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ROSNY aîné, Joseph HenriHonoré Boex, pseud. J.-H.(1856-1940) :  La Fiancée del’Ombre(1925).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (11.V.2016)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-46) du numéro 46 (avril 1925) dela Revue littéraire mensuelle LesŒuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris .


LA FILLE DE L'OMBRE


Nouvelle inédite

par

J.-H. ROSNY AINÉ

de l’Académie Goncourt.

~ * ~

CHAPITRE I

La tante Elisabeth Barzac nichait dans une manière de château, sur leplateau d’une montagnette, où prospéraient des oliviers, des pins, desherbes odoriférantes, enfants d’une terre avare qui nourrit plus defleurs que de fruits.

Des étages supérieurs, on jouissait d’un site hargneux, annonciateur dudésert qui naîtrait ici dans un millénaire prochain, mais les fées etles enchanteurs foisonnaient.

François, par un matin d’avril, retrouva un visage que son enfanceavait vu jeune et où son adolescence comptait, à chaque visite, quelquenouvelle ravine. La petite tante ruineuse était la figure du Temps etl’ultime asile des souvenirs primitifs.

Auprès d’elle seulement, il retrouvait l’amer et délicieux vestige dece qui avait sombré dans le gouffre des formes perdues. Ses gros yeuxévoquaient les élytres du hanneton, son visage sec et bistré frétillaitcomme une truite, et, au demeurant, cela faisait une femme du gros tas,point sotte, point fine, qui chérissait François pour l’avoir un peuélevé et parce que, maternelle par destination, elle n’avait point dedescendance.

Après une heure, François fut chez lui ; le paysage, transfiguré parl’avrillée, distillait ces baumes et ces parfums qui recèlent lesmondes anéantis ou ceux qui vont naître ; la chambre était fleuriecomme une église au mois de Marie.

François s’empara du site, ivre de printemps, sous un ciel de saphirléger et de perles fines. Inondé de rêves qui tous aboutissaient à lafemme, ce jeune homme soliloquait :

- Je devrais en être saturé ! Vais-je passer ma vie entière à ne voirqu’elles dans le méchantmiracle de la vie ? Mais quoi, cesviolettes, ces seringuas, ces muguets, qu’est-ce encore sinon ma foliedans la chair odorante des végétaux ?...

A table se trouva le cousin Tancrède, cousin du mari défunt : la tantevenait du Nord. François avait de tout temps connu ce petit hommeagile, perspicace, pessimiste et charmant. Tancrède, au hasard, s’étaitfait paléontologiste. Il creusait le sol dur, à la recherche desfossiles, et n’avait encore découvert que des ossements mégalithiques,dont aucun n’était d’une sorte rare :

- Il suffit d’espérer ! disait-il… Et moi j’espère découvrir, d’uneépoque antérieure à la Madeleine, au Solutré, à l’Aurignacien, en pleinMoustier, – un squelette humain de haute taille. Cela ferait unequasi-révolution dans le peuple des Préhistoriens… J’aurais ma chapellede gloire…

Il embrassa fort amicalement François, disant :

- Tu pratiques toujours le parasitisme intégral ?

- Faute de mieux ! En dehors du plaisir intrinsèque de vivre, je n’aide goût que pour la littérature… Or, en littérature, on n’est qu’uncambrioleur, si l’on n’apporte des qualités ou transcendantes ou trèsprécieuses… Je ne les ai pas.

- Qui sait ! qui sait !... Enfin, je passe condamnation pour lalittérature… elle sent le cadavre !... Mais il y a tant de travauxdélectables… où l’on ne coupe aucune herbe sous aucun pied : labotanique, la zoologie – champs illimités… la paléontologie, tiroirinépuisable : on y choisit un joli district et en voilà pour la vie…sans fatigue… de quoi chasser les brouillards de l’ennui et du chagrin !

- J’y penserai, dit François à qui le maître d’hôtel offrait du rougetde Marseille.

- Tout de suite, il faut y penser tout de suite ! repartit le cousinTancrède… Et autrement comment va la vie… la vie splendide etdégoûtante ?...

- Ma sale vie, depuis deux ans, est plus belle que je ne l’avais exigédans mes rêves les plus despotiques : elle me surplombe !

- Je fus jeune ! soupira Tancrède… Le femelan n’est-ce pas ?

- Le femelan, oui, murmura François.

La tante rit avec indulgence. De l’amour elle n’avait vu que desefflorescences vagues et fugitives comme les rides de la rivière. Deuxtisons se rallumaient sous les sourcils de Tancrède.

- Symboles bien éculés – la fleur et le papillon – soupira cepaléontologiste, et tout de même la plante transfigurée dans lacorolle, l’insecte rampant qui s’est donné des ailes.

Un cassoulet onctueux précéda des ortolans en sarcophage. Tancrède etla tante Elisabeth renseignaient le visiteur sur les métamorphoses duterroir. Il y avait des morts et des absents ; maintes jeunes fillesétaient devenues jeunes femmes ; on comptait des scandales, des demi etdes quarts de scandales…

- Hors quelques chambrières trop faciles, ne cherche pas l’amour dansnotre brousse, enseigna Tancrède… à moins que tu ne veuilles te marier: nous avons des Magali et des Mireille à revendre. Et, tu le saisbien, nos femmes mariées sont mieux épinglées que dans le Nord… et biengardées… Si tu habitais Aix ou Arles, peut-être ! Enfin, ici, rien quedeux veuves jolies, l’une malade et l’autre qui entend se remarier…Ergo, si tu arrives avec de mauvaises pensées, tu tomberas dans leschoux.

- Je n’ai point de mauvaises pensées !

- C’est ce vieux pandour qui est plein de mauvaises pensées ! s’écriala tante en regardant amicalement Tancrède… François fut toujours sage…

- Dans ce pays ! goguenarda Tancrède… Raison de plus pour le renseigner…

Après le déjeuner, tandis que la tante s’occupait à réveiller sesdomestiques, Tancrède entraîna François sur la terrasse :

- Marchons dans nos souvenirs ! dit le vieil homme. Quand tu étaispetit garçon, tu l’aimais ce vieux jardin…

- Je l’aime encore, répondit François… il m’émeut. Voyez ces pins auxcent bras… et qui semblent cueillir la lumière… Ils n’ont pas changé !

- Ou si peu !

La jeune aubépine mettait ses robes roses et ses dentelles d’argent ;les liserons étouffaient les arbrisseaux avec grâce et les jasminsdévoraient sournoisement une vieille muraille. Ni les oliviersindigents, ni les seringas, ni les flots brusques de clématites, ni leslierres assassins, les glycines ou les fougères, ni les gramens dansleur verte jeunesse, n’eussent, pour la seule vue, créé l’enchantementdu jardin séculaire ; les parfums commandaient. D’eux, s’exhalait unevie tyrannique, obscure et obsédante – la menace, l’inquiétude, ledanger, les désirs intarissables…

Au sortir du jardin, ils trouvèrent la route virgilienne, sèche etsiliceuse, bordée de plantes odoriférantes que paissaient les chèvresde Mœlibée. Des villas rares, enveloppées de végétaux, un villageassoupi, faisaient rêver aux bourgades latines. Une femme passa, vêtuede blanc, sous une ombrelle cramoisie ; François discerna le visagefinement auré, les yeux d’antilope et le profil des nymphes d’Artémis.

Elle s’arrêta pour répondre au salut de Tancrède et ses lèvres, rosecorail, s’écartèrent dans un sourire que les dents rendirent éclatant :

Quand ils furent à quelque distance, François demanda :

- Qui est-ce ?

- La veuve malade… Mme Sylvine Frangène.

- Un bien joli sourire ! Vous disiez qu’elle était souffrante : il n’yparaît point.

- Elle est si malade, que, presque à coup sûr, elle en mourra. Sessœurs avec le même mal, sont mortes toutes deux. Le Dr Cazenave vousexpliquera…

- Mais par à peu près ?

- La poitrine… avec des complications. Elle le sait, tout en gardant,je crois, une espérance. Elle a horriblement peur de la mort. Latristesse est son état naturel, aggravée par le départ injurieux d’unjeune gars d’Avignon. Etait-ce déjà de l’amour ? Cela y ressemblait ;c’en était la genèse. Quand il a connu le mal dont elle est atteinte,il a fui comme un lapin de garenne…

- D’où vient-elle ? Je ne l’ai jamais rencontrée jadis.

- Elle vient d’Arles… La villa qu’elle habite est un héritage… leclimat est excellent pour les bronches…

- Vous allez chez elle ?

- Pas beaucoup, avoua Tancrède. Elle vient parfois chez Elisabeth, quilui rend ses visites. Au reste, assez solitaire, quelque chose commeune femme supérieure, ce qui isole nécessairement. Enfin, dans ce pays,on aime trop la vie pour aimer beaucoup les malades, lorsqu’il y a dudanger.

- Il n’y en a pas ! affirma François… ou du moins presque pas. Ilfaudrait une cohabitation constante, très étroite, très intime… et desprédispositions…

- J’aime mieux te croire que d’y aller voir…

L’image de la jeune femme alimenta les heures du soir, dans un orage deparfums, d’effluves électriques, tandis qu’une lune écornée sille aufond d’une citerne nébuleuse et que des étoiles, tour à tour voilées etdécouvertes, scintillent pathétiquement.

Les instincts de François s’alimentaient d’une pitié perverse,l’attrait de la consolation joint à la crainte, la fascination etquelque volupté funèbre.

Un papillon tête de mort se mit à tourbillonner autour des ampouleslumineuses avec une frénésie aveugle.

- Bête absurde et symbolique ! murmura-t-il… Quel rêve obscur te ramèneà ces lumières ?... Nos actes ne sont-ils pas aussi fous que cettedanse acharnée ? Quelle chance de ne pas savoir !

La marée de sensations créait un bien-être étrange ; François goûtaitla douceur d’une chair saine, prompte à la volupté, d’une sensibilitétoujours prête à s’étourdir de la grâce et du chagrin des femmes ; ilse disait :

- Alors, tu voudrais consoler cette malade qui doit mourir ?

Les possibles palpitaient avec les étoiles. Voudrait-elle ? Nesavait-il pas qu’elles ne refusent jamais un ami ? Que de fois ils’était résigné au jeu platonique, combien plus s’en contenterait-ilavec cette délicate condamnée !...

Quelques jours blancs. Les fleurs croissaient avec la violence et labrusquerie d’un cataclysme, les corolles et les baumes surgissaient decette terre sèche comme les eaux jaillissent de la montagne. François,tout en lisant des romans d’après-guerre, guettait les visiteuses de latante ; plusieurs se révélèrent attisantes, mais qui étaient mariées ;il constata que, parce que d’autres avaient droit sur elles, iln’éprouvait pas le désir de les posséder. Plus lointaines encoreapparaissaient les jeunes filles : à peine, s’il les différenciait desjeunes garçons… La veuve qui cherchait un époux, toute prête auxmarivaudages préliminaires, se montra si gaie que, pour un peu, ellelui eût déplu : « En serais-je donc là, se demandait-il, que seules lesabandonnées me tentent ? »

Il en était là, effectivement… Les images d’amour naissant nes’adaptaient qu’à des femmes douloureuses. Ce qui, jadis, n’était qu’unpenchant, devenait un goût fondamental.

Une semaine passa avant qu’il revît la poitrinaire.

Elle parut enfin, au thé de la tante Elisabeth, dans la lumière d’uncostume de crêpe de Chine blanc ; un chapeau de dentelle neige faisaitune nuée pardessus la face mate…

Comme il y avait d’autres visiteuses, François eut le loisir de laregarder et de l’entendre

Avec la nuit des yeux, les paupières translucides comme des pétales, labouche indiciblement amère, les joues très fines mais non creuses, ellen’évoquait aucune autre femme, quoique les détails ne définissent pasla raison de son originalité. Il l’eût jugée mystique sans ledésenchantement du sourire, passionnée sans je ne sais quelle innocencedu regard et quelle pudeur dans l’allure…

Rien, pensait-il, ne la révélait malade, sinon quelques intonationsrauques, mais était-ce des indices morbides ? Tant de gens à la voixrauque jouissent d’une santé plénière.

Abondamment pourvus de victuailles, les thés de la tante Elisabethétaient recherchés. Les avares y faisaient des repas complets :brioches, tartes, fours secs, foie gras, jambon, – vins liquoreux,porto blanc et rouge, malaga, xérès, chypre, malvoisie, vieux madère etjusqu’à des vins asiatiques et californiens ; les alcools foisonnaient,depuis les cognacs, les armagnacs, les marcs jusqu’aux raki,aguardiente, vodka, en passant par les gins, les whiskys, les kirschset les kümmels, les genièvres, les rhums, les pères chartreux, lesbénédictines, vieille Cure, cherry brandy, Cordial Médoc, élixirsredoutables, dont les flacons, éparpillés sur une étagère énorme,attiraient les amateurs.

Parmi ces gens aux rires joviaux, Sylvine riait peu, et ceux-là étaientrares qui lui parlaient longtemps et de très près : la sainte horreurde la contagion éloignait les hommes amoureux de vivre. S’enapercevait-elle ? Quelque nuée, passant sur le visage mat, eût pu lefaire croire.

Après des présentations chaotiques, François se trouva seul avecSylvine et Tancrède, qui huilait la conversation.

- Cet homme ne comprend pas le Midi ! disait Tancrède… Il s’attendtoujours à je ne sais quelle fécondité tropicale… et constatant quecette terre est sèche, pauvre, anémique… il éprouve à chaque visitel’ennui immense que Chateaubriand sentit dans la Terre Sainte…

- Que non ! risposta François… je sais très bien que la terre de notreMidi n’a point d’eaux… et je ne suis pas déçu. Avec ce printemps defleurs, ces parfums qui rôdent, je comprends la féerie des Félibres.

- Oui, dit rêveusement Sylvine, ces parfums sont terribles… ils vouspoursuivent jusque dans le sommeil… ils chantent un bonheur impossible…ils font peur !

Elle parlait, charmante et craintive, ses yeux longs fixés surl’invisible, et sa voix de contralto aux nuances rauques touchaitFrançois.

- Pauvres parfums ! Pourquoi leur en vouloir ? fit Tancrède… Ils nesavent pas ce qu’ils font…

- L’histoire qu’ils racontent est trop belle !

- Ecoutons-là avec des âmes d’enfant, dit François… la croire, c’estdéjà du bonheur !...

- Même le plus grand bonheur, affirma Tancrède… Madame, vous avez degrands torts envers la vie… C’est un péché de se détourner quand lajoie passe sur nos collines…

Elle inclina la tête avec un sourire triste.

- La joie et la peine ne nous demandent pas notre avis. Nous sommesleurs esclaves, soupira-t-elle.

- Je ne le nie pas complètement… je le nie toutefois. La volonté de nepas souffrir, la volonté d’insouciance, nous rend aptes, non à toutesles joies, mais à bien des joies que nous fait perdre le lâche abandonde nous-mêmes aux oiseaux sinistres…

Une rafale de désespoir dilata les pupilles de Sylvine et elle gémit :

- Vous ne connaissez pas la maladie… vous ne pouvez pas comprendre.

Le choc en retour atteignit François, l’affliction de cette bellecréature le ravagea comme un orage et il répondit, avec une sourdeexclamation :

- Oh ! si… je peux comprendre… et tout de même il faut croire le cousinTancrède ; la maladie nous trompe, elle cherche à nous persuaderqu’elle ne peut être vaincue.

Le besoin mystique de croire au salut détendit les lèvres de la jeunefemme :

- Comme je voudrais que vous ayez raison !

- Il a raison, affirma Tancrède…

- Pas pour moi…

- Pour vous surtout.

- J’ai leur mal… et vous savez…

- Vous l’avez moins… et nous avons une médication nouvelle ; je saisqu’on va vous l’appliquer…

- Oh ! si c’était vrai…

- Mais c’est très vrai, dit François. Il est visible que vous n’êtespas, ou guère, affaiblie.

Il ajouta avec force :

- Vous guérirez… d’autant plus vite que vous croirez davantage à votreguérison.

Sylvine regardait François avec un étonnement pathétique :

- Nous irons vous prêcher la bonne parole, dit Tancrède.

- Ah ! je veux bien !

Elle quitta peu après la réunion.

- Je me demande si je n’ai pas eu tort de favoriser ton envie, ditTancrède. Ne risques-tu pas de t’enliser dans les sables ? Elle esttrès intelligente, très cultivée, très sensitive aussi… Si elle semettait à t’aimer, et si ça tournait mal, comme tu la ferais souffrir !

- Je n’ai pas la présomption d’être aimé… Si je l’étais, je ne laferais pas souffrir !

- Elle est vertueuse, mon petit… comme ses sœurs… Puis, tu as beaudire, la contagion n’est pas de la mythologie !

- C’est un mythe pour les gens qui ont les poumons solides !

- Tu crois ? J’en doute bien… et tiens, voici ce satané docteur…

Un homme venait, de stature basse, le buste épais, les pattes brèves,velu comme un mouflon, dont il avait le poil, l’œil sans sclérotiqueperceptible.

- Docteur, voici un dissident qui nie la contagion de la tuberculose !

- Et ce n’est pas un ancêtre, gouailla le médecin.

- Mais je ne la nie point, protesta François, je me borne à direqu’elle n’existe pas pour les hommes munis de bronches vigoureuses…

- Oui et non. Elle est insignifiante pour de tels hommes si lafréquentation n’est pas assidue… Mais la cohabitation et des rapportscorporels très intimes peuvent avoir raison de leur relative immunité…

- J’ai connu un homme très amoureux de sa femme, une phtisique dont lamaladie a duré longtemps… La cohabitation et le reste ont été aussiétroits que possible… Elle est morte, il y a quatre ans. La santé del’homme est intacte.

- Je n’en disconviens point… Mais j’ai connu d’autres cas où des hommessolidement construits ont subi la loi du bacille !... N’oublions pasles accidents et les dépressions, jeune homme !

- Madame Frangène pourrait-elle guérir ? demande Tancrède.

- Ses deux sœurs, dans des cas absolument identiques, ont succombé…

- Elle ne semble pas très malade, dit François.

- Comme elles ! Leur cas est exceptionnel… non unique. Notre devoir estde ne pas désespérer !

- Il désespère quand même, fit Tancrède, quand le médecin se fut insérédans un groupe… Cette pauvre femme est condamnée…

- Condamnée !...

La jeune créature pleine de grâce évoque les fleurs du cimetière, lescryptes des vieilles églises, les pelletées de terre et, par uneassociation subtile, les condamnées exquises qui attendaient l’heure,dans les prisons de la Terreur. François se gorge de pitié, detendresse noire, des voluptés cruelles de l’éphémère qui s’élèvent deSylvine Frangène comme les gramens de l’ossuaire terrestre.

Il l’alla visiter deux jours après le thé d’Elisabeth. Elle lui proposade regarder le site qu’on voyait de la véranda : un plateau vêtu depins roides, un ravin roux et cendre, qui eût été intolérablementtriste sans les fleurs qui jaillissaient de toutes les fissures duminéral, et de tous les îlots d’humus assemblés par les lichens, lesmousses et les pariétaires.

- On aperçoit mieux ici que chez Mme Barzac la pauvreté fleurie de cepays, dit-elle… La Provence est une terre condamnée… un futur désert !

- Qui sait ? La nature a tant de caprices. Quelques convulsions légèresdu sol peuvent lui valoir des fleuves et des lacs débordants.

- Ce ne serait plus la Provence. Il est plus logique qu’elle sedessèche de siècle en siècle… et enfin périsse !

- Vous croyez à  la logique des phénomènes, madame ?

Comme aux premières rencontres, elle enveloppait sa beauté deblancheur. Devant le jardin d’yeuses, d’agaves, de figuiers, il latrouvait plus jolie encore et plus incurablement mélancolique.

Aucun trouble, une sorte de sécurité fluide, le simple contentementd’être seul avec elle et pas de présomption : du moins tenterait-ild’être l’âme de Sylvine et son confident.

- Avez-vous toujours vécu à Paris ? demanda-t-elle.

- Presque… j’y suis né…

- Vos parents aussi ?

- Oh ! non… d’authentiques provinciaux… Mon père un Ardennais… ma mèreune Angevine.

- Vous ne vous ennuyez pas ici ?

- Je ne m’y suis jamais ennuyé… Je connais cette terre depuis ma petiteenfance. Puis, même à la campagne, le Midi est urbain… Je ne sais plusquel Anglais, sir Barclay, je crois, disait : « Il n’y a que deuxpeuples qui aient une culture naturelle : le peuple provençal et lepeuple ligure. » C’est assez vrai, mais ce n’est pas la raison pourlaquelle je ne m’ennuie pas ici. Je m’ennuie rarement.

- Vous êtes naturellement gai ?

- Je suis naturellement triste.

- Malheureux ?

- Non plus… Depuis deux ans, aussi heureux, à peu près, que peut l’êtreune machine humaine.

- Vous me désorientez… Je crois au reste que le bonheur et le malheursont en vous.

- Pourtant, vous ne pensez pas que tristesse et malheur soientsynonymes ?

- Un peu tout de même…

- Nous sommes tellement contradictoires… Mon inclination à la tristessesemble corrigée par un amour exagéré de la vie… je la goûte férocement!

- Mon Dieu ! mon Dieu ! soupira-t-elle.

Et tout bas :

- Pourquoi m’avez-vous abandonnée ?...

Une ardeur ténébreuse glaça cet ardent visage. Puis, un pauvre sourire,un long regard dans l’étendue incommensurable :

- C’est que, moi aussi, j’aime follement la vie ! soupira-t-elle. Oh !le premier soleil du matin, le joli vent des soirs tièdes, les beauxorages, le mistral souverain… et les êtres muets qui jaillissent de laterre… et la divine avrillée dans la divine jeunesse ! O, quitter cela…sentir le souffle noir… écouter avec épouvante un cœur qui bientôt nebattra plus !

Elle abaissa son regard vers les beaux bras purs comme des fleurs viveset des eaux courantes ; le glas d’un sanglot s’éleva dans sa gorge.

- Penser qu’ils pourriront bientôt !

- Oh ! non… non ! cria-t-il dans un saisissement de compassion… cen’est pas vrai… votre cœur battra longtemps encore… la vie s’étend pourvous pleine d’années…

- Si vous les aviez connues ! Ah ! qu’elles étaient jeunes,fraîches et charmantes !

- Ce n’est pas bien de s’abandonner ! L’espoir est un guérisseur !...D’ailleurs, il y a des traitements nouveaux, presque souverains… quevotre médecin étudie et qu’il vous appliquera bientôt. Goûtez les beauxmatins et les beaux soirs… vous vivrez !

- Oh ! si j’osais vous croire !

- Il faut me croire… c’est votre devoir !

Il serrait la petite main de Sylvine d’une façon paternelle, pris dansles rêts d’une émotion où le sexe ne jouait qu’un rôle effacé, à lacantonnade.

- N’est-ce pas ? reprit-il. Il faut me le promettre… Car tous lesobservateurs l’ont remarqué, notre foi a besoin de complices !

- Promettre de croire ! fit-elle avec un sourire indécis… Est-ce qu’onpeut ?

- Parce que c’est vouloir : au fond, toute croyance commence par unchoix… donc par un acte de volonté…

Une buée de méfiance sur les yeux longs.

- Pourquoi vous intéressez-vous à moi ?

- Je ne le sais pas au juste. Un peu, à coup sûr, parce que vous êtesjeune et charmante – et, mon Dieu, c’est fatal !... Mais il y ad’autres choses indéfinissables, le secret des affinités, un instinctde solidarité pour ceux qui souffrent… Oh ! ce n’est pas cet altruismevague, qui se répand au hasard : il me faut tels êtres et tellescirconstances.

Et commettant, délibérément, un mensonge :

- Soyez sûre que j’agis sans arrière-pensée… sans l’intention de vousfaire la cour… Je veux devenir votre ami…

- Ce serait trop beau.

- Mais c’est vrai… Même si je devenais trop sensible à votre grâce, aupoint de vous aimer d’amour, et si vous ne m’aimiez point, je n’enresterais pas moins votre ami ! dit-il avec une véhémence où, cettefois, dominait la sincérité.

- Peut-on affirmer ces choses-là ?

- Je le puis !

Elle lui tendit la main, disant :

- Je doute encore… Mais environnée de bonnes gens qui n’ont pour moiaucune sympathie réelle… à qui je fais peur au fond, j’ai tant envie devous croire !

Elle demeure dans la demi-ombre d’un fin parasol. Son âme délicate etchagrine, en garde contre le mal, contre les êtres, contre le destin,s’abandonne à un demi-rêve, dont François est le principe. Physiquementil ne lui plaît ni ne lui déplaît : ce n’est pas lui qu’elle eûtchoisi, si elle avait cherché l’amour. Mais elle ne songe qu’à fuir unpeu sa tragédie, et personne, pas même Tancrède, claquemuré dans sesaffections acquises et devenu inapte à des attachements nouveaux, nelui témoigne un intérêt valable. Presque tous, trop ardents à vivre,redoutent le mystère de la contagion et ceux-là mêmes qui cèderaient aucharme de Sylvine toutefois ne s’attardent guère auprès d’elle ;quelques-uns, qui braveraient le mal, se trouvent être de trop grossesnatures.

- Va-t-il me faire la cour ? soupire-t-elle.

Son cœur se contracte affreusement… Elle revit l’autre, que déjà elleaimait, qui sans doute l’aimait aussi, et qui a fui comme on fuit lesépulcre… Lui faire la cour c’est presque lui faire une faveur. Cettepensée est si odieuse que ses cils s’humectent et qu’elle demeure là,ensevelie dans sa longue tristesse avec des lambeaux d’espoir, desaspirations rétrécies, et un effrayant amour de la vie.

Lui s’en allait par le site parfumé et presque désertique, dans labéatitude d’une chair saine et d’une aventure bien commencée.

« N’ai-je pas autant de chances que j’en avais avec d’autres ?Peut-être plus, car enfin, ce n’est pas seulement un amant, c’est lavie qui l’abandonne… »

Un petit frisson à l’idée d’être seul à peupler cette existence, unsincère élan de tendresse et de compassion. Caché dans le brouillardpsychique, l’attrait de la maladie et de la mort, d’un corps fiévreuxet d’une âme épouvantée.

« Avec les autres, se dit-il, rien qui ne fut normal après tout ! Je nepouvais pas leur nuire ; je leur offrais mieux que ce qu’elles venaientde perdre… Mais celle-ci, est-il sûr que je ne lui apporte pas unexcédent de peine !... Acceptons ma perversité, si elle estinoffensive… Mais que cette pauvre femme ne souffre pas à cause de moi…»

Il se sait gré de penser et de sentir ainsi :

« Prends garde, mon garçon, à ta responsabilité vis-à-vis de toi-même.Il y a des choses que tu aurais beaucoup de peine à te pardonner… Sicelle-ci t’aimait, il faudrait être prêt à de grands sacrifices…Peut-être ne serais-tu plus libre !... et tu sais que ta liberté t’estchère par-dessus toute chose terrestre… »

L’ironie latente qui accompagnait ces paroles ne les empêchait pasd’être aussi sincères que le peuvent être des discours qu’on adresse àsoi-même.

Ils se revirent, d’abord autant que le permettait la coutume, puis unpeu plus. Chez François l’attrait physique croissait, chez Sylvine cefut d’abord un penchant qui pouvait porter indifféremment sur une amieou sur un ami. Elle aspirait à des causeries douces, à la présence d’unêtre à son étiage, qui la traitât familièrement, qui ne craignît pas saproximité.

Chaque jour, cette présence lui devenait plus nécessaire. Françoisgoûtait une joie mystique à faire éclore des fleurs de confiance danscette âme. Il se délectait du reste au simple jeu de ses qualitésnatives et acquises de consolateur.

Par sa seule présence, la peur de la mort se diluait et s’évaporait ;il laissait après lui un sillage d’espérance.

Son attitude fut si naturellement fraternelle que Sylvine finit par enêtre étonnée, puis obscurément inquiète. Loin de faire décroître saféminité, le mal l’avait accrue. Plus désireuse d’amour, au fond, qu’autemps où elle n’était point ou ne se croyait pas malade, elle avaitbesoin qu’on fût sensible à sa séduction, et la crainte, qu’ellesentait chez les hommes et qu’elle se figurait aller jusqu’au dégoût,lui était une humiliation cuisante. Elle ne tarda pas à croire queFrançois partageait, du moins en partie, l’impression des autres, etelle cherchait dans ses gestes, dans son regard, dans le son de savoix, la trace de cette impression. François se tenait souvent toutprès d’elle et lorsque, pour mieux se rendre compte, elle rapprochaitson visage pour lui parler, elle ne percevait aucun signe d’éloignement.

Alors, elle s’imagina qu’elle ne lui plaisait guère, soit parce qu’ellen’était pas, ou très peu selon son goût, soit parce qu’il n’était pasenclin à aimer une femme malade, que la maladie fût ou non contagieuse.Selon son humeur, elle s’attristait ou se dépitait d’une indifférencequi, de jour en jour, lui apparaissait plus blessante.

Elle n’avait jamais été l’amie vraiment intime d’un homme. Avant lamaladie, les mâles ne manquaient pas de laisser entendre, plus ou moinshypocritement, plus ou moins légèrement, qu’ils étaient prêts àfranchir les barrières. Rien qui ressemblât à ces causeries qu’elleavait avec François : des propos inanes, des galéjades, des échanges denouvelles ou des amorces de galanteries… Devant lui seul, elle avaitmontré ses aspirations secrètes, et même le goût intense qu’elle avaitpour tels livres – les livres de Loti, du Chateaubriand des Mémoiresd’Outre-tombe, de la comtesse de Noailles, de Gérard d’Houville, detous ceux qui mêlent beaucoup de nature à leurs récits et qui ont lesens aigu de la mort.

Il la trouva, un après-midi, les yeux baignés de larmes, qui tenait àla main Jeune fille.

Comme il la regardait, anxieux :

-  Voyez, dit-elle, en tendant le livre.

Il lut :

« Son heure inexorable avait sonné dans le temps qui ne respecte nil’enfance, ni la jeunesse… Quelques convulsions, une détente légère,une petite main serrant plus fort la mienne et une douce tête tenduevers mon visage, immobilisant soudain son regard toujours étonné, sabouche entr’ouverte… »

- Cela m’a fait un mal affreux ! dit-elle.

- Mais pourquoi ? Justement, cela ne vous concerne pas plus que le plusrobuste des paysans qui passent là-bas sur la route… J’ai autant sujetd’en être frappé que vous !... C’est ici la mort qui menace tout lemonde, non celle dont vous avez peur parce que vous la croyezexceptionnelle… Tenez… lisons plus haut :

« Je ne le savais pas, mon Dieu ! qu’un être si délicieux et si tendre,si paré de promesses divines, n’était pas protégé par vous entre tousles êtres et ne serait pas, plus qu’un autre, miraculeusement sauvé… Jene le savais pas qu’il suffit d’une nuit, d’un jour, d’une heure pourpasser si doucement et si naturellement du royaume de la vie à ce noirexil de la mort… » (1)

- Non, cela ne vous concerne pas ; vous n’êtes pas comme cette héroïned’un autre roman qui, pleine de jeunesse et de force, et belle etcharmante et adorée, ne songe qu’à la mort.

- Je sais ! chuchota Sylvine… je sais…

Elle alla prendre le livre, elle lut :

« Ne la sens-tu pas, à chaque geste, glisser en toi et te dévorer ?Jamais elle n’a de cesse. Elle seule est vigilante dans l’univers : lavie n’est que désordre et lenteur. La mort la mène comme le vent mèneles nuages sur la montagne. Écoute, et tu entendras au fond de toi lescris des Trépassés… (2). »

- Et ceci vous touche moins encore !... Car, si l’on vous disait : «Vous êtes guérie et construite pour vivre longuement ! » vous nesongeriez jamais à la mort, ou presque jamais, et en tout cas sansépouvante…

- C’est vrai, soupira-t-elle… Même si l’on me disait : « Vous vivrezencore vingt ans, telle que vous voilà », je serais déjà consolée…

- Et moi, je vous dis : vous vivrez et vous guérirez ! Par votrejeunesse et aussi parce que le remède est proche !

- Vous y croyez à ce remède !

- Absolument. J’y croyais déjà à mon départ ! Mais j’ai écrit à monmédecin, un homme sûr : il m’a répondu que ce sérum est merveilleux…Alors, je vous en supplie, laissez entrer en vous la foi, qui, seule,vous sauverait…

Il était fervent et pathétique, les yeux luisants, et l’émoi mobilisaitses traits un peu roides. Une tendresse neuve s’éleva dans la femme,comme les pointes vertes du blé nouveau.


CHAPITRE II

- Oui, le sérum… un bon coup de fouet… mais Maurac reste trèssceptique. Il ne découvre aucune amélioration essentielle.

Ainsi parlait Tancrède en grillant un odieux cigare pareil à un bâtonde zan.

- Mais, dit François, n’est-il pas trop tôt pour avoir une opinion ?

- Pas selon Maurac. Les effets prédits ont raté… rien de profond… unréveil illusoire… et qu’il serait peut-être bon de ne pas prolonger!... Ah ! on ne le tient pas encore, ce salaud de bacille !

Tancrède projeta quelques bouffées funestes et remarqua :

- Je ne croyais pas qu’elle t’intéresserait tant que ça ! Selon leslois du patelin, ou tu vas la compromettre ou tu feras figure defiancé… Je crois utile de te le laisser savoir.

- De quoi se mêlent-ils ? s’écria le jeune homme avec humeur.

- Dans les innombrables communes de France… il n’en est pas une où lesgens ne s’en mêleraient pas… Alors, ton exclamation…

- Est saugrenue ! Est-ce que vous vous proposez de me donner un conseil?

- Je me le demande ! En tout cas, ce ne serait pas sans tonautorisation.

- Je vous ai de tout temps considéré comme un sage. Donc, un conseil devous sera bien accueilli.

- Un vrai sage s’abstient de donner des conseils…

- Même si on les lui demande ?

- Surtout si on les lui demande ! Comme ne je suis qu’un sage depacotille, j’ai envie de te donner au moins un semblant de conseil. Situ aimes Mme Frangène, arrête-moi : je respecte la folie amoureuse.

- Mme Frangène m’est déjà très chère… ce n’est pas encore une passion.

- Donc, tu peux réfléchir… Alors, si tu n’es pas résolu à allerjusqu’au bout… il serait préférable de ne plus la voir. Ne t’ai-je pasdit qu’elle avait beaucoup souffert d’un quasi abandon ?

- C’est une raison pour que je continue à la voir !

- Je n’ai rien dit ! Pardonne-moi ma toute petite intervention.

- Elle me touche… parce que vous avez pitié d’elle… Rassurez-vous,cousin Tancrède, elle ne souffrira pas par ma faute.

- Tu es plus près de la grande démence que je ne le croyais ! murmuraTancrède. Et si j’ai pitié d’elle, j’ai aussi pitié de toi… Rien deplus terrifiant, j’imagine, que d’aimer une femme qui doit mourir. Jene puis le comprendre. Que l’ayant aimée saine, on persiste à l’aimermalade, soit. Mais savoir qu’une femme est atteinte d’un mal implacableet contagieux, savoir qu’à chaque jour correspond une brèche nouvelle,savoir qu’elle est dévorée vive par le bacille et l’aimer ensuited’amour, cela me paraît presque aussi fantastique que si l’on aimaitune momie !... Dire que je te prenais pour un mammifère normal !

- Normal ! se récria François… Cousin Tancrède, l’homme est une bêteanormale par tout ce qu’il a de supérieur : l’amour en toutes saisons,l’amour vêtu de rêves, la morale, la coutume, la tradition, la loi, lalongue et triste prévoyance qui gâte même la vie des simples, laconnaissance lucide de la mort… la pitié, cousin Tancrède, et l’Art,l’Art envahisseur qui pénètre, qui imbibe chacun des actes de l’hommecultivé… enfin par-dessus tout, cette civilisation même… L’amour pourune malade, l’amour une condamnée, je crois que c’est humain, trèshumain…

- Surhumain ! gouailla doucement Tancrède… Allons ! tu n’es qu’unvulgaire romantique, et du moins les romantiques ne savaient pas ce quise passait dans les bronches des poitrinaires, ils ignoraient lacuisine effroyable des microbes !... Enfin ! il y a un François quej’ignorais… un François qui ira jusqu’au bout de sa folie : tu pensesbien que je ne me permettrai plus même l’ombre, la pénombre d’unconseil !

- Mais, protesta François, je ne suis pas encore entré dans la… folie !

- Tu es devant la porte. La porte va s’ouvrir et tu entreras… à moins,comme disait le vieux, qu’un beau désespoir ne te secoure !... C’estégal, je ne comprends pas.

Cette conversation excita bizarrement François et la vision de la chairmalade, qui effrayait l’autre, l’entraîna davantage vers Sylvine.

Il la trouva, à l’ombre d’un troëne, dans la candeur neigeuse de sesvêtements, si jeune et si voluptueuse et d’une pâleur si charmante,qu’il murmura :

    Elle viendrait du fond de l’allée automnale,
     Blanche, pure et nimbée de grâce virginale,
     Et sous la feuille rousse et les rameauxmourants
     Traînant à petits pas l’amour et le printemps!

Il retint la petite main plus longtemps que de coutume.

- De qui ces vers ? demanda-t-elle.

- D’un inconnu.

Il observait le visage de Sylvine avec une sollicitude minutieuse. Oùdonc l’ombre du Roi des Épouvantements ? Les joues fines, les yeux deflamme brune et violette, le teint… Peut-être ce cerne, cettepalpitation, parfois précipitée, des narines ? Mais le cou délicat,rond comme le cou de l’antique Sulamite, et les bras de nymphe, nedécelaient aucune tare.

- Candide Naïs !...

Comme elle tournait vers lui un regard étonné :

- Vous me faites songer à la blanche Naïade, cueillant les pâlesviolettes et les hauts pavots ! fit-il.

- Et quelle est cette Naïade ?

- Oh ! une Naïade très ancienne, qui joignait la fleur de narcisse àl’anet odoriférant… Sur cette terre latine, n’est-ce pas, les imageslatines surgissent du sol…

- Tout cela veut dire ?

- Vous le savez très bien… Cela veut dire que vous évoquez la Naïade,et ce qu’elle évoque : la jeunesse et l’enchantement.

- Vrai ? fit-elle charmée et sentant passer sur sa peau une chaleur develours. Alors, c’est un compliment ? Vous en êtes chiche !

- Ce n’est pas un compliment… c’est une impression…

- C’est bien mieux !...

Leurs regards se confondirent, puis se détournèrent, mais dans ceregard, soudain trouble et plein de gêne, passait la complicitééternelle.

- Il est bien vrai que je ne dois pas vous parler de ces choses !fit-il. Car j’ai promis d’être votre ami, de vous épargnerl’importunité de tout ce qui n’est pas simplement amical… Je me repens.

Elle baissa la tête, un rose d’églantine aux pommettes.

- Cela ne m’importune pas… j’ai peur parfois de ne pas être une femmepour vous… enfin, je voudrais… voudrais…

Elle hésita, le cou aussi rose que les pommettes.

- Une amitié qui ne serait tout de même pas tout à fait la même qu’uneamitié d’homme à homme ou de femme à femme…

Il avait tressailli :

- Ce serait beaucoup plus doux… Et pourquoi pas ? vous êtes maîtressede l’heure.

- Maîtresse de l’heure ?

- Eh ! oui… selon votre désir, madame, ou l’amitié d’homme à femme… oula tendresse sans limites : tout l’amour-amitié ou tout l’amour-passion…

- Est-ce seulement possible ? Si vous n’aimez pas d’amour aujourd’hui,comment savez-vous que vous aimerez demain ?...

- Je le sais depuis les premiers jours. Ce n’est pas si compliqué, aufond !... Du moins pas pour moi… Nous sommes tous pleins de forceslatentes, pleins de sentiments ébauchés et nous le savons plus oumoins… Je crois être de ceux qui le savent clairement : je n’ai jamaisignoré que j’étais prêt à vous aimer éperdument, madame. Un motsuffirait, un mot qui déclencherait les puissances cachées !

Elle baissa la tête, saisie d’une ivresse subite et dévorante. Il vitla jeune poitrine palpiter, et cette palpitation lui donna le vertige.

- Que vous êtes étrange ! murmura-t-elle.

- Pas étrange du tout… très normal mais un peu plus sincère que laplupart des autres hommes.

Le tourbillon entraîne Sylvine, le chaos, l’orage, le déchaînement desénergies primitives, et cet homme, le seul qui soit venu, le seul quise mêle hardiment et tendrement au drame, en quelques minutes luicondense la destinée. Comme elle a maintenant peur de le perdre ! Ah !qu’il console et qu’il sauve, qu’il soit celui que toute femme attend,dans le désert de l’âme ! C’est l’heure où les circonstances se nouent,où s’unifient les songes épars, les vœux obscurs, le redoutable appeldu bonheur… Des mots lui échappent, qui n’ont pas été pesés par laréflexion, qui montent des abîmes :

- Si je disais pourtant que j’ai besoin d’être aimée…

- Oh ! supplia-t-il, incliné vers elle, les mains tendues… si c’estainsi dites-le… un mot et tout mon être est à vous.

- Tout votre être ?

- Tout mon être…

Elle poussa une plainte heureuse, elle tendit sa petite main pâle etdéjà, il y promenait une lèvre vorace :

- Je vous aime et je vous le cachais, chuchota-t-il, car je ne voulaisrien faire contre votre volonté… Je vous aime, Sylvine, d’un amourtendre, patient et dévoué, mais avec tous les désirs, la passionimmense de votre chair !

Il l’avait saisie ; sa bouche montant du bras à l’épaule, s’attardadans le cou tiède et trouva la bouche consentante de Sylvine.

Sur la route, ivre encore, tantôt il s’immerge dans les sensations,tantôt il appelle sa pensée à la rescousse : ce baiser le lieautrement, et combien plus fort que tous les baisers des autres femmes: avec elles l’avenir restait ouvert, sans engagement et sans promesse.Cette fois, un contrat latent est né à la seule rencontre des bouches :il faudra aller jusqu’au bout.

Dans l’exaltation de l’heure, l’idée d’un sacrifice rend plus capiteuxle soir croissant, ces sites dont une lumière adoucie révèle mieux lecharme, ces ombres virgiliennes qui s’allongent sur les collines et surles villages, sous une rosée de parfums.

- Je veux lui épargner toute souffrance, chuchota-t-il, en savourantensemble le joli déclin et une sensualité neuve, « fragile », perverse,née de la jeune chair malade, de la menace homicide.

La séduction du requiem le pénètre jusqu’aux os, et telles paroleslithurgiques remontent des profondeurs : « Car nul dans la mort ne sesouvient plus de vous !... Seigneur, donnez-leur le repos éternel. »

Dans la véranda aux jacinthes, une petite créature humaine rêveéperdument. Le monde vient de regrandir ; toute l’étendue, serréeautour de Sylvine comme une muraille, se rouvre sur des sites immenses.Depuis la fuite de l’autre, solitaire parmi les gens qui sedérobaient ou la tenaient à distance, elle était dans la sente étroitequi mène au trou noir. Chaque soir lui chantait l’Office des Morts,chaque soir, saisie par le grand épouvantement, perdue sous le ciel desdétresses, elle entendait le glas. Les draps de son lit étaient déjàles linceuls où, comme ses sœurs, elle serait enclose pour le sommeilsans bornes.

A peine si, parfois, le souffle léger du matin, l’air purifié sous lesétoiles, apportait une avare promesse, aussitôt reprise…

Et voilà que, tout de même, la fatalité se détache d’elle et qu’elleretrouve la tiède douceur des possibles… La vie reverdit sur lescollines, les eaux fraîches répandent leurs clartés fécondes. Françoisest venu des terres lointaines, avec les oiseaux migrateurs, lesconsolations et les promesses : le temps de souffrir est révolu, letemps d’aimer sonne dans l’univers de Sylvine.

- Oh ! soupire-t-elle… faites, Seigneur, que je ne sois pas déçue.

Elle ne croit pas qu’elle va l’être, elle se confie religieusement àl’homme qui prend la figure du sort ; et, dans le soir qui va venir,devant le brasier rouge qui coule au fond de l’abîme, ressuscitent lessouhaits qu’elle n’évoquait plus qu’avec tremblement…

Voici le crépuscule au fond des nuées ; la terre se penche vers legouffre étoilé, gouffre glacial dont l’abrite à peine une mincecouverture d’air, et Sylvine, tournée vers les prestiges qui font, dansl’Occident, naître et se dissoudre cent sites illusoires, vastes commedes archipels, Sylvine ne s’aperçoit même plus qu’elle tousse.

C’est comme si elle venait seulement de quitter son corps de petitefille, comme si l’amour apparaissait pour la première fois… Maisn’est-ce pas la première fois ? Le jeune mari apportait une âme maigreet sans chaleur, pauvre homme dit positif, qui avait de l’existence uneconception à peine supérieure à celle d’un chien.

Et l’autre, la fuite furtive et honteuse ! Elle veut croire, ellecroit, et dans le court intervalle du déclin au crépuscule et ducrépuscule aux premières étoiles, elle aura su transformer François etle grandir.

- Madame, vient dire la femme de chambre qui apporte un châle, voilà lafraîcheur qui tombe.

C’est une quadragénaire, presque dévouée, qui ne redoute pas lacontagion.

- Merci, Juliette, dit Sylvine, tandis qu’on lui met le châle sur lesépaules.

Elle rentre dans la maison et c’est à travers l’obstacle transparentdes vitres qu’elle contemple les petites lueurs qu’elle a toujoursaimées. Hier, la mort lente de la lumière, la cendre qui tombeimperceptiblement, c’était un drame morne, dont elle avait une peurtantôt subtile qui se répandait dans ses fibres comme un venin, tantôtune peur lourde qui tombait en bloc d’épouvante.

Aujourd’hui, c’est une fine et tendre mélancolie, éclairée des flammesillusoires ; l’étoile Vénus devient l’étoile de la déesse blonde ; lemonde redoutable qui refoulait Sylvine figure un monde enchanté où lesâmes fleurissent… De minute en minute, François est plus étroitementmêlé à la nuit, il est l’envoyé du sort, celui qui soutiendra l’édificechancelant construit sur les sables.


CHAPITRE III

François venait maintenant la voir tous les jours. Elle le recevaitd’abord dans un petit salon où ils goûtaient la volupté étrange dubaiser, volupté presque symbolique, que des races entières ignorent.Elle se réfugiait bientôt au jardin, soucieuse de prolonger l’époquecharmante des préliminaires : là, trop exposés aux regards, ils sebornaient à des paroles.

Le désir grandissait, peut-être moins chez François que chez Sylvine,saisie par l’ardeur que la nature mêle à la plus épuisante desmaladies. Mais elle appartenait, comme l’avait dit Tancrède, à une raceoù les femmes pratiquaient les rites traditionnels, et, croyante,malgré des lacunes, elle voulait la consécration de l’Église.

Rien dans son passé ne ressemblait à cette flamme qui soudain allumaittous les nerfs. Les ternes caresses de son mari lui furent plutôtdésagréables ; avec l’autre, il n’y avait eu que des paroles, et lesdésirs restaient épars, imprécis, noyés dans une sentimentalitéincohérente ; ceux qu’elle avait pu ressentir avaient je ne sais quoide furtif, d’imparfait, de mal éclos. Ainsi le baiser de François luirévélait à la fois l’amour et le désir complets, attisés par lamaladie, et si c’était le grand enchantement, c’était aussi un périlqu’elle tentait de conjurer…

Un jour, entré par la véranda, il parvint jusqu’à elle sans qu’ellel’eût entendu :

- A quoi rêviez-vous ? demanda-t-il.

Elle répondit sans coquetterie :

- A vous !...

Et tandis qu’il demeurait sous le charme :

- C’est insupportable, fit-elle avec un petit rire malicieux, je pensetoujours à vous…

Il l’avait saisie ; leurs bouches communièrent dans un de ces désirsqui tout ensemble plient la volupté aux tyrannies animales et l’élèventaux élans mystiques. Les vêtements légers glissaient sur la chairlisse, il percevait trop nettement les contours cachés et, dans undélire, il la souleva. Suspendue à lui, déjà elle s’abandonnait.

Mais tandis qu’il l’emportait, elle eut un grand sursaut.

- Oh ! non, supplia-t-elle… non ! pas comme cela… je suis croyante.François… il ne faut pas que j’aie horreur de mon péché…

Son visage caché dans le sein du jeune homme, elle reprit d’une voixgémissante :

- Je vous aime éperdument, François… comme je n’ai jamais aimé… vousêtes en réalité mon premier amour ! Mais que faire ? Je ne peux pas… Ilfaut que Dieu le veuille !

Il écoutait cette voix plaintive avec passion et pitié, une douceurfraternelle répandue sur tout son être, singulièrement heureux deconcevoir Sylvine si ardente et si pure : il s’écria :

- Ah ! chère âme, je ne ferai rien qui puisse vous rendre malheureuseet il me sera doux de vous avoir pour femme !

- C’est vrai ? cria-t-elle, éblouie… Vous voulez que je sois votrefemme… Ah ! François… je ne savais pas ce que c’est que d’être heureuse!

Elle serrait les mains du jeune homme contre sa poitrine. Ce qu’il yavait encore d’imparfait dans l’illusion s’évanouit comme le brume desnuits sur une vallée estivale… Elle crut à l’étendue et à la durée, àune lente et lumineuse destinée humaine acheminée vers cette vieillessequ’elle avait tant désespéré d’atteindre, qui lui semblait moins unefin que le mouillage au havre de grâce.

- Pourtant que ce ne soit pas un sacrifice ! chuchota-t-elle.

- C’est un désir ardent !

- Ardent ! fit-elle, en extase… Comme je vais compter les jours !


CHAPITRE IV

Huit jours plus tard, François revenait de Paris où il avait accompliles rites administratifs. La matinée était fraîche, une vapeur semourait dans les vallées et s’effilochait sur les collines. Dans le moifrileux du jeune homme déferlait un fade pessimisme : ne ramenait-ilpas la corde pour se pendre ?

Le cousin Tancrède l’attendait à la gare :

- Ta folie va donc s’accomplir ? demanda-t-il.

- Lors même que ce serait une folie… il faudrait que je fusse une bruteignominieuse pour reprendre ma parole… Et pourquoi serait-ce une folie ?

- C’en serait une pour moi… si j’étais encore assez jeune pour ce genred’accidents ! Mais, ma parole, donnée, je l’eusse comme toi tenue.

- Je n’ai qu’une crainte, cousin Tancrède. Est-ce qu’elle-même n’ensubira point de dommage ?

- J’ai consulté Diafoirus… Il pense que tout est indifférent… Le sort aprononcé : mieux vaut finir sur une belle chimère !

- Le sort a-t-il réellement prononcé ?

- Plus que jamais. Le fameux sérum est inopérant… peut-être mêmenuisible… L’éternité approche et, par chance, elle n’y pense presqueplus… Ainsi ta folie sera bienfaisante pour elle… mais pour toi ?

- Je m’arrangerai avec le destin, cousin Tancrède…

- Est-il possible que tu aimes… d’amour ? fit involontairement l’autre,avec une curiosité où se mêlait de la répugnance.

- N’est-elle pas charmante ?

- Hélas ! oui… mais ce mal… ces poisons…

- Je l’en aime mieux, peut-être.

- Je ne comprends pas… je ne peux pas comprendre ! Pas trop fatigué ?demanda Tancrède qui craignait d’avoir un peu froissé François.

- Non, j’ai mieux dormi dans le train que je ne m’y attendais…

La tante Elisabeth accueillit François comme s’il était atteint d’unemaladie incurable : elle lui jetait des regards inquiets ou apitoyés ;elle lui parlait d’une voix douce et réticente, mais elle attendit lafin du déjeuner pour demander :

- Tu as bien réfléchi, mon François ?

- Il n’y a plus à réfléchir, ma chère tante Elisabeth, fit-il avec unpeu d’agacement.

- Allons ! je prierai Dieu et la Vierge pour que tu sois préservé dumal !

Elle l’embrassa, les yeux pleins de larmes, car elle avait reporté surlui et sur Tancrède tout son capital de tendresse.

Jusqu’à ce qu’il atteignît la maison de Sylvine, sa méditation futassez morose, mais à la vue du jardin, au détour de la route, un fluidebienfaisant soulagea sa poitrine…

Sylvine fut là, plus maigre, plus légère, les yeux avivés par lebistre, l’émoi et la fièvre : le roi des épouvantements le frôla, maislorsqu’il la tint contre lui, tremblante d’amour, lorsqu’ilscommunièrent dans le rythme des lèvres, la volupté se répandit plusfervente d’être sinistre.

- Ah ! soupira-t-elle… quelle joie et comme j’ai tremblé !

- Tremblé ? Que pouvais-tu craindre ?

- Toute absence est une menace… Tu étais dans la ville qui attire etqui fascine, où tu as tous tes souvenirs… Savais-je ce qu’elle teconseillerait ?

- Pourquoi m’aurait-elle mal conseillé ? j’y emportais mon amour et elle aime l’amour…

- Tu m’aimais là-bas ?

- J’y étais pour te conquérir… Tout est fait, chère chérie… et ici ?

Elle se suspendait à lui, tressaillante d’allégresse, dans un délire degratitude.

- Ici, c’était si simple ! Ah ! cela va donc venir… ce rêve immenses’accomplira. Je t’aimerai avec le consentement divin !

La toux sonne, sèche, rauque et profonde. Le glas ! toute la férocitédu monde mêlée sournoisement aux rêves de joie, aux douleurs sansbornes qui palpitent dans les cœurs condamnés.

- Ce n’est rien, dit-elle, l’accès passé… je vais tellement mieux !

Elle le croyait, hypnotisée, et lui, saisi d’une pitié recueillie,embrassait à petits coups les cheveux, les yeux, le cou de lamalheureuse, dans un enchevêtrement de tous les amours humains.

La double cérémonie du mariage fut accomplie en un matin, furtivement,presque clandestinement, selon le vœu de Sylvine, vœu qu’approuvait latante Elisabeth pour qui cette union était une catastrophe.

Une limousine les emporta vers une villa chétive, non loin de la merlatine, où la jeune femme avait vécu jadis de prodigieuses vacances…Une ceinture de platanes enveloppait un jardin naïf où pullulaient lesroses de Provence, les jasmins, les iris, mêlés à quelques yuccasfarouches et à trois vieux palmiers venus d’Algérie, sous le règne deNapoléon III.

Pour seule servante, cette quadragénaire qui ne croyait pas – du moinspour elle-même – à la contagion. Elle leur servit un déjeuner sansfaste et, après le café, se fit invisible.

Jusqu’alors, par une entente tacite, François et Sylvine s’étaientcontenus. Deux ou trois fois, elle avait toussé, sans qu’elle parût yprendre garde… Et maintenant, seuls, ils demeurèrent un momentsilencieux, saisis d’une gêne grave, soudain étonnés d’être là et den’avoir qu’un geste à faire pour s’appartenir. Cela différaitsingulièrement de tout le passé de François : liée à lui par leconsentement social et par la foi religieuse, elle ne paraissait pas dela même race que les autres femmes, et bien qu’elle lui fût asserviepar le mariage, il la sentait très libre et il avait plaisir à lepenser…

Dans l’attente, ils furent étrangement séparés l’un de l’autre,intimidés, craintifs et honteux comme si jamais ils n’avaient échangédes paroles d’amour ni des baisers.

Il dut faire un effort sur lui-même pour prendre les mains de Sylvineet murmurer :

- Il m’est bien doux d’être dans cette maison où tu as vécu petitefille… Nulle part je ne pouvais être plus près de toi… de toi toutentière.

Toute gêne s’évanouit, les yeux de Sylvine parurent plus vastes, leursiris écartés autour des pupilles noires comme des corolles épanouies…Il regardait s’élever et s’abaisser les seins délicats :

- Veux-tu que ce soit maintenant ?

- De toute mon âme et de tout mon corps !

Il la souleva, et la serrant contra sa poitrine il l’emporta pour lesacrifice.

Sylvine fut heureuse et ce bonheur éblouissait François. Pendant dessemaines, l’amour les enveloppa comme une émanation de la terre et descieux. Il y avait en elle des réserves infinies de sentiment, lesgrâces d’un jeune être qui a longtemps attendu l’amour et ne l’a pointtrouvé. Une naïveté d’adolescence s’unissait à la finesse des maladesplongés dans la solitude de la souffrance, aux écoutes des nuancesmystérieuses de leur chair, attentifs aussi aux démarches comme auxréticences du prochain. En outre, Sylvine était poète, non comme ceuxqui écrivent et éparpillent leur vie intérieure dans le redoutabletravail de l’art, mais comme une qui vit sa poésie, qui la mêlesubtilement à toutes les sensations et à tous les actes.

Elle avait assemblé sur François les possibles et les croyances, lavolupté et la pureté, tous les désirs et tous les recueillements, etparce que, avec son instinct de consolateur, accru par l’expérience, ilsavait se prêter également aux ardeurs de la phtisique ou aux lentesrêveries, il était pour elle une incarnation presque divine…

Il aimait chaque jour davantage la fragile compagne promise à la mort.Chacun de ses gestes évoquait l’heure impitoyable. Lorsque, écrasée parl’angoisse, elle se réfugiait auprès de lui et cherchait dans lacaresse un secours contre la destruction, il était saisi de cette pitiéétrange qui mêle sinistrement l’horreur et la volupté.

Le mal parut d’abord reculer ; il revint avec brusquerie, la fièvreaugmenta et le médecin ne cachait guère à François des complicationsfunestes.

Dès lors, l’amaigrissement fut rapide, la toux âpre, souventaccompagnée d’hémoptysies… Une beauté extraordinaire se répandit sur lamalade ; François la contemplait avec une terreur ravie, comparable àla terreur des mères devant leurs beaux enfants condamnés.

Le désespoir n’avait pas encore ressaisi Sylvine et, au sortir descrises, cramponnée à son amant, elle murmurait :

- Avec toi, je ne puis pas mourir !... Puisque tu m’aimes, nous vivronslongtemps ensemble… longtemps.

Pour se rassurer, elle sollicitait la grande caresse, et François,lugubrement exalté, demeurait ensuite plongé dans une tristesse quifaisait de tout l’univers une nécropole.

Le médecin avait dit :

- Elle est à la merci d’un collapsus…

C’était un spécialiste, venu d’une plage prochaine où il soignait touteespèce de tuberculeux. Il s’attendait à une issue rapide et ne lecachait pas au jeune homme…

- Il n’y a rien à faire… rien ? demandait François.

- Je crois avoir essayé tout ce que nous pouvons essayer dans l’étatactuel de la science… Nous sommes encore très désarmés, notreconnaissance de ce mal est plein de lacunes : il est si compliqué… siplein de détours. Par malheur, c’est ici une victime presque sansdéfense… l’organisme réagit pauvrement… il est complice des bacilles…il les accueille avec une sorte de ferveur… Or, déjà, vous ne l’ignorezpas, les cellules des tuberculeux ne sont que trop enclines à pactiseravec l’ennemi !

- Alors, aucune espérance ?

Le médecin regarda François bien en face :

- Vous voulez des illusions ? demanda-t-il d’une voix bourrue.

- La vérité !

- Ça vaut mieux… sauf pour elle bien entendu. Eh bien ! nous sommesen pleine évolution granulique… donc très rapide… et, avec letempérament du sujet, peut-être foudroyante. Ne soyez pas imprudent…

Il la trouva ce jour-là épuisée par la toux, l’hémoptysie et la fièvre.Étendue sur une chaise longue devant le jardin où les fleurs éclataientcomme un incendie, où la vie multipliait frénétiquement les graines etles fruits, elle sortait d’une heure funèbre ; les cloches de la mortsonnaient dans sa poitrine. Sa main trop chaude, qui bientôt seraitfroide comme un minéral, se crispait éperdument dans la main deFrançois. La même nature qui allait la détruire, comme elle détruisitles petits insectes parmi les herbes, rendait cette destructioninconcevable et intolérable pour le jeune homme.

- Oh ! mon chéri… comme j’ai eu peur, chuchota-t-elle, pendant que tuétais sur la route !... Il me semblait que tu avais disparu dans unmonde très lointain, que tu étais devenu inaccessible et que j’allaismourir sans te revoir… Tu ne peux pas concevoir cette épouvante : sanste revoir !

- C’est très mal de penser à la mort, petite enfant !...

- Oui, c’est mal… je ne dois pas !... Ta seule présence l’éloigne… Ah !François, ta présence… c’est la vie même… je ne crains plus rien… jeveux croire que je vais vivre.

- Il faut en être sûre, Sylvine… comme je le suis.

- Tu en es sûr ? fit-elle avidement… Mets ton bras autour de ma taille,et dis encore :

- J’en suis sûr, aimée…

Il passa son bras autour du corps flexible, il en sentit l’effroyablefragilité. La pitié l’envahit comme un fluide, toutes les misères del’homme déchaînées, et il couvrit Sylvine de baisers très lents, desbaisers d’épouvante.

- Voilà ! le bonheur est revenu, murmura-t-elle… Tu es ma force et moncourage… Ton amante est ton enfant, et quand tu la tiens contre toi, lacruauté du monde ne peut rien contre elle…

Ses yeux se fixaient sur l’homme, splendides et sinistres, dans uneexaltation de fièvre, une joie qui le faisait songer aux palpitationsde l’étoile Vesper prête à sombrer dans l’Occident…

- Dis encore une parole, chéri… dis que tu m’aimes.

Il répondit, consterné :

- Je t’aime, enfant chérie…

- Oh ! oui… oh ! oui.

Elle éleva vers lui sa bouche ; ses lèvres brûlantes burent l’amourcomme un philtre et, se pressant contre lui, elle voulut être plus sûrede vivre en accomplissant le rite suprême de la vie…

François se releva plein d’horreur.

L’horreur, encore qu’affaiblie, persista le lendemain. Il voyait tropcontinuellement la morte dans la vivante et, sans diminuer satendresse, cette impression amollissait ses sens. Lorsqu’elle sepressait contre lui, lorsqu’elle tendait ses lèvres, il frémissaitcomme si elle allait se roidir et se glacer dans ses bras. Il luisembla que désormais le sacrifice serait impossible. Par bonheur, ellepassa par une période languissante durant laquelle elle sollicitaitplutôt la douceur que la passion…

Quand elle se ranima, François retrouva la force qu’il fallait pour larassurer, mais ensuite, il fut pris d’une tristesse sépulcrale. Dansles minutes où les sentiments dominaient la conscience, lorsqu’ilsongeait que sans doute Sylvine serait bientôt morte, il subissait,sans le souhaiter, une impression de délivrance. Il s’en indignait, ilrepoussait la vision cruelle, et il réunissait parfois à l’éloigner,mais elle se glissait sournoisement à travers les ténèbres etreparaissait à l’improviste… D’ailleurs, cela ne diminuait pas sonattachement à Sylvine et lorsqu’il revoyait le corps rongé, les grandsyeux pathétiques, lorsque le cœur de la malade battait contre son cœur,il savait qu’aucune circonstance humaine ne le détacherait d’elle avantl’heure formidable :

- Jamais ! Jamais ! chuchotait-il, quel que soit l’arrêt du sort, ellene souffrira par ma faute !

Mais chaque jour son rôle devenait plus pénible : il lui fallaitensemble dissimuler une pitié tragique et feindre le désir. Sans douteeût-il fini par se trahir, si le médecin n’était venu à son aide. Cespécialiste psychologue, averti de l’ardeur dévorante des phtisiques,démêla la réalité à travers quelques allusions et, feignant d’instituerun nouveau traitement, il ordonna le grand calme. D’ailleurs, ilannonçait que la prescription pourrait être levée dans quelquessemaines :

- Vous avez besoin de toutes vos forces pour lutter contre cesdernières crises ! dit-il… Après quoi cela ira beaucoup mieux…

Chez ce visiteur de la mort, je ne sais quelle ironie se mêlait à lapitié – ironie sans cruauté d’un esprit à qui la vie des hommes, la viedes bêtes, semblaient également misérables et dérisoires…

- Les dernières crises ? chuchota-t-elle, suppliante.

- Les dernières, oui, répondit-il, affectant son air bourru, pourvu quenous soyons sages !... Les malades doivent être dociles…

- Je serai docile. Ah ! docteur… guérir !

- Vous guérirez, mon enfant, fit-il, touché par la grâce de cette joliecréature… Nous allons tout faire pour cela… Allons !...

Et se tournant vers François :

- Je compte aussi sur vous !

Il avait disparu ; la confiance ranimait la machine expirante et lesyeux, pleins d’une espérance sinistre, beaux comme les forêtsd’automne, quand la mort fleurit les ramures, se fixaientlamentablement sur François :

- Chéri, chéri, quand je serai guérie… tu veux bien que nous fassionsun grand voyage…

- Oui, petite enfant, nous ferons un grand voyage.

- Comme la vie sera belle !

La plus étrange de toutes les choses humaines, la fable, tellementmultipliée par la parole que les réalités premières sont presqueeffacées devant elle, rayonnait dans les pupilles élargies.

Elle tendait les bras et, l’étreignant, il avait effroyablementl’impression d’étreindre un cadavre.

Les jours, lents et lugubres, versèrent dans l’éternité leurs heures,leurs minutes, leurs secondes, et François, continuellement, voyaitmourir Sylvine. Il la voyait mourir dans la lumière, il l’entendaitmourir dans les ténèbres : pour ne pas l’effrayer, il n’avait pasappelé une garde-malade, il se contentait de la femme quadragénairequi, par chance, se montrait vigilante, adroite et pleine de bonnevolonté.

Chaque matin, il trouvait la malade plus sépulcrale ; la nuit, lesquintes de toux sonnaient les funérailles. Alors, avec elle, il voyaitdisparaître les multitudes humaines dans les profondeurs du temps, dansles déserts de l’étendue, sans que jamais, pendant une seule seconde,l’homme cessât de périr, sans que jamais un intervalle séparât lesplaintes des malades des râles des agonisants. Dans les abîmes del’Océan, dans les forêts, dans les prairies, parmi les feuilles vertesou les herbes flexibles, toujours quelque créature rendait aux chosesla mystérieuse énergie qu’elle avait reçue des choses.

Jamais ! Toujours ! Avec quelle précision il se voyait périr lui-même !Quelle conscience hideuse et abominable il avait de la fragilité de samachine, quels gémissements éperdus des nerfs, quels chocs désespérésdu cœur…

« Le soir inexorable viendra… et si vite !... Quelques pas dansl’énormité de l’espace, quelques souffles dans l’infini de la durée…pauvre Sylvine et pauvre François… »

Ainsi songeait-il dans l’ombre étoilée ; la toux féroce tranchait sespensées comme une faux ; Sylvine, avec une faible plainte, tournait uncommutateur et, saisissant la cuvette posée près d’elle, crachait dusang…

Recru de fatigue et de soucis, il se levait, il cherchait les parolesqui consolent. Elle s’efforçait encore de croire, d’étreindre lachimère, mais au fond de l’instinct une voix s’élevait, chaque jourplus haute, qui affirmait la réalité essentielle… L’univers se vidait,le néant enveloppait la pâle structure…


CHAPITRE V

Un après-midi, les yeux de Sylvine s’enténébrèrent, la fièvre roulaitses laves ; un brasier consumait la chair épuisée et, soudain, laterreur passa, les fauves hurlèrent dans la nuit de l’être, lesespérances s’écroulèrent sous les rafales noires :

- Ne me laisse pas mourir ! supplia la malheureuse.

Sa main, petite comme une main d’enfant et pitoyablement amaigrie,chercha la main de François… Il prit cette main, saisi d’une tellepitié que son cœur éclatait et toutes les images étrangèress’évanouirent !

- Ce n’est qu’une crise, mon petit enfant !

Elle répéta : « Ce n’est qu’une crise ! », cramponnée à la main deFrançois comme le naufragé à son épave. Et lui qui maintenant n’avaitplus aucun doute, qui attendait la mort de Sylvine comme on attend lematin ou la nuit, se disait :

« Ah ! mystère ! Elle est là… un univers est en elle… des tempsinnombrables ont créé ses fibres… l’étendue emplit ses yeux… elle estcette chose inconcevable : une vie, une vie qui souffre, une vie quisait… et dans un souffle tout va disparaître… et moi qui l’aimepourtant, je songe qu’il vaudrait mieux que ce fût maintenant… »

Il éleva la petite main trop chaude et trop moite contre ses lèvres, ilchuchota au hasard des mots qui consolent… Quelque temps, elle fut sansfoi et sans espérance ; un sonneur implacable sonnait ses funérailles ;des profondeurs informes montait la suprême certitude…

Puis, tout se métamorphosa... Une douceur extraordinaire monta desmêmes abîmes d’où était montée la terreur, elle dit :

- Je vais mieux… oh ! comme je vais mieux, bien-aimé… comme tout estcalme et bon… C’est vrai, n’est-ce pas… nous le ferons ce grand voyage ?

- Nous le ferons, enfant chérie !

La main est moins chaude, le souffle plus léger.

- Ce sera divin ! fit-elle encore… Et c’est toi qui avais raison…

Le crépuscule cuivre la fenêtre, la lumière se voile de cendre grise ;la malade ferme les yeux en balbutiant des paroles indistinctes…

Elle tressaille, elle s’agite faiblement, la main se crispe, puis lapaix revient, Sylvine s’immobilise.

« Elle dort, se dit-il, et il garde dans sa main la petite mainrafraîchie.

La cendre s’accumulait dans la lueur rouge ; une sensation singulièreémut le jeune homme ; l’immobilité de Sylvine parut extraordinaire etla main fraîche devenait froide… Inquiet, il tâta les bras, il tâta laface… et tout à coup il sut : la chose était arrivée, il n’y avaitplus ni temps, ni espace, ni joie, ni douleur…

Le cœur glacé d’effroi, il balbutiait :

- Sylvine ! pauvre petite Sylvine… je ne t’ai pourtant fait aucun mal…tu n’as jamais souffert par moi !...

Et il demeurait là, dans un étonnement immense, où le remords qui noussaisit, même devant les morts que nous n’avons pas offensés, se mêlaità la joie d’avoir su cacher tout ce qui, dans son cœur et dans sesactes, aurait désespéré Sylvine…

J.-H. ROSNY AINÉ.


NOTES :
(2) Jeune fille, Gérard d’Houville. Chez A. Fayard.
(3) Les deux femmes, J.-H. Rosny.