Aller au contenu principal
Corps
ROUSSEAU, Xavier(18..-19..) : La Vierge du Hamel :Légende Picarde.- Le Mans : Le Nouvelliste de la Sarthe, 27 juin1917.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (03 Juin 2012)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire d'une collectionparticulière. 
 
LA VIERGE DU HAMEL
Légende Picarde
par
Xavier ROUSSEAU
(Écrite à Granvilliers - Oise, hiver 1916-1917)

~*~

Cette jolie légende de laVierge du Hamel vient d’être envoyée à la Société historique du Mainepar l’un de nos fidèles correspondants du front, un vaillant caporal dugénie, qui l’a recueillie et écrite « en prose de guerre » entre deuxattaques.

Nous n’hésitons pas à demander au Nouvelliste de vouloir bien la publier.

Non seulement, elle évoque une tradition populaire intéressante àconserver, et un touchant épisode que bien des femmes de Franceaimeraient en ce moment à voir se renouveler, mais la poésie et lanaïveté même du sujet, par leur étrange contraste avec la situationprésente du narrateur, témoignent une fois de plus de l’excellent moralque garde, comme tant d’autres, ce sapeur de 1917.

Il faut assurément une grande liberté d’esprit, beaucoup d’abnégationet un superbe dédain des obus, pour continuer, au milieu des bataillesde chaque jour, à s’intéresser aux souvenirs du passé, pour recueillirles légendes du Moyen âge au bruit assourdissant des bombardements. Ilfaut surtout l’inébranlable confiance qu’affirme notre correspondant àla fin de son récit, confiance dont il convient de le féliciter et quenous nous honorerons toujours, pour notre part, de partager avec lesjeunes de l’avant.

R[obert]. T[riger].

*
*   *


« Les hasards de la guerre m’ont conduit dans un coin de Picardie queje n’aurais probablement jamais visité en temps de paix. Au cours d’undéplacement du ...e  corps colonial, je suis passé au Hamel, prèsde l’église.

Extérieurement, l’édifice n’a rien qui sollicite l’amateur. Avec sa nefinachevée et son minuscule clocher pourvu d’abat-son d’un genreparticulier à la région, il est franchement laid. En partie détruit àla suite d’un événement malheureux – incendie ou écroulement – onn’aura pu le restaurer suivant le plan initial et dans les proportionsprimitives.

L’intérieur, toutefois, dédommage amplement le curieux, d’aborddéconcerté.

Non loin des fonts baptismaux, fort intéressants, une inscriptionrappelle qu’on inhuma en ce lieu les victimes de la « catastrophe despoudres. »

Dans le chœur, un panneau signale les bienfaiteurs de l’église,François Ier, Louis XIII..., l’Impératrice Eugénie. J’y remarque, enoutre, quelques verrières anciennes, mais incomplètes, puis unepeinture murale, La descente de Croix, soulignée de ces vers :

Messire Jehan de la Chaussée,
Pbre et vicaire de céans,
En l’honneur de la Vierge Sacrée,
Estant proche de la fin de ses ans,
Faict peindre et pourtraire ceste histoire,
L’an mil cinq cent quatre-vingt-dix,
Afin qu’elle fut en perpétuelle mémoire.

L’unique bas-côté renferme une chapelle qui me retient plus longtemps.L’un des tirants porte la date de 1686. A un autre sont suspendus, toutrouillés, plusieurs ceps, menottes ou entraves et une grosse chaîned’au moins trois mètres de longueur. L’autel, consacré à la Vierge, estflanqué de multiples ex-voto, plaques de marbre ou planchettes,cheveux, couronnes nuptiales, et de chaque côté de la madone qui décorela partie supérieure du rétable, se voient deux peintures murales.

Celle de gauche est endommagée. Elle représente un malheureux captifétendu sur le sol, à peine vêtu, les pieds et les poings liés delourdes chaînes. La porte de sa geôle est restée ouverte, mais quelleironie ! N’est-il pas rivé solidement au sol et par surcroît enfermédans une forteresse moyen-ageuse dont les puissantes murailles sontpercées de meurtrières ? Une ville inconnue s’élève aux environs. Pournous fixer, il est vrai, l’artiste a surmonté d’un croissant la hautetour du guet : nous sommes en pays musulman.

Le tableau de droite reproduit le même personnage, mais dans un autredécor et débarrassé de ses fers : le corps voûté, il s’appuie sur unbâton. On peut, cette fois, identifier sans peine le château crénelé àla porte duquel il se tient, car on aperçoit tout auprèsl’invraisemblable église du Hamel, et, en avant, un rassemblement depaysans. L’inconnu s’adresse à une dame qui porte le voile blanc desmariées et lui présente un anneau. Une servante semble vouloirpréserver sa maîtresse du contact du vagabond. A droite, se voit unenfant, et en arrière, à la porte du manoir, un vieux serviteur.

Ces détails dénotent chez le peintre plus d’imagination que deconnaissance et de souci de la couleur locale. Malgré ses bonnesintentions, je désespérais de lier les deux épisodes et de découvrir lerapport entre leur principal héros, et la vierge du Hamel, lorsque jefus mis sur la voie par une prière, placée près du tronc et qui faitallusion à de nombreux miracles obtenus par son intercession, notammentà la délivrance du sire de Créqui arraché à une dure captivité et renduà sa famille. L’indice, cependant, eût été trop vague pour me permettrede bien reconstituer l’odyssée « pourtraite », si une bonne vieille,qui finissait ses dévotions, ne m’avait tiré par la manche de ma capoteet raconté la légende suivante, jadis publiée mais introuvableaujourd’hui.

« Quand les chrétiens de l’Occident décidèrent l’expédition qui devaitarracher la Palestine aux Musulmans, le sire de Créqui fut un despremiers à prendre la Croix. Il était pourtant marié depuis peu et pèred’un joli bébé. Quitter une femme et un enfant qu’on adore pour courirles risques d’une campagne longue et périlleuse, cela comporte, certes,une abnégation dont nos poilus donnent en ce moment la mesure et quisuppose un idéal élevé.

Le sort, hélas, ne fut pas favorable au brave croisé. Au cours despremiers combats, il tomba aux mains des in[fi]dèles, fut jeté enprison et chargé de pesantes chaînes. Les ans passèrent sans qu’ilentendit annoncer le succès de ses compagnons et sans que ceux-civinssent le délivrer. Peu à peu, il perdit tout espoir d’élargissementou d’évasion, mais il priait, il priait avec ferveur la Vierge tantvénérée du Hamel, en Picardie. Celle-ci fut touchée de tant deconfiance et obtint pour son protégé un nouveau miracle.

Un matin, le croisé s’éveille dans un lieu qui ne lui est pointfamilier. En vain se frotte-t-il les yeux, croyant à un rêve cruel. Ilest bel et bien libre ! Libres ses mains, ses pieds meurtris par lesfers ! Les grossiers instruments de sa souffrance gisent sur le sol, àcôté de lui ; ses chevilles et ses poignets sont débarrassés de toutlien.

Contraint de se rendre à l’incroyable réalité, le sire de Créquiremercie la Vierge, ne doutant pas que sa délivrance fut son œuvre.Mais, à sa joie délirante, succèdent bientôt des pensées amères. A quoilui servira maintenant la liberté ? Perdu dans ce pays inconnu, sansguide, sans ressources, sans force, qu’a-t-il à attendre ? N’aurait-ilpas mieux valu le laisser dans sa triste prison où la pâture, au moins,lui était assurée.

Sur ce, passe un berger, précédé de son troupeau. Il l’interpelle d’unevoix tremblante :

« - Holà, mon ami, dis-moi donc où je me trouve ? »

« - Où tu te trouves ? reprend le berger tout en observant avecméfiance cet inconnu qu’il prend pour un truand, ou pis encore pour unmalfaiteur ? Où tu te trouves ? Mais sur les terres du sire de Créqui.Le sire de Créqui qui est un des plus puissants barons de Picardie – ouplutôt il était – car voilà près de dix ans qu’il est mort avec presquetous nos croisés. Et c’était la fine fleur des barons du Vexin, duSanterre et du Beauvoisis ! Aussi Dieu a son âme et il repose près dutombeau du Christ. D’où viens-tu donc et qui es-tu pour ignorer cela ?

- Je viens de Terre Sainte et je suis le sire de Créqui !

- Bonhomme, tu as tort de plaisanter ainsi. Le sire de Créqui étaitaimé et respecté en ces lieux. Ne répète jamais ce que tu viens dedire, car ses gens, ses sujets, ses vassaux, lâcheraient sur toi leurschiens. Mais tu me parais avoir perdu la raison et j’ai pitié de tescheveux blancs. Crois moi, truand, et passe ton chemin !

Les cloches commençaient à carillonner joyeusement.

- Berger, mon ami, abreuve-moi d’injures si tu veux, mais dis-moipourquoi l’on sonne aujourd’hui au Hamel ?

- Parce que c’est fête au château. La veuve de notre défunt seigneur seremarie aujourd’hui...

Le pauvre croisé chancelle et fait répéter, espérant n’avoir pas biencompris.

La noble dame convolait bien en secondes noces ! Assurément, ellen’avait pas oublié l’époux disparu, mais son père, homme de calcul,froid et ambitieux, estimait qu’à son âge elle devait encore chercher «un parti avantageux ». Le sire de Créqui n’était-il pas mort depuislongtemps ? Des survivants n’avaient-ils pas affirmé l’avoir vu tomberdans la mêlée sanglante ? Sans espoir désormais, la jeune veuve avaitcédé aux instances paternelles, devenues chaque jour plus pressantes.

- Ami, mes yeux se brouillent et ma raison, en effet, s’égare. Avant lacérémonie, il faut que je voie ma dame. Accompagne-moi au château etparle pour moi aux archers de garde.

- Oh ! gueux obstiné, tu es complètement fou. Crois-tu qu’en ce jour onreçoit au château les manans de ton espère ?

Le berger prononce ces paroles, avec une telle indignation que leporte-clefs et les hommes de service accourent aux éclats de sa voix ;en ce jour mémorable, il faut éviter toute dispute. Mais la châtelainese promène dans la cour d’honneur avec son enfant et une de sessuivantes ; elle-même entend le tumulte et pensant que son autoritéramènera le calme, elle se présente sur le pont-levis qu’on vientd’abaisser pour l’arrivée des invités.

Le pauvre hère se précipite à ses pieds, baisant le bas de sa robe.

- Belle amie, je suis le sire de Créqui, votre seigneur et maître !Vous, au moins, me reconnaîtrez-vous, quand tous mes sujets me renient ?

La dame recule, effrayée. Tant de misères physiques et morales ontravagé ce visage et voûté ce corps, si droit et si robuste deux lustresauparavant, qu’elle ne peut le reconnaître !

Malgré son désarroi, le sire de Créqui pense heureusement, en cetinstant critique, à l’anneau nuptial que les époux ont brisé le jour dela séparation et dont il a toujours conservé sa moitié. Le fragments’adapte exactement à celui de la châtelaine ! Il lui montre, en outre,un bracelet qu’elle lui a tressé de ses cheveux. Il ajoute des détailssi précis, il évoque des souvenirs communs avec un tel accent desincérité, que, sans mot dire, la noble dame se jette dans ses bras.Avant ses lèvres, son cœur a parlé !

Le prétendant est éconduit poliment et si les cloches continuent àsonner, c’est en l’honneur du retour du valeureux baron.

A quelque temps de là, une cérémonie grandiose avait lieu dans l’églisedu Hamel. Le sire de Créqui rendait solennellement ses actions degrâces à Madame la Vierge, et cette cérémonie devenait l’origine d’unpèlerinage, fameux de nos jours encore, qui attire chaque année, lelundi de Pâques, quantité de fidèles.

Le château, lui, ne subsistera pas aussi longtemps : actuellement iln’en reste aucun vestige. Quant aux joyeuses cloches qui avaientannoncé, le même jour, le second mariage de la haute et puissante damede Créqui et le retour de son premier époux, elles ont été, aux jourstragiques de la Révolution, transformées en canons et ont contribué àchasser de France l’envahisseur.

- Ah ! mon ami, ajouta en terminant son récit la bonne vieille duHamel, pour hâter l’inévitable victoire finale, avec quelle joie nousdonnerions aujourd’hui nos nouvelles cloches... si elles étaientd’acier !

Elles chanteront, ces cloches, et bientôt, j’en suis sûr. Et dans tousles hameaux de l’ancien domaine de Créqui elles annonceront alors lafin des angoisses patriotiques et le retour à la France des deuxprovinces qu’on disait aussi à jamais perdues !


XavierROUSSEAU.