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SOULIÉ,Frédéric (1800-1847) : Le rêve de Villebois(1858).
Saisie du texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (24.XI.2006)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur l'exemplaire(Bm Lx : 4856)de la Médiathèque du recueil de l'année 1858-1859 des Cent mille feuilletons illustrés,publié à Paris.


Le rêve deVillebois
par
Frédéric Soulié


~ * ~


C’étaità Pétersbourg, ou plutôt parmi les commencements de cette villeimpériale, qui menace aujourd’hui de devenir la souveraine du monde,dans une espèce de hutte en planches couverte de chaume, et d’où lafumée s’échappait à travers les ais mal joints de la porte ;parmi les chants d’une douzaine de rustres, un homme se tenait seul,silencieux et caché dans un coin. Il était assis, le dos appuyé à lamuraille ; sur une table devant lui était une mesure de vin,le seul peut-être qu’il y eût dans tout le bouge. Cet homme regardaitcette mesure avec une attention impatiente ; quelquefois ilétendait la main jusqu’à l’anse de fer dont elle était ornée, mais ils’arrêtait presque aussitôt, et jetait un regard vers la ported’entrée. Cet homme attendait quelqu’un qui ne venait pas, et avantl’arrivée duquel il n’osait ou ne voulait pas entamer lamesure : la tentation était sans doute bien forte, car ilessaya de tous les moyens pour y échapper : il siffla unefoule d’airs, il battit le tambour sur la table, il glissa sa grandecanne entre les jambes du cabaretier, au moment où celui-ci passaitdevant lui, et le fit tomber par terre ; il ajusta deplusieurs façons sa cravate à rabat, et jura tous les jurons que lalangue française put lui fournir. Deux fois déjà, l’impatient avaitdécoiffé son broc, et l’avait penché vers son gobelet, et deux fois ill’avait repoussé en jurant, non plus contre celui qu’il attendait, maiscontre lui-même, contre sa propre couardise qui l’empêchait dese verser à boire et de se satisfaire ; il s’injuriait engrommelant entre ses dents et avec un léger accent gascon ;« Imbécile !! poltron !!gueux !! »

Enfin, le supplice deTantale auquel il était exposé cessa par l’arrivée de deux hommes.Quand celui qui marchait le premier entra, le cabaretier ôta sonbonnet, et se précipita à ses genoux ; le nouveau venu prit lecabaretier par la barbe et le relevant avec prestesse il lui ditpaisiblement :

- Ce n’est pas moi.

Lemoujik comprit suffisamment que l’arrivant ne voulait pas être reconnu.Celui-ci continua à marcher vers le fond de la salle où était le vin,il découvrit le broc, et dit à l’homme qui était entré aveclui : Tu vois, Minski ; Villebois n’en a pas bu unegoutte.

- Pas une goutte, sire, dit celui qui avaitsi longtemps attendu.

- Une fois n’est pas coutume,répliqua celui qu’on avait appelé Minski.

Ons’attabla, et pendant que Pierre versait du vin, la conversations’établit parmi le choc des gobelets.

- Monsieur,vous m’en voulez beaucoup, dit Villebois en trinquant avecMinski ; vous me reprochez sans cesse ma seule distraction.

-Moi ! fit Minski brusquement ; pas le moins du monde,monsieur de Villebois ; vous aimez à boire, c’est une passioncomme un autre.

- Une passion moins affreuse quecelle du jeu, Minski, reprit Pierre le Grand ; tu sais cequ’elle coûte.

- Vous qui les avez toutes deux,sire, répliqua Minski  assez brutalement, vous pouvez nousdire quelle est la plus mauvaise.

- Il n’y a pas depassion mauvaise quand on la domine, répondit Pierre ; et l’onne peut pas dire que l’une ou l’autre m’ait fait faire quelque fautesérieuse.

- Aussi on vous appelle Pierre le Grand,dit Villebois.

- Voilà les flatteries qui vousplaisent, sire, reprit Minski.

- Vous m’en vouleztoujours beaucoup, recommença Villebois d’un ton parfaitement doux.

-Moi, point : vous aimez à dire de jolies phrases à lafrançaise, c’est une manie comme une autre.

- Elleest moins insupportable que celle d’être un insolent brutal, répliquaPierre.

- Sire, repartit Minski, vous qui adorez lesflatteries de l’un, et excusez les brutalités de l’autre, vous devezsavoir au fond de quelle manie est le meilleur dévoûment.

-Je ne le sais pas encore, monsieur, dit Pierre, et j’espère que ce jourme le montrera. Il s’agit de prendre à la Suède ses dix meilleursnavires, et ses deux mille marins les plus déterminés.

-Sire, dit Villebois, donnez-moi dix barques et cinq cents hommesrésolus, et je les coule bas en deux heures.

- Ce neserait que la moitié de ce que je veux faire, mon cher Villebois, ditPierre ; non-seulement il faut ôter ces vaisseaux à la Suède,mais encore il faut que nous les gardions.

- Alors,c’est une ruse abominable, reprit le gascon, quelque guet-apens dont jeme sens tout à fait incapable, et dont Minski se chargera sans douteavec plaisir.

- Avec plaisir et sobriété, repartitMinski.

Cette fois, Villebois le regarda avec unedouceur caressante, et reprit : Vous êtes beau joueurMinski ?

- Je le crois.

-Voulez-vous parier cinq cents roubles que je vous coupe les oreillesque vous avez très-longues, et le nez que vous aveztrès-court ?

- Je veux bien, reprit Minskien se levant, et en tirant à moitié une grande épée qu’il portait autravers de la taille.

- Et moi, dit Pierre, en lesprenant tous deux au collet, voulez-vous parier que je vous fais donnercent coups de fouet à tous deux ?

Minskis’assit en grognant comme un bouledogue à la voix de sonmaître ; Villebois resta debout, et répondit avec son airfroid et doucereux : Cent coups de fouet à chacun, cela faitdeux cents, dont cent de trop pour moi, et cent de moins qu’il ne fautpour votre trésorier Minski : mais comme il a coutume deprendre sa part et celle des autres, il se chargera, s’il vous plait,de la mienne, comme il a fait de ma solde du mois dernier.

-Je vous l’ai loyalement gagnée à l’ombre, monsieur de Villebois.

-Et tu as aussi loyalement gagné tous les coups de fouet, monsieur deMinski, répliqua Villebois.

- Ah çà ! voustairez-vous tous deux ? reprit Pierre ; et serez-voustoujours comme deux chiens hargneux toujours prêts à sedéchirer ?

Ils se tinrent pour avertisd’écouter paisiblement l’empereur, attendu qu’il les regardait d’un airqui promettait peu de patience pour leurs éternelles querelles, Pierrecommença donc à leur donner ses instructions.

- Monfrère et ennemi Charles XII, dit-il, vient de m’envoyer un ambassadeurpour traiter de la paix : mais son ambassade est plutôt uneinsulte qu’une démonstration d’amitié, car il a expédié son message surune escadre de dix navires parfaitement armés en guerre, et quipourraient bien avoir mission, si les affaires ne s’arrangent pas, dereprendre les hostilités, en incendiant mes chantiers, et en bombardantSaint-Pétersbourg.

- C’est ce que nous verrons, ditVillebois.

- C’est ce que je ne me soucie pas devoir, ajouta Pierre : j’ai un autre projet : ceprojet le voici : Ce matin, lorsque j’ai su l’arrivée de laflotte suédoise, j’ai fait semblant d’être absent de Saint-Pétersbourgpour ne pas être forcé de recevoir tout de suite les envoyés suédois etde répondre sur l’heure à leurs propositions. Par mon ordre Lefort adit que j’étais allé jusqu’à Archangel, et que je reviendrais sous peude jours, mais que l’impératrice recevrait M. de Malduk, l’amiralsuédois, et qu’elle l’attendait demain avec ses officiers. Comme toutcela s’est passé aujourd’hui, Catherine qui est à Jelaguin, à une lieuede Saint-Péterbourg, Catherine n’est prévenue de rien, et c’est toi,Villebois, qui vas partir tout à l’heure pour lui annoncer cettenouvelle et la ramener secrètement ici. Un traîneau te mènera jusqu’àson palais d’été, et ce traîneau vous ramènera de même durant la nuit.

-Est-ce là tout ce que j’ai à faire ? dit Villebois.

-Tout pour aujourd’hui ; mais demain je te chargerai d’unemission qui te plaira mieux ; tout à l’heure je te la dirai. Atoi, Minski. Tu vois cette sacoche ?

- Ouisire.

- Elle est pleine d’or : je l’aiprise dans mon trésor particulier, parce qu’il faut que Lefort ignorel’usage que j’en veux faire ; écoute-moi bien :demain, pendant que l’impératrice donnera audience à MM. les Suédois,tu te déguiseras en moujick. Si quelques marins suédois descendent àterre, tu les aborderas, tu leur paieras à boire. Parle-leur beaucoupde Villebois, qui, de petit officier de marine qu’il était en France,est devenu amiral en Russie.

- Je ne vois pas, ditMinski, où vous mènera tout cela.

- Imbécile, ditl’empereur avec impatience, laisse-moi finir. Lorsque tu en auras gagnéun certain nombre, renvoie-les en leur promettant 500 roubles parmatelot qu’ils ramèneront avec eux à la nuit close.

-Je n’y comprends rien, dit Minski.

- Tu es plusbrute à jeun que Villebois après boire. Le rendez-vous donné auxmatelots pour s’échapper de leurs navires sur les chaloupes mêmes deces navires sera pour minuit : eh bien ! à cetteheure et lorsque les déserteurs s’approcheront du rivage, au lieu deles accueillir silencieusement comme des amis qui reviennent, lesbarques qui gardent la côte les recevront à coups de fusil. Ce sera detous côtés un soulèvement général. On annoncera que les Suédois onttenté un débarquement, et l’impératrice ordonnera d’arrêterimmédiatement les officiers qui seront au palais. Pendant ce temps,Villebois, à la tête de toutes les barques du port, sera prêt à aborderles vaisseaux suédois privés de tous leurs officiers et de bon nombrede leurs matelots. S’ils se défendent, tant mieux, nous dirons qu’ilsont attaqué.

- Mais c’est une trahison ?dit Villebois.

- Sans doute, répondit Pierre, unetrahison des Suédois qui, pendant que leurs officiers endorment lasurveillance de l’impératrice dans une fête, et assurés qu’ils sont del’absence de l’empereur, tentent un débarquement pour incendier noschantiers.

Pierre s’arrêta et reprit après un momentd’attente : Comment trouvez-vous ce projet ?

Minskifinit par dire d’un ton assez peu persuadé :

-Sans doute ce projet est superbe, mais il part d’une condition qui neme semble pas possible à espérer, C’est qu’il descendra des marinssuédois à terre.

- Il en descendra, car il en estdéjà descendu aujourd’hui.

Minski se mordit leslèvres et reprit :

- Mais enfin, s’il endescend et que je ne puisse en embaucher aucun ?

-Alors, dit Pierre, je te ferai pendre.

Minski nesourcilla pas ; mais Villebois se laissa aller à rire dans samoustache.

- Mais si j’en embauche un certainnombre, reprit Minski, et que Villebois cependant ne puisse s’emparerdes vaisseaux ?

- Il sera pendu à ta place.

-C’est juste, dit Villebois.

- A la bonne heure commeça, reprit Minski.

- Pendu l’un ou l’autre, repritPierre, si l’un des deux manque à la moindre de mes instructions. Surce, Minski, voici l’or dont tu as besoin, et toi, Villebois, voici laclef de la porte par laquelle tu pénétreras chez l’impératrice pour luiapprendre ce qu’elle a à faire. Songez que je ne paraîtrai pas àSaint-Pétersbourg, mais que je serai aux environs et que je me chargede vous surveiller.

Pierre le Grand sortit et laissaMinski et Villebois en présence l’un de l’autre.

Cesdeux hommes se haïssaient cordialement. Ils avaient pour cela desraisons excellentes, des raisons de nature, des raisons de coeur et desraisons de cour. D’abord Villebois était Français et gentilhomme, etMinski était Russe et esclave affranchi ; Villebois neconnaissait d’autre raison que son épée, Minski était un renard ruséqui ne se battait que lorsqu’il n’y avait plus rien à tenter pour sonsalut ; Villebois, tant qu’il était à jeun, avait cettepolitesse obséquieuse des sacripans qui semblent toujours désolésd’être forcés de vous couper la gorge ; Minski était d’unebrusquerie presque brutale. D’un autre côté, Villebois et Minskiétaient fort amoureux tous deux d’une belle fille nommée Vaninka,attachée à l’impératrice Catherine : tous deux en étaientégalement maltraités, et chacun d’eux s’imaginait que c’était à causede l’autre. En troisième lieu, ils se partageaient la faveur del’empereur ; mais Villebois croyait que s’il n’était pasencore grand-amiral de Russie, les intrigues de Minski en étaient lapremière cause : et Minski était persuadé qu’il ne seraitgrand-trésorier que du moment qu’il aurait fait chasser de la courPierre le Gascon qui le desservait sans cesse.

Cesdispositions de ces deux hommes vis-à-vis l’un de l’autre étaientpermanentes, et il n’y avait rien qui pût les en détourner :Ainsi dès qu’ils se virent seuls en présence, une même pensée lessaisit : Si je pouvais faire pendre ce misérable ! sedirent-ils chacun à part soi.

Ils se connaissaientde longue main. Villebois savait que Minski était joueur comme un Russequ’il était, et Minski savait que Villebois était ivrogne comme unmousquetaire qu’il avait été. Ils s’accoudèrent tous deux sur latable : le Russe commença l’attaque ; il toussa deuxou trois fois, et dit comme s’il eût été seul : Je meurs desoif. Eh ! moujick, du vin !

Villeboisse prit à bâiller, à étendre les bras et à chantonner ; puisil murmura entre ses dents : Encore deux heures àattendre ; c’est ennuyeux à crever.

-Est-ce que vous ne buvez pas un coup, Villebois ?

-Est-ce que vous ne faites pas une partie d’ombre, Minski ?

-Non, répondit Minski ; je ne joue pas.

- Etmoi, repartit Villebois, je ne bois pas.

Et tousdeux croisèrent leurs jambes l’une sur l’autre ; Minski enbuvant un coup de vin après lequel il dit :

-Délicieux !

Villebois secoua les dés, etles jeta sur la table en disant : Pair… Perdu ! C’est impair ! J’aurais perdu.

-Hum ! fit Minski en lui-même, si je puis te faire mettre lamain à la bouteille, tu seras bientôt ivre-mort, et alors tu remplirasles ordres de l’empereur si tu peux.

-Bon ! fit de même Villebois, si tu touches à ce cornet, jet’aurai pipé en moins de deux heures tout ce que l’empereur t’a remis,et tu lui obéiras ensuite si tu peux.

Et leur penséese termina à tous deux par cette même phrase : « Ehsi tu ne peux pas, tu seras pendu. »

- Sije veux faire jouer Minski, dit Villebois, il faut que je boive un coupavec lui.

- Si je veux le faire boire, dit Minski,il faut que je joue une partie d’ombre avec Villebois.

Ilsse regardèrent en face.

- Est-ce que ce vin estpassable, Minski ?

- Excellent, mais un peucapiteux. Est-ce que vous avez quelques roubles à perdre,Villebois ?

- Quelques-uns, pasbeaucoup ; je ne puis pas jouer longtemps. Voulez-vous enessayer ?

- Volontiers. Faites-moi leplaisir de goûter ce vin ; si vous le trouvez bon, j’enachèterai quelques centaines de bouteilles.

-Volontiers….

- Cinquante roubles d’or sur cedé !

- Soit.

- Cinquanteroubles et un verre de vin, ajouta Minski.

- Soit.Un verre de vin et 50 roubles.

Villebois but tout,tandis que Minski jetait son vin sous la table. Les dés roulèrent etMinski perdit.

Villebois commença à rire d’un airallumé ; Minski serra les poings et jura.

-Cent roubles et un pot de vin, dit Minski.

- Un potde vin et cent roubles, repartit Villebois ; buvons d’abord.

Ilbut tout seul et joua le coup. Minski perdit, et Villebois lui dit déjàinsolent : Tu n’es qu’un Russe, tu ne connais pas même lavaleur des dés.

- Tu n’es qu’un chien, dit Minski,et tu es déjà ivre.

- Ivre ! s’écriaVillebois ; apportez-moi quatre bouteilles, je veux les boireen quatre coups.

- Et moi, dit Minski, je parie enquatre coups te rattraper ce que tu m’as gagné, si tu bois tes quatrebouteilles.

- C’est dit ! s’écriaVillebois ; tu crois peut-être que le vin me trouble lavue ?

- Je l’espère bien ainsi, pensaMinski.

Ils continuèrent. C’en était fait, il n’yavait plus en présence deux ennemis cherchant à se perdre : iln’y avait plus que le buveur et le joueur engrenés dans leur passion,et destinés à y passer tout entiers comme les malheureux quis’accrochent aux cylindres d’une puissante machine. Villebois but lesquatre bouteilles, Minski joua les quatre coups. Villebois battait déjàle mur où il était appuyé, Minski s’arrachait déjà la poitrine. Lesdeux ardents coursiers étaient lancés.

- Encore unebouteille, disait l’un.

- Encore une partie,répondait l’autre.

Ils burent et jouèrent. A ladernière bouteille, Villebois était ivre furieux ; au derniercoup de dé, Minski n’avait pas un rouble de ceux que lui avait donnésl’empereur. Villebois riait férocement au nez de Minski ; ilavait posé son grand poignard sur l’or qu’il avait gagé, et disait auRusse en se balançant sur son banc : Va donc embaucher lesSuédois, Minski.

Minski grinçait les dents etrépondait : Va donc porter les ordres du czar à l’impératrice.

-Tu seras pendu, Minski.

- Tu seras pendu, Villebois.

-Moi pendu ! repartit Villebois ; tu me crois grispour quelques bouteilles de vin ; mais j’ai toute ma raison,j’enfilerai une aiguille avec mon épée, mais toi, où est tonor ?

- Ce n’est pas ce qui megêne ; j’en ai chez moi plus qu’il ne m’en faut.

Tousdeux se sentirent pris de la peur des gens qui ont mis leur espoir dansles fautes des autres. Villebois craignit que Minski n’eûtvéritablement de l’or chez lui ; Minski appréhenda qu’il nerestât assez de raison à Villebois pour remplir sa mission près del’impératrice. Il en fut presque convaincu lorsqu’il vit le Françaisramasser tout l’or qu’il avait gagné, le mettre dans ses poches et selever en disant : Il est temps que j’aille porter les ordresde l’empereur.

Villebois trembla quand Minski luicria : A demain ; fais en sorte que l’impératricearrête les officiers, j’attends les matelots.

Ilssortirent ensemble de la taverne. Tout autre que Villebois, dans l’étatoù il était, serait mort par le contraste du froid excessif qu’iléprouva après la chaleur qu’il avait subie dans le bouge d’où ilsortait. Mais cela ne l’étonna point ; il prit bravement deuxénormes poignées de neige, s’en frotta le visage, et marcha droit aupalais d’été de l’impératrice. Minski le suivit en tremblant.

PourVillebois, on peut dire que tandis qu’il marchait vers le lieu de sadestination, il y avait à la fois, dans son cerveau, de la pensée fixeet de la pensée vague : la pensée fixe, c’est qu’il avaitaffaire à l’impératrice ; la pensée vague, c’était l’affairequ’il avait avec elle. Il ne pouvait se la rappeler. Il se balbutiaitmille choses, quêtant dans ses propres paroles s’il ne s’en trouvaitpas quelqu’une qui le remit sur la voie de ce qu’il avait àdire ; mais rien ne lui revenait, et il finissait sesmonologues par une phrase qu’il y ramenait sans cesse comme conclusion,et pour ne pas la perdre : C’est égal il faut que je parle àl’impératrice.

Une de ces hallucinations subites quinous révèlent un coin de souvenir qu’on cherche avec obstination, luifit ajouter sans s’en apercevoir : Il faut que je voiel’impératrice en secret. Villebois s’arrêta tout joyeux,répétant : En secret ! je dois voir l’impératrice ensecret.

Ceci se ficha dans le cerveau de Villebois,et à ces deux idées réunies à grand-peine, il chercha à en réunird’autres et se demanda, tout en gesticulant : Pourquoi vais-jevoir l’impératrice en secret ? que diable peut-on dire ensecret à l’impératrice ? c’est très-flatteur pour moi de voirl’impératrice en secret : c’est une très-belle femme,l’impératrice ; une femme admirablement belle, et qui n’estpas insensible du tout, et pas du tout impératrice en secret ;j’ai pourtant quelque chose à lui dire : c’est égal, quand jela verrai, ça m’inspirera, c’est selon comme je la trouverai. Allons,allons voir en secret l’impératrice qui est très-belle, et très-belle,ma foi !... Vive l’impératrice !... Allons.

Etc’est ainsi que marchait l’esprit de Villebois, pendant que lui-mêmecourait au palais de l’impératrice. Minski le suivait avec ses rêves dejoueur, se disant : Peut-être le feu prendra au palais,peut-être l’impératrice sera malade, peut-être je trouverai un sac d’orpar terre. C’est en vérité une singulière imagination que celle d’unjoueur, elle se fait des contes d’enfant si niais qu’il faut en avoirété témoin pour oser y croire.

Cependant Villeboiset Minski arrivèrent à peu près en même temps au palais. Villebois,après de longs essais, mit enfin la clef dans la serrure, ouvrit laporte et entra tout droit devant lui comme un brave buveur qui n’aqu’une idée, celle d’aller trouver en secret l’impératrice, qui esttrès-belle. Minski le suivit comme un ennemi suit sa proie. A peinel’eut-il entendu s’éloigner dans le long corridor qui aboutissait à laporte secrète, qu’il entra à son tour avec le moins de bruit possible,et pénétra à tout risque dans le palais.

Quisait ? se disait-il, il y a peut-être un trésor dans lepalais, peut-être pourrai-je dérober le trésor. Le digne joueur ne sedémentait pas ; s’il eût fait clair de lune, et qu’il eût étépoëte, il n’eût pas désespéré d’ensacocher les rayons d’argent de lablanche Phébé. Cependant, les pas de Villebois se perdirent dansl’espace, et Minski arriva dans une vaste antichambre circulaire, oùaboutissaient la porte des appartements de l’impératrice, et celles delogements de ses femmes. Minski, à moitié gelé, s’approcha du poêleencore tiède qui échauffait cette antichambre ; et désespérantde recevoir du ciel ni argent, ni inspiration pour en trouver, il secoucha résolûment sur le poêle, comme une brave brute de Russe, sedisant : A demain la corde et le knout, dormons si c’estpossible.

Or, il faut vous dire que tandis que cecise passait à Pétersbourg, Catherine se mourait d’ennui et de colère àJelaguin : et ne sachant que faire, elle se plaignait de sonmari.

- Il me délaisse, disait-elle ; sansdoute l’impératrice ne peut se plaindre, mais la femme a de quoipleurer. Assurément il n’est pas une résolution un peu grave qu’ilprenne sans me consulter ; mais lorsqu’il a encore quelqueenvie de se divertir, ce n’est plus moi qu’il choisit. Autrefois il nes’ivrognait qu’avec moi ou Lefort. Maintenant il boit avec le premiervenu.

C’est qu’il ne faut pas vous imaginer queCatherine fût une impératrice Pompadour, toujours la poudre à l’oeil,les mains à l’eau de rose, les ongles faits, et le visage pommadé.Catherine était une forte femme, haute en couleur, magnifiquement vêtuequand il fallait trôner, mais qui n’avait pas dans tout son cabinet detoilette une bouteille d’eau de senteur à la Berry, ni un pot de blancroyal à la Maintenon. En ce moment elle était à moitié déshabillée, lesdeux pieds nus sur le revers du poêle de sa chambre, les coudes sur sesgenoux, et le menton dans le creux de ses mains. Sa femme de service,qui causait avec elle, la peignait, car Catherine avait des cheveuxcomme Vénus à se voiler jusqu’à la cheville.

Tout àcoup on frappe à la porte de la chambre ; et à la manièreimpérative dont on frappe, à l’arrivée inopinée du frappant, par cetteporte secrète, à l’heure au moins indue de la nuit, l’impératrice sedit : C’est l’empereur, c’est l’empereur !

Têtede femme va presque aussi vite que tête d’ivrogne ou de joueur.

-L’empereur m’abandonne, disait un instant avant Catherine ;c’est l’empereur qui revient à moi, reprend-elle aussitôt.

Ellefait un signe à sa chambrière de la laisser, et, dès qu’elle est seule,elle va ouvrir la porte de sa chambre ; on entre :c’est Villebois.

Les fumées du vin, que le froidavait engourdies, s’étaient légèrement réchauffées depuis que Villeboisétait entré dans l’atmosphère tiède du palais : mais à peinefut-il dans l’air presque brûlant de la chambre de l’impératrice, queces fumées s’exaltèrent et roulèrent comme un orage dans sa tête.

Ason aspect, l’impératrice recula ; et fort surprise de lavisite de Villebois, elle lui demanda ce qu’il voulait. Villebois,cette fois, avait fermé la porte derrière lui et s’y tenait appuyé,regardant avec des yeux d’ivrogne cette grande belle femme qui étaitdevant lui, dans un état plus que provoquant. L’impératrice renouvelasa question, et Villebois, toujours magnifiquement ivre, luidit : Vous êtes la plus belle femme de l’univers, et je viensvous le dire en secret.

L’impératrice connaissaitles moeurs de Villebois, elle connaissait ses ivresses, elle savait quequelquefois elles étaient très-drôles, et d’autres fois très-féroces.Ce soir-là, l’air de Villebois était de ceux qui promettent qu’onpoignardera son meilleur ami, s’il veut mettre obstacle à notre désir.Que dire enfin… nous ne voulons faire ici ni un tableau luxurieux niune peinture grossière… mais l’ivresse d’un côté, la frayeur del’autre, furent si puissantes, que Catherine descendit de son rangd’impératrice pour revenir, en réalité et non en souvenir, à sespremières années où plus d’un ivrogne obtint pour quelques roubles ceque Villebois emporta par la force et la menace.

Iln’y a qu’une femme qui peut révéler à l’humanité ce qui se passe en satête et en sa pensée lorsque pareil malheur lui arrive. Et encorefaudrait-il, pour la circonstance dont nous parlons, que cette femmefût impératrice ; encore faudrait qu’il lui arrivât ce quiarriva à Catherine, lorsque le brutal qui l’avait si odieusementoutragée s’endormit bravement, comme fit Villebois, dans le litimpérial de l’impératrice, et se mit à ronfler avec la quiétude d’uncuré qui vient de commettre une bonne action. Catherine resta une bonnedemi-heure droite, en face de ce pourceau dormant, un couteau à lamain, et se demandant si elle ne devait pas l’égorger, quitte à appelerquelqu’un pour jeter ensuite le cadavre dehors. Elle se le demanda sansdoute beaucoup, mais probablement elle ne se répondit jamais oui, carelle ne le fit point. Mais une idée, une idée de femme (un homme n’eûtjamais eu une pareille idée), une idée inouïe enfin passa par la têtede l’impératrice. Son poignard lui tombe des mains. Elle considèreVillebois. Villebois dort du sommeil des justes ; les canonsd’un vaisseau de ligne ne l’eussent pas éveillé. Catherine était grandeet forte, elle se décide, elle l’enlève dans ses bras, elle…

Maispour bien comprendre ce qui arriva, il faut retourner un peu en arrièreet raconter les évènements qui avaient lieu en même temps dans un autrecoin du palais : c’était une autre aventure non moinssingulière.

Minski, à moitié endormi sur son poêle,assiégé de ce cauchemar du joueur, où les dés et les cartes dansent desrondes devant les yeux, désespérait de rattraper son or et ne rêvaitplus que vengeance : en ce moment il eût assommé Villebois,s’il l’eût tenu. Il ruminait ainsi dans un état de somnolence inquiète,lorsqu’un bruit léger l’éveille tout à fait ; et, à sa grandesurprise, il aperçoit un homme enveloppé d’un vaste manteau et quis’avançait dans l’antichambre avec précaution. Dans le premier moment,Minski n’avait pu remarquer par quelle porte cet homme avait pénétré,et l’idée lui vint aussitôt que c’était Villebois qui sortait de chezl’impératrice. Minski se sentit un mouvement de rage et de colère quile poussa à s’élancer de son poêle sur Villebois, pour l’attaquer àl’improviste ; mais un reste de crainte de la vigueur deVillebois, et puis l’idée que l’impératrice le suivait sans doute pourmonter en traîneau avec lui, le retinrent immobile à sa place.

Toutefoisla curiosité de Minski commença à s’éveiller avec lui, lorsqu’il ne vitsurvenir personne et qu’il remarqua que l’homme au manteau comptait dubout des mains les onze portes qui aboutissaient à l’antichambre où ilse trouvait ; mais la rage du Russe fut à son comble, lorsquecet homme s’arrêta à la porte qui conduisait à l’appartement deVaninka, la belle Russe qu’il adorait et qui sans doute lui préféraitVillebois ; enfin Minski se sentit pris d’un de ces accès defureur qui font une bête féroce d’un jaloux, lorsque l’homme au manteauintroduisit une clef dans la serrure de la porte et l’ouvrit doucement.

-Quoi ! pensa Minski, ce Villebois en est là !ah ! dussé-je y périr, il n’aura pas cette nuit le doublebonheur de m’avoir gagné mon argent de posséder celle que j’aime.

Et,sur cette réflexion prompte comme l’éclair, il se précipite sur l’hommeau manteau, le renverse de deux énormes coups de poing habilementportés aux yeux ; et, s’élançant dans la porte déjàentr’ouverte, la referme sur lui et s’enfonce dans le couloir quiconduit à la chambre de Vaninka.

A peine a-t-il faitquelques pas, qu’une nouvelle porte s’ouvre et qu’une voix ravissante,la voix qu’il aime, se fait entendre et lui dit avec une coquetterieémue et enivrante : Sire, est-ce vous ? est-ce toi,Pierre, mon amour ; est-ce, mon noble empereur ?

Aces paroles, Minski demeure d’abord frappé de glace ; maisl’instant d’après, en vertu du courage d’un homme pour qui tout estfini, il se dit : « Je n’en serai pas plus pendu pourça. »

Et il répond : Oui, Vaninka,c’est moi ; oui, mon amour.

- Ah !viens, je t’attends depuis longtemps, reprend Vaninka.

Etelle l’entraîne doucement, et Minski se répétant :« On ne peut pas me pendre deux fois !!! »

Acceptetout l’amour offert à l’empereur, et pense qu’en pareille occurrence ilfaut faire les choses impérialement. On n’a jamais bien su si ce futl’excès ou le silence avec lesquels Minski exerça son impérialisme, quiétonna la belle Vaninka ;  mais il est certainqu’après avoir marché d’étonnement en étonnement, ce ne fut qu’au boutd’une longue nuit qu’elle s’écria tout à coup : Vous n’êtespas l’empereur !

Ce mot terrible nepermettait pas à Minski de pousser plus loin l’imitation impériale.D’ailleurs, le jour menaçait. Il s’échappa du lit de Vaninka, se jetahors de la chambre, s’élança dans le corridor, et gagna l’antichambre,au risque de tomber sous la main terrible de Pierre. Mais au lieu desentir un coup mortel s’appesantir sur sa tête, à peine a-t-il faitquelques pas, que ses pieds s’embarrassent dans quelque chose jeté entravers du sol ; Minski trébuche et tombe. Il se relève àmoitié et se trouve face à face d’un homme qui dormait sur le plancher,et dans les jambes duquel il s’était empêtré. Cet homme s’était levésur son séant, cet homme, c’était Villebois.

Lamanière dont ces deux ennemis se regardèrent en silence était à fairemourir de peur ou à faire mourir de rire. Il y avait dans leur regardun effroi insurmontable venant du retour qu’ils faisaient sureux-mêmes, et une envie de s’étrangler réciproquement qui leur donnaitla physionomie la plus extraordinaire.

Minskicomprenait assez facilement comment Villebois en sortant de chezl’impératrice avait pu rentrer dans cette antichambre et s’yendormir ; mais Villebois se demandait qui avait pu le porteren cet endroit. A mesure que le souvenir de ce qui s’était passé entrelui et l’impératrice lui revenait en mémoire, une sueur glacée legagnait, quelque chose lui serrait la gorge et l’étouffait. Enfin,comme un homme parfaitement sûr de son sort et qui ne songe pas même ày échapper, il croisa ses jambes sous lui, à la façon des musulmans, etse dit à part soi : « C’est pour le coup que je seraipendu. »

Puis par un mouvement rapide ilporta les mains aux poches de son habit et y chercha l’or qu’il avaitgagné à Minski ; celui-ci s’en aperçut et en devina la cause.

-Tu crois peut-être que je t’ai dévalisé pendant que tudormais ? lui dit-il ; mais à présent je m’en souciede cet or comme d’une barbe d’un cosaque ; je n’en ai plusbesoin.

- Tu en as donc trouvé d’autre, lui ditVillebois en le regardant  de travers, et tu es en mesured’obéir à l’empereur ?

- Ma foi, repartitMinski, pour les ordres qu’il peut avoir à me prescrire maintenant, jene pense pas qu’il me manque. Mais toi, tu as donc fidèlement rempliceux qu’il t’a donnés hier soir ?

- Certes,dit Villebois, et j’en ai fait assurément plus qu’il ne m’a dit.

-Alors, reprit, tu ne crains rien pour ta tête ?

-Ainsi, repartit, Villebois, tu es sûr d’échapper à la potence ?

Ilsse regardèrent encore tous deux non pas tant désespérés du sort qui lesattendait, mais chacun furieux de ce qu’il croyait que son ennemi étaitsauvé.

Cet état de doute et d’observation eût duréencore longtemps, si un esclave ne fût entré dans l’antichambre pourallumer le feu des poêles. Au bruit qu’il fit en entrant, Villebois etMinski se levèrent tous deux, s’attendant à voir apparaître desbourreaux armés de sabres, et de cordes, ou tout au moins des soldatspour les arrêter. Mais l’esclave, en reconnaissant les deux favoris del’empereur, se prosterna jusqu’à terre, et nos deux héross’entre-regardèrent avec un étonnement dont chacun ne savait la causeque pour son compte. Se sentir la tête sur les épaules leurapparaissait une merveille à laquelle ils n’osaient croire.

Onne saurait dire qu’une espérance leur rentra dans le coeur ;mais ce vague instinct de conservation qui tient l’homme jusque sous letranchant du bourreau les saisit ensemble et tous deux se précipitèrentpar la porte que l’esclave venait d’ouvrir, et cherchèrent à tromper lavigilance des sentinelles placés sans doute à toutes les portes dupalais. Mais pas plus qu’ils n’avaient vu venir de bourreaux, ilsn’aperçurent de sentinelles ; ils trouvèrent toutes les issueslibres, et arrivèrent au milieu de la grande route.

Villeboisse demandait s’il avait rêvé, Minski se demandait s’il ne rêvait pas.Ils échangèrent encore entre eux un regard de soupçon et une mêmepensée leur vint au même moment.

« Oùvais-je chercher ce que j’ai près de moi ? se dirent-ils.Pardieu ! voilà mon assassin. »

Minskipensa cela de Villebois, et Villebois pensa cela de Minski. Aussitôt,et sans autre réflexion, ils tirèrent tellement ensemble leur grandeépée et leur poignard, qu’ils reconnurent ensemble qu’ils avaient bienjugé, et qu’ils se précipitèrent l’un contre l’autre ens’écriant : Ah ! misérable ! c’est toi qu’ona chargé de m’assassiner ?

Un combatsérieux comme celui de deux hommes déterminés non-seulement à mourirmais à tuer, s’engagea entre eux, et probablement l’un des deux, ettous les deux y eussent succombé, lorsqu’un officier, monté sur untraîneau, et qui accourait de toute la vitesse de quatre chevaux lancésau galop, arriva sur le lieu du combat, et les sépara, en leurordonnant de le suivre à Saint-Pétersbourg.

Villeboiss’avança le premier vers l’officier et lui remettant son épée avec unesolennité tout à fait héroïque, il lui dit : Monsieur, je suisprêt à vous suivre, je sais ce qui m’attend, je subirai monsort ; mais je regrette de n’avoir pas tué cette brute derusse qui est cause de tout.

Minski, que l’adressede Villebois avait mis en désarroi, se rajustait pendant ce discours,et s’étant à son tour approché de l’officier, il lui dit en luiremettant son épée : Il en sera ce qu’il en sera, mais je suisdésolé de n’avoir pas fendu le crâne à ce drôle de Français ;sans qui bien certainement rien de ce qui s’est passé ne serait arrivé.

-Messieurs, répondit l’officier tout ébahi, c’est sans doute une fauteque de vous être battus contrairement à l’ukase contre le duel, mais jene suis pas un dénonciateur. L’affaire n’a pas eu de témoin, reprenezvos épées et suivez-moi, vous, monsieur de Villebois, près del’impératrice qui vous attend ; vous monsieur Minski, dans lataverne d’Ivan où l’empereur est caché et désire vous donner denouvelles instructions.

Probablement on eût annoncéla veille à ces deux hommes qu’ils venaient d’être proclamés empereursde toutes les Russies, qu’ils n’eussent pas été plus surpris qu’ils nele furent par un ordre  si bénin.

Ilsmontèrent dans le traîneau qui avait amené l’officier, et tous deux àplusieurs reprises se frottèrent les yeux, se touchèrent seregardèrent, se parlèrent, pour s’assurer qu’ils étaient bien éveillés.

Arrivésaux portes de Saint-Pétersbourg, l’officier emmena Minski par des ruesdétournées pour gagner la taverne d’Ivan, et le moujik qui conduisaitle traîneau conduisit Villebois au palais.

Minski lepremier avait puisé une lueur d’espoir dans ses méditations :il avait réfléchi que peut-être l’empereur ne l’avait pas reconnu etqu’il s’alarmait à tort : il ne s’expliquait pas aussi bienpourquoi Pierre n’avait pas forcé la porte de Vaninka, et comment ill’envoyait chercher à Jelaguin. Il savait donc qu’il y était.

Minskiétait demeuré immobile à la porte de la taverne, lorsque l’empereur,qui l’avait aperçu du fond de la salle où il était, l’appelabrusquement, et Minski marcha en chancelant vers cette voix terrible,comme le malheureux oiseau que le serpent fascine et attire à lui pourle dévorer.

De son côté Villebois, à force de nerien comprendre à ce qui se passait autour de lui, s’était créé uneexplication tout à fait dans le caractère français. Il n’avait pascraint de s’imaginer que peut-être Catherine n’était pas si courroucéede son audace qu’il avait la naïveté de le croire. Il se rappelait, àce propos, une foule de mots plaisants qui se racontaient à l’oreilleet qui parlaient de duchesses, de marquises, de princesses même,outrageusement insultées, l’une par son laquais, l’autre par sonpalefrenier, et qui ne s’en étaient point autrement vengées qu’en leurrecommandant de prendre garde une autrefois à ce qu’ils faisaient.D’après ses souvenirs et en mesurant la distance qui sépare un laquaisd’une duchesse, et un amiral d’une impératrice, il trouvait toutl’avantage de son côté, et il s’apprêtait à aborder Catherine aveccette humilité hautaine qui demande une grâce qu’elle est sûred’obtenir.

Mais tous ces beaux rêves tombèrent à laporte du palais, et ses suppositions changeant de cours, Villebois nedouta plus que ce ne fût pour le réserver à un supplice long et pleinde tortures, qu’on l’avait ainsi attiré à Saint-Pétersbourg. Ce futdonc le coeur battant d’effroi et le visage pâle qu’il passa le seuil dusalon où l’impératrice l’attendait. Catherine était assise sur sontrône, ses vêtements étaient de velours et d’or, et avec ces beauxhabits il semblait qu’elle eût revêtu une superbe dignité qui enfaisait une femme bien différente de celle qui, la veille, le corpsdemi-nu, les pieds sur le bord de son poële, avait reçu Villebois.Celui-ci en la voyant ainsi ne douta pas que sa dernière heure ne futvenue, et comme il y avait, au fond de ce caractère d’ivrogne, unebravoure chevaleresque qui ne redoutait rien tant que de paraître avoirpeur de quelque chose, il s’avança au milieu de la salle, et mettant ungenou à terre, il dit à Catherine en se découvrant et enbaissant  la tête : Me voici madame.

Catherinefit signe à quelques femmes et à quelques courtisans de s’écarter, etattacha sur Villebois un regard dont il nous est impossible de direl’expression. Il y avait à la fois sur le visage de Catherine unsentiment de honte et une volonté d’audace, un fond de colère et uneenvie de rire qui tenaient de cette multiplicité et de cet assemblageincohérent d’idées dont une tête de femme est seule capable.

-C’est donc vous, monsieur ? lui dit-elle sévèrement. Est-cedonc pour faire excuser votre conduite d’hier que vous arrivez si tardaujourd’hui ?

Villebois confondu baissa latête encore plus bas et murmura d’une voix sourde :Ah ! madame, il n’est point de pardon pour un crime pareil aumien.

- Eh ! monsieur, reprit Catherine, oùen seriez-vous s’il n’y avait pas de pardon pour un pareilcrime ? car il me semble que ce n’est point la première foisque cela vous arrive !

Villebois interditdu début répétait d’une façon de surprise inouïe : Ce n’estpas la première fois que cela m’arrive ?

-Non, monsieur, non, répondit vivement Catherine, ce n’est pas lapremière fois que vous osez vous présenter devant moi dans un étatd’ivresse qui ferait honte au dernier esclave.

Hélas !repartait Villebois, c’est cet état d’ivresse qui est la seule causede… la seule cause qui…. la seule cause enfin…

Ah !la femme, la femme ! Catherine le laissait dire, elle riait dela figure, de la terreur, de l’embarras de Villebois !! Rire,c’est si bon ; mais rire de cela ! oh ! lafemme, la femme ! Enfin elle interrompit les phrasessuspendues de Villebois et lui dit : Oui, monsieur, j’aime àcroire que l’ivresse est la seule cause de ce que vous avez fait.

-Madame ! oh ! je n’ose y penser, répondit Villeboisen baissant son front jusqu’à terre.

- Oui,monsieur, reprit sévèrement Catherine, j’aime à croire que l’ivresseest la seule cause qui vous a fait vous abandonner à un sommeil dontrien n’a pu vous arracher, et qui vous a empêché aussi de me ramener àSaint-Pétersbourg, comme cela vous avait été ordonné.

Villeboisreleva la tête. L’impératrice continua : Ainsi, monsieur, j’aiété forcée de venir seule avec un esclave et de compromettre, par votrefaute, le secret de mon arrivée qui ne devait être connu que de vousseul.

A ce moment Villebois regardait l’impératricedans un état d’ébahissement qui tenait un peu de l’idiotisme et de lafolie : Quoi ! reprit-il en se frottant les yeux,j’ai dit à sa majesté que l’empereur…

- Oui,monsieur, vous m’avez dit que l’empereur me chargeait de recevoir lesambassadeurs suédois ; vous m’avez dit dans quelbut ; vous l’avez fait même avec une présence d’esprit et unelucidité qui ne m’avaient pas fait prévoir qu’un moment après…

-Qu’un moment après je.. dit Villebois en bégayant et avec une sorted’égarement.

- Qu’un moment après, ajouta rapidementCatherine, vous vous endormiez comme une brute à la porte de monantichambre.

Villebois se relevacomplément ; mais ce mot de brute le choqua tellement qu’ilfut sur le point de se récrier, et de chercher à prouver qu’il avaitfait autre chose que dormir. Mais un instant de réflexion, si on peutappeler réflexion le doute qui s’éleva en lui sur la réalité de ce quis’était passé et de ce qui se passait encore, lui ferma labouche ; et l’impératrice lui désignant une place à côtéd’elle, lui dit : Les envoyés suédois vont arriver, restezprès de moi, et n’oubliez pas de me seconder dans mes efforts pour lesretenir toute la journée hors de leur vaisseau.

Villeboisobéit, et sur un signe de l’impératrice, les courtisans serapprochèrent, ainsi que les dames de la cour. Parmi celles-ci,Villebois put remarquer la comtesse Vaninka qui s’avança hardiment, età laquelle l’impératrice, fort étonnée de la voir à Saint-Pétersbourgsans son ordre, demanda ce qu’elle était venue y faire.

Malgréle ton de sévérité de l’impératrice la comtesse Vaninka, qui étaitfille d’un de ces boyards possesseurs de terres immenses et de nombreuxpaysans, que Pierre était forcé de ménager, la comtesse Vaninkarépondit avec hauteur : Madame, j’ai cru que l’empereur étaità Saint-Pétersbourg.

- Et qu’avez-vous à faire àl’empereur ? s’écria avec colère Catherine.

-Madame, j’ai à lui demander justice.

- Je crois,reprit amèrement Catherine, qu’il vous rend toute celle que vousméritez.

- Celle que je mérite veut du sang, madame,et je ne pense pas avoir encore demandé la tête de personne.

Cecifaisait allusion à quelques antécédents très-connus et très-anciens deCatherine ; mais la pâleur de l’impératrice à cette réponseeût donné lieu de croire qu’on avait touché à quelque exigence plusrécente, si quelqu’un avait pu être dans le secret de sa pensée. Et envérité je crois qu’il est temps de faire pénétrer le lecteur dans cesecret, si nous ne voulons pas qu’il prenne notre récit pour unemystification, comme Villebois qui depuis quelques heures pensait vivredans les espaces imaginaires.

Nous sommes endécembre 1835, et les murs de toutes les maisons où pénètre un journalpolitique, retentissent des reproches faits à la presse d’avoir prêchél’immoralité, et de l’avoir non-seulement propagée, mais encore faitnaître par ses odieuses productions. Or voici un fait vrai, qui s’estpassé dans un siècle vers lequel on tourne des regards deregrets ; dans une classe qui prétend que la corruption et laboue n’existent qu’à la cheville de la société ; et sous uneforme de gouvernement où assurément il n’y avait aucune espèce deliberté qui pût pousser au dévergondage, a l’oubli de tous les devoirs,ni à cet individualisme dont on a fait un vice nouveau. Ceci dit pourma défense, je reprends.

Or, lorsque Pierre le Grandavait détaillé son honorable plan politique à Minski et à Villebois, ilétait sorti pour prendre quelques mesures très nécessaires àl’exécution de ce projet. Mais Pierre le Grand, tout grand qu’il fût,avait à côté de son empire à créer, de très-petits intérêts à ménager,et fort souvent son très-vaste esprit se laissait voir par latrès-petite science des proverbes.

Il avait voulufaire d’une pierre deux coups.

Ainsi, en associantCatherine à l’exécution de son guet-apens contre les Suédois, ilrendait justice à la femme de résolution et de courage qui l’avaitsauvée plus d’une fois de ces heures de désespoir où souvent il perdaitla tête. Mais en l’éloignant de Jelaguin, il cédait à la crainte quelui inspirait la femme jalouse et hautaine qui, en plein bal, avaitcraché au visage d’une maîtresse de son mari, et qui plus tard en avaitfait fouetter une devant ses gens. En même temps il s’assurait le moyende s’introduire à Jelaguin, et d’y passer une nuit d’amour avec lacomtesse Vaninka, sans craindre ces visites imprévues que Catherinefaisait souvent au milieu de la nuit chez toutes les dames de sonpalais ; ce qui rendait les entrevues prolongées fortdifficiles avec elles.

Catherine se doutait bien quePierre savait trouver, hors du rayon de sa surveillance, desdistractions ou des occupations assez fréquentes. Mais celles-là ne luiinspiraient aucune crainte. Elle oubliait trop, ou peut-être elle sesouvenait assez de la condition où Pierre l’avait prise. Si ellel’oubliait, c’est qu’aveuglée comme sont les parvenues, elle ne pensaitpas qu’il y eût une autre femme, parmi celles d’une classe obscure, quipût inspirer une passion égale à celle qu’elle avait inspirée, ou quieût l’ambition et l’adresse de saisir une fortune pareille à cellequ’elle s’était faite. Si elle s’en souvenait assez, c’était pour serappeler tout ce qu’avaient suscité de haines contre Pierre le Grand larépudiation d’une fille de haute naissance et l’élévation au trôned’une vivandière. Il avait couru trop de dangers pour tenter deux foisla même épreuve. Quelle que fût enfin la raison qui rassurait Catherinesur les amours populaires de son mari, elle avait gardé toutes sescraintes pour les intrigues de cour.

Elle savait queles boyards y poussaient. En effet, quelque appui qu’elle eût trouvédans le bas peuple, qui l’adorait comme son représentant sur le trône,elle savait trop bien que tout le secours qu’elle en pourrait tirer, encas de répudiation, n’irait pas au-delà de quelques centainesd’esclaves qui se feraient tuer sur la place publique encriant : Vive Catherine tandis que les boyards applaudiraientà l’élévation de quelque fille noble et la soutiendraient de tout leurpouvoir sur leurs esclaves, et de toute leur servilité vis-à-vis del’empereur.

Il ne faut pas penser que la réponse queCatherine fit à la comtesse Vaninka lui fût inspirée par laconnaissance qu’elle avait de son intimité avec Pierre. Certes siCatherine avait su jusqu’où les attentions de Pierre avaient étépoussées pour cette belle jeune comtesse, ce n’est point ainsi qu’ellel’eût reçue lorsqu’elle se présenta, ou plutôt Vaninka ne se seraitpoint présentée, car elle eût peut-être déjà disparue de lacour ; peut-être serait-elle morte par accident. Il ne faisaitpas aisé de vivre quand Catherine soupçonnait des intrigues quipouvaient l’alarmer. Elle ignorait donc la vérité : mais unefois Pierre avait regardé Vaninka cinq minutes durant, et Vaninkas’était laissé regarder. Cela avait suffi à Catherine pour la prendreen suspicion et pour lui dicter la répartie sèche qu’elle lui avaitadressée.

Soit que Pierre le Grand, malgré laviolence de ces volontés, ne trouvât pas mauvais que sa femme défenditses droits par des moyens qui ne répugnaient nullement à ses propreshabitudes ; soit que, malgré ses infidélités, il eût une viveaffection pour l’impératrice, soit qu’il fît les mêmes calculs qu’ellefaisait, il se cachait avec soin, et sa liaison avec Vaninka avaitgardé un mystère qui avait trompé la jalousie d’une femme et celle dedeux rivaux. Il est facile de comprendre que ce n’avait dû être que parune extrême prudence qu’ils étaient arrivés à ce mystère, et qu’uneoccasion de se voir une nuit entière dût être pour ces deux amants unde ces bonheurs dont ils profiteraient avec l’ardeur d’écoliers enmaraude.

Aussi, dès que l’empereur jugea queVillebois devait être parti de Jelaguin avec l’impératrice, il s’yrendit de son côté en toute hâte. La belle Vaninka étaitprévenue : elle attendait l’empereur avec anxiété, car elleavait d’importantes choses à lui demander, et elle n’était pas sûre quel’empereur fût en état de les entendre.

Cependantl’empereur s’était heureusement contenu ce soir-là, et il était arrivéfort dispos de corps et d’esprit jusqu’à Jelaguin. Il avait pénétré parla même porte secrète par laquelle étaient entrés Minski et Villebois.Nous avons rapporté la manière dont Minski l’arrêta lorsqu’il était surle point d’entrer dans l’appartement de Vaninka, et c’est ici qu’il estnécessaire de reprendre notre récit. C’est à ce moment que sa passa unescène qui a besoin de toute l’autorité de l’histoire pour être crue.

L’énormecoup de poing ou plutôt les deux énormes coups de poing de Minskiavaient parfaitement portés. Pierre en avait été à la fois ébloui etétourdi ; il avait vu ce que le peuple appelle pittoresquementun million de chandelles, et avait été renversé du coup. Il s’étaitrelevé furieux, d’abord de la fureur d’un homme battu, ensuite de lafureur d’un amant battu. Mais au moment où il allait se ruer surl’ennemi qu’il croyait lui être échappé, il fut de nouveau heurtéviolemment par un corps inerte qui lui tomba sur les épaules et roulajusqu’à terre ; et, se retournant avec violence, il se trouvaface à face avec l’impératrice, le corps de Villebois entre eux deux.

-Vous ici, sire ?

- Vous encore ici,madame ?

- Que venez-vous y faire ?

-Pourquoi n’avoir pas obéi à mes ordres ?

Cesquestions furent faites avec un tel étonnement et une telle rapidité,que chacun n’entendit point celle de l’autre. Cependant l’empereur,tout irrité qu’il fût, regarda ce corps immobile qui était à ses pieds,et demanda ce que c’était.

- C’est votre messager,sire, c’est l’infâme Villebois.

- Ah !c’est donc lui, s’écria l’empereur en tirant son poignard, lui qui toutà l’heure a eu l’audace de me frapper au visage !

-Vous êtes ivre comme lui, sans doute, reprit Catherine ; c’estmoi qui viens de porter ici cet homme qui s’était endormi dans machambre de ce sommeil de brute qui le tient.

- Cen’est donc pas lui, dit Pierre en remettant son poignard à sa ceinture,et en grondant du ton sourd d’un homme qui croyait tenir sa vengeanceet qui est obligé de la chercher ailleurs ; c’est doncvous ?

- Ni moi ni lui ne vous avonsfrappé, sire, mais ne remettez pas votre poignard dans votre ceinture,il faut que cet homme meure.

- Et quelle en est laraison ?

- C’est que, s’il ne vous a pasfrappé, il m’a outragée, sire.

- Madame, il fautpardonner quelque chose à l’ivresse, dit l’empereur avec impatience,préoccupé à la fois de l’idée des coups de poing qu’il avait reçus etde la manière dont il expliquerait sa venue au palais.

-Sire, reprit Catherine, je vous demande la vie de cet homme ;il y a des outrages que rien n’excuse.

- Ehbien ! madame, dit Pierre, il sera jugé, et s’il est condamné,il périra.

- Sire, on ne juge pas de pareilscoupables, on les tue.

- Pourquoi cela ?dit Pierre, surpris de l’accent troublé de Catherine et de sapersévérance à demander la vie de Villebois.

- Parcequ’il faut que l’univers entier ignore l’outrage.

-Quel est donc cet outrage, madame ? s’écria Pierre.

Catherinefut embarrassée de la question et du ton dont elle fut faite. Ellerépondit : Que vous importe, si ma dignité de femme etd’impératrice a été assez insultée pour que je me croie autorisée àvous demander la tête de cet homme ? Vous est-elle donc siprécieuse ?

- Plus que vous ne pensez, etaujourd’hui plus que jamais.

- Et par quelsmotifs ?

Alors Pierre expliqua à Catherinequel était le message dont Villebois était chargé, et quel était sonpropre projet. Puis il ajouta : Cependant si le misérable aosé vous insulter au point que vous ne vouliez plus le revoir, ilmourra.

Pendant le récit de Pierre, Catherine avaitréfléchi ; elle avait un projet que sa rencontre avecl’empereur lui avait fait abandonner, mais auquel les observations dePierre la firent revenir ; elle répondit donc, après un momentde silence : Sire, l’exemple serait peu contagieux, carj’étais seule avec M. de Villebois lorsqu’il a osé…

-Quoi donc ?

- Il était ivre, sire, et silui-même pouvait oublier ce qu’il a fait, cette injure serait comme sielle n’avait pas été.

- Si ce n’est que cela, ditPierre, non-seulement il est homme à l’oublier, mais encore il estcapable de croire qu’il n’a point quitté Saint-Pétersbourg, siquelqu’un veut se donner la peine de le lui persuader.

-Vraiment, dit Catherine ! revenue tout à fait de son premierdessein ; vraiment ! reprit-elle en s’arrêtant sur cemot.

Et cette pensée de femme qui l’avait saisied’abord, lui parut si singulière du moment que son mari en devenait lecomplice, qu’elle voulut se donner les petites émotions de cetteépreuve.

- Eh bien ! madame, ditl’empereur, que décidez-vous ?

- Laissezvivre cet homme, répondit-elle car il vous est utile. Il suffit que jesois la première personne à qui il parlera lors de son réveil.

Etpour ne pas avoir à s’expliquer davantage sur sa colère et sur l’injurequi l’avait provoquée, ni sur la pensée qui l’avait si soudainementcalmée, elle s’empressa d’ajouter : Mais vous-même, sire,qu’étiez-vous venu faire dans ce palais ?

Deson côté l’empereur avait eu le temps de réfléchir, et il répondit sansle moindre embarras : Après avoir laissé Villebois dans lataverne où je lui avait donné mes ordres, j’ai craint qu’il n’arrivâtce qui est arrivé, qu’il ne s’enivrât et ne sût point bien vousexpliquer mes ordres ; je suis accouru, mais je vois que jesuis arrivé trop tard.

- Un peu tard, en effet, ditCatherine en riant.

- En effet, dit Pierre du mêmeton, car il s’estimait trop heureux d’avoir échappé aux questions deCatherine, je suis arrivé trop tard, le misérable m’avait devancé.J’aurais mieux fait de ne charger personne d’un pareil message.

-Je le crois, reprit Catherine.

- Il y a des chosesqu’on devrait toujours faire soi-même.

- Vous avezraison, dit Catherine toujours en riant, on devrait faire ces choses-làtoujours soi-même ; mais enfin ce qui est fait est fait, n’enparlons plus, et hâtons-nous d’aller à Saint-Pétersbourg pour ypréparer le succès de votre ruse contre les Suédois.

Catherinealla au palais, et Pierre courut se cacher dans la taverne où il avaitdonné ses ordres à Minski et à Villebois.

Pierreavait dit à Catherine de lui envoyer un officier, et Catherine luiavait adressé précisément celui qu’elle avait chargé d’aller chercherVillebois à Jelaguin. De son côté, Pierre avait ordonné à cet officierde lui amener Minski, quelque part qu’il le rencontrât.

Dèsson entrée, Minski crut lire son sort écrit dans les yeux de Pierre,non point dans son regard courroucé et menaçant, mais dans le cerclebleu qui tournait tout autour des paupières et qui témoignait de lavigueur des poings de Minski. L’empereur fit signe à Minski des’asseoir, et se penchant vers lui, il lui dit d’un ton sec etimpératif : Ecoute. Minski, il y a longtemps que tu désires lacharge de grand-trésorier ?

- Sire,répondit Minski avec une douceur qui ne lui était pas habituelle, je nedésire que mériter les bonnes grâces de Votre Majesté.

-Eh bien ! dit le czar, tu es sûr de les obtenir, si tu peux metrouver un misérable dont je veux tirer une vengeance terrible.

« Ilse joue de moi, pensa Minski, il me raille avant de medéchirer. »

Pierre continua : Tuconnais la comtesse Vaninka, mon cher Minski ?

Lemalheureux se prit à trembler de tout le coeur qu’il avait.

-Apprends donc que je l’aime, dit Pierre, que j’en suis aimé ;apprends ce qui m’est arrivé.

Et tout aussitôt illui conta l’aventure de Jelaguin. Ce récit rassura Minski, car il futcertain que l’empereur ne l’avait point reconnu. Trompeusesécurité ! à peine le czar avait-il achevé son récit, qu’ildonna à Minski un ordre qui rendit toutes ses alarmes au malheureux. Ille chargea d’aller à Jelaguin, de voir Vaninka ! et de laquestionner adroitement pour savoir si ce n’était pas quelque amantpréféré qui avait si brutalement interdit l’entrée de l’appartement.

Minski,à cette proposition trembla de nouveau de toute son âme ; ilvoulut lui persuader qu’il n’avait point reçu de coups de poings. Maiscomme il y avait preuve flagrante, l’empereur ne se trouva pas endisposition d’écouter de mauvaises raisons : il ordonna donc àMinski de se préparer à partir dès qu’il aurait embauché les matelotssuédois qui commençaient déjà à se répandre dans les tavernes. Nouvelledifficulté que Minski avait oubliée sous l’empire de son effroi.

Toutl’accablait.

Alors il reconnut qu’il s’était placéentre deux crimes également pendables, et au lieu de penser à exécuterses ordres devenus inexécutables, il songea au moyen de faire tomber lafaute et le châtiment sur un autre. Cet autre, dans l’esprit de Minski,devait être naturellement Villebois. Il demeura une demi-heure danscette complète immobilité de corps pendant laquelle il semble quel’esprit s’attache plus aisément sur la trace de l’idée qu’il poursuit.

Cefut alors que Minski prit un parti désespéré, et pensa à exciter untrouble si considérable que le fil de toutes choses se perdit dans lesévénements qui pourraient en arriver.

Dès qu’il eutpris cette résolution, Minski se rendit sur le port, entra dansquelques cabarets où se trouvaient des Suédois, et là les insultant etexcitant les ouvriers et les moujiks qui l’entouraient à imiter sonexemple, il réussit à élever bientôt des querelles sérieuses. LesSuédois furent poursuivis à coups de bâton : ils étaient arméset se défendaient en regagnant leurs embarcations. Les navires en radevirent ce tumulte et envoyèrent des chaloupes armées pour appuyer leursmatelots, et bientôt tout le bord de la Néva fut le théâtre d’untumulte effroyable. Il parvint à son comble au moment où les envoyésétaient admis en présence de Catherine. Quelques coups de feu quifurent tirés arrivèrent jusqu’à leurs oreilles ; bientôt lescris de mort aux Suédois retentirent de toutes parts, et les envoyésvoulurent sortir de l’audience.

Catherine, nesachant comment s’expliquer un conflit qui ne devait avoir lieu quedurant la nuit et lorsque la plupart des officiers seraient à la fêtequ’elle avait fait préparer, n’osa faire arrêter ceux qui étaientprésents, mais elle les engagea à attendre jusqu’à ce qu’elle se fûtinformée d’où venait ce trouble. Elle expédia Villebois sur le port.Celui-ci, voyant la lutte tellement engagée qu’il n’espéra pas pouvoirl’apaiser, voulut y prendre part. Il se rendit à bord de l’escadrerusse qui était toute préparée pour la surprise qui devait s’opérerplus tard ; et donnant l’ordre du combat, il attaqua lesnavires suédois avec une audace et une intrépidité qui mirent ledésordre dans leurs équipages privés de beaucoup de matelots etd’officiers.

- Quel dommage c’eût été si je vousavais écoutée, Catherine, dit le czar ; quel homme j’auraisperdu et peut-être pour une parole peu respectueuse ! quelqueimpertinence de Gascon ! N’êtes-vous pas charmée de ce qui estarrivé ?

Quoique ceci fût dit sansintention, cela ne laissa pas que d’irriter l’impératrice, elle netrouvait la plaisanterie amusante qu’autant qu’elle lafaisait : aussi elle répondit avec colère : J’en suistellement charmée que je suis prête à recommencer, si Votre Majestéveut bien me le permettre.

- Allons, allons, ditl’empereur, qui tout à la joie du succès qu’il voyait grandir à chaqueinstant, n’avait aucune envie de se fâcher ; allons, il fautoublier ces choses-là ; je tancerai Villebois sur son défaut,et tout sera dit : il comprendra parfaitement que je faissemblant d’ignorer sa conduite envers vous, et il n’y reviendra plus.

-Il y reviendra, se dit l’impératrice en elle-même, maîtrePierre ; foi de femme, je vous en fais le serment !

Puiselle ajouta tout haut : Vous savez ce dont nous sommesconvenus, cela me regarde. Notre ruse a réussi, car Villebois croitavoir rêvé.

- C’est très-bien, c’est très-bien. Ceciest une heureuse journée pour moi, répliqua l’empereur d’un airdistrait.

Tout cela était dit pendant quel’empereur, armé d’une lunette, suivait le mouvement de sa flotte.

Enfinle soir vint ; et tandis que le dehors du palais rentrait dansle silence, l’intérieur en devint singulièrement agité.

Avantd’expliquer comment, et pour en finir avec la partie navale de cettehistoire, il faut dire qu’après ce malentendu, les officiers furentrendus, les vaisseaux furent gardés provisoirement ; et laguerre était recommencée avec Charles XII, avant qu’on eût pu déciderqui avait eu les premiers torts, des Russes ou des Suédois.

Celas’arrangea comme cela s’arrange toujours entre souverains ; onse battit, et le plus fort fut le plus adroit, le plus juste, le plusgrand, etc., etc.

Cependant Minski s’étaitaudacieusement présenté au palais, et avait facilement bâti un conte,par lequel il avait prouvé à l’empereur qu’après avoir reconnul’impossibilité d’embaucher les matelots suédois, il avait préférétenter le coup de main sur-le-champ. Le succès de l’affaire fit deMinski un homme d’une habileté, d’un coup d’oeil et d’une déterminationremarquables ; et l’empereur lui témoigna sa satisfaction entermes pleins de chaleur.

Vaninka était oubliée aumilieu de cette ivresse politique, et on attendait Villebois, levéritable héros de la journée. Mais Villebois rétablissait le bon ordredans le port avant de descendre à terre ; car dès qu’il étaiten mer, ce n’était plus le Villebois que nous avons vujusqu’ici : il semble qu’un autre esprit l’animât.

Aumouvement de l’océan, au bruit du canon, on eût dit que les portes deson génie s’ouvraient, et que, comme un foyer lumineux caché au fondd’un sanctuaire, ce génie l’inondait de ses rayons et l’échauffât deson feu. Mais une fois l’heure du combat passée, la porte se fermait,la clarté s’éteignait, et Villebois redevenait l’homme gauche,embarrassé et honteux, qui cherchait dans le vin un stimulant à laparesse de son esprit.

Bientôt Villebois, précédé deces officiers, parut au milieu des nombreux courtisans qui sepressaient autour de l’empereur ; il était tout noir depoudre, tout déchiré, il avait innocemment gardé les beautés du combat.

Pierre,en le voyant paraître ainsi, ne pensa plus aux scènes de la nuit ni auxoutrages faits à l’impératrice, il courut à Villebois,l’embrassa et lui dit : Vous êtes le soutien de ma couronne,et je vous en rends un public témoignage. Madame, reprit-il ens’adressant à Catherine, offrez votre main à baiser à M. de Villebois,il est notre grand-amiral.

- Sire, reprit Catherine,pour qui c’était une joie de faire toujours marcher ses réponses sur lacrête d’un équivoque, au risque de trébucher, sire, ce que vous venezde faire pour M. de Villebois est une bien digne récompense de ce qu’ila fait pour vous, et assurément, si votre couronne tient à votre tête,il n’a pas peu contribué à l’y assurer.

Le malheurde Catherine, c’était de n’avoir qu’elle-même pour confidente desplaisanteries qu’elle adressait à son mari, et à tout risque elle serrala main de Villebois pour voir s’il comprendrait. Mais un seul motretentissait à l’oreille de Villebois, celui de grand-amiral, sa joieeût été complète si l’empereur n’eût  presque aussitôt annoncéà Minski qu’il était grand-trésorier. Chacun de ces deux hommes se dità part : Minski : - Ce n’était pas la peine de legriser pour qu’il fût fait grand-amiral.

Villebois :- Ce n’était pas la peine de lui avoir gagné son argent pour qu’ildevint grand-trésorier.

Cependant ils en avaientdéjà pris leur parti, lorsque l’apparition soudaine de la comtesseVaninka détruisit toute cette harmonie.

Elles’avança la tête haute, en véritable princesse russe, fort peutroublée, pudiquement parlant, du malheur qui lui était arrivé, maistrès en peine de la qualité du coupable et du supplice qu’on pouvaitlui infliger.

Quand elle entra dans le salon, tousles personnages de cette histoire, à l’exception de Villebois, furentsaisis d’un trouble cruel : l’impératrice se rappela quellefière réponse elle avait reçue de la comtesse, Minski frémit et secacha parmi les courtisans, l’empereur se rappela les coups de poingsreçus : Villebois seul, occupé à regardé Catherine, commençaità reprendre le monologue muet que le combat l’avait forcé à suspendre,et il se disait : « Il me semble pourtant bien quej’ai eu le bonheur… »

Mais il n’allait pasplus loin, car l’accueil de Catherine le rejetait dans le doute, et ilreprenait alors : « J’ai rêvé. »

Pendantce temps, Vaninka avait mis un  genou en terre devantl’empereur, et invoquant une de ces vieilles habitudes barbares qui, àcette époque, laissaient encore à la Russie une individualité propre,une allure indépendante de celle que le despotisme lui a tailléedepuis, elle lui avait dit qu’elle venait à lui comme maître souverainde l’empire et chef de toute justice, pour lui demander, en cettequalité, justice directe à lui et point à ses juges, et pour obtenir enoutre que cette justice lui fût accordée sur son unique témoignage,comme il le devait à une fille de son rang.

- Jesuis prêt à vous entendre, répondit Pierre ; et d’un geste ilfit éloigner tout le monde.

Pendant ce tempsVaninka, le rouge au visage mais le front haut, s’était relevée etattendait que le monde fut retiré.

CependantCatherine était demeurée, et la comtesse Vaninka attendait toujoursd’un air décidé. Mais l’impératrice déjà irritée de sa présence, etpour qui tout ce qui rappelait un privilége de noblesse étaitinsupportable, la mesura à son tour de son regard hautain, et lui ditsévèrement : Parlez madame.

- J’ai demandéjustice à l’empereur, madame, reprit la comtesse, et point àl’impératrice.

- Mais l’impératrice veut savoir cequ’elle vous doit ! s’écria Catherine avec une violence qui nefaisait qu’accroître l’air embarrassé de Pierre.

-Ne pouvez-vous parler devant l’impératrice ? dit Pierre.

-Je parlerais devant Dieu, sire, car je suis innocente, dit la comtesseVaninka emportée par sa morgue, et c’est pour cela que je ne puis riendire que devant son représentant sur la terre, devant le czar.

-Elle a raison, dit Pierre, c’est un droit de notre autorité d’entendreseuls la dénonciation des crimes que nous sommes appelés à juger seuls.

Catherinefut donc obligée de se retirer la rage dans le coeur. Mais elle serésolut à savoir la confidence que Vaninka avait à faire à son mari.L’insolence de la femme et l’air penaud de Pierre en disaient plusqu’il ne fallait à une femme comme Catherine.

Quandon veut entendre, il y a un moyen qu’on a tourné en ridicule dans nospoétiques entortillées, parce qu’il est admirablement simple ;moyen qui semble excellent : ce moyen, c’est d’écouter.Catherine donc écouta. Comment écouta-t-elle ? fut ce derrièreune porte ou derrière une vitre ou une portière ? fut ce dansun salon ou dans un couloir ? l’histoire ne le ditpas ; mais l’histoire dit qu’elle écouta et que, parconséquent, elle apprit que Vaninka était la maîtresse de son mari, etapprit encore l’accident qui était arrivé.

Catherineétait cruelle, elle résolut d’écouter à la porte. Dès qu’elle sut queVaninka était la maîtresse de l’empereur, Vaninka fut une femme perdueou plutôt sacrifiée, et contre laquelle Catherine médita quelque atrocevengeance. Cette vengeance s’offrit d’elle-même, lorsque la comtesseraconta comment elle avait cru que c’était Pierre qui entrait dans sachambre, comment elle avait accueilli le trompeur, comment… comment…

Ausept ou huitième comment la résolution de Catherine était prise.

Véritabletype des femmes qui dominent les hommes par les hardiesses qu’elles sepermettent à côté du plus absolu dévoûment ; impératriceprudente et habile à deviner toutes les intrigues qui s’agitaientautour d’elle, mais femme toujours prête à jouer son trône et sa viesur un mot, quand son orgueil, sa vanité ou son despotisme conjugalétaient en jeu.

Elle se prit à rire tout à coup avecces éclats forcés et retentissants qui dénotent une mauvaise imitationde la gaité. Elle entra intrépidement dans le salon où étaitl’empereur ; et, de la voix, du rire et du geste, appelanttous les courtisans dispersés dans les autres salons, elle leur dit,parmi ses rires inextinguibles et qui avaient quelque chosed’insensé : Vous ne savez pas (et elle riait), vous ne savezpas le crime affreux pour lequel madame a demandé la justice del’empereur (et elle riait à gorge déployée) : il paraît quemadame attendait un amant (l’empereur pâlit, la princesse devintfroide, Catherine rit avec fureur et continua) ; mais un plusadroit que l’amant s’est glissé dans la chambre de madame et s’estassuré pourquoi elle attendait quelqu’un, il s’en est parfaitementassuré (et elle riait et on riait avec elle), quoiqu’elle y ait mistoute la résistance possible, à ce qu’elle dit.

A cemoment Minski se dit tout bas : Elle a menti, parDieu ! elle s’y est prêtée de bonne grâce.

EtVillebois s’écria tout haut : Elle a dit vrai !

Toutle monde demeura pétrifié à cette interruption, l’impératrice plus quepersonne, Minski plus que l’impératrice.

- Oui,continua Villebois, je suis le plus coupable, et ce n’a été que par laviolence la plus brutale que j’ai vaincu la vertu de cette nobledame ; aussi suis-je prêt à lui en donner la satisfaction laplus éclatante.

Il est peut-être facile de concevoirpar quel travail d’imagination Villebois, qui était à peu près sûrd’avoir été très-criminel envers une femme qu’il avait cru êtrel’impératrice, se trouvant forcé de reconnaître qu’il n’en était rienpar l’accueil qu’il en avait reçu, avait naturellement transporté soncrime sur une personne qui déclarait en avoir subi un semblable dans lamême nuit, dans le même lieu et avec des circonstances pareilles.L’ivresse seule, pensa-t-il, l’avait bien empêché de se rappelerl’exacte vérité. En outre, il aimait Vaninka et venait d’être nommégrand-amiral, c’était un coup de maître pour posséder la comtesse, etil tenta l’aventure.

Minski se dit toutbas : Est-ce que ce Villebois est fou ?

L’impératricedevina facilement ce qui s’était passé dans le cerveau de Villebois.Mais l’empereur, qui se rappelait parfaitement le trouble del’impératrice dans la nuit précédente, l’outrage qu’elle disait avoirreçu, la manière dont elle avait demandé la vie de Villebois, devinaaussi à peu près, et dans un transport de rage indicible, ils’écria : quoi ! toutes deux !

L’impératriceseule comprit et trembla à son tour. Pierre, furieux de l’audace del’impératrice et de l’insulte faite à Vaninka, de ce qu’il necomprenait pas, Pierre était pâle, sa figure s’agitait d’unecontraction qui lui était habituelle quand la colère le dominait.Catherine fit signe à tout le monde de s’éloigner, donna l’ordre defaire arrêter Villebois, et chargea Minski de conduire la comtesseVaninka dans un salon voisin.

La rage de Pierreétait sans doute à son comble, mais cependant il conservait encoreassez de raison pour ne pas vouloir de témoins à l’étrange explicationqui allait avoir lieu ; mais dès qu’il fut seul avec elle, ils’écria : Ah ! madame, vous ne trouvez plusmaintenant que cela vaille la peine d’être raconté devant tout lemonde ?

Mais Catherine avait reprit en uninstant toute sa présence d’esprit, et elle réponditpaisiblement : Quoi donc, sire, les visions de ce fou deVillebois ? non assurément, car il ne faut pas vous mettredans la nécessité de punir un homme si indispensable à la grandeur devotre empire.

- Comment ! madame, c’estvous qui me tenez ce langage, après ce que Villebois a osé !

-Après ce qu’il a osé contre votre maîtresse, répliqua Catherine.

-Non ! reprit Pierre avec rage, ce n’est pas lui, maintenantque j’y réfléchis, ce ne peut-être lui qui m’a renversé au moment oùj’allais entrer chez la comtesse, et qui s’est introduit chez elle aumoment où je vous ai rencontrée le portant dans vos bras ; cene peut être lui.

- Sans doute, ajouta Catherine,c’était un autre, et la résistance dont se vante la comtesse n’a pasété bien violente sans doute, car durant une demi-heure que nous sommesrestés dans l’antichambre qui communique à son appartement, nous n’enavons rien entendu.

- Mais, madame, dit Pierreamèrement, qui donc a résisté à Villebois, et qui donc a-t-il vaincumalgré cette fière résistance ?

- Sire,répondit Catherine effrontément, une injure ignorée de celui qui l’afaite est comme si elle n’avait pas été, si celui qui l’a reçue veutl’oublier de même. Ecoutez-moi, sire, c’est l’impératrice qui parle àl’empereur, et non la femme au mari, que gagnerez-vous à ce que lemonde sache la vérité ? la tête de Villebois : ellevous est plus utile sur ses épaules qu’au bout d’une perche.

-Tu as raison, Catherine, dit Pierre en grondant, car je ne te crois pascoupable.

- Et Villebois ne l’est pas tant que vouspensez, dit Catherine, qui au fond ne voulait rien avouer depositif : un homme ivre est capable de si peu dechose !

- Mais quel est l’infâme, repritl’empereur, l’infâme qui s’est introduit chez Vaninka ?

-Ce sera votre punition de l’ignorer, sire ; la punition deVillebois sera d’épouser la comtesse Vaninka qu’il croit n’avoirappartenu qu’à lui, et la punition de la princesse sera d’épouser unhomme qui ne sera ni l’empereur qu’elle voulait me ravir, ni celui quia pris sa place et qu’elle a si bien accueilli.

-Mais quel est ce misérable ? reprenait sans cesse Pierre, qui,bien assuré, malgré les termes à moitié négatifs de l’impératrice, queVillebois l’avait remplacé près de sa femme tenait à savoir qui l’avaitremplacé près de sa maîtresse. Mais quel est ce misérable ?...

-Sire, dit Catherine, tout le monde est dupe en cette affaire.

-Vraiment oui, reprit l’empereur, mais il me semble que je le suis plusque personne, et de deux côtés, et dans une nuit.

-En vérité, reprit Catherine impatiente, je ne comprends pas commentvous vous occupez si longtemps de si peu de chose. Par pitié pour votremaîtresse faites-les appeler ; elle peut croire que je veuxpousser ma vengeance plus loin.

- Et par pitié aussipour Villebois, dit Pierre.

- Oh ! sire,fit Catherine, pouvez-vous penser ?

-Oh ! reprit Pierre, les femmes ! lesfemmes ! qui peut les deviner ?

-En ce cas, sire, je ne le céderais pas à ma rivale.

-Pardieu ! je lui cède bien ma maîtresse après qu’il m’a prisma femme !

- Savez-vous, sire, qu’il y apeu de situations plus plaisantes que la nôtre ?

-Oui, oui, fit Pierre en riant du bout des dents, c’esttrès-plaisant ; mais finissons-en, vous savez que je ne suispas très-rieur.

On appela la comtesse, qui entraaccompagnée de Minski, et Villebois parut un moment après.L’impératrice se chargea de la scène, et s’adressant à Vaninka, ellelui dit : Que demandez-vous, madame, comme justice du crimecommis envers vous ?

- Je demande, réponditla comtesse, d’un ton aigre-doux, que le coupable soit obligé dem’épouser en réparation de son insulte, et qu’il soit ensuite mis àmort.

- C’est trop de deux châtiments pour un crimequi n’est pas prouvé, reprit l’impératrice ; il faut choisir.

-Et il faut épouser Villebois ! dit Pierre avec violence.Comtesse Vaninka, je vous traite mieux que vous ne méritez en vousaccordant une pareille réparation, vous le savez mieux quemoi ; tenez-vous donc pour heureuse du mari que je vous donne,et du pardon que j’accorde au misérable qui s’est introduit chez vous.

-Quoi ! sire, vous lui pardonnez ? s’écria Minski.

-Sans doute, et ta haine pour Villebois te rend ce pardon odieux,n’est-ce pas ?

- Quoi ! repritMinski, sans répondre à l’empereur, vous lui pardonnez, et vous endonneriez pour gage votre parole impériale ?

-Oui, je la donne.

- Eh bien ! s’écriaMinski en tombant à genoux, pardonnez au vrai coupable !

L’impératrice,à cette déclaration, tomba à la renverse sur un siège, en riant à faireretentir le palais. L’empereur demeura pétrifié ; Villeboisdemeura stupide et la comtesse demeura les yeux baissés.

Quoi !c’était toi ? s’écria l’empereur.

- Oui,sire, dit la comtesse, Minski m’a rappelé des circonstances quiprouvent…

- Mais moi ! s’écria Villebois,moi, il me semble…

- Vous ! lui dit Pierre,en le regardant de ses yeux ardents et comme pour lui clouer sesparoles dans le cerveau, VOUS, VOUS AVEZ RÊVÉ.

-C’est possible, reprit Villebois effrayé, c’est possible.

L’airdu malheureux arracha un sourire à l’empereur. Puis il se tourna, etdit à Minski.

Demain vous partirez pour legouvernement de Novogorod avec votre femme.

- Oui,sire.

- Vous, Villebois, demain vous serez à bord dela flotte.

- Oui, sire.

Etaussitôt l’empereur sortit. Minski s’éloigna avec la princesse Vaninka,et Villebois demeura seul avec l’impératrice, qui, passant devant lui,lui toucha le front du doigt, et lui dit avec un sourireagaçant : Pauvre fou ! vous avez rêvé.

Villeboisétait Français, Gascon, et avait été à la cour du grand roi. Il sourità son tour à l’impératrice avec un regard malicieux, etrépondit : Si j’ai rêvé, tant mieux.

-Eh ! pourquoi ? dit-elle.

- C’estque j’aime mieux mon illusion que la réalité qu’on m’offrait.

Catherinerougit et se sentit émue au coeur de la naïveté flatteuse de ladéclaration. Il y eut un moment d’incertitude où elle balança entre uneréponse à double entente qui eût dit le mot de l’énigme, et une sévèreleçon à l’imprudent.

Villebois lui parut charmantd’esprit après avoir été sublime soldat. En outre, c’était un amanttout fait, et pour une impératrice c’était un grand point. Il n’y avaitqu’un mot à dire, et cette intelligence si difficile à établir entre unsujet et une reine, se trouvait avoir franchi tous les obstacles.Catherine pesa tout cela pendant les deux secondes qu’elle mit àregarder Villebois. Mais une considération puissante la fit taire.

Cequi empêcha Catherine de répondre à Villebois un mot assez adroit pourlui faire entendre qu’il était compris, ce qui l’empêcha de prendre unamant qui lui plaisait au fond, ce fut une véritable idée de femme, unede ces idées qui dénotent chez elles ce besoin incessant d’aiguillonnerleur imagination : elle se dit en regardantVillebois : Bah ! ce ne serait plus sidrôle. »

Et voici simplement pourquoiVillebois ne fut pas une seconde fois l’heureux soutien de la couronneimpériale ; elle ajouta tout haut et sévèrement : Iln’y a que les sots qui croient aux rêves.

Quand àVillebois, il gagna à cette décision une protection de Catherine, plusconstante que ne l’eût été son amour. Toutes les fois que son emploi degrand amiral lui permettait d’être à la cour, il y était reçu avecfaveur marquée. C’était alors pour l’impératrice un piquant plaisir quede le ramener au souvenir de cette nuit d’ivresse, et de jouir de sonair embarassé.

- J’ai rêvé ! j’airêvé ! disait Villebois.

Enfin, dans unsouper auquel l’empereur assistait avec Catherine, Villebois, qui étaitassis auprès d’elle, fut tellement poursuivi de quolibets sur ce fameuxrêve, et cela par Pierre lui-même à qui le vin avait ôté toute raison,que l’amiral se leva et répondit avec assurance : Ehbien ! je vais vous raconter mon rêve.

- Onvous en dispense ! dit vivement Catherine.

-Bah ! dis toujours, répondit Pierre en buvant ;voyons qu’as-tu rêvé ?

- Votre Majesté nes’en fâchera pas ?

- Non, certes.

-Eh bien ! sire, j’ai rêvé…

-Villebois ! reprit tout bas l’impératrice, taisez-vous.

-J’ai rêvé…

- Vous me perdez,

Villeboisse rassit, et répondit tout simplement : Eh bien !sire, je n’ai rien rêvé.

Le genou de l’impératricele remercia ; mais il n’était plus temps, il y avait dix ansde passés.


FRÉDÉRIC SOULIÉ.