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VALLÈS, Jules (1832-1885) : L'Ours(1882). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (04.II.2009) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Mél : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]100346.471@compuserve.com http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (BmLx :nc) de l'ouvrage Les Animaux chez eux illustré par AugusteLançon (1836-1887) paru chez L. Baschet àParis en 1882. L'Ours par Jules Vallès ~~~~Fait drôlement ! Museau pointu, épaules larges, train de derrière plus large encore ;pas de queue. Etabli sur son séant, les pattes de devant en l’air, ilressemble à une pyramide poilue plantée sur sa base. Il est en effet lapyramide de nos premiers grands souvenirs de la nature. Nous le voyonsprès de nous dans le drame de la vie terrestre, à partir du jour où ona pu en ressusciter les personnages et en rebâtir les décors. Il estassis, grognon, devant le berceau de notre race. Il donne même son nom à l’époque primitive qu’on appelle l’époquedu Grand Ours. Il ne fera que perdre de la taille et de la force à mesure qu’ildescendra les chemins tout d’un coup barricadés par les portes enpierre des villes et les palissades de la civilisation. Il apparaît énorme à nos ancêtres. Les bêtes des temps primitifs sont à son niveau : Éléphants à crinièreet à toison de laine, qu’on appelle Mammouths, Boeufs sauvages quicomme lui ont du poil et une fourrure pour les défendre du froid sousun ciel de marbre blanc. Mais, solitaires et farouches sur cette terre glacée, tous les autressont quand même et toujours un danger pour l’homme. L’Ours, qui doitêtre un jour camarade des Singes de baraque et paillasse à la Foire aupain d’épice, commence par être une espèce de chien d’aveugle. C’estlui qui entraîne l’homme sur la route des cavernes et des huttes oùl’on est protégé contre la neige, le vent et le danger. C’est lui quifraye les routes vierges et pour ainsi dire les tasse, pionniermonstrueux. Il a creusé des abris, découvert des asiles où nos ancêtrespénètrent et dont ils s’emparent. Ils fournissent le vivre à l’Oursquand ils l’attaquent à faux et sont vaincus, mais l’Ours leur fournitle couvert quand ils réussissent à le déloger sans lui rester sous ladent. Il leur fournit aussi le vêtement quand ils le tuent. L’homme seglisse dans la peau encore chaude de la bête comme il s’est glissé dansla caverne. L’Ours est donc pour notre race, à son origine, à la foisun frère de lait, un père nourricier et un pélican blanc, tout noirqu’on nous l’ait montré. Les cavernes à ossements sont pavées de squelettes d’Ours. Quelquefoismême, dans les Pompeïs et les Herculanum du vieux passé géologique, ondécouvre sur une corne de cerf la tête d’un de ces Martins d’il y aquarante mille ans, gravée par le couteau de pierre d’un artisteantédiluvien. L’inondation n’a pas réussi à effacer la marque : c’estl’image de l’Ours que la patte du sculpteur a le plus souvent incrustéedans cette corne devenue métal et immortelle comme un fragment debas-relief. Mais cet ours-là a disparu. L’animal s’est déformé, il a diminué sousles influences climatériques nouvelles. Depuis la dernière convulsiongéologique qui a déblayé les glaces européennes et asiatiques et qui aséché la moitié des mers, l’Ours ne traîne plus de si longs poils surle sol, sa tête s’est rapetissée, les larges pattes qui laissaient desempreintes profondes sur les vastes nappes de neige sont devenues plusmolles et plus épaisses. Dans le centre, il ne porte plus qu’une pelurede poils ras, sa face s’est aplatie, il s’est fait même frugivore. Ceux qui ont gardé leurs goûts carnassiers vivent dans les pays où latempérature et le paysage rappellent la grande époque dont l’Ours futle roi ; roi déchu que s’amusent maintenant à tuer les empereurs. C’estsouvent le czar qui mène la chasse à l’Ours, dans les plaines de laFinlande et de la Lithuanie. Dans le Missouri, en Californie, subsiste encore une famille qui a tousles caractères de la férocité ; masque plat, oreille toujours dressée,oeil rouge et canines saillantes. Cet Ours se repose le jour ; à la nuit tombante il se jette sur lesDaims, les Argalis et les troupeaux de Bisons qui fuient devant son crilugubre sur le sable et l’herbe séchée. Les siècles se sont écroulés l’un sur l’autre, éclairés à chaqueécroulement par un soleil plus chaud. L’Ours primitif est remonté versles pôles. L’Ours blanc est le seul, pour nous Européens, qui représente désormaisle côté farouche de la race. Il habite les régions hyperboréennes. Ilest le spectre des pays polaires. Au milieu des glaciers aux échos formidables, son grognement crieperpétuellement la faim. Mais ceux qu’il menace sont forts et sedéfendent. S’il attaque le Baleineau, la Baleine qui le surveillel’envoie dans la mer d’un coup de queue. Il faut qu’il surprenne lePhoque pendant le sommeil, qu’il l’étrangle et lui suce le sang. Il peut vivre des morts, heureusement. Il dispute aussi aux Mouettesinnombrables les cadavres des Rennes et des Antilopes qui viennents’égarer et mourir dans les mers arctiques. Il est, d’ailleurs, bâti pour cette chasse sans trêve. Il possède unlong museau, qui se relève comme une tête de reptile, des pattesallongées et vigoureuses. Il nage comme un amphibie. Quand vient l’été, l’Ours blanc est obligé de fuir les régions polaires. Voici la débâcle ! Le soleil se montre. Il va rester, pendant six mois,à faire la roue au-dessus de l’horizon. La neige fond, les glaciers sefendent et s’écroulent. Si l’Ours a la retraite coupée dans cette déroute du dégel, il se jettesur un des glaçons comme sur un radeau de sauvetage, et il part auhasard. Les vents furieux poussent l’épave au loin, parfois jusqu’à laBaltique. Il y a de ces radeaux qui descendent les mers du Nord toutchargés d’affamés qui hurlent et qui finissent par se dévorer entre eux. L’animal cherche à s’exiler sur la terre ferme. Il aborde les côtes duGroënland. Là, il trouve à vivre pendant sa saison de souffrance, c’est-à-dire lasaison chaude. Il chasse à travers cette immensité nue, où se dresse detemps en temps un pin, un mélèze, un bouleau ; il embrasse de sespattes mal faites la roche dure où poussent l’anémone et la renoncule,brins de plantes, qui ressemblent à des éclats de bijoux et ont l’aird’être tombés du ciel. Il aime à rester carnivore dans ces contrées maudites : il trouveparfois sur sa route quelques cadavres de Chiens esquimaux, qui ont étéétranglés et à moitié avalés par une troupe de ces Loups gris, quisautent sur les attelages des traîneaux, qu’il poursuit à son tour etdont il cherche le sillon dans les neiges. Il lui arrive de surprendre quelque Renard bleu ou argenté, à la jambefine, à l’oeil doux, qu’il égorge avec joie, lui, l’espèce d’estropiédont les jarrets plient trop bas et dont l’oeil a toujours une pointede sang. Mais les Esquimaux et les Groënlandais sont là qui le guettent avecleurs carabines. Ils savent qu’il viendra rôder autour des huttessouterraines d’où sort la colonne de fumée blanche. Il échappe souvent, car il est courageux et a la vie dure. Alors, quandl’hiver revient, que la neige tombe de nouveau, il remonte vers le Nordet dans la nuit. Le froid a ressaisi les glaçons, les soudant sur place. Lesbrouillards, fumée du dégel et de la débâcle, ont été poussés par levent du côté de l’Islande et de l’Angleterre, qu’ils vont empoisonneret étouffer. Les blocs énormes se reforment et émergent lentement de lamer. L’Ours blanc rôde dans ce cruel paysage qui s’adoucit pourtant ets’illumine de feu quand le soleil disparaît et va s’éteindre dans lamer. L’Ours blanc devrait avoir sa place à la porte de ce paradisd’Odin, où dans le bleu de l’azur il y avait de larges taches de sang. Il est à son aise dans cette nature et reprend sa course vertigineuse.Il rencontre parfois l’homme dans ces pays terribles, l’homme qui,comme lui, est en chasse : en chasse d’une découverte, et qui, dumuseau de sa barque, crève la glace pour avancer. Sur cette barque, qui fait sauter les banquises, l’Ours blanc seprésente comme un fou avec la fureur d’un être qui défend son domaine.Les matelots lèvent la hache, l’Ours ne quitte pas sa prise. Il attendque ses pattes soient coupées et il retombe en plongeant dans la mer,faisant un grand trou rouge. Ceux qui ont étudié l’histoire naturelle savent qu’on classe l’Oursdans l’espèce des mammifères,famille des carnivores,tribu des plantigrades: ce qui veut dire que l’Ourse enfante ses petits vivants et lesnourrit de son lait pendant la première jeunesse, que la chairsaignante ne leur fera pas peur, et qu’en marchant ils appuieront toutela plante du pied jusqu’au talon. Voilà, pour les écoliers, ce quesignifie mammifère, carnivore et plantigrade. Mais niles écoliers, ni les ignorants, ni le troupier ni la bonne, qui sepenchent contre la grille de la fosse aux Ours, ne tiennent à en savoirtant. Ils savent seulement que maître Martin mange volontiers les vieuxsoldats tout crus, quitte à se casser les dents sur leur nez d’argent.Ils connaissent l’histoire de l’invalide qui, ayant cru voir luire unlouis neuf au pied de l’arbre où Martin avait grimpé tout le jour,descendit dans la fosse pendant la nuit pour se glisser jusqu’à lapièce jaune, la ramasser, et remonter plus riche de vingt francs. Il neremonta pas, l’Ours le croqua et le digéra ; on retrouva dans ladigestion un bouton de tunique : c’était ce bouton de cuivre quel’invalide avait pris pour le louis d’or et fourré tout de même dansson gousset. Cette histoire fait le fond des conversations entre letourlourou et la payse, le provincial et le Parisien, la grand’mère etle moutard, devant la fameuse fosse du Jardin des plantes. J’ignore si l’histoire est vraie ; Toussenel, dans son livre sur lesbêtes, déclare n’en être pas sûr : mais il déclare aussi que, sivraiment l’invalide descendit près de l’Ours, il commit uneimpardonnable témérité en y descendant en uniforme. L’Ours Martinvenait de l’étranger, d’un pays qui fut conquis par nos armes du tempsde Napoléon. Reconnaissant sous l’habit militaire un de ceux quiavaient passé avec l’insolence du vainqueur devant la cage où il jouaitquand il était petit, Martin avait cru accomplir un devoir plutôtqu’une ribotte en avalant le vieux soldat : claquement de mâchoires quile vengeait du claquement du drapeau ennemi dans les rues de sa patrieet devant les grilles de son berceau ! Ce Martin doit être mort aujourd’hui. La légende de l’invalide remonteà une quarantaine d’années environ. Je ne crois pas que les Ours d’àprésent auraient la même gourmandise. Je me figure même que toutes leshistoires de férocité répandues à propos des animaux sauvagesrentreraient dans le néant comme le pauvre homme dans la gueule del’Ours, et seraient reconnues comme le louis d’or qui était un boutonde cuivre, si on y regardait d’un peu près, et si des sceptiques – pastrop gros – s’aventuraient dans des tête-à-tête avec ces fauves.Pauvres diables, depuis si longtemps emprisonnés, privés de l’odeur desbois ou du désert, dont les griffes et les pattes se sont usées sur lebois d’un plancher de cage, comme les pieds d’un concierge sur lecarreau de sa loge, époussetés par les gardiens comme des peaux devoyage ou des descentes de lit ! Je les crois tous bons garçons : en tous cas, l’Ours n’a pas le masquemenaçant et la marche fiévreuse des grands félins, Lions, Tigres,Panthères, qui ont parfois des clignements d’yeux et des bâillementsqui font peur ; la queue se tord tout d’un coup comme un Serpent qui sedresse. - Remue-t-il la queue ? demanda le dompteur Vanamburgh aux assistants,pendant que son grand Lion lui mâchonnait le crâne. - Oui, répondirent les assistants terrifiés. - Dites une prière pour moi ; je suis perdu... Mais l’Ours n’a pas de queue, ou si peu que ce n’est pas la peine d’enparler, et ce qu’on en voit indique de l’espièglerie plutôt qu’autrechose. Cela fait songer au bout de chemise qui passe par la culotte despetits garçons. C’est gai, modeste et bon enfant. Tout bien compté, l’Ours est un animal familier. En France, à coup sûril est plutôt bête curieuse que bête sauvage. Nos aïeux même en ontfait, il y a longtemps, l’emblème de la patauderie vaniteuse. Eh mon Dieu ! Jetez un coup d’oeil sur la fameuse satire cyclique dumoyen âge, leRenard. L’Ours Brun fait partie du conseil des ministres à la cour du roi Noble(le Lion). Ce Brun est un personnage grave, sournois, et gourmand.Voici son épopée : Les sujets du roi Noble viennent se plaindre près de leur souverain desactions commises par maître Renard. Isengrin le Loup, son ami, l’accused’avoir abusé de son hospitalité pour séduire sa femme ; le Chat Hinzéréclame de son côté une andouille volée. Hennenq le Coq crie vengeanceparce que le Renard lui a tué Gratte-Pied, la meilleure des couveuses,sa fille. C’est alors que le roi convoque les plus sages du royaume à la têtedesquels se trouve Brun. C’est lui qui est désigné spécialement pourremplir la mission délicate et dangereuse ; il est chargé de prévenirmaître Renard que sous peine de mort il doit comparaître devant la courroyale : - Soyez prudent, ajoute le roi, le Renard est faux et malin. Il n’estde ruses qu’il n’emploiera. - Oh ! que nenni, réplique l’Ours avec assurance. Et il part. Il arrive devant Malpertuis, le château du Renard. La porte est ferméeà triple verrou. - Mon neveu ! êtes-vous à la maison ? C’est Brun l’Ours qui vient de lapart du roi. Le Renard a de la méfiance, ayant des remords, il regarde si l’Ours estbien venu seul, finit par se tranquilliser et fait entrer le messagerroyal : - Soyez le bienvenu, mon cher oncle, pardonnez-moi si je vous ai faitattendre ; je lisais mon bréviaire. J’irai voir le roi bientôt, maisaujourd’hui je suis réellement trop indisposé. - Qu’avez-vous ? - J’ai trop mangé de miel. - Trop de miel... mais je l’aime bien, le miel ! dit l’Ours en seléchant la moitié de la tête avec un air béat. Le Renard sourit et l’entraîne chez le charpentier Portevyl. Il lui fait voir un tronc d’arbre fendu baillant de la longueur d’uneaune. - Mon oncle, il y a dans cet arbre du miel, et plus que vous ne lecroyez, fourrez-y votre museau le plus profondément que vous pourrez...Vous allez voir ! L’Ours se laisse enjôler, il glisse sa tête jusqu’aux oreilles dans lafente et même y enfonce ses pattes de devant. Le Renard avait pris laprécaution de mettre un coin de bois dans la fente ; il le retirealors, et voilà maître Brun pris, tête et pattes, comme dans un étau.Brun crie, beugle, pendant que le Renard retourne à son donjon. Le charpentier, à ce bruit, se lève, aperçoit l’Ours pris au piège ; ilameute les villageois ; qui frappent à coups de pierre et de bâton surtout ce qu’on voit de maître Brun. L’Ours s’évanouit. Les paysansl’arrachent du tronc, les oreilles déchirées et saignantes, la peaucrevée, et ils le jettent à l’eau. - Le soleil a-t-il vu un animal plus en détresse que moi ! pense l’Oursqui est parvenu à sortir de la rivière et s’est assis sur son cul aubord de l’eau. Il se remet en route, clopinant, et reparaît devant le roi. - Est-ce bien brun que je vois ! s’écrie le monarque. L’Ours ne peut articuler un mot. - C’est une trahison du Renard ! Peut-on avoir traité si noble seigneurd’une pareille manière ! Cette fois on enverra le Chat Hinzé pour porter le message. Le Renard est traîné enfin devant le roi, et condamné à périr par lacorde. Rentrée de maître Brun, qui passe bourreau. C’est lui quiconduira le coupable à la potence. Mais du haut de l’échelle le Renard harangue la foule : il est prêt,dit-il, à faire des révélations importantes. Le roi donne l’ordre desurseoir à l’exécution. Que va dévoiler le Renard ? Une conspiration contre le roi danslaquelle est compromis le malheureux Brun, Ours-conseiller grave etintègre. Le Renard obtient sa grâce. L’Ours doit s’éloigner de la Cour, bienheureux encore de n’être pas occis. Mais le récit du Renard était unecalomnie. La vérité se fait jour. Maître Brun rentre en faveur auprèsde son maître et reprend son rôle de nigaud, toujours bousculé maistoujours en place. L’Ours n’est cependant pas partout un personnage épais et gourmand donton se moque, au moyen âge, comme d’un bourgeois de parlement. En Suisse, les Bernois professent depuis des siècles une véritablevénération pour l’Ours. Alexandre Dumas, dans son voyage en Suisse, raconte que s’étant arrêtédevant une horloge de Berne, il entendit le Coq qui surmontait leclocher chanter trois fois d’une voix grinçante et vit quatreévangélistes en bois sortant chacun d’une niche pour aller frapperl’heure. Pendant que la cloche tintait, une procession d’Ours sortit àson tour d’un des coins de l’horloge, « les uns jouant de laclarinette, les autres du violon, celui-ci de la basse, celui-là de lacornemuse ; à la suite d’autres Ours, portant l’épée au côté, lacarabine sur l’épaule, marchaient gravement, bannière déployée etcaporaux en serre-file ». L’Ours, à Berne, est encore représenté sous d’autres formes héroïques.Il est debout sur une fontaine, tenant un étendard à la main, couvertd’une armure de chevalier. A ses pieds est assis un ourson vêtu enpage, qui mange gravement une grappe de raisin avec ses pattes dedevant. L’Ours est le patron de la cité. Il n’y a pas seulement son effigie sur les blasons, les fontaines etles monuments, on voit à une des portes même de la ville des Oursvivants qui sont entretenus par les bourgeois de la ville et logés deuxà deux dans de belles fosses dallées. Une vieille fille riche laissasoixante mille francs de rente aux Ours. Mais le trésor disparut dansle tourbillon révolutionnaire ; il fut confisqué par le général Bruneaprès les combats malheureux de Straubrum et de Granhoiz. Cette sommefut remplacée par une souscription publique. Pourquoi l’Ours est-il à Berne l’objet de ce culte particulier ? Voicice que répond la légende : Berne a été fondée en 1191 par un duc de Zerningen. A peine achevée, onlui chercha un nom. Pour le trouver, le seigneur rassembla la noblessedes environs. Un convive proposa de faire une chasse dans la montagneet de donner à la ville le nom du premier animal que l’on tuerait. Lelendemain on se mit en chasse, et un archer du duc abattit un cerf. Leduc fut vexé qu’un simple archer eût eu le premier l’honneur de visersi bien. Il prétendit que le cerf était trop timide pour donner le nomà une ville autant bastionnée. Le soir on tua un Ours. Alexandre Dumas a raconté dans ses Impressions de voyage en Suissequ’étant descendu à l’hôtel de la Porte à Martigny, il eut l’occasionde goûter d’un bifteckd’ours qui faisait la réputation de l’hôtellerie. Voilà le récit de ce fameux dîner : « Lorsque je rentrai dans la salle à manger, les voyageurs étaient àtable : je jetai un coup d’oeil rapide et inquiet sur les convives ;toutes les chaises se touchaient et toutes étaient occupées, je n’avaispas de place ! » Un frisson me parcourut par tout le corps, je me retournai pourchercher mon hôte. Il était derrière moi. Je trouvai à sa figure uneexpression méphistophélitique. Il souriait... » - Et moi, lui dis-je, et moi, malheureux ?... » - Tenez, me dit-il, en m’indiquant du doigt une petite place à part,tenez, voici votre place, un homme comme vous ne doit pas manger avectous ces gens-là. » C’est qu’elle était merveilleusement servie, ma petite table. Quatreplats formaient le premier service, et au milieu était un bifteckd’ours, mince à faire honte à un bifteck anglais. » Mon hôte vit que ce bifteck absorbait mon attention. Il se penchamystérieusement à mon oreille : » - Il n’y en aura pas de pareil pour tout le monde, c’est du filetd’ours, rien que cela ! » J’aurais autant aimé qu’il me laissât croire que c’était du boeuf. » Je regardais machinalement ce mets si vanté, qui me rappelait cesmalheureuses bêtes que, tout petit, j’avais vues, rugissantes etcrottées, avec une chaîne au nez et un homme au bout de la chaîne,danser lourdement à cheval sur un bâton, comme l’enfant de Virgile ;j’entendais le bruit mat du tambour sur lequel l’homme frappait ; leson aigu du flageolet dans lequel il soufflait ; et tout cela ne medonnait pas,pour la chair tant vantée que j’avais sous les yeux, unesympathie bien dévorante, j’avais pris le bifteck sur mon assiette ; etj’avais senti à la manière triomphante dont ma fourchette s’y étaitplantée, qu’il possédait au moins cette qualité qui devait rendre lesmoutons de Mlle de Scudéri bien malheureux. Cependant j’hésitaistoujours, le tournant et retournant sur les deux faces rissolées,lorsque mon hôte qui me regardait sans rien comprendre à monhésitation, me détermina par un dernier : Goûtez-moi cela et vous m’endirez des nouvelles. » En effet j’en coupai un morceau gros comme une olive, je l’imprégnaid’autant de beurre qu’il était capable d’en éponger, et, en écartantmes lèvres, je le portai aux dents, plutôt par mauvaise honte que dansl’espoir de vaincre ma répugnance. Mon hôte, debout derrière moi,suivait tous mes mouvements avec l’impatience bienveillante d’un hommequi se fait un bonheur de la surprise que l’on va éprouver. La miennefut grande, je l’avoue. Cependant je n’osai tout à coup manifester monopinion. Je craignis de m’être trompé ; je recoupai silencieusement unsecond morceau d’un volume double à peu près du premier ; je lui fisprendre la même route avec les mêmes précautions et quand il fut avalé : » - Comment, c’est de l’ours ? dis-je. » - Parole d’honneur. » - Eh bien, c’est excellent. » Au même instant on appela à la table mon digne hôte, qui, rassuré parla certitude que j’avais fait honneur à son mets favori, me laissa entête à tête avec mon bifteck. Les trois quarts avaient déjà disparulorsqu’il revint, et, reprenant la conversation où il l’avaitinterrompue. » - C’est, me dit-il, que l’animal auquel vous avez à faire est unefameuse bête... pesant au moins trois cent vingt ! » - Beau poids. » Je ne perdais pas un coup de dent. » - ... Qu’on n’a pas eu sans peine, je vous en réponds. » Je portai mon dernier morceau à ma bouche. » - Ce gaillard a mangé la moitié du chasseur qui l’a tué... » Le morceau me sortit de la bouche comme repoussé par un ressort. » - Que le diable vous emporte ! dis-je, en me retournant de son côté,de faire de pareilles plaisanteries à un homme qui dîne. » - Je ne plaisante pas, monsieur, c’est vrai comme je vous le dis. » Eh bien ! cette histoire de bifteck d’ours qui devint rapidementpopulaire en 1832 n’était qu’une mystification. Voici ce que Dumasraconte dans son GrandDictionnaire de cuisine, oeuvre posthume, à l’article OURS. « Il y a peu d’hommes de notre génération qui ne se rappellent l’effetque produisirent les premières Impressions de voyage,quand on y lut l’article intitulé : le Bifteck d’Ours.Ce fut un cri universel contre le hardi narrateur qui osait raconterqu’il y avait des endroits de l’Europe civilisée où l’on mangeait del’Ours. » Il eût été plus simple d’aller chez Chevet et de lui demander s’il yavait des jambons d’Ours. » Il eût demandé sans étonnement aucun : « Est-ce un gigot du Canada ;est-ce un gigot de Transylvanie, que vous désirez ? » Et il eût donnécelui des deux gigots qu’on lui eût demandé. » J’aurais pu à cette époque, donner aux lecteurs le conseil que jeleur donne aujourd’hui, mais je m’en gardai bien ; il se faisait dubruit autour du livre, et c’était, à cette époque où j’entrais dans lacarrière littéraire, tout ce que je demandais. » Mais, à mon grand étonnement, celui qui eût dû être le plus satisfaitde ce bruit, l’aubergiste de Martigny, en fut furieux ; il m’écrivitpour me faire des reproches, et il écrivit aux journaux afin qu’ilseussent à déclarer en son nom qu’il n’avait jamais servi d’Ours à sesvoyageurs ; mais sa fureur alla toujours augmentant, chaque voyageurqui arrivait chez lui, lui demandait pour première question : » - Avez-vous de l’Ours ? » Si l’imbécile eût eu l’idée de répondre oui, et de faire manger del’âne, du cheval ou du mulet au lieu d’Ours, il eût fait sa fortune. » Dumas, après cet aveu, donne la recette pour la cuisson de l’Ours. « La chair de l’Ours est mangée aujourd’hui par tous les peuples del’Europe. Dès l’antiquité on regardait les pieds de devant comme lapartie la plus délicate de l’animal, les Chinois les estiment beaucoup,et en Allemagne où la chair de l’Ourson est très estimée, les pieds dedevant font les délices des gens riches. » Voici, d’après Urbain Dubois, cuisinier en Prusse, comment se serventles pieds à Moscou, à Saint-Pétersbourg et dans toute la Russie. » Les pattes s’y vendent tout écorchées ; on commence par les laver,les saler, les déposer dans une terrine, les couvrir avec une marinadecuite au vinaigre, les faire macérer pendant deux ou trois jours ;ensuite il faut foncer une casserole avec des débris de lard et dejambon ainsi que des légumes émincés ; on range alors les pattes d’Ourssur les légumes ; on les mouille à couvert avec une marinade et dubouillon ; on les couvre avec des bardes de lard, on les fait cuiresept à huit heures à feu très doux en allongeant le mouillement àmesure qu’il réduit ; quand les pattes sont cuites on les laisserefroidir dans leur cuisson ; on les égoutte, on les éponge, on lessaupoudre de cayenne, on les roule dans du saindoux fondu, on les panneet on les fait griller une demi-heure à feu très doux, puis on lesdresse sur un plat au fond duquel on a versé une sauce piquante réduiteet finie avec deux cuillerées de gelée de groseille.» Avis aux amateurs ! L’Ours a sa cage même au théâtre. « Un Ours,en argot de comédiens, est une pièce qui brille par son absenced’intérêt, de style, d’esprit et d’imagination et qu’un directeur dethéâtre bien avisé ne joue que quand il ne peut pas faire autrement –comme autrefois, aux cirques de Rome, on ne faisait combattre les Oursque quand il n’y avait ni Lions, ni Tigres, ni Éléphants. » Telle estlà définition de Delvau. Joachim Duflot explique l’origine de cetteimpression. « Tout le monde, dit-il, se souvient de cette farcedésopilante appelé l’Ourset le Pacha, que le théâtre des Variétés joua cinq centsfois au moins. Le père Brunet représentait le pacha blasé qui veutqu’on l’amuse ; Odry jouait le montreur de bêtes répétant à tout propos: Prenez monOurs. Ces trois mots obtinrent une telle vogue au théâtre,que les directeurs, à l’aspect d’un auteur qui tenait un manuscrit, luidisaient de loin : « Vous voulez m’amuser, vous m’apportez votre Ours,c’est une pièce charmante, faite pour le théâtre. – C’est bien ce queje pensais, prenez mon Ours ! » Depuis ce temps, l’Ours est unvaudeville ou un mélodrame qui a vieilli dans les cartons. » Que nous les aimons nos bonshommes d’Ours, tels que nous les voyonsinstallés dans la fosse du Jardin des Plantes, dans la ménageriepauvre, ou encore au coin du feu d’auberge où, comme des chiens, ils setiennent, les pattes dans la cendre, près de leur montreur en sabots eten bonnet de laine. Il y en a même qui, sans avoir été pris au piège, sans avoir étédomptés, sans avoir subi l’anneau dans le nez et la muselière sur lagueule, sans se faire prier, sont venus, un beau soir d’hiver, prendreplace au foyer de quelque paysan des Vosges ou du Jura. Ils ont trouvéla porte ouverte, sont entrés et on ne les a pas chassés, parce qu’ilsne demandaient qu’un coin pour y grogner en rêvassant, quelques os ouquelques feuilles à mâcher pour vivre. On raconte à Saint-Claude l’histoire d’un Ours qui, pendant des années,est venu, dans la saison mauvaise, gratter avec ses pattes à l’huisd’une cabane qui s’ouvrait et le gardait jusqu’au jour, où il reprenaitle chemin de la montagne, silencieux et tranquille, sans dire aurevoir. Mais on savait qu’il reviendrait, les enfants l’attendaient.Une année il ne revint pas. C’est qu’il était mort. J’ai moi-même, en Angleterre, mangé la soupe chez des montreurs d’Ours,qui avaient démuselé leurs bêtes pour leur donner leur part du maigrerepas qu’elles avaient gagné en faisant la culbute et en valsant surles planches de quelque café-concert, ou dans la fange de quelquefaubourg de Londres. Il était impossible d’en avoir peur : on sesentait même pris d’une pitié naïve pour ces cabotins à quatre pattes,qui ont aussi leur Romancomique, plein de soirées où le dîner se fait attendre, etoù le maître, déguenillé et grelottant, dort contre son Ours, dans lecreux d’un chemin, sous la lune. Il a fallu d’abord donner son souperau velu, et voilà pourquoi l’homme est si hâve et parait si las. Il nelui est resté qu’une croûte après que l’Ours a eu fini ; mais c’esttoujours du pain bien noir, celui dont vivent les pauvres bêtes quidansent ou luttent dans les foires ! Il n’y a plus beaucoup de luttes entre hommes et Ours. Jadis, il ne sepassait pas une fête de paroisse où l’on ne vît de ces combats quitenaient les enfants enchaînés au spectacle tout comme la bête à sonlien de fer, jusqu’à ce que les lutteurs roulassent sur la poussière ;c’était souvent la terre détrempée et sale ; l’athlète et l’Oursavalaient de la boue pour avoir le droit, au bout de la journée, decasser une croûte. Parfois, quand la misère était trop grande, le montreur demandait àl’animal un sacrifice : il fallait qu’il se laissât mordre et labourerde coups de dents par des chiens qu’on jetait sur lui ! Heureusement le paletot de l’Ours est épais, si épais que, serait-ildécousu de tous côtés, il faudrait mettre des lunettes pour voir lesdéchirures, et on a toujours un peu envie de rire devant un Ours, mêmes’il a le derrière tout mordu, même s’il a des balles dans la peau. Ila sans cesse l’air de digérer ou de rigoler. Il est condamné, de par saconformation, à des mouvements de repu qui flâne ou s’endort ; la placerouge marquée par une blessure dans le gros de la toison ferait plutôtl’effet d’une petite faveur rose comme on peut en mettre à la queued’un chien savant : la pesanteur de son derrière, le mauvais équilibrede son corps, le trop court de ses pattes, lui donnent, jusque dansl’agonie, la mine d’un magot qui se balance, et, avec son remuement detête éternel, on dirait qu’il crache une arête, alors qu’il serait entrain de vomir sa vie. Il est comme les hommes gras qui demandent dessecours dans les mairies. On leur rit au nez : on ne peut pas croireque la faim loge dans cette bedaine. L’Ours est victime de la mêmefatalité : Ananké! Puis cette absence de queue ! On ne sait jamais ce qu’ilpense ! L’Ours devait fournir le bonnet à poil de la Garde nationalebourgeoise. Il ressemble par plus d’un côté au garde nationalclassique, tel que les caricatures l’ont dessiné dans l’histoire : ilfait le beau et le malin. Mais au moment où il s’y attend le moins etquand il est en train de se frotter les pattes, il reçoit des atoutssur le museau ou dans l’arrière-train comme les compagnies d’élitereçoivent, dans le derrière, des émeutes ou des révolutions. L’Ours cassant le nez de son bienfaiteur, en voulant tuer une mouchesur son front, est tout à fait le représentant de sa race, commele Bonnet à poilde 1848 était le représentant de la sienne. Ce pavé de Lafontaine a étéramassé par Jérôme Paturot, qui le porta aux barricades sur laquelle laRépublique planta son drapeau ; cette République dont il ne voulaitpas, mais qui était entrée dans la peau de la Réforme dont il voulait !Je ne fais pas de politique, mais je constate la ressemblance. Jeproteste aussi contre ceux qui appellent Ours l’homme grossier et dur,solitaire et farouche, dont l’Alceste du Misanthrope peutfournir le type. – Type laid et brutal, tandis que l’Ours que jeconnais est gai, musard et bêta. Regardez les dessins de Lançon ! Voyez avec quels airs de sérénité cespetits oursins s’étirent et se pelotonnent cherchant une bonne placepour dormir ou rêver ; énormes bébés souriant de leur gueuleentr’ouverte et de leurs yeux clignotants au sommeil qui vient ou augâteau qui va venir. Mais qui donc a pris l’Ours pour symbole du redresseur de torts, del’indomptable, - du tribun ? Danton, l’Ours montagnard, se laisse museler. Ce vers d’Hégésippe Moreau rapetisse Danton et ne fait pas debien à l’Ours. « Del’audace, encore de l’audace, » criait le montagnard.L’Ours, s’il pouvait parler, dirait : « Du miel, encore du miel ! Despetits pains, toujours des petits pains ! » Ou bien, derrière le tzigane pauvre et qu’il aime comme un vieux chienson maître, il dirait : « Unsou, encore un sou ! » pour avoir de quoi manger la veillede la fête et bien travailler le jour de la foire. Mais, je vous le dis, s’il ressemble à quelqu’un, c’est à Bobèche ou àPaturot, à un Bobèche en veste de grosse laine et en chaussons fourrés– ou à un Paturot, faiseur de farces où il s’englue, dodelinant de latête, barytonnant de la gueule, avec des mines de penseur et desmouvements de cou d’avocat – comique au fond, méchant seulement quandon touche à son miel gagné ou volé. L’Ours aussi devient cruel quand ila faim ; alors, il fond sur n’importe qui, le mutile et le tue. Je mefigure qu’il doit encore être un assassin grotesque, et perdrel’équilibre en secouant sa victime, comme les bourgeois perdent laraison les soirs de victoire, et achèvent les blessés à coups deparapluie. Ces mêmes gens savent mourir grandement à certaines heures,mourir debout, bien droits, bien fiers au nom de la patrie ! Cebourgeois d’Ours fait de même. On dit que quelquefois, quand il se sentperdu, ne luttant plus, ne grognant pas, il se dresse sur ses pattes,géant muet, et regarde en face et sans bouger la mort qui va luiarriver par un coup de fusil ou un coup de couteau dans le coeur. JULES VALLÈS. |