LE CROSNIER, Hervé : Repenser le droit d'auteur... oui, mais pour quel projet social et culturel ? : Défendre la lecture socialisée contre les nouveaux péages de la culture (2002). Dans un article paru le 9 septembre 2002 dans Libération, Nidam ABDI nousincite à repenser le droit d'auteur à l'heure numérique. Louableintention, mais piètres propositions. L'axe général de l'article est lerefus des taxes sur les outils de copie numérique privée, taxes décidéesen juillet par la commission Brun-Buisson, dans le fil des taxesantérieures sur la copie analogique : taxe sur les photocopieurs et lesproduits de copie qui permet l'existence du CNL (Centre national desLettres) ; taxe sur les cassettes audio et vidéo utilisées pour lesactivités de formation de la profession, .... En clair, l'article incite àrefuser l'intermédiation socialisée entre les gestionnaires de droits decopie et les individus souhaitant disposer d'une copie privée, sans que nesoit précisée de solution pour y échapper... n'était-ce un extraitfabuleux d'un juriste qui nous assène que "la rémunération pour copieprivée ne devrait pas en principe permettre sans la volonté des auteurs lareprésentation d'une oeuvre dans un cadre privé". On est abasourdi. (pour faciliter la compréhension du débat, vous pouvezconsulter l'article de Nidam Abdi àhttp://www.liberation.fr/page.php?Article=51845 ). L'ensemble de cet article fait l'impasse sur la nature du Droit d'Auteur, et sur le statut particulier des oeuvres littéraires et artistiques qu'il vise à protéger. Dès lors, considérant les oeuvres commedes biens marchands traditionnels, "repenser le droit d'auteur" se limiteà trouver les solutions techniques pour garantir le paiement à l'acte delecture. L'appel du pied aux "réflexions" menées aux Etats-Unis sousl'égide de Michael Eisner, patron de Disney, qui souhaite rendreobligatoire les dispositifs anti-copie dans les outils numériques(ordinateurs, mais aussi télévisions numériques, PDA, ...) ne fait querenforcer l'idée que sous la confusion des projets se cache uneorientation claire, visant à accroître la marchandisation de la culture.Une orientation opposée aux intérêts globaux de la société. Depuis le premier "Statut d'Anne", en 1710, le droit d'auteur est conçucomme un droit d'équilibre entre les intérêts de la société ("encouragerles hommes éclairés à composer et écrire des livres utiles" disait leStatut d'Anne) et ceux des auteurs. Ces derniers disposent du monopoled'exploitation de leurs oeuvres, qui ne peuvent être éditées oureprésentées sans leur consentement. Un consentement en général, mais cen'est pas toujours le cas comme le montrent certains mouvements commecelui actuel des "logiciels libres", échangé contre rémunération. Cettelogique de l'équilibre se traduit évidemment dans toute une série demesures permettant d'assurer la lecture socialisée : existence d'un"domaine public" dans lequel les oeuvres sont placées quelques dizainesd'années après le décès de l'auteur pour garantir leur libre reproduction,constituant ainsi un patrimoine global ; existence d'un droit lié aupremier achat, qui permet le prêt ou le don de livres ; droit de citation,de caricature ; et enfin droit de la copie privée. Ces dernières années,ces droits sont remis en cause sous la pression des grandes entrepriseset lobbies qui possèdent des "catalogues de droits", et qui prétendentagir au nom des auteurs. Le public crédule croit défendre Flaubert ou lechanteur inconnu, mais se retrouve enrôlé dans la tentative definanciariser la culture menée par Microsoft, Elsevier, Vivendi-Universalet consorts. C'est cette logique libérale qui est dominante dans de nombreuses tentatives actuelles de repenser le droit d'auteur. Dans les principauxprojets actuels, il s'agit en réalité de limiter les droits de la sociétédans son ensemble, les droits du lecteur, les droits du public, au risquede l'accroissement des inégalités d'accès à la culture (voir le débat surle prêt en bibliothèque, ou la volonté de faire payer les copies dans lesécoles) et au risque de l'appauvrissement culturel et scientifique à moyenterme. Mais les calculs économiques des gros actionnaires de la culturepour lesquels les "droits" se confondent avec des portefeuilles de "droitsde tirage" (copyright) ne vont pas assez loin pour envisager une sociétéayant perdu cet équilibre. Equilibre qui a su depuis trois siècles faireexploser la connaissance et élever le niveau culturel global, aidant encela l'élargissement de la démocratie. Il faut le dire bien fort : la diffusion culturelle est un phénomènesocial, et ce n'est pas en raison de nouveautés techniques qu'il fautraisonner, mais bien en fonction du devenir souhaitable de ce caractèresocial de la lecture. Nous entendons ici la "lecture" au sens larged'accès aux oeuvres (lire, mais aussi écouter, assister à un spectacle,voir un film ou une vidéo,...). Oui, la technique change et permet uneplus grande fluidité dans la circulation des oeuvres: copie à l'identiqueà l'ére numérique, nouveaux formats échangeables sur le réseau,interconnexion planétaire,... et démocratisation des accès aux appareilsde lecture par la baisse des prix des appareils et leur mise à dispositiondans des lieux publics (écoles, bibliothèques,...). Cependant les mêmestechniques de la numérisation et du réseau permettent aussi un suivi plusprécis des usages qui sont faits des oeuvres et des pratiques culturellesdes personnes, ce qui n'est pas sans danger pour les libertésindividuelles. La technique est un janus bifrons, et l'invoquer commeraison essentielle d'une modification sociale est un tour de passe-passequi consiste à jeter un voile sur la réalité économique et de pouvoir deschangements proposés. Que veut-on faire quand on souhaite "repenser le droit d'auteur" ? Favoriser la diffusion culturelle en trouvant des modes nouveaux et diversifiés de financement de la création, ou bien transformer les biensculturels en marchandises dont le paiement serait lié à chaque acte delecture, suivant le modèle du péage ? Dans la phase précédente, qui a couru durant le 20ème siècle, la rémunération des auteurs se faisait au moment de l'industrialisation del'oeuvre (impression d'un livre associé au "contrat d'édition", pressagedu disque, ...). C'est un modèle qui permet des usages inédits desoeuvres, une circulation de la culture, la constitution de "groupes delecteurs". C'est ce modèle qui permet par exemple à des groupesd'adolescents d'échanger leurs musiques préférées, pour le plus grand bien"général" de l'industrie de la musique. Celui qui apporte les oeuvresoriginales qui sont copiées dans son groupe gagne une dimension deprescripteur de musique. Il veut donc être imité par les autres membres dugroupe qui apportent à leur tour des oeuvres nouvelles. Ce phénomène faitcroître la consommation culturelle en général, et évite, autant que fairese peut, de limiter les achats aux musiques considérées comme"essentielles" à un moment donné dans le groupe d'adolescents. Oui, lesadolescents se valorisent par le travail créatif des autres, des auteursqu'ils arborent comme enseigne. Et alors !!! N'est-ce pas le rôle del'oeuvre culturelle de favoriser la reconnaissance mutuelle et l'échangesocial ? N'est-ce pas pour cette raison même que les biens culturels ontun statut différent, un statut garanti par les règles du droit d'auteurqui favorise l'utilisation des oeuvres dans le cadre privé. Certes, quandle cercle privé s'étend à la planète en réseau et que le phénomène decopie n'est plus limité par la capacité à connaitre "intuite personnae" unpossesseur d'une oeuvre souhaitée, des problèmes nouveaux se posent. Qu'ilfaut traiter. Mais avant tout traiter sans remettre en cause l'activité delecture socialisée qui est si essentielle à la formation culturelle, gaged'usages ultérieurs qui se traduiront à leur tour par l'achat d'oeuvresdans les années à venir. La culture se nourrit de ses propres pratiquesmême si à première vue celles-ci phagocytent les oeuvres existantes. Celaa toujours été, cela doit continuer pour l'expansion et la démocratisationde la connaissance. Pourquoi s'inquiéter des tentatives libérales de "repenser le droit d'auteur" ? Parce que l'autre aspect du janus bifrons des évolutionstechniques est un ensemble de moyens de suivi des usages qui permet demettre au pas ces usages, de stigmatiser les lecteurs et finalementd'instituer une société de contrôle culturel. Certes nous n'en sommesqu'au balbutiements. Les cédés anti-copie qui ne peuvent ête lus sur desordinateurs sont encore instables, au point que des majors du disquescomme BMG et Universal Music font actuellement marche arrière. Mais ladynamique économique générale va vers un paiement au moment de l'usage, àchaque usage, et pour des usages précis et limités, décrits à l'avance parle producteur culturel. Le tout emballé dans un fichier XML et stocké dansles nouvelles bases de données de certification qui constitueront le futurméga-pouvoir de l'industrie culturelle, ou plutôt de l'industrie del'entertainement. Or il y a un danger véritable à prévoir, organiser et suivre les usagesdes oeuvres culturelles. Le danger de limiter l'innovation, de réduire lacapacité des oeuvres à souder les groupes humains autour de pratiquessociales de connaissance et de plaisir culturel. Car c'est le deuxièmestatut de l'oeuvre littéraire et artistique qui est oublié dans la vulgateactuelle sur le droit d'auteur : l'objectif de la culture est de tisserles individus dans des réseaux de pratiques communes. C'est cetteexternalité positive fabuleuse de l'oeuvre d'art qui la rend siindispensable aux sociétés démocratiques. Oui, il est nécessaire de "repenser le droit d'auteur", mais en fonctionde projets sociaux et culturels, et non sous le masque de la technique. Etpour cela, il convient de sortir la lecture socialisée de l'impensé. C'estla lecture socialisée, qui par delà les pratiques individuelles conduit àdes fonctionnement de groupe : dans les institutions sociales (écoles,bibliothèques), mais aussi dans les réseaux sociaux des individus. Il y aen ce domaine des pistes à explorer qui sont fort loin du tintamarreauquel les méga-compagnies de gestionnaires de biens culturels se livrent. Dans ce débat, qu'il faut convoquer sur la place publique, qu'il faut"re-politiser", il convient de se demander quelle place peut occuper lasociété civile ? En complément des droits politiques, des droits sociauxet économiques, quel est l'enjeu d'un droit à l'information, à laconnaissance et à la culture ? Et dans ce cadre, comment le régimed'équilibre spécifique des Droits d'auteurs peut subsister, c'est-à-direcomment assurer la rémunération équitable des auteurs et de toutl'environnement qui permet la production et dffusion culturelle(l'industrie culturelle, l'éducation, l'édition, les bibliothèques,...)sans léser le bien public global qu'est la connaissance ? Hervé Le Crosnier |