BERGERAT, Émile (1845-1923) : Sylvie de Fée : Conte du second Empire (1919). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (13.VI.2003) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Mél : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Trente-six contes de toutes les couleurs publiés à Paris en 1919 par E. Fasquelle. Sylvie de Fée. Conte du second Empire par Émile Bergerat ~~~~Pendant les dix-huit années dites « de corruption » pour les distinguer des dix-neuf cents autres de notre vertueuse ère chrétienne, soit exactement de 1852 à 1870, il y avait dhonnêtes femmes parmi nos mères. Il y en avait, à dire de statistique, juste autant quaujourdhui, plus une, qui sappelait la marquise de Fée et dont le petit nom était Sylvie. Elle était de Paris, comme ses père et mère et toute sa lignée, les Tristan Houleviche, opulents drapiers du quartier du Mail, qui, pendant quatre siècles et davantage, de père en fils, ont honoré le haut commerce de la ville. Sylvie, unique rejeton des derniers de la souche, princièrement dotée, et charmante, avait épousé par amour le brillant officier dAfrique Albert, marquis de Fée, et elle lui était passionnément fidèle. Ce fut à titre de colonel que son mari, déterminé sabreur du reste, prit part au coup dÉtat du 2 décembre, et « du côté du manche », comme disait le comte de Morny, son camarade de régiment à Constantine. Le comte lavait acquis aisément, malgré ses attaches royalistes, à laventure de la restauration napoléonienne, le père du marquis ayant été lui-même lune des belles épées de lIliade moderne. Ce nétait pas quils crussent lun plus que lautre à la réussite, mais les temps étaient plats, les salons mornes, la France bâillait à son parlement davocats, il fallait samuser ou mourir. Ça manque de femmes, sétait écrié lun des lions du Grand Seize en montrant le boulevard dune fenêtre du Café anglais. Vous en aurez, avait répondu Morny, augure flegmatique. Ils en eurent. En outre, le comte passa duc et le colonel, général. Ils étaient contemporains, quarante-deux ans. Or, de même quà limitation de lOncle, le Neveu simprovisait un État-major et une noblesse, il se formait aussi une Cour impériale, et peuplait les Tuileries conquises « dhonnestes dames » de tout rang et de toutes vertus. La marquise de Fée y fut des premières appelées. Pour lélégance, le charme et la beauté, la fille des drapiers nen laissait rien aux mieux nées, même aux ralliées du Faubourg, et, par lesprit, elle en rendait aux plus fines. Sa causerie était délicieuse, pleine de traits barbelés, lancés sur larc du sourire. Elle enchantait Morny, expert et profès en la matière, qui saluait en elle une autre Du Deffand et ne cachait pas le goût que lui inspirait la femme de son vieux camarade dAlgérie. Le maître, dautre part, en tenait sensiblement pour elle. Il sinscrivait plus souvent quà son tour sur son carnet de valse, car on valsait beaucoup, aux Tuileries, au début du second Empire et Louis-Napoléon se piquait, non sans raison, den remontrer à tous les Vestris de cette danse voluptueuse. Sylvie aimait et naimait que son mari. En dépit de la différence dâge, elle avait cinq lustres seulement, - leur lune de miel avait dépassé les plus longues, et, pour elle, elle brillait encore au firmament nocturne des nuits conjugales. Mais les chevaliers Renaud ne restent pas toujours enfermés dans les jardins dArmide, et le bel « africain » reprit, sans la demander, cette clef des champs où Vénus sème mille bocages. La légende confie à lhistoire que lexemple sonnait le carillon den haut et quil ny avait pas à sortir de lombre du chef pour ramasser bague à son doigt. Vous en aurez ! avait promis le double Richelieu du règne, et personne nen manquait. Le général courut donc à la noce. Ce que la marquise en souffrit, ce nest pas à dire. Elle était de celles pour qui partager lêtre aimé cest le perdre. Elle endura dabord cette « trahison à lennemi » avec la crânerie joviale qui est le style des grandes dames. Le péril pour elle était de verser dans une jalousie bourgeoise où savouerait la mésalliance. Une Du Deffand nen perd ni le sommeil, ni le bon mot, ni le sourire. Le moment psychologique serait celui où le général de cour afficherait une maîtresse en titre. Là était linjure publique. Il la lui jeta sans pitié, dautant plus outrageusement que celle qui gagnait la partie était la meilleure amie de Sylvie. Cette fois il fallait se défendre et vaincre. Morny, qui guettait lheure depuis longtemps, soffrit à la consoler. Je my attendais, lui dit-elle, mais vous manquez le coche. Je vous fais mes adieux. Le second Empire aura été bien amusant ! Mais ce nest pas fini, releva le sceptique. Pour moi, si, je men vais. Où ? De léventail dressé elle montra le ciel, élément des oiseaux et des âmes. Ah ! pas encore. Dabord vous savez que je vous aime ; ensuite il y a, samedi, aux Tuileries, grand bal paré et costumé, et, si vous ne devez pas le fleurir, je le décommande. Nous ne le donnons que pour vous. Vous tenez à my voir ? Lui aussi. Ordre de lEmpereur ! Soit, jirai. Elle y alla en effet. A minuit, heure des fantômes, une forme féminine, drapée dun suaire, couronnée de fleurs tombales et portant de ses mains croisées un petit crucifix divoire sur la poitrine, apparut au seuil de la galerie, et lhuissier, confident gagné, annonça dune voix stentorique : - Feue la générale marquise de Fée. Napoléon III était très superstitieux. Il pâlit et savança, tout vacillant, vers sa valseuse macabre. Ah ! madame, quel est ce déguisement pour une fête ?... Ce nest pas un déguisement, Sire, cest luniforme. Je suis morte. Morte, et depuis quand ?... Depuis que je ne suis plus aimée. Laventure, étouffée par ordre, ne transpira pas hors du palais, mais « la meilleure amie », craignant le ridicule plus que le scandale peut-être, congédia delle-même le général et prit quelque autre amant, je pense. Peu accoutumé à la résistance des « honnestes dames » de sa jeune cour et dailleurs, celle de la marquise de Fée commençait à irriter le fataliste couronné, qui, il faut le dire à sa décharge, y voyait moins un défi au souverain quà lhomme à femmes dont il sarrogeait le renom, il brusqua les choses, se déclara et demanda un rendez-vous. Elle le lui accorda, à date fixe et chez elle. Il y vint incognito et sans suite. Elle lattendait, comme on dit sous les armes, étendue sur un lit de repos à lantique que flanquaient deux sièges bas disposés par elle dans un ordre voulu et symétrique, à droite et à gauche, sous le portrait de son mari. - Sire, commença-t-elle, asseyez-vous et causons. Malgré la peine que lon a à se défendre de lhomme séduisant entre tous que vous êtes, jaurais depuis longtemps accueilli vos hommages si mon coeur nétait trop petit pour faire honneur à trois amours. - Comment trois ? - Sans doute, comptez : mon mari, vous et lautre. - Quel autre, madame ? - Vous avez un compétiteur aussi pressant que vous, non moins irrésistible, et favoriser lun cest être injuste pour son digne rival, puisque la gloire de lamant est dêtre seul à lêtre. Quant à moi, je nincline à aucun, de préférence, le beau soldat, dont voici le portrait, ayant le privilège de les fixer toutes, quoiquil fasse. Puisquil sagit de le tromper en me trompant moi-même, excusez-moi de lui économiser une trahison sur deux et de men tenir au moins, dans le péché, à celui qui maura le mieux convaincue de le commettre. Je vous écouterai lun et lautre avec le plus grand soin, sans la moindre partialité, et je serai, puisquil le faut, à celui qui maura persuadée et vaincue, Sire. - Je ne crains personne à vos pieds, mais quel étrange tournoi est-ce là ? Mon rival et moi, devons-nous parler ensemble ? - Ensemble, non, mais tour à tour. Et elle lui montra les deux sièges disposés à chaque flanc de la chaise longue. - Est-il donc ici déjà et comptez-vous nous mettre ce soir même en présence ? - Sire, il attend depuis plus longtemps que Votre Majesté. - Allons, mais qui est-ce ? En vérité, je suis curieux de le connaître. La marquise se leva, souleva une tenture et amena le compétiteur par la main. Cétait Morny. Les deux fils de la reine Hortense se regardèrent interloqués dabord, puis ils partirent ensemble dun grand éclat de rire. Ils étaient joués, et combien bellement ! LEmpereur tira son étui à cigarettes et louvrit à son frère. - Cest de la grande comédie, fit-il, et la scène est pour M. de Saint-Rémy. (Saint-Rémy était le pseudonyme dont le duc signait les vaudevilles quil donnait aux petits théâtres.) - Eh bien, Sire, répétons-la. Sylvie reprit sa pose à la Récamier sur le lit de repos ; lEmpereur sassit à droite, le duc à gauche, et ils alternèrent leurs déclarations. Certes, tous les deux savaient parler aux femmes, mais fort différemment. Louis-Napoléon, conformément à sa nature rêveuse, procédait par la méthode sentimentale. Il était « romance » en amour. Charles-Auguste, homme daction, accoutumé à des victoires plus libres, y employait à lhabitude une diplomatie assez expéditive. Mais la scène à trois nest pas le tête-à-tête ; ils se gênaient, ne se retrouvaient plus, exagéraient lattaque, et le volant tombait entre les deux raquettes. La fine marquise leur tendait attentivement tantôt une oreille, tantôt lautre, et paraissait pénétrée de la gravité de la situation. Par moments, elle soupirait et jetait un coup doeil suppliant au portrait du général, qui, le poing sur la garde de son épée, présidait au combat dont son honneur était le prix et la timbale. Cétait dune drôlerie extraordinaire. Au bout de cinq minutes, ils bafouillaient, se coupaient, troquaient leurs manières, et le maître parlait en maître et le diplomate en poète élégiaque. Selon toutes les lois de la nature comme du théâtre, le débat ne pouvait se terminer que par une querelle, et cétait bien là-dessus que comptait la marquise. - Assez, Morny !... cria lEmpereur. - Sortons, Sire !... Elle se jeta entre eux comme la Sabine du tableau : - Ah ! messieurs, de grâce, deux frères ! Dailleurs, mon choix est fait, lavantage reste à - A qui, madame ? - A mon mari. Et le duc disait en sortant à son compagnon de défaite : - Elle est de première force, cette petite Tristan Houleviche. - Oui, cest une parisienne, résuma le fataliste, mais de Paris, celle-là, une vraie ! |