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BAUDELAIRE, Charles (1821-1867) : Comment on paie ses dettes quand on a du génie (in Le Corsaire-Satan, 24 novembre 1845).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (29.09.1997)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55
E-mail : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] bib_lisieux@compuserve.com
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Comment on paie ses dettes quand on a du génie
par
Charles Baudelaire

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L'anecdote suivante m'a été contée avecprières de n'en parler à personne : c'est pour cela queje veux la raconter à tout le monde.

... Il était triste, à en juger par ses sourcilsfroncés, sa large bouche moins distendue et moins lippuequ'à l'ordinaire, et la manière entrecoupée debrusques pauses dont il arpentait le double passage de l'Opéra.Il était triste.

C'était bien lui, la plus forte tête commerciale etlittéraire du dix-neuvième siècle ; lui, lecerveau poétique tapissé de chiffres comme le cabinetd'un financier ; c'était bien lui, l'homme aux faillitesmythologiques, aux entreprises hyperboliques et fantasmagoriques dontil oublie toujours d'allumer la lanterne ; le grand pourchasseur derêves, sans cesse à la recherche de l'absolu ; lui, le personnage le plus curieux, le plus cocasse, le plus intéressant et le plus vaniteux des personnages de La Comédie humaine,lui, cet original aussi insupportable dans la vie que délicieuxdans ses écrits, ce gros enfant bouffi de génie et devanité, qui a tant de qualités et tant de travers quel'on hésite à retrancher les uns de peur de perdre lesautres, et de gâter ainsi cette incorrigible et fatalemonstruosité !

Qu'avait-il donc à être si noir, le grand homme ! pourmarcher ainsi, le menton sur la bedaine, et contraindre son frontplissé à se faire Peau de chagrin ?

Rêvait-il ananas à quatre sous, pont suspendu en fil deliane, villa sans escalier avec des boudoirs tendus en mousseline ?Quelque princesse, approchant de la quarantaine, lui avait-ellejeté une de ces oeillades profondes que la beauté doit augénie ? ou son cerveau, gros de quelque machine industrielle,était-il tenaillé par toutes les Souffrances d'un inventeur ?

Non, hélas ! non ; la tristesse du grand homme étaitune tristesse vulgaire, terre à terre, ignoble, honteuse etridicule ; il se trouvait dans ce cas mortifiant que nous connaissonstous, où chaque minute qui s'envole emporte sur ses ailes unechance de salut ; où, l'oeil fixé sur l'horloge, legénie de l'invention sent la nécessité de doubler,tripler, décupler ses forces dans la proportion du temps quidiminue, et de la vitesse approchante de l'heure fatale. L'illustreauteur de la Théorie de la lettre de change avait le lendemain un billet de douze cents francs à payer, et la soirée était fort avancée.

En ces sortes de cas, il arrive parfois que, pressé,accablé, pétri, écrasé sous le piston de lanécessité, l'esprit s'élance subitement hors de saprison par un jet inattendu et victorieux.

C'est ce qui arriva probablement au grand romancier. Car un souriresuccéda sur sa bouche à la contraction qui en affligeaitles lignes orgueilleuses ; son oeil se redressa, et notre homme, calmeet rassis, s'achemina vers la rue Richelieu d'un pas sublime etcadencé.

Il monta dans une maison où un commerçant riche etprospérant alors se délassait des travaux de lajournée au coin du feu et du thé ; il fut reçuavec tous les honneurs dus à son nom, et au bout de quelquesminutes exposa en ces mots l'objet de sa visite :

«Voulez-vous avoir après-demain, dans Le Siècle et les Débats, deux grands articles Variétés sur Les Français peints par eux-mêmes,deux grands articles de moi et signés de mon nom ? Il me fautquinze cents francs. C'est pour vous une affaire d'or».

Il paraît que l'éditeur, différent en cela deses confrères, trouva le raisonnement raisonnable, car lemarché fut conclu immédiatement. Celui-ci, se ravisant,insista pour que les quinze cents francs fussent livrés surl'apparition du premier article ; puis il retourna paisiblement vers lepassage de l'Opéra.

Au bout de quelques minutes, il avisa un petit jeune homme àla physionomie hargneuse et spirituelle, qui lui avait faitnaguère une ébouriffante préface pour la Grandeur et décadence de César Birotteau,et qui était déjà connu dans le journalisme poursa verve bouffonne et quasi impie ; le piétisme ne lui avait pasencore rogné les griffes, et les feuilles bigotes ouvert leursbienheureux éteignoirs.

«Édouard, voulez-vous avoir demain 150 francs ? - Fichtre. - Eh bien ! venez prendre du café».

Le jeune homme but une tasse de café, dont sa petiteorganisation méridionale fut tout d'abordenfiévrée.

«Édouard, il me faut demain matin trois grandes colonnes Variétés sur Les Français peints par eux-mêmes»; le matin, entendez-vous, et de grand matin ; car l'article entierdoit être recopié de ma main et signé de mon nom ;cela est fort important».

Le grand homme prononça ces mots avec cette emphaseadmirable, et ce ton superbe, dont il dit parfois à un ami qu'ilne peut pas recevoir : «Mille pardons, mon cher, de vous laisserà la porte ; je suis en tête à tête avec uneprincesse, dont l'honneur est à ma disposition, et vouscomprenez...»

Édouard lui donna une poignée de main, comme à un bienfaiteur, et courut à la besogne.

Le grand romancier commanda son second article rue de Navarin.

Le premier article parut le surlendemain dans Le Siècle.Chose bizarre, il n'était signé ni du petit homme ni dugrand homme, mais d'un troisième nom bien connu dans laBohème d'alors pour ses amours de matous et d'OpéraComique.

Le second ami était, et est encore, gros, paresseux etlymphatique ; de plus, il n'a pas d'idées, et ne sait qu'enfileret perler des mots en manière de colliers d'Osages, et, comme ilest beaucoup plus long de tasser trois grandes colonnes de mots que defaire un volume d'idées, son article ne parut que quelques joursplus tard. Il ne fut point inséré dans les Débats, mais dans La Presse.

Le billet de 1 200 francs était payé ; chacunétait parfaitement satisfait, excepté l'éditeur,qui l'était presque. Et c'est ainsi qu'on paie ses dettes...quand on a du génie.

Si quelque malin s'avisait de prendre ceci pour une blaguede petit journal et un attentat à la gloire du plus grand hommede notre siècle, il se tromperait honteusement ; j'ai voulumontrer que le grand poète savait dénouer une lettre dechange aussi facilement que le roman le plus mystérieux et leplus intrigué.


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