre avec un jambonneau, toutes choses qui,ayant chu, ont perdu de leur majesté et de leur inaccessible.
 
— A moi, Homère ! dit gravement M. Milliard, car les combattants sesont relevés et se mitraillent.
 
Les saucissons tracent dans l'air de molles trajectoires, les jambonsdécrivent, avant de s'abattre, une courbe sifflante, et, suants,exaspérés, écarlates, derrière la barricade des étalages renversés, àl'abri des tourelles de quenelles branlantes comme la tour de Pise, latoque de travers, les yeux lançant des foudres annonciatrices decatastrophes, Bergogne et Lagorce, au grand ébaudissement des badauds,se bombardent et se couvrent d'éclats grotesques et graisseux.

Des mots vifs, lestes, cinglants, sont échangés :

— Va voir ta tripière, canaille, va donc, tu n'es pas le seul !

Ici le mot dont Molière affligea l'infortuné de Sganarelle.

— Tu insultes ma femme, une honnête femme, empoisonneur patenté !

— Voleur !

— Craqueur !

Mme Bergogne, se retenant de prendre sa lardoire, à cause des clientsqui attendent dans la boutique, jette, en défi, le cri despoissonnières qui annoncent leur cargaison aquatique en poussant depetites voitures dans les rues bruyantes.
 
Mais Mme Lagorce, impassible, ne descend pas de son comptoir.
 
— Tiens, goûte-moi de ces tripes ! hurle Lagorce, joignant le geste àl'invitation.

Et Bergogne est coiffé d'une calotte de cinq livres, qui, en se brisantsur son crâne, épand une chevelure de tripes, dont le jus oléagineux etfroid coule le long de ses reins.

Mais un sergent de ville, passant là d'aventure, les mains aux poches,et marchant avec précaution et placidité dans les bandes d'ombredécoupées par les toitures, met un terme à la querelle. Il déclaregravement que c'est Bergogne qui a tort, parce qu'au moment précis oùil intervient, Lagorce a reçu en plein dans l'œil un os de jambonauquel adhère un peu de chair, lancé avec maestria par Bergogne, etqu'à ce moment même, sur le mode mineur, le cri perçant despoissonnières, poussé par la femme Bergogne, a fait s'esclaffer, dansune hilarité douce et générale, les passants.

Après un court interrogatoire, Bergogne est emmené au poste et sa femmeinvitée à venir s'expliquer devant le commissaire.

*
* *

Quinze jours après, à l'audience du tribunal correctionnel, le sieurBergogne est vivement tancé par le président. Le pauvre Bergogne, qui adû fermer boutique devant la faillite prochaine et abandonner la placeà Lagorce, se défend mal. Peu habitué à parler en justice, il se sentpénétré de la gravité de sa faute. Certes, il ne se rappelle pointcomment cela s'est passé, il balbutie, il s'excuse ; et puisque M. lesergent de ville est si affirmatif, puisque M. Milliard, un honorabletémoin, a crié : « A moi, Homère ! » il est bien forcé de tenir lachose pour vraie, mais c'est Lagorce qui a commencé assurément... Oui,monsieur le président, Lagorce... et il a reçu sur la tête une calottede tripes de cinq livres.

Mais Lagorce, lui, a été gratifié d'un os de jambon, qui lui a fait uneplaie contuse sous l'arcade sourcilière, et il se présente au tribunalavec un bandeau sur l'œil droit. Il explique posément que sa femme aété l'objet d'injures graves de la part de la dame Bergogne et de sonmari, et il demande, par l'intermédiaire de la partie civile, desdommages-intérêts.

Il produit une grande impression, venu là en vêtements de travail, unetoque bien blanche, un tablier immaculé, et il sourit, car il sert M.le Président du tribunal qui apprécie, comme il convient, la qualité desa marchandise.

— Il m'a appelé : voleur, monsieur le Président, moi qui suis unhonnête commerçant, et, conseiller municipal élu à une forte majorité,ai derrière moi un passé sans tache...

Et il se retire dans un murmure de sympathie.

Le sieur Bergogne s'entend condamner, malgré l'éloquence de son avocat,à quinze jours de prison pour coups et blessures, avec bénéfice de laloi Bérenger, et à cent francs d'amende pour diffamation. C'est laruine et le déshonneur.

 — Ah ! voyez-vous, madame Bergogne, pleurniche le malheureuxen sortant du tribunal, nous sommes des victimes de la concurrence.Même quand nous avons raison, nous avons tort. Et nous voilà maintenantà la rue, nous, commerçants patentés !...

Et Bergogne, pour attendre l'huissier, stoïque, met une belle toqueblanche et un tablier bien propre, comme Lagorce.

FERNANDRIVET.