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DUMONTEIL, Fulbert (1830-1912) : La Chèvre (1882).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (13.VII.2002)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de l'ouvrage Les Animaux chez eux illustré par Auguste Lançon (1836-1887) paru chez L. Baschet à Paris en 1882.
 
La Chèvre
par
Fulbert Dumonteil

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Commençons d'abord par son seigneur et maître,le Bouc : Mauvais caractère, mauvaise odeur et mauvaise réputation ;impudent et impudique, emblême de luxure et de brutalité ; l'airhautain, dédaigneux ; marchant d'un pied d'airain à la tête de sonsérail, le front large, les cornes hautes et menaçantes, la barbicheflottante et touffue, les yeux étincelants comme deux boutons d'or ;faisant sonner sa clochette d'un air vainqueur, enveloppant enfin sonharem fringant d'un regard oblique et farouche. Vindicatif et sournois,tyrannique et débauché, opiniâtre et vaillant, autoritaire et butor,affamé de ronce et de vengeance, n'oubliant rien et bravant tout,assouvissant, un beau jour, dans le sang de son maître, la haine d'uneannée. Bête, satyre ou diable, tel est le bouc. Eh bien ! malgré sesdébauches et ses méfaits, on ne peut lui contester son superbe courage,sa grandeur sauvage, sa majesté satanique, je ne sais quel prestige deréprobation et de fatalité.

Cynique et fier, il secoue sa grosse tête desatyre, comme s'il voulait jeter au vent toutes les légendesdiaboliques dont la superstition enroula ses cornes, et il s'avance àtravers les buissons et les ravins, avec une résignation hautaine,comme s'il était chargé encore des iniquités d'Israël.

Capricieuse, vagabonde et lascive est la Chèvre.

Douée d'une agilité surprenante, d'une gaietépittoresque et d'une grâce étrange ; indépendante et hardie comme unefille des abîmes et des glaciers ; paradant dans les jeux du cirque,cabriolant sur les tréteaux, tirant la bonne aventure sur les placespubliques, et dansant comme une almée autour de la Esméralda ; la corneen arrière, le nez busqué, la bouche sensuelle et l'oeil brillant ; lapatte leste et les moeurs légères, impatiente de la corde, irrégulièrede l'étable, dédaigneuse de caresses ; fantaisiste et bizarre, grimpantle long des corniches et se suspendant aux flancs des rochers ;insouciante et friande, avide de voltige et de bourgeons, fléau desbois, ne vivant que pour l'aubépine et la liberté, le salpêtre etl'amour.

La Chèvre est fille de l'Asie et l'on est àpeu près d'accord qu'elle descend du Bouquetin oegagre, qui habite leschaînes du Caucase.

Répandue sur le globe entier, elle rend àl'homme d'importants services, en lui donnant sa peau, son poil, sonlait, sa chair, ses fromages exquis, délices du gourmet et régal dumontagnard.

Dans le centre de l'Afrique, la Chèvre est lagrande ressource des caravanes et la nourriture capitale de l'indigène: C'est un don royal et un gage d'alliance ; c'est le plat traditionneldes festins barbares. Après les victoires on mange la Chèvre d'honneuret quelquefois aussi les … prisonniers.

Chez nous, la Chèvre est la vache del'indigent, comme l'âne est le cheval du pauvre, c'est l'hôtesse aiméedes cabanes et gâtée des enfants. Combien de fois n'a-t-elle pas prêtéle secours de ses riches mamelles au sein tari d'une mère, et remplitous les devoirs d'une bonne nourrice.

Épouse un peu légère, la Chèvre est une mèreexcellente. Il faut la voir au milieu de ses cabris jouant, exécuterpour leur plaire des cabrioles audacieuses qui ne sont plus de son âge.Il faut l'entendre quand on lui a ravi ses petits, appeler ses cherschevreaux de cette voix navrante, presque humaine, qui a l'air d'unsanglot.

La domestication de la Chèvre remonte auxtemps les plus reculés. Sa place est marquée dans la Genèse et sescornes se profilent sur les monuments de la vieille Égypte. Le plaintifJérémie se fait suivre d'une Chèvre comme une simple cocotte deBougival, et la reine de Saba amène à Salomon un troupeau de Chèvresblanches comme le lait. Enfin, si une louve allaita Romulus,Alexandre-le-Grand fut nourri par une Chèvre tout comme M. Thiers.

Parmi les Chèvres exotiques, je vous montreraid'abord la Chèvre angora, couverte d'une toison magnifique, longue,fine, ondulée ; elle semble vêtue de soie. C'est une bêtearistocratique et bien posée, fière de sa valeur industrielle, éléganteet grave, drapée, pour ainsi dire, dans sa richesse et sa beauté.

Bien différente est la chèvre d'Égypte, unprodige de laideur. Sa tête étrange semble détachée d'une momie ousortie d'un bocal à esprit de vin : des oreilles pendantes, commecassées, des yeux blancs à fleur de tête, le nez bossu, la boucheoblique, les lèvres disjointes, et des dents grimaçantes plus jaunesqu'un chapelet du temps de Mahomet.

Voici les petites Chèvres naines du Sénégal,des miniatures de délicatesse et de grâce, des merveilles d'agilité. Ondirait de leurs cornes un fuseau et de leur barbiche un flocon de soie.

C'est la Chèvre de Lilliput. Son lait est untrésor inépuisable, sa vie une cabriole éternelle. Bondissant comme unChamois ou faisant pivoter sa jolie tête blanche sur ses épaulesnoires, elle s'en va dans les forêts vierges, brouter les feuillesparfumées des mimosas parmi les singes et les écureuils, stupéfaits deson agilité.

Je vous présente enfin la plus illustre et laplus précieuse de toutes les espèces ; la Chèvre de Cachemire. Elle neporte point de châle ; mais sous ses longs poils soyeux elle cache unduvet floconneux et doux, d'une finesse incomparable qui sert à tisserces étoffes magnifiques qui ont fait sa réputation et sa gloire.

N'oublions pas que la Chèvre a trouvé le café.

Un jeune berger appelé Kaldi s'aperçut, unjour, qu'après s'être repues avec délices de certains fruits inconnus,ses Chèvres se livraient aussitôt à des cabrioles extravagantes.

Kaldi s'empressa de goûter aux fruits merveilleux et partagea incontinent la gaieté de son troupeau.

Au même instant un moine vint à passer, qui setrouva bien surpris de tomber en plein bal. Une trentaine de Chèvresexécutaient un cotillon fantastique tandis que le bouc, droit sur sespattes et les cornes inclinées, décrivait gravement un cavalier seul,en face du berger qui figurait une espèce de chaîne des dames.

Le bon moine s'informe du motif de cette fureur chorégraphique, et Kaldi lui raconte sa découverte.

La piété n'exclut pas les instinctsgastronomiques. Ceux du moine étaient grands : il imagina de fairebouillir les fruits du berger et cette décoction ingénieuse donna lecafé.

Le café et le cachemire, la plus riche desétoffes et la plus exquise des boissons, n'est-ce pas assez pour fairepardonner à la Chèvre ses caprices, sa gourmandise et ses moeurslégères !

Mais voici le bouc de Judée qui vient tout à coup dresser, au milieu des ruines, sa tête souveraine, couronnée de deux épées.

Animal superbe et redoutable, il s'avance avecla double majesté d'un patriarche et d'un sultan ; puis il s'arrêtefièrement, campé sur ses pieds d'airain, la tête haute, le frontaltier, l'aspect abrupt, les cornes immenses, droites et minces : deuxlances tournées vers le ciel.

Son jarret est de bronze et son oeil uneflamme ; son front est de granit, il frappe, pare, ébranle, riposte,assomme, c'est une massue et un bouclier, une enclume, un maillet.

Quand il passe, taciturne et sombre, à la tête de son troupeau errant, on dirait qu'il mène ses Chèvres étiques en captivité.

Dépaysé autour même de son berceau, ilapparaît comme un maudit, comme un étranger sur ce sol déshérité qu'ilfoule depuis trois mille ans.

Agenouillé dans la poussière, il semble, avecson grand oeil jaune, suivre à l'horizon l'image flottante de Moïse oude Mahomet ; puis, il s'en va, suivi de cinq ou six esclaves, brouterles buissons du Sinaï, ou l'herbe desséchée qui penche sur le tombeaudes rois. Relevant tout à coup sa tête farouche comme s'il voulaitsecouer l'antique malédiction et le soleil de feu qui pèsent sur sonfront, il frappe les cailloux de son pied nerveux, espérant peut-être,dans cette terre de prodiges, faire jaillir une source des rochers.Quand vient le printemps, le Bouc de Judée se forme un harem au milieudes bruyères et des myrtes sauvages et malheur au Moabite ou auPhilistin qui oserait l'approcher !

La guerre se mêle toujours à ses amours : cesont des combats renouvelés des temps héroïques, des luttesépouvantables ; le vieux sol d'Israël résonne sourdement sous les piedsdes rivaux et l'on entend, au loin, comme un cliquetis d'épées, unbruit de cornes retentissantes qui épouvantent les vautours du Sinaï.

Voici les adversaires aux prises, tête contretête, cornes contre cornes, pied contre-pied ; immobiles, attentifs ettout à coup ils se lâchent, s'éloignent à pas lents et graves, seretournent, se regardent, se défient du pied qui frappe, de la cornequi s'incline, du regard qui brille, et s'élancent avec furie.

Ce sont des attaques impétueuses et des bondseffroyables, des coups de tête à ébranler les murs de Béthulie, descoups de cornes à briser les portes de Jéricho.

Tantôt, le vaincu reste, gisant sur le solensanglanté et ce n'est plus qu'un cadavre ; tantôt un coup de corne,décidant de la victoire, l'envoie dans un ravin où le chacal du désert,sanglotant dans les ténèbres, viendra, à pas timides, lui dévorer lesos.

Complétons cette galerie de famille par une esquisse du Chevrotin de l'Himalaya, vulgairement appelé Porte-musc.

Ce gentil animal est bien le membre le plus étrange et le plus curieux de la grande famille des Chèvres.

C'est un parfumeur doublé d'un acrobate, il saute ou il distille. Sur son blason de bête il porte un alambic et un trapèze.

C'est un montagnard austère et libre quidédaigne les plaines et les collines. Il lui faut un glacier pourpiédestal, les neiges pour tapis, l'infini pour horizon. Il n'est pasgrand, ce gracieux Chevrotin, mais c'est à six mille mètres au-dessusdu niveau de la mer qu'il campe, sur son trône de glace.

C'est là-haut que le chasseur intrépide s'enva chercher le roi des parfums, le musc de l'Himalaya dont une once necoûte pas moins de trente francs dans les bazars de Calcutta.

Des oreilles droites et longues, effilées ; latête petite et fine, un bel oeil noir bravant l'éclat des neiges et lefeu des éclairs ; un regard infaillible qui découvre l'insecte dans lamousse et sonde le fond des abîmes ; un corps léger, pointillé detaches blanches reposant sur quatre aiguilles et un pied si délicat, simignon qu'il pourrait entrer, sans la briser, dans une coquille d'oeuf.

Ce Chevrotin n'a pas de cornes ; mais, enrevanche, sa mâchoire est ornée de deux défenses qui se projettent dansle vide. Avec son front nu et sa mâchoire armée, le porte-musc a l'aird'un animal en train de dévorer ses cornes.

C'est près du nombril, dans une petite poche, que le Porte-musc recèle le parfum délicat auquel il a donné son nom.

Le mâle seul possède cette bourse précieuseque le chasseur arrache aussitôt que sa victime est atteinte, avec uneavidité infernale, lui prenant du même coup la bourse et la vie !

La vivacité du Chamois égale à peine l'agilitédu Chevrotin de l'Himalaya. Il ne connaît point le vertige, mais sa vuele donne. Comme un oiseau, comme un trait, il traverse l'espace, bonditde rocher en rocher, saute par-dessus les ravins et les abîmes, se joueau bord des précipices et se perd dans les cîmes comme l'aigle dans lesnues.

Une seule chose peut le suivre dans cette effrayante voltige : l'oeil de l'homme.

Une seule chose peut l'atteindre dans ce galop aérien : une balle.

Quand il ne bondit plus c'est qu'il est tombé.Ne dites pas qu'il a été moins rapide que le plomb du chasseur. Leplomb et lui se sont rencontrés.

Entre la société et lui, ce gracieuxChevrotin, la plus libre d'entre les bêtes libres, a mis une barrièreinfranchissable : des Chèvres de rochers, des pics inaccessibles, unmur de glace.

Ce n'est certes point un malfaiteur qui fuit,qui se dérobe à de justes châtiments. C'est un petit philosophe qui ases idées sur la civilisation et qui se retranche derrière ses neigescomme dans le recueillement de ses pensées. C'est un rêveur aimable etdoux qui se plaît à contempler de haut, sans ironie et sans dédain, leschoses basses de la terre.

Qu'elle est heureuse et libre la petite Chèvresauvage du Thibet. Que lui manque-t-il ? N'a-t-elle pas l'herbeodorante des montagnes et l'eau bleue des glaciers ? N'a-t-elle pascette liberté qu'elle aime et qu'elle va chercher jusque dans les nues? Gymnaste incomparable et passionné, Léotard et Blondin des cornichesvertigineuses, des pics et des aiguilles accessibles à son pied seul,elle passe sa vie dans une voltige éternelle, ayant pour spectateursles aigles et les vautours, pour orchestre le bruit des cascades et destorrents, et pour cirque l'Hymalaya.

Et, du haut de son trône de glace, le petitChevrotin musqué voit défiler à ses pieds tous ces habitants de lamontagne qu'il domine et qu'il prend, sans doute, en pitié.

N'est-il pas invulnérable et commeinaccessible lui-même en son gîte aérien ? Non ! Sans parler de l'hommeavec qui il n'y a ni sécurité ni liberté, le Chevrotin de l'Hymalaya,comme le Chamois des Pyrénées et le Bouquetin à peu près disparu desAlpes, a un ennemi implacable qui plane sans cesse sur sa tête commeune autre épée de Damoclès : c'est le grand vautour du Thibet.

Ce despote des airs le guette, le suit, lesurprend dans ses contemplations ou dans ses jeux, s'abat comme unbloc, l'étourdit du bruit de ses ailes, l'aveugle de son bec, lui brisele crâne, lui ouvre le flanc, lui déchire le coeur et il ne restebientôt plus que des os épars dans la neige rougie.

La Sarigue a une poche où elle met ses petits. - C'est un berceau vivant.

L'Araignée-Loup a aussi une poche qu'elle a filée, où elle dépose ses oeufs. - C'est un nid de satin.

Des reptiles terribles ont encore une poche où ils secrètent leur venin. - C'est la mort.

Le Cousin possède également une poche en forme de trompe où il loge ses aiguillons. - C'est une trousse à lancettes.

La Mangouste porte à son cou une pochetteremplie d'une liqueur dont elle sait se désaltérer quand l'atmosphèreest étouffante. - C'est une gourde.

Le Pélican enfin a reçu de la nature une vaste poche où il met son poisson en réserve. - C'est un garde-manger.

Le Chevrotin de l'Himalaya renferme dans sa poche le trésor de ses parfums. - C'est un flacon de toilette.

Pour lui, c'est sa gloire et son souci, c'est sa richesse, c'est sa mort.

Pareil à ces victimes qu'on tue pour leur orou qu'on persécute à cause de leur génie, le petit Porte-musc périt parson mérite et sa renommée. Ce qui fit sa gloire fait sa perte.

Elle cachait un trésor dans son sein, la doucebête des montagnes, et la main de l'homme est venue l'arracher à sesentrailles fumantes.

Qu'importe ! Est-ce qu'un parfum ne vaut pasune vie ! Est-ce que les belles créoles de Calcutta se soucieraient dumartyre d'un Chevrotin dont la cruelle agonie a sué de délicieusessenteurs ! Est-ce qu'elles s'informeront des flots de sang qu'a coûtésune goutte de parfum !

Depuis la Chèvre de Cachemire jusqu'au Bouc deJudée, nous avons vu passer les plus illustres et les plus pittoresquesde la grande famille Caprine, les uns drapés de fine laine, les autresvêtus de soie, presque tous encornés superbement ; ceux-ci laitiersincomparables, ceux-là fabricants renommés de fromages ou fournisseursordinaires de ces portefeuilles ministériels qui s'usent si vite.

Eh bien ! c'est pour la Chèvre de nos pays queje garde mes sympathies. Pour la Chèvre qui nourrit le montagnard desAlpes ou des Pyrénées, le paysan des monts d'Auvergne ou de mes chèrescollines du Périgord ; c'est pour la Chèvre bienfaisante et familièredes cabanes, qui promène ses puissantes mamelles au milieu des bruyèresroses et des genêts d'or, tandis que ses cabris joyeux bondissent aubord des torrents.

J'ai été élevé par une Chèvre et je lui dois, sans doute, cette vivacité capricieuse qui ne m'a guère servi dans ma carrière.

Qu'importe. Je me rappelle que, tout enfant,je mêlais dans mes prières naïves aux noms de mes parents celui de manourrice à barbe, restée la compagne de mes jeux.

Sur mes vieux jours, je me souviens encore de Jeannette et je lui consacre ici ces dernières gouttes d'encre, en reconnaissance du lait dont elle me nourrit.

FULBERT DUMONTEIL.