BANVILLE, Théodore de (1823-1891) : Le Chat (1882). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (12.VII.2002) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Mél : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de l'ouvrage Les Animaux chez eux illustré par Auguste Lançon (1836-1887) paru chez L. Baschet à Paris en 1882. Le Chat par Théodore de Banville ~~~~Tout animal est supérieur à l'homme par cequ'il y a en lui de divin, c'est-à-dire par l'instinct. Or, de tous lesanimaux, le Chat est celui chez lequel l'instinct est le pluspersistant, le plus impossible à tuer. Sauvage ou domestique, il restelui-même, obstinément, avec une sérénité absolue, et aussi rien ne peutlui faire perdre sa beauté et sa grâce suprême. Il n'y a pas decondition si humble et si vile qui arrive à le dégrader, parce qu'iln'y consent pas, et qu'il garde toujours la seule liberté qui puisseêtre accordée aux créatures, c'est-à-dire la volonté et la résolutionarrêtée d'être libre. Il l'est en effet, parce qu'il ne se donne quedans la mesure où il le veut, accordant ou refusant à son gré sonaffection et ses caresses, et c'est pourquoi il reste beau,c'est-à-dire semblable à son type éternel. Prenez deux Chats, l'unvivant dans quelque logis de grande dame ou de poète, sur les moelleuxtapis, sur les divans de soie et les coussins armoriés, l'autre étendusur le carreau rougi, dans un logis de vieille fille pauvre, oupelotonné dans une loge de portière, eh bien ! tous deux auront au mêmedegré la noblesse, le respect de soi-même, l'élégance à laquelle leChat ne peut renoncer sans mourir. En lisant le morceau si épouvantablementinjuste que Buffon a consacré au Chat, on reconstruirait, si la mémoireen était perdue, tout ce règne de Louis XIV où l'homme se crut devenusoleil et centre du monde, et ne put se figurer que des milliersd'astres et d'étoiles avaient été jetés dans l'éther pour autre choseque pour son usage personnel. Ainsi le savant à manchettes, reprochantau gracieux animal de voler ce qu'il lui faut pour sa nourriture,semble supposer chez les Chats une notion exacte de la propriété et uneconnaissance approfondie des codes, qui par bonheur n'ont pas étéaccordées aux animaux. "Ils n'ont, ajoute-t-il que l'apparence del'attachement ; on le voit à leurs mouvements obliques, à leurs yeuxéquivoques ; ils ne regardent jamais en face la personne aimée ; soitdéfiance ou fausseté, ils prennent des détours pour en approcher, pourchercher des caresses auxquelles ils ne sont sensibles que pour leplaisir qu'elles leur font." O injuste grand savant que vous êtes !est-ce que nous cherchons, nous, les caresses pour le plaisir qu'ellesne nous font pas ? Vous dites que les yeux des Chats sont équivoques !Relativement à quoi ? Si tout d'abord nous n'en pénétrons pas lasubtile et profonde pensée, cela ne tient-il pas à notre manqued'intelligence et d'intuition ? Quant aux détours, eh ! mais lespirituel Alphonse Karr a adopté cette devise charmante : "Je ne crainsque ceux que j'aime," et, comme on le voit, le Chat, plein de prudence,l'avait adoptée avant lui. Sans doute, il se laisse toucher, caresser,tirer les poils, porter la tête en bas par les enfants, instinctifscomme lui ; mais il se défie toujours de l'homme, et c'est en quoi ilprouve son profond bon sens. N'a-t-il pas sous les yeux l'exemple de ceChien que le même Buffon met si haut, et ne voit-il pas par là ce quel'homme fait des animaux qui consentent à être ses serviteurs et sedonnent à lui sans restriction, une fois pour toutes ? L'homme fait duChien un esclave attaché, mis à la chaîne ; il lui fait traîner descarrioles et des voitures, il l'envoie chez le boucher chercher de laviande à laquelle il ne devra pas toucher. Il le réduit même à lacondition dérisoire de porter les journaux dans le quartier ; il avaitfait du Chien Munito un joueur de dominos, et pour peu il l'auraitréduit à exercer le métier littéraire, à faire de la copie, ce qui,pour un animal né libre sous les cieux, me paraîtrait le dernier degréde l'abaissement. L'homme oblige le Chien à chasser pour lui, à sesgages et même sans gages ; le Chat préfère chasser pour son proprecompte, et à ce sujet on l'appelle voleur, sous prétexte que les lapinset les oiseaux appartiennent à l'homme ; mais c'est ce qu'il faudraitdémontrer. On veut lui imputer à crime ce qui fit la gloire de Nemrodet d'Hippolyte, et c'est ainsi que nous avons toujours deux poidsinégaux, et deux mesures. En admettant même que l'univers ait été créépour l'homme, plutôt que pour le Chat et les autres bêtes, ce qui meparaît fort contestable, nous devrions encore au Chat une grandereconnaissance, car tout ce qui fait la gloire, l'orgueil et le charmepénétrant de l'homme civilisé, il me paraît l'avoir servilement copiésur le Chat. Le type le plus élégant que nous ayons inventé, celuid'Arlequin, n'est pas autre chose qu'un Chat. S'il a pris au Carlin saface vicieuse, sa tête noire, ses sourcils, sa bouche proéminente, toutce qu'il y a de leste, de gai, de charmant, de séduisant, d'envolé,vient du Chat, et c'est à cet animal caressant et rapide qu'il a prisses gestes enveloppants et ses poses énamourées. Mais le Chat n'est passeulement Arlequin ; il est Chérubin, il est Léandre, il est Valère ;il est tous les amants et tous les amoureux de la comédie, à qui il aenseigné les regards en coulisse et les ondulations serpentines. Et cen'est pas assez de le montrer comme le modèle des amours de théâtre ;mais le vrai amour, celui de la réalité, celui de la vie, l'homme sanslui en aurait-il eu l'idée ? C'est le Chat qui va sur les toitsmiauler, gémir, pleurer d'amour ; il est le premier et le plusincontestable des Roméos, sans lequel Shakespeare sans doute n'eût pastrouvé le sien ? Le Chat aime le repos, la volupté, latranquille joie ; il a ainsi démontré l'absurdité et le néant del'agitation stérile. Il n'exerce aucune fonction et ne sort de sonrepos que pour se livrer au bel art de la chasse, montrant ainsi lanoblesse de l'oisiveté raffinée et pensive, sans laquelle tous leshommes seraient des casseurs de cailloux. Il est ardemment, divinement,délicieusement propre, et cache soigneusement ses ordures ; n'est-cepas déjà un immense avantage qu'il a sur beaucoup d'artistes, quiconfondent la sincérité avec la platitude ? Mais bien plus, il veut quesa robe soit pure, lustrée, nette de toute souillure. Que cette robesoit de couleur cendrée, ou blanche comme la neige, ou de couleur fauverayée de brun, ou bleue, car ô bonheur ! il y a des Chats bleus ! leChat la frotte, la peigne, la nettoie, la pare avec sa langue râpeuseet rose, jusqu'à ce qu'il l'ait rendue séduisante et lisse, enseignantainsi en même temps l'idée de propreté et l'idée de parure ; etqu'est-ce que la civilisation a trouvé de plus ? Sans ce double etprécieux attrait, quel serait l'avantage de madame de Maufrigneuse surune marchande de pommes de la Râpée, ou plutôt quel ne serait pas sondésavantage vis-à-vis de la robuste fille mal lavée ? Sous ce rapport,le moindre Chat surpasse de beaucoup les belles, les reines, lesMédicis de la cour de Valois et de tout le seizième siècle, qui sebornaient à se parfumer, sans s'inquiéter du reste. Aussi a-t-il servi d'incontestable modèle à lafemme moderne. Comme un Chat ou comme une Chatte, elle est, elleexiste, elle se repose, elle se mêle immobile à la splendeur desétoffes, et joue avec sa proie comme le Chat avec la souris, bien plusempressée à égorger sa victime qu'à la manger. Tels les Chats qui, aubout du compte, préfèrent de beaucoup le lait sucré aux souris, etjouent avec la proie vaincue par pur dandysme, exactement comme unecoquette, la laissant fuir, s'évader, espérer la vie et posant ensuitesur elle une griffe impitoyable. Et c'est d'autant plus une simplevolupté, que leurs courtes dents ne leur servent qu'à déchirer, et nonà manger. Mais tout en eux a été combiné pour le piège, la surprise,l'attaque nocturne ; leurs admirables yeux qui se contractent et sedilatent d'une façon prodigieuse, y voient plus clair la nuit que lejour, et la pupille qui le jour est comme une étroite ligne, dans lanuit devient ronde et large, poudrée de sable d'or et pleined'étincelles. Escarboucle ou émeraude vivante, elle n'est pas seulementlumineuse, elle est lumière. On sait que le grand Camoëns, n'ayant pasde quoi acheter une chandelle, son Chat lui prêta la clarté de sesprunelles pour écrire un chant des Lusiades. Certes, voilà unefaçon vraie et positive d'encourager la littérature, et je ne crois pasqu'aucun ministre de l'instruction publique en ait jamais fait autant.Bien certainement, en même temps qu'il l'éclairait, le bon Chat luiapportait sa moelleuse et douce robe à toucher, et venait chercher descaresses pour le plaisir qu'elles lui causaient, sentiment qui, ainsique nous l'avons vu, blessait Buffon, mais ne saurait étonner un poètelyrique, trop voluptueux lui-même pour croire que les caresses doiventêtre recherchées dans un but austère et exempt de tout agrémentpersonnel. Peut-être y a-t-il des côtés par lesquels leChat ne nous est pas supérieur ; en tout cas, ce n'est pas par sacharmante, fine, subtile et sensitive moustache, qui orne si bien sonjoli visage et qui, munie d'un tact exquis, le protège, le gouverne,l'avertit des obstacles, l'empêche de tomber dans les pièges. Comparezcette parure de luxe, cet outil de sécurité, cet appendice qui semblefait de rayons de lumière, avec notre moustache à nous, rude,inflexible, grossière, qui écrase et tue le baiser, et met entre nouset la femme aimée une barrière matérielle. Contrairement à la délicatemoustache du Chat qui jamais n'obstrue et ne cache son petit museaurose, la moustache de l'homme, plus elle est d'un chef, d'un conducteurd'hommes, plus elle est belle et guerrière, plus elle rend la vieimpossible ; c'est ainsi qu'une des plus belles moustaches modernes,celle du roi Victor-Emmanuel, qui lui coupait si bien le visage en deuxcomme une héroïque balafre, ne lui permettait pas de manger en public ;et, quand il mangeait tout seul, les portes bien closes, il fallaitqu'il les relevât avec un foulard, dont il attachait les bouts derrièresa tête. Combien alors ne devait-il pas envier la moustache du Chat,qui se relève d'elle-même et toute seule, et ne le gêne en aucune façondans les plus pompeux festins d'apparat ! Le Scapin gravé à l'eau-forte dans le Théâtre Italiendu comédien Riccoboni a une moustache de Chat, et c'est justice, car leChat botté est, bien plus que Dave, le père de tous les Scapins et detous les Mascarilles. A l'époque où se passa cette belle histoire, leChat voulut prouver, une fois pour toutes, que s'il n'est pasintrigant, c'est, non pas par impuissance de l'être, mais par un noblemépris pour l'art des Mazarin et des Talleyrand. Mais la diplomatie n'arien qui dépasse ses aptitudes, et pour une fois qu'il voulut s'enmêler, il maria, comme on le sait, son maître, ou plutôt son ami, avecla fille d'un roi. Bien plus, il exécuta toute cette mission sansautres accessoires qu'un petit sac fermé par une coulisse, et une pairede bottes, et nous ne savons guère de ministres de France à l'étrangerqui, pour arriver souvent à de plus minces résultats, se contenteraientd'un bagage si peu compliqué. A la certitude avec laquelle le Chatcombina, ourdit son plan et l'exécuta sans une faute de composition, onpourrait voir en lui un auteur dramatique de premier ordre, et il leserait sans doute s'il n'eût préféré à tout sa noble et chère paresse.Toutefois il adore le théâtre, et il se plaît infiniment dans lescoulisses, où il retrouve quelques-uns de ses instincts chez lescomédiennes, essentiellement Chattes de leur nature. Notamment à laComédie-Française, où depuis Molière s'entassent, accumulés à toutesles époques, des mobiliers d'un prix inestimable, des dynasties deChats, commencées en même temps que les premières collections,protègent ces meubles et les serges, les damas, les lampas antiques,les tapisseries, les verdures, qui sans eux seraient dévorés pard'innombrables légions de souris. Ces braves sociétaires de laChatterie comique, héritiers légitimes et directs de ceux quecaressaient les belles mains de mademoiselle de Brie et d'ArmandeBéjart, étranglent les souris, non pour les manger, car laComédie-Française est trop riche pour nourrir ses Chats d'une manièresi sauvage et si primitive, mais par amour pour les délicatessculptures et les somptueuses et amusantes étoffes. Cependant, à la comédie sensée et raisonnabledu justicier Molière, le Chat qui, ayant été dieu, sait le fond deschoses, préfère encore celle qui se joue dans la maison de Guignol,comme étant plus initiale et absolue. Tandis que le guerrier, leconquérant, le héros-monstre, le meurtrier difforme et couvert d'oréclatant, vêtu d'un pourpoint taillé dans l'azur du ciel et dans lapourpre des aurores, l'homme, Polichinelle en un mot, se sert, commeThésée ou Hercule, d'un bâton qui est une massue, boit le vin de lajoie, savoure son triomphe, et se plonge avec ravissement dans lesvoluptés et dans les crimes, battant le commissaire, pendant lebourreau à sa propre potence, et tirant la queue écarlate du diable ;lui, le Chat, il est là, tranquillement assis, apaisé, calme, superbe,regardant ces turbulences avec l'indifférence d'un sage, et estimantqu'elles résument la vie avec une impartialité sereine. Là, il est dansson élément, il approuve tout, tandis qu'à la Comédie-Française, ilfait quelquefois de la critique, et de la meilleure. On se souvient quepar amitié pour la grande Rachel, la plus spirituelle parmi les femmeset aussi parmi les hommes qui vécurent de l'esprit, la belle madameDelphine de Girardin aux cheveux d'or se laissa mordre par la musetragique. Elle fit une tragédie, elle en fit deux, elle allait en faired'autres ; nous allions perdre à la fois cette verve, cet esprit, cesvives historiettes, ces anecdotes sorties de la meilleure veinefrançaise, tout ce qui faisait la grâce, le charme, la séductionirrésistible de cette poétesse extra parisienne, et tout cela allait senoyer dans le vague océan des alexandrins récités par des acteursaffublés de barbes coupant la joue en deux, et tenues par des crochetsqui reposent sur les oreilles. Comme personne ne songeait à sauverl'illustre femme menacée d'une tragédite chronique, le Chat y songea pour tout le monde, et se décida à faire un grand coup d'État. Au premier acte de Judith,tragédie, et précisément au moment où l'on parlait de tigres, un desChats de la Comédie-Française (je le vois encore, maigre, efflanqué,noir, terrible, charmant !) s'élança sur la scène sans y avoir étéprovoqué par l'avertisseur, bondit, passa comme une flèche, sauta d'unrocher de toile peinte à un autre rocher de toile peinte, et, dans sacourse vertigineuse, emporta la tragédie épouvantée, rendant ainsi àl'improvisation éblouissante, à la verve heureuse, à l'inspirationquotidienne, à l'historiette de Tallemant des Réaux merveilleusementressuscitée, une femme qui, lorsqu'elle parlait avec Méry, avecThéophile Gautier, avec Balzac, les faisait paraître des causeurspâles. Ce n'est aucun d'eux qui la sauva du songe, du récit deThéramène, de toute la friperie classique et qui la remit dans son vraichemin ; non, c'est le Chat ! D'ailleurs, entre lui et les poètes, c'est uneamitié profonde, sérieuse, éternelle, et qui ne peut finir. LaFontaine, qui mieux que personne a connu l'animal appelé : homme, maisqui, n'en déplaise à Lamartine, connaissait aussi les autres animaux, apeint le Chat sous la figure d'un conquérant, d'un Attila, d'unAlexandre, ou aussi d'un vieux malin ayant plus d'un tour dans son sac; mais, pour la Chatte, il s'est contenté de ce beau titre, qui esttoute une phrase significative et décisive : La Chatte métamorphosée en femme !En effet, la Chatte est toute la femme ; elle est courtisane, si vousvoulez, paresseusement étendue sur les coussins et écoutant les proposd'amour ; elle est aussi mère de famille, élevant, soignant, pomponnantses petits, de la manière la plus touchante leur apprenant à grimperaux arbres, et les défendant contre leur père, qui pour un peu lesmangerait, car en ménage, les mâles sont tous les mêmes, imbéciles etféroces. Lorsqu'à Saint-Pétersbourg, les femmes, avec leur petit museaurosé et rougi passent en calèches, emmitouflées des plus riches etsoyeuses fourrures, elles sont alors l'idéal même de la femme, parcequ'elles ressemblent parfaitement à des Chattes ; elles font ron-ron,miaulent gentiment, parfois même égratignent, et, comme les Chattes,écoutent longuement les plaintes d'amour tandis que la brise glacéecaresse cruellement leurs folles lèvres de rose. Le divin Théophile Gautier, qui en un livreimpérissable nous a raconté l'histoire de ses Chats et de ses Chattesblanches et noires, avait une Chatte qui mangeait à table, et à quil'on mettait son couvert. Ses Chats, très instruits comme lui,comprenaient le langage humain, et si l'on disait devant eux de mauvaisvers, frémissaient comme un fer rouge plongé dans l'eau vive. C'étaienteux qui faisaient attendre les visiteurs, leur montraient les sièges dedamas pourpre, et les invitaient à regarder les tableaux pour prendrepatience. Ne sachant pas aimer à demi, et respectant religieusement laliberté, Gautier leur livrait ses salons, son jardin, toute sa maison,et jusqu'à cette belle pièce meublée en chêne artistement sculpté, quilui servait à la fois de chambre à coucher et de cabinet de travail.Mais Baudelaire, après les avoir chantés dans le sonnet sublime où ildit que l'Erèbe les eût pris pour ses coursiers si leur fierté pouvaitêtre assouplie à un joug, Baudelaire les loge plus magnifiquementencore que ne le fait son ami, comme on peut le voir dans son LIIepoème, intitulé : Le Chat. Dans ma cervelle se promène, Loger dans la cervelle du poète de Spleen et idéal,certes ce n'est pas un honneur à dédaigner, et je me figure que le Chatdevait avoir là une bien belle chambre, discrète, profonde, avec demoelleux divans, des ors brillants dans l'obscurité et de grandesfleurs étranges ; plus d'une femme sans doute y passa et voulut ydemeurer ; mais elle était accaparée pour jamais par ces deux êtresfamiliers et divins : la Poésie et le chat, qui sont inséparables. Etle doux être pensif et mystérieux habite aussi dans la plus secrètesolitude des cœurs féminins, jeunes et vieux. Dans l'École des Femmesde Molière, lorsqu'Arnolphe revient dans sa maison, s'informe de ce quia pu se passer en son absence et demande anxieusement : "Quellenouvelle ?" Agnès, la naïveté, l'innocence, l'âme en fleur, encoreblanche comme un lys, ne trouve que ceci à lui répondre : "Le petitChat est mort." De tous les évènements qui se sont succédés autourd'elle, même lorsque le rusé Amour commence à tendre autour d'elle sonfilet aux invisibles mailles, elle n'a retenu que cette tragédie : lamort du petit Chat, auprès de laquelle tout le reste n'est rien. Etconnaissez-vous un plus beau cri envolé que celui-ci : "C'est la mèreMichel qui a perdu son Chat !" Les autres vers de la chanson peuventêtre absurdes, ils le sont et cela ne fait rien ; en ce premier verssinistre et grandiose, le poète a tout dit, et il a montré la mèreMichel désespérée, tordant ses bras, privée de celui qui dans sa vieabsurde représentait la grâce, la caresse, la grandeur épique, l'idéalsans lequel ne peut vivre aucun être humain. Tout à l'heure elle étaitla compagne de la Rêverie, du Rythme visible, de la Pensée agile etmystique ; elle n'est plus à présent qu'une ruine en carton couleurd'amadou, cuisant sur un bleuissant feu de braise un miroton arrosé deses larmes ridicules. Le Chat peut être représenté dans son éléganteréalité par un Oudry, ou de nos jours par un Lambert ; mais il partageavec l'homme seul le privilège d'affecter une forme qui peut êtremiraculeusement simplifiée et idéalisée par l'art, comme l'ont montréles antiques égyptiens et les ingénieux peintres japonais. Le Rendez-vous de Chatsd'Edouard Manet, donné par Champfleury dans son livre, est unchef-d'œuvre qui fait rêver. Sur un toit éclairé par la lune, le Chatblanc aux oreilles dressées dessiné d'un trait initial, et le Chat noirrassemblé, attentif, aux moustaches hérissées, dont la queue relevée enS dessine dans l'air comme un audacieux paraphe, s'observent l'unl'autre, enveloppés dans la vaste solitude des cieux. A ce moment oùdort l'homme fatigué et stupide, l'extase est à eux et l'espace infini; ils ne peuvent plus être attristés par les innombrables lieux-communsque débite effrontément le roi de la création, ni par les pianos desamateurs pour lesquels ils éprouvent une horreur sacrée, puisqu'ilsadorent la musique ! La couleur du poil, qui chez le Chat sauvageest toujours la même, varie à l'infini et offre toute sorte de nuancesdiverses chez le Chat domestique ; cela tient à ce que, comme nous, parl'éducation il devient coloriste et se fait alors l'artisan de sapropre beauté. Une autre différence plus grave, c'est que le Chatsauvage, ainsi que l'a observé Buffon, a les intestins d'un tiers moinslarges que ceux du Chat civilisé ; cette simple remarque necontient-elle pas en germe toute la Comédie de la Vie, et ne fait-ellepas deviner tout ce qu'il faut d'audace, d'obstination, de ruse àl'habitant des villes pour remplir ces terribles intestins qui lui ontété accordés avec une générosité si prodigue, sans les titres de rentequ'ils eussent rendus nécessaires ? THÉODORE DE BANVILLE. |