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DELARUE-MARDRUS,Lucie ( 1874-1945): Le Cheval(1930). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (17.VII.2015) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : Norm 1593) de l'édition donnée à Paris en 1930 parLa NouvelleSociété d'Édition, dans la collection La Femme à la page. Le Cheval par LUCIE DELARUE-MARDRUS _____ PRIMO I Avant le reste : mes clartés personnelles sur un problème assez obscur. Tousceux qui en ont écrit semblent s'être entendus pour déclarer le chevalstupide. Mais ils se rejettent sur sa fabuleuse mémoire pour lui garderson rang dans l'estime humaine. Je crois qu'il y a erreur. L'explicationvraie de la mentalité cheval, j'ai idée de l'avoir découverte au coursde mon intimité fort longue avec cet incompris. Et d'abord,pourquoi lui vouloir de l'intelligence ? Les animaux ont l'instinct, «intelligence de Dieu », comme disait un vieux docteur normand que j'aiconnu, l'instinct, ligne droite d'un point à un autre, à côté despiteux zigzags où nous égare notre prétendue lumière. L'intelligence,quelle mesquinerie, quelle gênante machine à retardement ! Lecheval est autre chose qu'intelligent ou bête. Il a l'absence desentiments d'un intermédiaire occulte, car c'est un animal médium. Iln'y a pas d'autre secret. Voici quelques preuves. Ellesserviront à ceux qu'intéresse encore l'équitation, car ils pourront àleur tour, aiguillés sur cette nouvelle voie, constater après moi sonexactitude. Je me promenais dans des bois de la région deHonfleur, ma ville natale. Un pimpant petit soleil d'automneétincelait, et c’était le matin, heure où l'on ne sent pas rôder lesurnaturel. Cependant, si flamboyants les arbresdécomposés, si rapides les chutes sans vent de leurs feuilles jaunes,si complet le silence, si parfaite la solitude où j'allais au pas, (lesentier s'ouvrant et se refermant à mesure sur moi), qu'une idée deforêt ensorcelée traversa mon esprit. J'ai dit quej'étais au pas. Les rênes flottaient sur le cou du cheval, que jelaissais « être long » pour le reposer après quelques sauts par-dessusdes troncs, renversés en travers de notre promenade. Or, à l'instantmême où cette espèce d'horreur sacrée, de peur larvée que j'aivolontiers dans les bois allait, à travers mes nerfs, jusqu'auvéritable frisson, juste à cet instant, ma bête, dans le soleilrassurant, fit un violent écart. Ce n'était pas une bêtepeureuse ; de plus le chemin était monotone. A droite ni à gauche, rienne motivait l'écart. Nul lièvre ou lapin n'avait surgi, pas un souffled'air ne venait d'agiter quelque branche. Cet écart, c'était simplementmon frisson, transmis au reste de ce centaure reconstitué qu'est uncavalier sur son cheval : médiumnité. * * * Dansun des manèges que j'ai fréquentés, un jeune garçon, depuis plus detrois ans, venait monter quatre fois par semaine. Cette séance, exigéesans doute par les parents, était une torture pour le malheureuxadolescent, dépourvu de tout sentiment du cheval, et presque toujourscrispé sur sa monture, donc sans équilibre. Une certainejument alezane était sa particulière terreur. Le maître du manège lalui imposait de temps à autre, justement pour l'habituer à des actionsun peu vigoureuses, après les chevaux à roulettes du commencement. Unjour, le garçon déclare qu'il ira seul se promener au Bois. Il l'avaitdéjà fait deux ou trois fois, montant une certaine Coquette, alezaneaussi, bête de tout repos réservée aux enfants. Il part, reste une heure absent, et revient enchanté de sa course. Il a trotté, galopé, même sauté la barre. — Coquette a été un agneau, comme toujours !... déclare-t-il. Le maître du manège lui tient la bride pour qu'il descende, et répond en riant : — Eh bien! Ce n'est pas Coquette que vous avez montée, c'est l'autre, celle que vous détestez! Lejeune homme, en apprenant cela, s'est en toutes lettres, évanoui. Maislà n'est pas l'intérêt de l'histoire (absolument authentique). Voici : Quel'alezane redoutée se soit montrée un agneau, c'est parce que le jeunehomme, croyant qu'il montait Coquette, était sûr de lui, calme,audacieux. La jument n'a cessé de le sentir, et, pas un instant, ellen'a eu l'idée d'une défense quelconque : médiumnité. Cettemédiumnité, du reste, tout maître de manège, toute écuyère, toutcavalier la connaît. Ils savent que le « bleu » qu'on met pour lapremière fois à cheval au régiment, sera, s'il a peur, immédiatementdésarçonné, tandis que le casse-cou qui ne craint rien gardera sonéquilibre sur le même cheval devenu soudain très sage. Cette médiumnitédu cheval, tous l'ont constatée, oui, cent fois enregistrée. Maispersonne ne lui a jamais donné son nom. C'est tout. Encore quelque chose. Lesmodernes traités d'équitation constatent les uns après les autres queles chevaux contemporains naissent sans terreur de l'automobile, alorsque leurs prédécesseurs avaient l'épouvante des premières « voitures àpétrole ». M. E. Molier, dans son passionnant livre : L'Equitation et le Cheval, explique la chose par l'atavisme. Lecaractère du cheval, comme celui des autres animaux, subit d'une façontrès curieuse les influences de l'atavisme. Qu'on en juge plutôt. Il ya près d'un quart de siècle, lorsque les premières bicyclettes ontcommencé à circuler dans Paris et dans sa périphérie, ce n'est point depeur, mais d'une véritable terreur que furent pris les chevaux. On lesvit se dérober, se jeter sur n'importe quel obstacle, inconscients etaffolés, plutôt que de se laisser approcher par ces véhicules inconnusd'eux ; il en est même quelques-uns qui ne purent jamais s'habituer auvoisinage de ces nouvelles machines. Puis, dès la deuxième ou troisièmegénération, nous avons vu venir à Paris des jeunes chevaux qui voyaientpasser près d'eux pour la première fois des bicyclettes avec la plusgrande indifférence. Ilen a été de même pour l'automobile. Les premiers chevaux en furentterrorisés, leur descendance ne s'en émeut plus. L'exemple estpeut-être plus frappant ici, parce que cette petite locomotive sansvoie ferrée a débuté dans la carrière avec un bruit infernal. Il afallu au cheval une mentalité aisément transformable pour oublier, enmoins de deux générations, ses terreurs premières et voir passerpresque dans ses jambes, sans s'en inquiéter, les véhicules trépidantsdont les moteurs transmettent à ses oreilles un vacarme bien fait pourl'effrayer. Leslois de l'atavisme s'étendent, d'une génération à l'autre, à toutes lesqualités et à tous les défauts du cheval, aussi bien aux tares moralesqu'aux tares physiques. * ** Non ! S'ilen était vraiment ainsi, depuis le temps qu'on mécanise des chevauxdans la sciure des manèges, il y a longtemps qu'ils sauraient denaissance faire du pas espagnol du passage ou du galop cadencé. Là comme ailleurs, ne cherchons pas autre chose, encore une fois, que la médiumnité. Lespremières bicyclettes effrayaient aussi les gens, ne l'oublions pas. Onles voyait sur les routes, dès l'apparition de l'inquiétant engin,sauver leurs enfants et se garer eux-mêmes nerveusement. Les autos, àleur début, répandirent un effroi bien plus grand encore.Naturellement, tout cavalier de ces époques préhistoriques, quand ilapercevait un de ces monstres modernes, se tenait prêt aux écarts de samonture, savait qu'il serait « emmené », etc... Lescochers sur leurs sièges faisaient de même, et les chevaux, en bonslecteurs de la pensée humaine, exécutaient immédiatement ce que M.Molier décrit si bien. Plus tard personne n'a plus eu deraison d'appréhender le cyclisme ou l'automobilisme, et les chevaux nonplus, cela va de soi... * * * Enfin souvenons-nous du livre de Maurice Maeterlinck, l'Hôte Inconnu,dans lequel le rêveur philosophe raconte avec toute sa belle gravité cequ'il a vu des chevaux d'Elberfeld, lesquels agissent identiquementcomme les tables tournantes, frappant des coups qui représentent leslettres de l'alphabet, lecteurs de pensée humaine une fois de plus. Ai-je gagné ? Quantà la mémoire du cheval, j'ai lu dans je ne sais quel traitéscientifique qu'elle serait comme un sixième sens, celui de ladirection, ayant son siège dans les oreilles. * * * J'accordeque, même en dehors de nos impulsions à lui transmises, le cheval estcertainement un animal étrange, plein de tics, de lubies, souventvisionnaire et de toute évidence hystérique, avec ses crises de nerfsqu'on appelle « prendre le mors aux dents ». Mais fut-il ainsifait à l'origine? Là est la question. Car il se peut que son trop longesclavage, sa sinistre camaraderie avec l'homme soit à la base de sontempérament de grand nerveux, autre forme du magnétisme humain. Qu'ilait une voiture au derrière ou bien un crampon sur le dos, le chevalvit depuis des siècles dans la triste condition de Sindbad le marin,portant sur ses épaules l'affreux « vieillard de la mer ». D'ailleurstous les animaux domestiques finissent par prendre plus ou moins lacontagion de notre folie, et, comme d'un rail, sortent de leur absoluanimal pour épouser quelque peu nos aberrations. Un chien qui fait lebeau, le mort ou qui tient un morceau de sucre sur son nez est un fou ;un chat qui gratte à la porte est un fou... etc... Et je ne parle pasdes cirques. Mais, de toutes les bêtes que nous plions ànotre détraquement, le cheval est le plus déformé. Sauf quand il est auvert, courte trêve dont tous ne bénéficient pas, il ne reste jamaisseul avec la nature. Selle ou harnais, écurie ou longe, comme un organeartificiel, une monstrueuse excroissance, l'homme ou la trace del'homme ne le quittent jamais. Alors comment s'étonnerque ce contact perpétuel, répété depuis le commencement du monde, n'aitpas fini par changer sa nature primitive pour en faire cet êtremystérieux, incompréhensible, « inintelligent » disent lesconnaisseurs, médium, affirmé-je. En attendant que l'envahissement de la mécanique l'ait rendu à son état normal en refaisant de lui le bétail qu'on ne l'a pas laissé être, le cheval est notre plus grand martyr. Pourtant,s'il voulait, s'il savait, s'il ne subissait pas notre pervershypnotisme, non seulement un homme mais dix ne viendraient pas à boutde sa force pleine des plus dangereux déclics, lui qu'un enfant de dixans peut tenir par la bride, l'immobilisant s'il le faut pendant desheures. * * * Cheval,pauvre médium, je t'ai monté et tourmenté comme bien d'autres, mais,comme bien d'autres, avec amour. Alors veuille nous pardonner à tous,surtout à nous, les poètes, qui, dans notre imagination, t'avons donnédes ailes pour nous emporter, à travers les basses nuées de la réalité,du côté de l'azur et du rêve. PASSE, AVENIR II LesGrecs disaient le cheval créé de toutes pièces par Neptune, origine quia déconcerté les historiens. Peu observateurs, ils n'ont pas comprisque rien ne ressemble plus à un coursier au galop qu'une belle vaguerenflée, avec sa crinière de cheveux blancs. Une tempête en mer n'est-elle pas une parfaite charge de cavalerie ?... Lepremier écuyer mentionné par la mythologie est Bellérophon, fils deGlaucus, qui vainquit la Chimère, monté sur Pégase. Puis Pégase perdses ailes et devient le cheval tel que nous le connaissons, dans un desouvrages de Xénophon : L'Equitation. Ce disciple de Socrate, et son meilleur élève, est sans doute le premier auteur qui ait traité de la question équestre. Cependant,en dehors de ces écrits, les frises du Parthénon, quand nous lesétudions au British Museum, nous offrent, en même temps que beaucoupd'autres trésors, un éloquent manuel qui nous renseigne admirablementsur la façon dont les Grecs montaient à cheval. D'après mes observations personnelles pendant ma vie en Orient, je suis arrivée à retrouver fort exactement leurs méthodes. L'Afriquedu Nord, autrefois colonie romaine comme elle est aujourd'hui coloniefrançaise, a gardé de sa première servitude quantité de coutumes dontelle ignore profondément l'origine, bien entendu, les Arabes étant peucurieux de ce qui précéda l'Islam. Or, dans tous les paysbarbaresques, ailleurs aussi, l'allure donnée au cheval et à la mule deselle se décompose en trois rythmes : le pas, l'amble et le galop. Letrot est considéré là-bas comme une tare. Un Arabe qui vend son chevaldit pour le faire valoir, entre autres choses, « qu'il ne trotte jamais». L'amble, qui remplace le trot, est cette allureentièrement forgée, sauf quelques exceptions où elle est naturelle, parlaquelle, au lieu de cadencer sa rapide course par la diagonale commedans le trot, (mouvement dicté par la nature) l'animal fait avancer sajambe droite de devant en même temps que sa jambe droite de derrière, puis sa jambe gauche de devant avec sa jambe gauchede derrière (en langue savante on dirait : alternance des deux bipèdeslatéraux) — rythme qui se balance à l'imitation du pas humain et, bienqu'extrêmement rapide, supprime toute saccade, produisant, aucontraire, une sorte de glissement pendant lequel le cavalier, assiscomme dans un fauteuil, se laisse emporter sans aucune fatigue. Pourobtenir l'amble, les Arabes, dès le jeune âge, attachent avec une cordela jambe droite antérieure et la jambe droite postérieure, de façon quela monture soit forcée de n'avancer pas l'une sans l'autre, action qui,forcément, mécaniquement, se répète à gauche, anomalie vite changée enhabitude. Cette méthode, venue de Rome comme tant dechoses orientales, vient aussi, par conséquent, de la Grèce antique,maison-mère de toute la vie romaine d'avant J.-C. Doncles chevaux du Parthénon vont l'amble quand ils ne vont pas au pas ouau galop, seule explication de cette cavalerie sans étriers, laquellen'aurait pu tenir son équilibre sur des bêtes au trot. Eneffet, le pas ne comporte pas plus de secousses que l'amble ; et legalop, allure des commençants, ne donne pas non plus les déplacementsdu trot. Plus tard, les barbares, futurs civilisésd'aujourd'hui, commencèrent d'autres méthodes où nous retrouverionsfacilement l'origine de notre présente équitation. Lachevalerie, dont le blason unanime est le cheval, comme le démontre sonnom, développe de plus en plus le goût des jeux, tournois, brutalesdémonstrations équestres. C'est au IXe siècle quecommence l'idée de la grande culture des races chevalines. Bien entendues chevaux sont depuis longtemps entrés en guerre, et nous les y voyonsbientôt couverts d'armures, comme leurs cavaliers. Au XVesiècle on se met à imprimer de véritables grammaires équestres. UnItalien introduit la musique dans l'éducation du cheval. Pluvinel, unFrançais, célèbre à la Cour de Henri IV, écrit : Instruction en l'exercice de monter à cheval. «Il est bon nombre de ses conseils, dit Ernest Molier, que nos jeunescavaliers actuels pourraient méditer et suivre utilement. » Etmaintenant nous arrivons au grand siècle, aux carrousels dénués deviolence qui ne sont plus que spectacles de beauté sans effusion desang. L'Ecole de Versailles est la première du monde. Unnom bien connu, celui de La Guérinière, domine le XVIIIe siècleéquestre. « Ce grand écuyer doublé d'un écrivain, dit encore E. Molier,était un modèle de modestie. Et cependant il est universellementreconnu pour être le père de l'équitation moderne. » Le premierEmpire redonne au cheval sa figure guerrière, la Restauration rouvrel'Ecole de Versailles, le second Empire s'illustre du fameux Baucher, —et notre époque, après bien des livres dont celui de James Fillis,trouvera sa meilleure manne, au point de vue cheval, dans le savant,aimable et riche ouvrage d'Ernest Molier, cet étonnant écuyer dont lecirque mondain est le conservatoire de toutes les élégances équestres,Ernest Molier dont le courage et la persévérance à cheval semaintiennent, alors qu'il est parvenu au grand âge où d'autresdisparaissent ou, du moins, se reposent. En effet, on nepeut pas dire d'Ernest Molier qu'il monte toujours mais bien qu'iln'est jamais descendu de son cheval, seule manière de ne pas laisser serouiller les muscles merveilleux grâce auxquels il est encore le plusfin et le plus vaillant homme de cheval du monde. * * * Et maintenant, quel est l'avenir de l'équitation ? Ilsemble qu'à une époque comme la nôtre, affolée de sport jusqu'à fairede cette vogue une sorte de tic international, l'équitation doive tenirla première place dans les jeux héroïques et pédants de la jeunesse desdeux sexes. Il n'en est rien. Boxe, foot-ball,cross-country, rugby et autres noms bien français, voilà qui remplitnos périodiques. Le tennis et le golf, trop esthétiques, sont réservés,chez nous, à une certaine classe. Mais pourquoi, par exemple, les snobsqui jouent au golf ne joueraient-ils pas également au polo, lequel nesemble permis qu'aux ducs et pairs? Pourquoi les rubriques des journauxne parlent-elles de chevaux qu'à propos des courses, opération debourse comme une autre ? Pourquoi le silence sur l'équitation, quand lecyclisme, l'automobilisme et l'aviation, joujoux mécaniques, tiennentpartout tant de place? Aristocratique et démodée,l'équitation emmène encore ce qui reste de cavaliers et d'amazones àtravers les allées du Bois ou celles d'autres parcs, autour descapitales de l'Europe. Mais ces mélancoliques ci-devant se raréfient deplus en plus. L'équitation en sera bientôt réduite à l'état de vieillelune, comme beaucoup d'autres nobles distractions humaines, emportéesvers le néant par la vague de vulgarisation et de vulgarité quisubmerge le monde... Le moderne cheval-vapeur, qui, vuson nom éthéré, devrait s'apparenter à Pégase, a partout éliminé levieux cheval-chair de nos pères, auquel nous avons dû tant de plaisirsde qualité, tant de services en temps de guerre. Monter à cheval est pourtant une belle chose, et une saine chose aussi ! Lesécuyers, surtout ceux des cirques, savent que cela guérit tout, saventqu'au premier malaise, voire en cas de broncho-pneumonie commençante,il n'est que de se mettre en selle et de faire une bonne course au ventpour revenir, au bout d'une heure, en voie de guérison. Celase comprend facilement, monter à cheval mettant en jeu tout le corps,ardente et salutaire circulation, et forçant l'âme sur le qui-vive àune animation de toutes les secondes. Monter à cheval ?Magnifique école d'endurance, d'élégance, d'entrain, de contrôle sursoi-même. Monter à cheval, c'est apprendre à vivre. L'équilibre peut se définir ainsi : le fond commun de toutes choses. Or, la perfection de l'équilibre, voilà l'équitation. Ayantpratiqué tous les arts et quelques sports, je puis affirmer que monterà cheval est profitable au développement physique, intellectuel, etmême moral des meilleures facultés humaines. Monter à chevals'apparente à toutes les cultures. Pour commencer, rien ne ressemble plus à l'art violonistique que l'équitation. Pas de sourires ! «Le tact de l'assiette », c'est l'archet à la corde. « L'accord desaides », c'est l'indépendance des deux profils du violoniste. Lasouplesse du poignet, exigée pour le rassembler et tous les airsd'école, c'est celle exigée pour le staccato et toutes les virtuosités du violon — et ainsi de suite. Par ailleurs, si je suis montée dans la journée, je trouve plusfacilement mes phrases, le soir, au moment de continuer mon roman. Lerythme du trot et du galop appellent en moi des strophes de poème,tandis que, s’il s’agit de peindre, j’établis mieux mes masses etdiscerne mieux mes valeurs du fait d’avoir contrôlé mon équilibre enselle ; et, si c’est à la sculpture que je m’attaque, les stancesharmonieuses de mes galops de tout à l’heure m’ont préparée à laconcordance à la fois stricte et mystérieuse qui doit balancer mesblocs de glaise. Inutile d’ajouter qu’au lendemain d’une course à cheval ma bicyclettevole comme Mercure lui-même et que mes patins, sur la glace, sont desailes à mes talons. Tout cela !... comme on dit en arabe. Mais je sais bien que seul un Montherlant dans sa Camargue, magnifiquecavalier de plume, pourra me donner raison sans se moquer de moi ;tandis que les cow-boys d’Amérique, les Bédouins sahariens et lacavalerie des cirques sentiront de tout leur instinct que jedis la vérité. Pourtant le temps n’est pas loin où ceux qui aiment et qui comprennentencore l’équitation se verront partout cantonnés dans des sortes de reservations comme les Peaux-Rouges du Nouveau Monde. Car déjà, pource qui des simples promenades que l’on faisait jadis à la campagne,monter à cheval est devenu presque une impossibilité. Je dois, hélas ! m’en rendre compte. Pas plus tard que cet été, voulantreprendre avec des amis mes galopades dans les bois de mon pays deHonfleur, j’ai dû, pour y parvenir, traverser avec eux ces mortellesrégions qu’on appelle routes goudronnées, où les chevaux risquent àchaque pas de s’écarter, sans parler de la trombe d’autos qui font dela circulation montée un véritable danger de tous les instants. Non, le cheval n’est presque plus praticable à l’heure actuelle.L’avenir de l’équitation ? Désarçonnés par l’envahissement des barbaresà moteurs, regardons-le s’inscrire, cet avenir, – nos montures étantdevenues comestibles, – sur la sinistre enseigne des boucheries(horreur !) hippophagiques. ANATOMIES, TECHNIQUES III Selon la mère nature, le cheval se compose de la tête, de l’encolure,du garrot (entre le dos et le cou) du rein, de la croupe, de la queue,du ventre, du poitrail, des jambes de devant et des jambes de derrière.Ces jambes, détails importants pour les cavaliers, comportent le canon, entre le genou et le boulet, le boulet, entre le canon et lepaturon, le paturon entre le canon et le sabot, et enfin le sabot. Au point de vue de l’équitation savante, l’anatomie chevaline est unpeu plus compliquée. Nous avons alors l’avant-main (poitrail etjambes de devant), l’arrière-main, croupe et jambes de derrière), le bipède latéral droit (jambe droite de devant et jambe droite dederrière), le bipède latéral gauche, (jambe gauche de devant et jambegauche de derrière), le bipède diagonal droit, (jambe droite dedevant et jambe gauche de derrière) le bipède diagonal gauche, (jambegauche de devant et jambe droite de derrière). En somme six bipèdes, soit douze jambes en un seul animal, six bêtesqu’il faut monter à soi tout seul, et qui, dans les airs d’école, n’ontpas du tout les même fonctions. Quant au cavalier, il est, lui, plutôt simplifié. Il se compose del’assiette, des deux jambes et des deux bras. La tête ne compte pas. * * * Vu simplement tel qu’il est, le cheval a, de toute évidence, été créépar Dieu pour être enfourché. La courbe de son dos, entre l’avant etl’arrière-main, le démontre suffisamment. Le seul équilibre possible, pour qui le monde sans selle, est de placerson derrière dans le creux du dos de la bête et d’avoir les jambespendantes, l’une à droite et l’autre à gauche de ses flancs, paire depincettes qui se tient toute seule en cette position. Comment et pourquoi la folie humaine, capable de violer les lois lesplus élémentaires de la logique, a-t-elle inventé l’amazone, ou plutôtla selle d’amazone ? (car, monter « en dame », c’est monter une selleplutôt qu’un cheval.) Il y a eu d’ardentes et savantes discussions, dans le monde équestre,au sujet de l’amazone. Heureusement, à une époque telle que la nôtre,où l’on ne consent plus guère, dans aucun domaine, à se payer de mots,– et la femme ayant partout tendance à se viriliser, – la monteféminine à califourchon s’implante de plus en plus dans les mœurs detous les pays. Je me souviens de l’ahurissement hostile suscité, dans ma propre villede Honfleur, quand on m’y vit à cheval comme un garçon. Il est vrai queje fus, à cette époque, même au Bois, quand par hasard j’y montais, laseule à oser cela. Mais un tel ahurissement était d’avant-guerre. Ayantrepris mon équitation après l’armistice, je fus étonnée de constaternon seulement de l’indifférence mais même une certaine bienveillancepour ma selle d’homme et mes culottes, de la part des spectateurs,autrefois si scandalisés. C’est qu’entre temps le cinéma les avaithabitués à voir toutes les héroïnes des films monter de la même manièreque moi. Désormais le renversement de la situation s’est accompli. De nos joursce sont plutôt les amazones qui sont devenues rares, heureusement ! Monter en amazone avait son romantisme, au temps des longues jupes etdes voiles verts au vent, derrière le petit haut-de-forme de la dame.Mais, depuis que les jupes de cheval se sont raccourcies il y avéritablement quelque chose de difforme dans la pose tortionnaire desjambes féminines ramenées à gauche du cheval, et seule une perfectionrigoureuse dans sa tenue permet à l’amazone de n’être pas ridicule encette posture. Je sais bien qu’une duchesse douairière d’Uzès, toujours à cheval etchassant vaillamment à l’âge où d’autres soignent leurs rhumatismes,est un argument irréfutable qu’on me jettera toujours à la tête. Mais,pour un exemple comme celui-là, sans doute exceptionnel, combien depiteuses caricatures ! Et, même quand la perfection y est, au seul point de vue esthétique,(on ne me fera jamais dire le contraire) avec la selle de femme ilmanque une jambe à la droite du cheval. Que si nous abordons maintenant la raison et la commodité, jamais lacravache de l’amazone ne remplacera cette jambe à laquelle elle prétendsuppléer. Ne pas serrer sa bête entre deux pinces de fer, quelleaffreuse sensation ce doit être ! Ensuite, s’il s’agit de monter sans écuyer, seule dans la nature avecson cheval, descendre et remonter (par exemple pour ouvrir quelquebarrière) devient une opération terriblement difficile. Si entraînéequ’on y soit, cela vaudra-t-il jamais la descente en voltige, sirapide, permise seulement avec la selle d’homme ? De plus, les chutes de l’amazone, qu’elles soient en dedans ou endehors, sont presque toujours graves, sinon mortelles, l’accrochage dela jambe droite à la fourche de la selle étant un élément decatastrophe. Enfin, malgré le long plaidoyer de James Fillis, la monte en dame, quidéplace les organes et fait porter l’assiette à faux, risque de donnerà la longue une déviation des épaules ou de la hanche, sans parlerd’autres méfaits. Du reste, aussi bien que celle qui le monte, le cheval est alorsdéséquilibré, le poids qu’il porte à gauche n’ayant pas de balance àdroite. Je n’avais pas déterminé tout cela quand la vie voyageuse que j’aimenée à travers l’Orient m’a forcée à monter en homme et non autrement.Plus tard, quand j’ai fréquenté des manèges, j’étais trop habituée à maliberté garçonnière pour me résoudre à la monte de côté. Après quelquesmois de méthode, j’ai eu la joie, dans le manège, de pousserl’entraînement jusqu’au galop sans selle et sans étriers, plaisirimpossible si l’on ne monte pas en homme. La selle d’amazone est évidemment une invention masculine, uneaffirmation de l’esclavage féminin, un goût de dominer la faiblecompagne, de l’empêcher de vivre à cheval sans la présence courtoise del’homme. Je ne crois pas qu’on puisse me taxer de féminisme. Je suis pourtantféministe – à cheval – et de toutes mes forces. * * * Le dressage d’un simple cheval de selle, combien se doutent, en dehorsdu monde des manèges, de ce que cela représente de labeur, science,patience, intelligence ? Il n’entre pas dans mon programme d’en donner ici les détails. Je veuxsimplement indiquer qu’un cheval mis, c’est-à-dire prêt à être monté,sans plus, réagit, sous l’action des rênes et de l’éperon, exactement àrebours de son instinct. Pour jeter votre cheval à droite, vous le touchez de l’éperon gauche,ce qui vous semble tout naturel. Cependant le cheval primitif a pourréflexe non de se jeter à l’opposé de la piqûre, mais, aucontraire, du même côté. Si un taon ou une guêpe l’attaque à droite,c’est à droite qu’il se porte, dans le but d’écraser l’ennemi contre lepremier arbre ou le premier rocher rencontré. Obtenir qu’il aille àl’envers de ce geste primordial, cela veut déjà dire des heures detravail pour le dresseur. Il en va de même pour tout le reste. La flexion des mâchoires, qui plus tard, ira jusqu’au rassembler, lepassage correct du pas au trot et du trop au galop, autant d’efforts etd’astucieuses méthodes pour celui qui veut mettre le cheval. Les tranches de carotte et les morceaux de sucre alternés avec lacravache sont les seuls moyens employés, le dressage d’une bête, etparticulièrement du cheval, n’étant qu’une association non d’idées maisde sensations. Dès que le cheval a fait ce qu’on appelle une concession (par exemples’il a seulement remué la jambe qu’il faudra parvenir un jour à fairese lever au temps) – récompense. Dès qu’il a fait par entêtement unefaute, alors qu’il sait déjà bien sa leçon, – châtiment. Le sang-froid,la logique absolue, le dosage parfait de ces récompenses et punitionspeuvent seuls accomplir le dressage ambitionné. Et songeons que chaqueleçon ne doit durer que très peu de temps, pour ne pas embrouiller oubuter l’élève ! Et pourtant nous n’avons, après tant de mois de peine, qu’un simplecheval de promenade. Mais s’il s’agit d’équitation savante, s’il fautaborder « les airs d’école », quel interminable cauchemar pour la bêteet surtout pour son professeur ! Le pas et le trot espagnol, le passage simple ou sur deux pistes avecsuspension des diagonales, la cabrade au temps, le piaffer, le galopsur trois jambes, le galop cadencé, le changement de pied au temps, leballotté de l’arrière et de l’avant-main, voilà la plupart des airs àmettre au point dans la sciure laborieuse des manèges. Blanche Allarty (femme d’Ernest Molier) a eu l’honneur d’yperfectionner un air des plus impressionnants, le saut plané, qu’elleexécute sur place avec un véritable envol de chimère. Je ne donnerai pas la description ni la technique de ces grâceschevalines, forgées de toutes pièces par le génie humain, et que lesignorants saluent dans les cirques par ces mots naïfs : « Oh ! le jolicheval ! Regardez comme il danse tout seul ! » exactement comme si auconcert les mêmes saluaient la technique de l’artiste, obtenue aprèsvingt ans de travail, par : « Oh ! le beau violon ! Quel son magnifiqueil a ! » Donc je dirai seulement un mot sur « l’accord des aides », virtuositéde l’écuyer qui donne au cheval son maximum d’élégance dans les airsd’école. Veut-on savoir ce que c’est que l’accord des aides ? Proprement du jiujitsu. Les aides sont l’éperon, les rênes et l’assiette. L’accord desrênes et de l’éperon se fait par action directe ou indirecte. L’éperontouche légèrement, à une place bien déterminée, soit par longues, soitpar brèves, selon l’effet demandé, tandis que le filet ou la bride oules deux à la fois agissent sur la bouche, le tout avec une souplesseaussi savante, je l’ai dit, que les divers coups d’archet au violon. Etvoici mis en action tel ou tel bipède de cette bête à douze jambes : lecheval d’école. Le « tact de l’assiette » a, dans l’accord des aides, une importancecapitale. L’assiette, cette base de l’équitation ordinaire comme de la savante,c’est le pivot même de l’équilibre, tant du cheval que du cavalier. Manquer de tact de l’assiette peut aller jusqu’à la souffrance pour lamonture, laquelle réagit instantanément par du désordre. Les chevaux «froids du rein », c’est-à-dire difficiles au montoir et qui, dès lamise en selle, commencent, avant de s’être réchauffés, par cinq minutesde défenses, sont en général des chevaux qui ont été mal montés et enont gardé de mauvais souvenirs physiques et moraux. Ce mot de défense est bien celui qui convient, car n’oublions jamaisque le cheval, même celui dit « à roulettes », est toujours en sourderébellion contre son tyran, et que son obstiné désir en outre, sifringant soit-il, est de rentrer à l’écurie – deux choses, somme toute,assez légitimes. En résumé, l’équilibre équestre, en simple promenade ou dans les airsd’école, est assuré par le seul cavalier, responsable, pour finir, detout ou de presque tout ce qui peut arriver de regrettable, comme detoutes les élégances de sa monte. Car, pour l’homme comme pour la bête,l’équitation détruit l’équilibre naturel de l’un et de l’autre, etl’art seul de l’écuyer en rétablit un nouveau, lequel ne sauraitsouffrir de défaillance. Et maintenant, passons de cet aperçu sur les anatomies et techniques del’équitation à un autre chapitre, celui de la géographie équestre. GÉOGRAPHIE ÉQUESTRE IV Au cours de plusieurs années, j’ai monté des chevaux d’Orient, tantdans le Sahara que dans les forêts kroumires, les campagnestunisiennes, les montagnes d’Algérie, le Liban, les espaces syriens,les pistes turques et les sables de l’Egypte. La monte arabe comporte la selle à haut dossier, l’étrier court, lourd,considérable, avec les pointes de son métal ouvragé formant au besoinéperon, le mors barbare armé d’une sorte de lame triangulaire dont setrouve blessé le palais de la bête si elle résiste. Chez les Bédouins du Sahara, la selle est de cuir rouge, parfoisrecouverte de velours brodé d’or, les rênes larges et ornementées ; lecheval porte une croupière et des œillères, tandis qu’autour de son coupendent des talismans koraniques enfermés dans des petits sachets decuir, et autres attributs ostentatoires. Les chevaux sont entiers, aveccrinière et queue longues, et (s’ils sont blancs) teintés au henné,suprême coquetterie. La Syrie, laboratoire des pur-sang, possède d’admirables bêtes, finescomme des biches, à mille reflets, aux yeux de houri. La selle diffèreun peu de celle de l’Afrique Mineure, quant à la couleur et à la forme,plus foncée et le dossier moins haut, mais l’étrier et le mors sont lesmêmes. En Egypte, outre l’ornementation ordinaire, les chevaux sont volontierschargés de colliers bleus, perles grossières chargées de chasser lemauvais œil, et qu’on retrouve sur bien d’autres bêtes, sans parler desinstruments et outils quotidiens, – même des machines à coudre. L’équitation orientale, où qu’on la pratique, est une tradition sansgrammaire et sans théorie. Le cheval a la tête au vent, son galop restesauvage, et son trot, je l’ai dit, est une tare. L’équivalent de nos airs d’école y est représenté par la Fantasia,qui comprend plusieurs figures. Les deux principales sont la cabrade etle galop de charge accompagné de coups de fusil tirés par le cavalieret jongleries exécutées avec le même fusil, galop qu’on arrête net auplus furieux de son emportement. Il y a aussi certains pas d’une dansebarbare que le cheval danse plutôt de lui-même, au rythme d’une flûteet d’un tambour joués tout près de son oreille par des musiciens à pied. Discutant un jour avec un pacha de Syrie, réputé pour ses prouesses àcheval, sur les différences qui séparent l’équitation européenne del’orientale, il répondit à ma démonstration sur l’école par un sourirefort dédaigneux. - Je puis, dit-il, faire marcher mon cheval tout le long de ce labour,et le ramener à son point de départ en lui faisant mettre les piedsexactement dans les mêmes pas. Que demandez-vous de plus fort ? Evidemment… Mais la terrible science de nos manèges ne se satisfait paspour si peu. Il lui faut la correction parfaite, la sobriété glaciale,les actions pour ainsi dire mécaniques d’une bête devenue un automateet dont l’imagination et la volonté sont annihilées. Ces rigueurs ont aussi pour but de ménager le cheval et de le conserveren parfait état jusqu’à l’âge le plus avancé. La fougue des Bédouins (ceux de l’Afrique du Nord et les vrais, deSyrie et d’Arabie) n’est que de l’instinct ; magnifique instinct qui sedéchaîne dans les vastes étendues et satisfait tous nos lyrismes quandla grande Fantasia – parfois plus de cent chevaux – danse en masse,cabre ou s’emporte à travers le sable sans limite ; mais cette bellenoblesse du cavalier arabe est à base d’inconscience. Elle n’a pas deméthode et ne peut s’enseigner théoriquement. C’est peut-être soncharme, du reste. L’inconscience du cavalier d’Orient ? Un miracle sans cesse répété.J’ai vu, dans mes voyages, des enfants de dix ans monter des chevauxdangereux sans se douter de ce qu’ils risquaient. C’est pourquoi,d’ailleurs, il ne leur arrivait rien (médiumnité du cheval, encore ettoujours). D’autre part, les Arabes montent aisément sans selle, voiresans bride. Armés d’un léger bâton, ils dirigent l’animal à droite ou àgauche en lui mettant le bâton du côté de l’œil, dans le sens opposé àcelui qu’ils veulent lui faire prendre. C’est tout. J’ai monté, dans les ruines de Bâalbeck, une petite jument nomméeFéhima, qui n’avait pour rênes qu’une corde au cou. Il est vrai que,selon son nom, (Féhima veut dire « celle qui comprend »), ellecomprenait tout, comme un chien. Au moment de mettre pied à terre pourvisiter les ruines, elle fut simplement lâchée dans le paysage avec saselle sur le dos, et, quand la visite fut terminée, sur quelques coupsde sifflet revint de fort loin, au galop, et joyeusement. J’ai assisté aussi à une chasse à courre improvisée, dans le Sudmarocain, par les officiers d’Aïn Sefra (au temps où Lyautey y étaitgénéral). Un lièvre s’était levé sous les pieds de nos chevaux.L’officier de tête se fit un jeu de le poursuivre. Or, son chevalsuivait, pour son propre plaisir, tous les défauts du lièvre. Cet officier me raconta comment, quelques jours plus tôt, alors que lelièvre s’arrêtait, épuisé, son cheval posa son sabot dessus, avec tantde délicatesse que le lièvre ne fut même pas meurtri quand l’officier,descendu, le prit pour le rapporter vivant à la division. Certes, les chevaux d’Orient sont moins savants que les nôtres, maiscombien plus fraternels ! J’en ai vu d’attelés qui, tombés avec lavoiture, aidaient d’un intelligent effort à relever le tout, ayantparfaitement saisi le sens de l’accident. J’en ai regardé de trèsvieux, également attelés, se remettre à danser, bien que fourbus, dèsque le charretier sifflait l’air de la Fantasia. Et jamais jen’oublierai mon petit étalon de Kroumirie, celui de mes débuts en paysarabe, gai compagnon avec lequel j’ai joué tant de fois, à travers leschênes-liége des montagnes. Les étalons, du reste, sont moins appréciés dans les pays arabes queles juments. Mais, s’il arrive qu’ils dominent dans une troupe montée,on fait marcher les ou la jument devant, ce qui donne de l’allant aureste de la chevauchée. * * * Egalement dépourvue de méthode écrite est la monte des cowboys, quej’ai bien connue au temps où je travaillais au manège Saint-Paul,manège qui fut, avant d’être exclusivement tombé dans la politique, leplus agréable de Paris. Là j’essayais d’apprendre à ramasser des chapeaux au galop, à cabrer, àgaloper debout. Nous attendions le départ des écuyers scandalisés, etle chef de la troupe me disait : - Maintenant, à nous deux ! Vous allez m’imiter. Si vous ne réussissezpas du premier coup, il vous faudra plus d’un an pour apprendre. Alorsil vaut mieux le faire tout de suite, n’est-ce pas ? Hélas ! Je n’ai pu le faire tout de suite, du moins quant aux chapeaux.Que de chutes ! Le cheval s’arrêtait net, débonnaire, pour ne pasmarcher sur moi. Mais j’appris instantanément la cabrade. Il s’agissaitseulement de presser le cheval aussi fort que possible entre lesgenoux, de lui serrer la bride comme pour le reculer, et d’agiterdevant ses yeux l’espèce de martinet qu’on m’avait mis dans la main.Quelle extraordinaire impression ! Aussitôt le cheval se dressa sur sesjambes de derrière. - This is fine !... s’écria le cowboy enchanté. Puis je plaçai mes deux pieds dans le haut des étrivières mexicaines,ce qui donne l’impression d’être debout sur la selle, et lançai ma bêteau galop. Alors il fallut me lever en tenant de la main droite un boutde la crinière, chose facile, car c’est justement le galop qui vousmaintient dans cet équilibre. Et ce fut ma seconde réussite. La selle mexicaine, avec son haut troussequin et son arçon armé d’unecorne (en vue du lasso qu’on y fixe), donne une impression de sécuritéparfaite. Nous exécutions aussi des galops furibonds, chacun à un boutdu manège ; et, lorsque nos chevaux, front à front, se rencontraient àun cheveu l’un de l’autre, nous les arrêtions net, ce qui faisait volerla sciure jusqu’aux vitrages. Plus tard, en vue d’un numéro dans une fête de charité, je repris lacabrade avec un nouveau cowboy. Celui-là ne savait pas du tout quij’étais. Il ne parlait qu’un slang américain que seule, presque, jecomprenais au cirque de Paris, et, plusieurs fois, faillit me confondreavec le cheval, dans les larges coups de fouet qu’il lui allongeaitpour lui enseigner à cabrer. Nous fîmes, en manière d’exercicepréalable, une inoubliable promenade au galop de charge autour de laTour Eiffel, un premier janvier, pour la stupéfaction des spectateursqui, nous entendant nous interpeller en anglais, criaient librementleurs impressions sur notre passage. J’ai connu aussi le lasso, non pour le lancer mais pour le recevoir enplein galop, ce qui est également une bien extraordinaire sensation. * * * En Syrie, j’ai fait connaissance avec l’équitation allemande, et mêmede Hanovre. C’était avant la guerre, quand les armées turques étaientencadrées par des officiers allemands et français. Là je retrouvais, certes, tout l’esprit de méthode de l’Europe. Lamonte du Hanovre, grande école de courage et de sang-froid d’ailleurs,pèche, au contraire des Bédouins et des cowboys, par trop degrammaire. Quand on pense que le novice mis pour la première fois à cheval (sansétriers, bien entendu) doit, dans le vide, tenir ses pieds comme sidéjà les étriers les soutenaient, on comprend la raison de la raideuréquestre allemande, puisque cette raideur a été apprise dès lapremière leçon. D’autre part, les rênes serrées comme un étroit collier contre lacrinière du cheval, le rassembler perpétuel du malheureux animal qu’onne laisse presque jamais être long, comme tout cela nous change de lasouple grâce française ! Notre équitation, tout aussi rigoriste que l’allemande, garde, dans sesplus savantes manifestations, cet air d’aisance et de liberté à quoil’on reconnaît la latinité d’une race. Le jeu des rênes dans la main ducavalier français, la souplesse de ses reins éduqués par de longs joursoù les jambes ont flotté sans contrainte, où, seule, la recherche del’assiette a été demandée, l’air indépendant que conserve sous lui lecheval le mieux mis, voilà qui l’emporte de loin sur toutes lesméthodes et sur toutes les inconsciences du monde. * * * Ce fut lors d’un rallye autour de Damas, dirigé par un officierallemand, que, défiée par celui-ci, je descendis pour la première foisen banquette irlandaise, et sur un cheval qui ne l’avait jamais fait. Nous étions montés au bord d’un talus haut comme trois hautesmurailles, et presque à pic. « Suivez-moi si vous l’osez !... » me crial’officier en riant. Et son cheval, les deux pieds de devantrapprochés, se laissa glisser jusqu’en bas, la tête en avant, tandisque l’officier, couché sur la croupe, les étriers tendus, abandonnaitles rênes. Derrière lui je fis exactement la même chose ; et ce haut fait m’étonneencore quand j’y pense. Mais, défiée, je recommencerais bien encore, jecrois. Quant à l’éducation équestre anglaise, elle se fait surtout « parl’extérieur », comme on dit dans les manèges, et qui signifie lapratique en pleine route passant avant la théorie – principeexcellent, du reste ; et la monte à l’américaine, avec les étriersexcessivement courts, est celle des jockeys en course, lesquels, entrel’assiette et la selle, laissent, comme le remarque, je crois, Fillis,« la place d’un chapeau ». Mais, n’ayant pas pratiqué cettemonte, je n’en puis dire autre chose. Enfin j’ai pris une idée de l’équitation peau-rouge en galopant encostume de bain et sans étriers sur la plage, jambes nues collant à lapeau du cheval, adhérence impressionnante, sentiment d’absolue sécurité. * * * Un proverbe arabe, pour finir. Il s’adapte fort éloquemment à toutesles équitations de la terre, quelles que soient leurs différences : « Soigne ton cheval comme ton frère, et monte-le comme ton ennemi. » SOUVENIRS, LITTÉRATURE V J’étais à la ferme attenante au manoir que nous habitions l’été, dansma Normandie natale, et des cultivateurs en charrette apparurent à labarrière, entassés dans une carriole traînée par un fort beau cheval.Ils venaient voir leurs cousins, événement rare. Une heure après leurarrivée, ils allèrent chercher le cheval, et lui mirent une selle etune bride. C’était une vieille jument de course nommée Ténébreuse, etdont ils étaient très fiers, venant de l’acquérir. Un jeune de lafamille, artilleur aux armées, la monta dans le pré pour la faireadmirer. Quand il descendit, je demandai qu’on m’assît sur la selle.J’avais dix ou douze ans, je crois. C’était la première fois de ma vieque je me voyais à cheval, et avec quelle ivresse ! J’avais l’amour deschevaux, et j’en dessinais sur tous mes cahiers de classe. Aussitôt en selle je pris les rênes, et, docile à mon impulsioninconsciente, la bête se mit au grand galop. Enchantement ! J’avaisenvie de pousser des cris de triomphe. Les gens regardaient, amusés. Après deux ou trois tours dans le grand herbage, la jument décidaqu’elle en avait assez, et, renforçant son galop, rentra tout droit àl’écurie dont elle savait déjà la place comme si elle y fût née. Au moment de passer la porte, je me rendis compte que ma tête étaitplus haute que cette porte. Un cri d’horreur courut parmi lesspectateurs assemblés, je me couchai sur le garrot juste à la secondeoù ma face allait être écrasée contre la pierre. Sautée à terre, je revins vers la famille. La vieille fermières’évanouissait. Ses filles lui administraient de « l’eau des Jacobins», sorte de dentifrice qui guérit tout, en Normandie. Ce fut là ma première équipée à cheval. Je continuai de monter de-ci, de-là, sur des chevaux de labour ou deselle, chaque fois que l’occasion se présentait, et toujours avec uneinconscience parfaitement bédouine. Plus tard, mariée, emmenée en Orient par mon mari poète, je le suivisdans tous les voyages qu’il faisait à cheval, à travers les payskoraniques, à la recherche de documents. Là je montai comme lui chevauxet selles de hasard. Cette rude éducation équestre me mit bien souvent, le long de jambes,des bleus qui retrouvaient le lendemain la boucle ou le nœud qui lesavait produits. La selle arabe, ajustée avec des ficelles, se détachait soudain ; oubien c’était la bride qui cassait. La monture avait des lubies, oubutait. Je m’en tirais comme je pouvais. Nous faisions parfoisquatre-vingts kilomètres par jour. J’avais acquis, pour finir, « beaucoup d’extérieur ». A mes retours àParis, je décidai d’aller au manège pour apprendre tout ce que je nesavais pas. Ce fut le manège Saint-Paul. Que de belles heures j’y aipassées ! C’est là que, sans savoir que j’en ferais jamais un livre, je me suisdocumentée à fond pour écrire beaucoup plus tard La Mère et le Fils,qui est le roman du cirque. Le monde des cirques, en effet, étudiait force numéros dans ce manège,alors dirigé par Fernand Tison, depuis docteur en médecine fortapprécié de sa clientèle, mari d’une charmante femme et père de famille. Etant devenu très vitre notre ami, Fernand Tison mettait à madisposition son manège, ses chevaux et même ses écuyers. La technique européenne surprenait fort mes instinct[s] sauvages. Jefinis pourtant par la comprendre, puis l’apprécier, puis l’aimer. Retournée en Orient, je sus mieux deviner à quel cheval j’avais affaire; et ce que j’avais appris à Paris me servit en mainte circonstance,même avec des animaux dressés à l’arabe. * * * Lors de l’un de mes retours, montant du côté de Saint-Cloud avec deuxamies en amazone, nous fûmes dépassé[e]s, étant au pas, par une bandede quinze cyclistes, la casquette sur l’œil et le regard mauvais. Ilsnous lancèrent au passage une ordurière insulte. Je montais unIrlandais vigoureux. Je pousse mon cheval derrière les cyclistes, lesrejoins, et frappe l’insulteur au visage avec ma cravache. Chute decelui-ci, suivie d’une capucinade de tous les autres. Au milieu duchamp de bataille, mon cheval se prend le pied dans les rayons de lapremière bicyclette tombée, et commence à s’emballer, la traînant à sonpied. J’arrive à l’arrêter. Les cyclistes, ramassés, accoururent,m’entourent, me menacent. Celui que j’ai frappé saisit mon cheval parla bride. - Lâchez mon cheval à l’instant, ou je vous écrase tous ! Un peu d’appuyer fait danser ma bête. Ils ont peur et reculent. - A la police !… crient-ils ! - C’est bon ! Mais marchez devant ! Et, dociles, ces quinze voyous m’obéissent à l’instant. J’en avaishonte pour eux ! Derrière ce cortège, rejoignant de loin, mes deux amies faisaient des «oh ! » et des « ah ! » La police, pour finir, me donna raison. Menacés d’être enfermés auposte, les quinze gouapes disparurent piteusement, le garçon quej’avais cravaché portant sur son épaule sa bécane, dont il ne restaitque deux ronds en accordéon. Un rôle aussi guerrier, je l’avais déjà joué, mais sous une forme plusaimable, dans le Sud Oranais, au temps où le Maroc était encore sonmaître. Là, nous fûmes un soir invités à dîner, mon mari et moi, par ladivision de Colomb-Béchar. Je n’avais dans mon bagage aucun vêtement féminin, sauf, heureusement,un long manteau à traîne qui me servait au besoin de couverture devoyage. Je le passai par-dessus mes culottes, mes bottes et meséperons, ôtai mon chapeau, mis à mon oreille une miraculeuse rose deBengale découverte dans un des jardins de ce Sud desséché. Ainsiféminisée, je figurai, parmi ce dîner d’hommes, une sorte de Bradamante; et je n’oublierai certes pas la saveur d’un tel rôle. * * * Une aventure qui en dit long sur la mentalité de certainsprofessionnels du cheval (celle au sujet de laquelle Ernest Molierraconte dans son livre quelques histoires édifiantes). Je devais, encore pour un numéro de cirque en vue d’une fête decharité, monter à Paris un cheval arabe, et tenir ma place dans uneFantasia. Le manège où je fréquentais alors se mit en quête. Justement l’un desécuyers avait pour monture quotidienne un étalon de Syrie. On le priade me le prêter pour l’essayer. Debout au milieu du manège, l’écuyer me regarda faire. Le cheval,pourtant parfaitement mis, se montra d’une méchanceté déchaînée. Pourme désarçonner il mit en œuvre toutes ses défenses naturelles, puistout ce qu’il avait appris dans son dressage. Il exécuta à tour de rôleet en grand désordre des changements de pied au temps, du passage, dutrot espagnol, du saut sur place, puis essaya de m’écraser la jambe lelong du mur, pour finir par un galop furieux dans la sciure. « Impossible de monter ça ! … » fut ma conclusion essoufflée. - C’est curieux, dit l’écuyer. Il est sans doute trop habitué à moi. Jen’aurais jamais cru qu’il se comporterait si mal ! Ce ne fut que deux ans plus tard. Un hasard me fit rencontrer le lad decette époque, entre temps changé de manège. - Vous vous souvenez, dit-il, de l’étalon syrien du manège ? Eh bien !Je puis vous le dire à présent. L’écuyer était furieux d’avoir à prêterson cheval. Alors il l’avait laissé deux jours à l’écurie sans lesortir, et lui avait placé sur le dos une selle qui le blessait. Mœurs charmantes… * * * Mon histoire avec Henrion. Henrion était un demi-sang normand de sept ans, très sage, que j’avaispris à Paris pour passer le printemps à Honfleur. Etant restée fortlongtemps sans monter, je voulais un animal tranquille. Après plusieursessais au Bois, j’avais décidé qu’il m’allait tout à fait. A la première sortie après son arrivée à Honfleur, voilà Henrion. Iltrotte gaillardement sur la route déserte, jusqu’au moment de passerdevant des barrières blanches. Là, formidable écart. Quelle surprise !Un peu plus loin, un tronc d’arbre couché dans l’herbe fut l’occasiond’une scène qui dura plus d’un quart d’heure. Je ne reconnaissais plusmon Henrion de Paris. Il me fallut une semaine pour comprendre le jeu de cette bête quifaisait semblant d’avoir peur parce qu’elle s’ennuyait à la campagne! Henrion poussait si loin sa feinte que je le vis se jeter violemment decôté pour un papillon, reculer devant son ombre et, quand rien,vraiment, ne pouvait motiver quelque manifestation, chercher la peurdans les nuages. Cela m’amusait, du reste. Or, la Pentecôte arriva, les autos aussi. Les routes infestées enbourdonnèrent pendant huit jours. Pendant ces huit jours, j’eus leloisir d’étudier la mentalité des automobilistes. Tous, sans exception,voyant une femme seule à cheval sur les routes, essayèrent de la fairetomber. Ou bien ils me frôlaient avec des rires moqueurs, ou bien ilsfaisaient, juste en passant près de moi, beugler leur klakson sansaucune nécessité. Ils ne savaient pas que leur muflisme produisait uneffet exactement contraire à celui qu’ils avaient escompté ; car ceshuit jours furent les seuls où Henrion n’eut jamais peur de rien.Eduqué à Paris, ce cheval, au bruit des moteurs et des klaksons, seretrouvait dans son atmosphère. Et, de plaisir, il riait – car leschevaux rient, aussi bien avec leurs oreilles qu’avec leurs yeux. Un seul chauffeur, un jeune homme qui conduisait sa petite voiture,ralentit en arrivant sur moi, s’arrêta même, et me demanda, lacasquette levée, si mon cheval était peureux. Un seul parmi des centaines, c’est peu ! * * * Je ne veux pas multiplier ces petits souvenirs. Pour chanter mesplaisirs et mes émotions à cheval, il vaut mieux qu’ici je transcrivedes vers. Je les dédie à tous ceux qui ont connu comme moi l’ivresse devivre pendant des mois une vie plus grande que nature, pendant laquelleon s’habitue si bien à regarder par-dessus les haies, à voir lespaysages et les gens sous un autre angle, à galoper avec les nuages, àfaire étroitement partie de la force et de la vitesse de la bêteenjambée, vie merveilleuse et comme mythologique où l’on n’est plustout à fait un être humain. * * * ÉLOGE DE MON CHEVAL ARABE Mon cheval au poitrail solide, à l’œil de feu, Frère joyeux de mon âme animale, Ton sang arabe bout comme le mien, beau mâle, Et tu comprend[s] si bien le jeu ! Voici notre statue haute et momentanée. Chaque jour pour nous est le jour des bonds Et des caprices furibonds, Viteoubliés au bout de la journée. Ton galop violent obéit à mon cri, Nous vivons d’ivresses pareilles, Et je vois l’existence entre tes deux oreilles, Sensiblesà tout comme mon esprit. La même passion passe dans nos narines, Le même vent dans nos cheveux. Je fais ce qui te plaît et toi ce que je veux, Et laliberté gonfle nos poitrines. Le tout puissant pouvoir s’équilibre entre nous. Ma vie est livrée àton dos farouche, Ma volonté mate ta bouche Et ta force estprise entre mes genoux. Que si, présentement, l’ombre multiple et une Descend avec le feu des soirs, Dis ? Prenons notre trot vers la nouvelle lune Cornue au-dessus desbois déjà noirs. Rythmons des quatre pieds notre vol qui s’élance, Si tu veux gagner lebut d’un seul trait, Et battons vivement le mesure au silence Dans les sentiers de la forêt. RONDEL DE FRANCE Galoper dans les boutons d’or Sur un cheval de bonne race, Voici qui tout à coup efface Ces rêves couleur de la mort. Comme j’étais dolente, lasse ! A présent non ! J’aime si fort Galoper dans les boutons d’or Sur un cheval de bonne race ! Dans mes cheveux de jeune lord Le vent de mai passe et repasse. En selle, je suis à ma place. Oh ! puissé-je longtemps encor, Derrière une invisible chasse, Galoper dans les boutons d’or ! LE BEAU SOUHAIT Qu’on me donne un cheval rapide, Assez difficile à monter Pour que mes yeux quittent le vide Et mon rêve l’éternité ! Toute la force de mes jambes Voudrait le furieux galop Qui scande, comme des ïambes, La plaine, le vent, le ciel, l’eau. J’aurais, multipliant ma vie, Deux élans, deux souffles, deux cœurs, Et quatre sabots marteleurs Pour bondir selon mon envie. Je me souviens que je riais, La tempête dans le visage, Et que la crinière en biais Fuyait dans le sens de l’orage. Je me souviens de matins doux Où je pénétrais d’un pas calme, Lorsque l’été perdait sa palme Et que les sentiers étaient roux. Je me souviens du trot allègre Que je prenais à travers bois, Et du petit coup de vent aigre Qui nous décoiffait à la fois. Nous allions. La bête vivante A mes songes obéissait, Et, dans la brise qui l’évente, Cette apparition passait : Le cheval devenant moi-même, Moi-même devenant cheval, Centauresse à travers le val, Fantôme du couchant suprême. - Ah ! qu’on me rende ces chemins Où tant aimait mon âme amère Chevaucher sans fin sa chimère Avec des crins vrais dans les mains ! * * * CONCLUSION On voudrait tout de même tendre du côté de l’espoir. Qui sait ? Lamodernité nous fait parfois assister à de curieux retours de flamme. Nous sommes allés déjà si loin dans l’horreur, et la mécaniquedevient tellement sinistre que l’heure sonnera peut-être où, lasse dene plus être qu’un automate à moteur et à hélice, fatiguée de ne plusconnaître que des simulacres, – photographies remplaçant les hommes etles femmes, phonographes se substituant aux voix, T.S.F. répandantpartout des doublures de musique – l’humanité rejettera cet effrayantmonde de fantômes pour retourner à la vérité en chair et en os. Dans tous les domaines, plus rien n’est, si l’on peut dire, « fait à lamain ». D’autre part jamais on ne fut à la fois plus paresseux et pluspressé. Mais, pour finir, on s’apercevra bien que faire trois fois letour de la terre en une heure est la meilleure manière de ne rien voir. Certes, Mme de Sévigné, allant des Rochers à Paris dans son carrosse,en voyait beaucoup plus, au tro[t] de ses chevaux, que nosautomobilistes ou aviateurs dans leurs ruées vertigineuses. Un petit signe m’a dernièrement fait plaisir. C’était dans un dîner où,parmi les convives, se trouvait un ingénieur de la Ville de Paris.Bientôt toute la tablée se fit un jeu de le prendre à partie. - Le dérapage dans les rues, c’est de votre faute ! Quelle honte qu’uneville comme Paris ne soit pas entièrement pavée ! Vraiment ? Je croyais que l’invention des pavés était due à quelqu’unqui s’appelait Philippe-Auguste ! Autre chose, et mieux. On peut aisément tirer du problème tous les jours plus compliqué de lacirculation une formule quasiment mathématique : le comble de lavitesse, c’est l’immobilité. Quand nous en aurons assez des embouteillages qui parfois durent prèsd’une heure (je vois sans cesse ce spectacle sur mes quais) et quifiniront, s’aggravant de plus en plus, par rendre la circulation envoiture matériellement impossible, il faudra bien se résoudre àremettre les chevaux dans Paris. Car n’importe qui, de nos jours, a sapetite auto, mais n’importe qui ne peut pas avoir son cheval et savoiture. Une voiture, cela s’attelle et se dételle, un cheval celamange, boit, dort, se soigne, se panse, et demande un gardien dès qu’ilfaut stationner. Les chevaux ! Voilà qui, remettant des milliers de gens à pied,dégagerait la piste, dirais-je ! Pour moi, j’espère bien ne pas mourir avant d’avoir revu les fiacres etles équipages dans nos rues, avant d’avoir entendu de nouveau quatrecent mille sabots frapper le pavé ou plutôt le plancher de Paris. Ce jour-là l’équitation reprendra son éclat, dans un monde revenu d’uneerreur qui devient en toutes lettres dangereuse. Ce souhait n’est qu’une chimère, je le sais bien. Qu’importe ? Il estbon de rêver tant qu’on peut, car, sans les rêves, que serait, aprèstout, la vie ? Paris, 1929. |