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SILVESTRE, Armand (1837-1901): Une demande en mariage (1886). Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (24.III.2011) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Texteétabli sur un exemplaire (Coll. part.) du Nouveau Décaméron. Sixièmejournée, publié à Paris par E. Dentuen1886. Une demande en mariage par ArmandSilvestre ~*~ I DANSun quartier du beau Paris, mais non dans une des rues les pluspassantes, la haute maison s'élevait, silencieuse tout le jour, avecses persiennes constamment fermées, d'où pendait quelquefois une fleurprofanée, mystérieuse seulement pour les fillettes innocentes qui luilançaient, en passant, un regard curieux, tandis qu'un sourire obscènes'échangeait, sur le trottoir, aux lèvres des badauds. N'en attendezpas de plus longue description : j'ai résolu d'être inexorablementchaste dans le mélancolique récit d'une aventure singulière et qui me laissa un souvenir ému plein de poésie. J'ai beaucouphésité à le conter, mais j'espère y parvenir cependant, en laissant ledécor dans une ombre absolue pour n'en chercher que la psychologie et,comme cette histoire est absolument vraie, j'espère qu'elle intéresseratous ceux qui, comme autrefois Christ, sont cléments aux plusmisérables créatures. Encore une confession et qui n'est pas la moinsdifficile : nous étions trois ou quatre compagnons de jeunesse quipassions là de longues et fréquentes heures avec l'excuse de nos vingtans et de cette griserie des sens qui fait oublier à cet âge, non passeulement les soucis de la morale, mais même les légitimessusceptibilités du dégoût. J'oserai donc réclamer pour nousl'indulgence des Latins pour ce genre de faiblesse et je rappelleraiaux sévères, après Plutarque, ce mot du vieux Caton à un adolescentqui, surpris au seuil d'un de ces autels de Vénus Meretrix, rougissaitdevant lui. « Apprends, mon fils, que la honte n'est pas d'y entrer,mais de n'en savoir pas sortir. » Je ne veux parler, d'ailleurs, qued'un seul d'entre nous. II Fernando, - je ne vous dirai que son prénom, - a laissé, bien que mortjeune, dans la mémoire de tous ceux qui l'ont connu, une figureimpérissablement debout. Je le revois encore tout pareil au beauportrait de Raphaël que possède notre Louvre ; front pensif qu'encadraitune admirable chevelure blonde, avec des yeux bleus et toujoursmouillés de rêverie, des traits d'une délicatesse presque féminine etce sceau de mortalité prochaine, qui semble, si le proverbe antique estvrai, un mélancolique sourire des Dieux. Originaire du fond del'Espagne, il y avait perdu sa mère de la poitrine et lui ressemblaitavec l'insistance cruelle des fatalités. Venu à Paris pour étudier, ils'était passionné pour nos grands écrivains, et je dois dire qu'iln'est pas un de nos poètes qui le fut plus profondément que lui. J'aiprécieusement gardé, comme des reliques, les vers épars dans leslongues lettres qu'il m'écrivait, vers français où se sentaient leshésitations d'un idiome étranger, mais pleins cependant d'une saveur extraordinaire,vers d'amour poignants comme des cris de tendresse. J'ai souvent rêvéde les publier pour dresser un monument timide à sa mémoire. Si je nel'ai pas fait, c'est que je crains qu'il faille, pour les bien goûter,l'avoir connu lui-même et approfondi sa sincérité. Pour unique parent,à Paris, il avait un frère plus âgé que lui, ingénieur distingué, d'untempérament beaucoup plus réfléchi, et qui l'aimait avec desprotections passionnées, sans le comprendre cependant tout à fait, jecrois. La tâche de ce mentor était d'ailleurs simple, les médecins luiayant recommandé, avant tout, d'éviter toute contrariété réelle, touteémotion douloureuse surtout, à notre fragile ami. III Etmaintenant comment cet être d'élite, cette créature faited'admirables délicatesses et de sublimes besoins d'idéal, comment cecoeur de lévite, comment ce garçon, dont le cerveau était comme unmagifiquejardin de lis,s'était-il fait le camarade de nos heures débauchées, à nous, âmes deribauds débordant d'adolescentes sensualités ? Plus simplementque vous ne le pouvez croire. C'est qu'il possédait, comme tous lesvrais poètes, le secret de transformer tout ce qui heurtait ses yeux,portant en lui des paradis qu'il jetait sur ces géhennes comme desmanteaux de pourpre sur la boue des chemins, peuplant des divinesimages de sa pensée les repaires étonnés de l'abjection et del'infamie. C'est que ce qui était réalité pour nous, réalité affreusemais inexorablement tentante, était rêve pour lui, rêve étoilé danslequel il marchait enveloppé de lumière, invulnérable aux flétrissuresdont nous nous soûlions. C'est que nos parts étaient différentes dansle lot commun. Où nous cherchions la chair, il cherchait la beauté; oùnous trouvions le plaisir, il rencontrait l'amour. Oui, l'amour.Était-elle autre que ses compagnes, celle qui lui devait donner cettehumiliante joie ? Vous le verrez plus loin. Comme impudeur, elle étaittoute pareille ; elle n'était ni plus ni moins souillée. C'était doncunindicible besoin d'aimer et non pas une sélection raisonnée, ou mêmeinstinctive, qui lui avait mis au coeur cette folie. Et puis,c'est que, comme tout le reste, il la voyait autrement qu'ellen'était, avec des ailes d'ange blessées, fleur poussée au fond d'unabîme, âme à relever par le généreux pouvoir des pardons. Le mal ne futpas plus tôt fait qu'il devint immense. Car, en sa qualité d'Espagnol,il était catholique fervent, et devait, en vertu de l'inflexiblelogique des passionnés, aboutir au plus inconcevable projet. IV Il ne nous en dit rien, à nous, plongé qu'il était dans d'ineffablesdélices, avec des abattements quelquefois, cependant, qui nousfaisaient peur. Il était d'ailleurs beaucoup moins avec nous, et il yavait quinze jours au moins que nous ne l'avions vu, quand Marcel - sonplus cher ami - et moi nous reçûmes une lettre de son frère nous priantde le venir voir au plus tôt. Celui-ci était très ému quand il reçutnotre visite et sa voix tremblait quand il nous dit : - Messieurs, voussavez ce que Fernando veut faire ? - Non, monsieur, lui répondîmes-nous très sincèrement. - Eh bien, il veut épouser cette... Les larmes étouffèrent sa parole et nous étions nous-mêmes atterrés. - Nous l'en empêcherons bien ! nous écriâmes-nous en même temps, Marcel etmoi. Mais, lui, sur un ton de résignation qui faisait mal : - Non ! vous ne l'en empêcherez pas, ni moi non plus. Ce serait risquerde le pousser à quelque résolution fatale à sa vie. Vous ne le voulezpas et je n'en ai pas le droit. J'ai charge d'âme. Depuis hier qu'ilm'a dit sa résolution, j'ai passé des heures épouvantables, mais monparti est pris. C'est une chose affreuse, mais qui vaut mieux qu'unremords éternel. Il l'emmènera en Espagne où nul ne la connaîtra, dansun pays où ses façons ne choqueront personne, parce que les moeursfrançaises y sont mal connues. Elle portera son nom... le nom de notrepère... Et le malheureux s'arrêta encore. Mais il reprit bientôt : - Je vous ai fait venir, messieurs, pour vous demander un singulier service. Vous connaissez cette... personne etvous devez comprendre que le courage me manque pour aller lui parler decela. Il faut cependant savoir si elle consent à renoncer à la viemisérable qu'elle mène et quelles sont ses intentions, une foisinstruite du consentement que je donne à ce malheur. Veuillez vousrendre tous deux auprès d'elle et m'en instruire ensuite. Nous fîmes un signe de tête, n'ayant pas la force de parler, devantl'inattendu de cette proposition. - Au revoir, fit-il. Et, nous serrant fiévreusement la main, il rentraà pas précipités dans son cabinet de travail. V Ainsi nous étions chargés d'une demande en mariage en règle ! Et où,grand Dieu ! Et à qui ? Quand nous sonnâmes à l'huis décrié, il pouvaitêtre trois heures. On nous introduisit dans un grand salon obscur etnousdemandâmes celle à qui nous avions à parler. Un instant après, des pas légers dans l'escalier et elle apparut dans le déshabilléréglementaire, avec le sourire de rigueur sur les lèvres et la faussegaieté commandée dans les yeux. Mais, en nous apercevant, elle devinttrès pâle : - Vous venez de la part de Fernando ? dit-elle, la gorge serrée parl'émotion. - Oui, mademoiselle, lui répondîmes-nous en nous inclinant. Car, toutce que notre démarche pouvait avoir de grotesque ayant disparu pournous dans l'extraordinaire gravité de ses résultats possibles, nousavions pris l'attitude correcte de parents délégués pour demander unemain. Nous étions, Dieu me damne, tout de noir vêtus, avec des gants,ce qui était un comble en ce temps-là. - Alors, attendez-moi un instant, fit-elle. Et, devenue graveelle-même, plus grave que nous, elle se retira vivement. Quand elle revint un quart d'heure après, elle était très décemmentvêtue d'une robe noire, et le fard avait disparu de son visage dontl'expression avait absolument changé. Elle nous dit : - Parlez ! Et, s'asseyant, elle croisa ses deux mains sur un de ses genoux commela Sapho de Pradier, impénétrable dans sa pensée, muette et commeabîmée dans d'obscures méditations. VI Et nous avions achevé de lui dire l'objet de notre mission qu'elledemeurait dans la même attitude, toujours silencieuse, sans avoir trahiune seule impression de surprise ou de plaisir. Étonnés nous-mêmes,nous lui parlâmes alors de l'amour profond que Fernando avait pourelle, de tout ce qu'il avait souffert, de sa vie tout entière, vie sinoble et si pure, dont il lui confiait le fragile bonheur. Elle continua de nous écouter sans nous répondre, mais des larmescoulaient sur la soie de son corsage et jusque sur ses mains enlacées. Et comme nous avions épuisé le sujet inépuisable pourtant de la passionque notre malheureux ami lui avait vouée et que, muette toujours, elle n'avait pas mêmerelevé lesyeux vers nous : - Mais enfin, lui dis-je, vous savez qu'on craint qu'iln'attente à ses jours, tant il est anxieux et désespéré ! Quedevons-nous lui répondre ? Alors elle se leva, nous regarda bien enface, et laissa lentement tomber ces paroles de sa bouche : - Vous lui répondrez qu'il vaut mieux se tuer que d'épouser une femmecomme moi. Et simplement, mais d'un mouvement dont je n'oublieraijamais la grandeur tragique, elle nous salua et disparut, nous laissantsous une des émotions les plus vraies que nous ayons jamais ressenties.Car, un moment, elle avait été plus chastement belle que toutes lesMadones. Une heure après elle avait quitté la maison, sans qu'on pût savoir oùelle allait. Un an plus tard Fernando, qui avait abandonné Paris sousprétexte d'oublier, mourait à Liège d'une maladie de langueur. Le choixd'un climat absolument contraire à sa santé avait fait de son départ unvéritable suicide, un suicide catholique sans mort violente. Il y aquelques jours, Marcel et moi nous nous rappelions longuement cetteaventure. - Qu'en penses-tu aujourd'hui ? me demandat-il. - Je pense, lui répondis-je, que beaucoup sont morts pour des femmesqui ne valaient pas celle-là. |