ORINO, Jeanne Marie Clotilde Briatte Comtesse Pillet-Will, pseud. Charles d'(1850-1910) : Un Rêve de quarante ans par l« Esprit » dAlexandre Dumas Père (1904). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (04.VII.2003) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Mél : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Contes de l'au delà, sous la dictée des esprits publiés à Paris en 1904 par F. Juven. Un Rêve de quarante ans par l« Esprit » dAlexandre Dumas Père ~~~~OU LE LECTEUR FAIT CONNAISSANCE AVEC M. PAUL VINCENT Les cloches annonçaient dans leur langage argentin le dernier angélus de la journée, et, à ce signal, les travailleurs des champs se hâtaient de lier les dernières gerbes de blé pour être libres ensuite daller chercher sous leurs toits respectifs le souper et le lit. Parmi eux, un enfant dune quinzaine dannées se faisait remarquer par lempressement et la promptitude quil mettait à attacher ensemble les javelles, et par la vivacité de ses mouvements. Du reste, il était fort différent de ses compagnons de travail comme allure et comme aspect. Cétait un joli garçonnet brun, avec la peau hâlée par le soleil, mais quon devinait blanche et fine sous le couvert des habits de toile. Les yeux étaient tout à la fois des yeux de rêveur et des yeux dambitieux, car ils reflétaient tour à tour ces deux états dâme. En ce moment ils semblaient être dominés par le premier de ces deux états, et cest pour cette raison sans doute que le jeune garçon tressaillit brusquement, lorsquune voix de stentor lui cria de lautre extrémité du champ bordé par une haie : « Hé ! Paul ! nous partons, ramasse toutes les faulx avant de rentrer, rapporte-les à la ferme et dépêche-toi, mauvais garnement ! » Paul ne répondit affirmativement que par un simple signe ; sa voix eût été trop faible pour couvrir la distance qui le séparait du maître de la ferme du Taillis ainsi quon nommait la propriété située trois kilomètres plus loin. Ladite appellation provenait de ce quil avait autrefois existé quelques bouleaux malingres qui, pendant plusieurs années, avaient projeté sur la maison leur ombre maladive ; puis, peu à peu, les bouleaux avaient été abattus, mais le nom était resté et on le prononçait avec dautant plus de respect que le propriétaire actuel, maître Jean, avait su par son travail acharné, et surtout en forçant avec plus dacharnement encore les autres à peiner et à suer sous ses ordres, agrandir considérablement le domaine en même temps quil devenait ainsi le plus gros bonnet de lendroit. Donc en ce jour, ou plutôt cette fin de jour de juillet, maître Jean sapprêtait à regagner le logis, suivi de ses ouvriers et des quelques femmes qui composaient tout à la fois sa famille et son personnel domestique. Le petit Paul seul resta dans le champ. Sans révolte pour lordre reçu qui infligeait aux épaules les plus faibles les fardeaux les plus lourds, il sempressa de ramasser les instruments de travail, puis il les chargea sur son dos et se mit en devoir de rejoindre la petite troupe des travailleurs, qui avait pris le chemin indiqué par la route poudreuse et uniforme. Mais avant de franchir la haie bordant le champ, il saperçut que larrière-garde des ouvriers de la moisson était à peine distante de lui de quelques mètres. Ces bonnes gens, heureux de savourer lair du soir, marchaient lentement, et en deux enjambées Paul pouvait les rattraper. Cette perspective ne lui agréa sans doute pas. Faisant volte-face, il revint tranquillement sur ses pas, et paresseusement, complaisamment, il sallongea avec un grand soupir sur la terre sèche doù les brins de paille émergeaient tout droit, formant ainsi un siège peu confortable. Mais Paul ny prit pas garde ; il se mit à plat ventre sur le sol, et le menton appuyé sur ses deux mains, se préservant ainsi du contact désagréable des épis, il se prit à rêver longuement. Lhistoire de cet enfant était une histoire mélancolique dans sa banalité. Fils on ne savait de qui, né on ne savait où, il appartenait à lAssistance publique qui avait fait les frais de son éducation en le mettant tout bébé à la ferme du Taillis, où la fermière de maître Jean, Jacqueline Martin, alléchée par lappât des trente francs par mois octroyés par lAssistance, sétait chargée de lélever. Aussitôt quon le put, cest-à-dire aussitôt que ses forces le permirent, on initia lenfant à tous les gros travaux de la campagne, et Paul qui ignorait sa naissance, qui ne soupçonnait pas ce que peuvent être les caresses dune mère, se soumit sans révolte, mais aussi, ajoutons-le, sans enthousiasme. Maître Jean, très dur, dénué de toute sensibilité, ne lui ménageait pas les coups et les punitions, et lorsque Jacqueline, un peu émue malgré tout, voulait sinterposer, il trouvait le moyen de lui clore la bouche par cet argument qui lui semblait irréfutable : « Laisse donc, femme, cest comme ça quon forme les hommes. » A quoi on eût pu lui répondre que son propre fils à lui ne serait sans doute jamais promu à lhonneur de cette formation, étant donné que le bras paternel savait être beaucoup moins lourd pour lui. A lheure où nous avons laissé Paul Vincent allongé sur la terre fraîchement dépouillée de ses blés, cétait le souvenir de toutes ces injustices qui défilait devant sa mémoire et qui dessinait un pli amer sur son front de quinze ans. Peut-être, en lexaminant bien, eût-on trouvé quelque haine dans cette amertume, mais, haine ou non, lamertume était grande. Oui, vraiment il était né pour souffrir, il navait jamais connu autre chose depuis quil était sur terre. Aussi loin que remontassent ses souvenirs, il ne trouvait pas une éclaircie, pas une joie dans les heures successives de sa vie de bébé, denfant et dadolescent. Pourtant, il y avait des gens heureux sur terre, du moins on le prétendait, car ceux qui étaient autour de lui ne paraissaient guère heureux non plus. Maître Jean ?... létait-il lui ? Non, certes, on ne peut pas avoir cette prétention lorsquon est comme lui toujours en colère, toujours fâché contre lhumanité, quon ne sourit presque jamais, quon rit encore moins. Alors, cela nexistait donc pas le bonheur ? Peut-être bien, après tout, que cet oiseau rare, dédaigneux des campagnes, cachait son gîte dans les villes où il y a, paraît-il, de si belles choses, de beaux magasins, des gens bien habillés, de lor dans les bourses Mais Paul ne connaissait pas la ville et il en concluait tout naturellement que cétait pour cela quil ne connaissait pas de gens heureux. Oh ! sil pouvait aller voir par lui-même et saisir dans ses mains, ne serait-ce que quelques plumes de loiseau rare, combien grande serait sa joie ! et après tout pourquoi pas ? Il nétait tenu par aucun lien de reconnaissance à maître Jean et à sa femme. Si une reconnaissance quelconque devait sexercer, cétait de la part de ses patrons, car il les servait bien plus queux ne lui donnaient. Oui, en vérité, il en avait assez de ce joug, de cet esclavage, il voulait être libre. Dans un coin du grenier il avait caché avec soin les quelques sous donnés par lun ou par lautre ; il ne les avait jamais dépensés et, grâce à cette économie, il se trouvait actuellement à la tête dun somme se montant à environ trente francs ; avec cela il avait de quoi payer le voyage jusquà Paris. La distance étant minime, le prix létait également et, sans avoir besoin de recourir à lAssistance, il pourrait parer à ses premiers frais en attendant quil fût placé. Complètement absorbé dans ses projets, Paul avait entièrement oublié le retour aux Taillis ; il sen souvint tout à coup, lorsquil saperçut que la nuit était venue ; alors, brusquement, il se leva et hâtivement il se dirigea vers la maison. Lorsquil entra dans la cour, il vit que tout était plongé dans la plus profonde obscurité, plus de lumières aux fenêtres, le calme le plus complet régnait. Il eut un soupir de soulagement ; de cette façon, il éviterait la punition pour son retour tardif, chapitre sur lequel maître Jean ne plaisantait pas. Il en serait quitte pour se passer de souper, mais baste ! une fois de plus ou de moins, lorsquon a quinze ans et de grands projets dans la tête, ce nest pas une affaire ! Et très doucement, il levait le loquet de la porte, sapprêtait à se glisser en tapinois vers lescalier qui montait à la soupente lui servant de chambre à coucher, lorsque tout à coup une ombre surgit devant lui : « Ah ! te voilà, mauvais drôle qui as été courir encore, malgré ma défense ; cette fois, je te tiens, mon bonhomme, et je tassure que tu vas me la payer ferme ! » Maître Jean car cétait lui avait appréhendé lenfant par le bras droit. Prestement, sans que lenfant eût le temps de se défendre, eût pu faire un mouvement, il avait tiré à lui la mauvaise blouse de toile, mettant ainsi le torse à nu ; et invisible dans la nuit, mais cinglant, terrible, un coup de fouet vint sabattre sur les épaules de Paul, un autre lui succéda immédiatement, puis un troisième, puis beaucoup dautres. Malgré son stoïcisme habituel, lenfant hurlait, car maître Jean, comme toutes les brutes lâches, senivrait de la joie de prodiguer ses coups dans lombre, sans témoins, sans voir même où il frappait. Il ne sarrêta que lorsque sa main fut lasse. Craignant probablement les représailles, en même temps quil lâchait le fouet, il précipitait dun coup de pied le malheureux dans la cour, puis fermait la porte dont il assujettit le loquet avec soin. OU NOUS VOYONS PAUL VINCENT SACHARNER AVEC UN INSUCCÈS COMPLET A LA POURSUITE DU BONHEUR. Quelques jours après les événements dont nous venons de parler, un enfant à la figure pâle, aux vêtements en lambeaux, faisait son entrée dans la capitale par lavenue dOrléans. Cet enfant, vous lavez déjà reconnu, ami lecteur, nétait autre que notre petit infortuné, Paul Vincent. Sans hésiter, le malheureux garçon, après la terrible correction infligée en ce soir fatal de juillet, avait pris le parti immédiat de quitter à tout jamais le toit détesté de la ferme des Taillis. Dargent il nen avait pas, nayant pu aller le quérir dans la cachette où il lavait mis. Son aspect était si misérable, si lamentable, quil réussit à émouvoir quelques coeurs accessibles à la pitié et quil put ainsi récolter, de-ci, de-là, sur sa route un peu dargent qui lui permit darriver sans trop dencombre dans la grande ville. Son premier soin fut alors de sinformer où était lAssistance publique. Il navait plus à craindre maintenant quon le réintégrât aux Taillis, les stigmates imprimés sur sa peau plaidaient avec assez déloquence pour quon lui épargnât ce retour au bagne où sétait écoulée sa jeunesse. Il ne fut pas déçu dans son attente, car si laccueil fut froid dabord, la pitié et lintérêt vinrent ensuite. Sur ses sollicitations pressantes, il lui fut accordé ce quil demandait, cest-à-dire une place à Paris même, chez un commerçant de cette industrie naissante quon appelait alors le vélocipède et qui devait être plus tard la bicyclette. Une vie beaucoup plus douce commença alors pour lenfant de lAssistance ; très travailleur, il eut vite fait de sinitier à tous les secrets de lart du bicycle, et il devint promptement un bon ouvrier en même temps quun coureur émérite. Peut-être, croyez-vous, cher lecteur, que ce changement de vie pouvait lui suffire, et quil devait se considérer dès lors comme propriétaire de loiseau rare dont nous parlions au début de cette histoire et qui a nom : bonheur ! Permettez-moi de vous dire que si telle est votre pensée, vous êtes dans lerreur, car Paul, tout en se félicitant chaque jour de sa fuite du Taillis, tout en prenant de lâge et de limportance dans la maison qui lemployait, Paul, dis-je, ne se trouvait pas heureux ; il lui manquait dabord laffection, le plus précieux de tous les biens nen déplaise aux gens souffreteux qui prétendent que cest à la santé quil faut donner la première place et il lui manquait aussi lindépendance qui est la condition la plus universellement enviée. Aussi ce fut avec une joie sans bornes quil accepta, lorsquil eut atteint ses vingt-cinq ans, loffre dun associé de la maison qui lui proposa de lemmener en Amérique pour y monter une maison de commerce dont la haute direction lui serait confiée. Rien ne le retenait en France, il partit donc, et, son intelligence étant mise au service de la plus grande des activités, il vit ses efforts couronnés de succès en même temps quun commencement de réputation grandissante sétablissait. Cette fois, lindépendance tant cherchée semblait acquise, il ne lui manquait plus pour être heureux que laffection ; il lui vint alors lidée très naturelle de la chercher dans le mariage, cela ne devait pas être très difficile, les jeunes Américaines étant dhumeur peu farouche et assez disposées à glisser sur les questions de naissance. Il senquit donc du choix dune épouse, mais pendant longtemps, il narriva quà éprouver les joies éphémères des passades, des caprices, sans ressentir un seul instant cet attrait réel quil tenait tant à posséder pour la femme qui devrait être sa compagne. Un jour, une jeune fille vint dans son magasin pour sy rendre acquéreur dune de ses machines. Cette jeune personne était jolie sans être remarquable, charmante sans prétentions et de plus Française. En la voyant, Paul ressentit une vive commotion, il en devint amoureux avec une soudaineté qui nest pas rare avant trente ans, et comme sa nature le portait toujours aux promptes décisions et que les usages du pays autorisaient cette promptitude, il fit des avances, avoua sa flamme à la délicieuse créature qui, à son tour, déclara la sienne et, dès lors, ils shabituèrent de part et dautre à se considérer comme fiancés. Tout alla bien jusquau mariage. Paul avait confessé ses origines à ses futurs beaux-parents et ceux-ci, passant sur les conditions de naissance, ne voulant voir que lhomme dont le caractère leur était la plus sûre garantie de bonheur, voyaient arriver cette union avec joie. De plus, pour achever la conquête, Paul avait embrassé la religion protestante qui était la leur. Les désirs de tous allaient donc être accomplis, mais le jour même de la célébration du mariage au temple protestant de la vingt-quatrième avenue de New-York, au moment même où le pasteur, après avoir demandé de sa voix grave si nul ne connaissait dobstacles au mariage qui allait être contracté, sapprêtait à les unir, une voix solennelle, mais implacable, prononça ces paroles qui tombèrent comme un glas de mort sur les assistants : « Ce mariage est impossible, il y a un grave empêchement ! » Ce fut une stupéfaction dans léglise et chacun se regarda. La voix qui venait de prononcer ces paroles était celle dune femme dune soixantaine dannées. Immédiatement invitée à sexpliquer, elle dit ceci en substance : « Paul est mon fils ; je lai abandonné parce que la misère my a contrainte, mais, à son insu, je ne lai jamais perdu de vue. Cest cette même misère qui ma poussée plus tard à accomplir un crime odieux dont les échos ont fait tressaillir le monde entier ; et ce nest quen quittant la prison où jai passé dix années de ma vie que jai appris le départ de mon enfant pour ce pays. Afin de le rejoindre, je me suis embarquée sur un paquebot démigrants, et ma joie a été grande en le retrouvant ici dans une heureuse situation. Jusquau dernier jour, jai eu la volonté de laisser saccomplir ce mariage qui aurait parachevé son bonheur, mais au moment où lacte allait être irrémédiable, il ma passé devant les yeux je ne sais quelle vision davenir ; jai vu, oui, de mes yeux vu, une lignée denfants qui verraient rouge comme moi, tueraient sans raison, poussés par je ne sais quels démons, voleraient sans scrupule, et cest alors que, malgré moi, indépendamment de moi, jai crié la vérité Pardon !... pardon !... Pourquoi vous ai-je suivis, pourquoi ? » Elle avait des regards de démente en disant ces derniers mots Impressionnés au suprême degré, tous sétaient tus, mais soudain la jeune mariée, plus blanche que sa robe, défaillit, et on dut lemmener au plus vite tandis que les assistants se dispersaient. Lunion devenait impossible après un tel scandale, et Paul, ne le comprenant que trop, nessaya même pas de revoir sa triste ex-fiancée ! Pas davantage il ne consentit à revoir sa mère ; il ne lavait connue que pour être obligé de la maudire ! Tant quil lavait ignorée, elle avait eu quelques droits sinon à son respect, tout au moins à son indulgence ; maintenant quelle lui avait apporté la catastrophe, la douleur et la honte, il la haïssait presque Dès lors, il ne songea plus au mariage. Le bonheur nétait décidément pas accessible pour lui, il y renonçait, et il fut bien près du même coup de renoncer à la vie. Pourtant il résista à la tentation en sacharnant au travail, à la conquête de lor à défaut de celle de lamour ; et ce fut ainsi quil travailla sans relâche et sans affection jusquà sa quarantième année, époque où la Mort, trouvant sans doute quil avait assez souffert, assez expié les fautes de sensualisme dune existence antérieure, vint lui ouvrir les portes de la grande Eternité en lui disant : « Entre, Schomberg, ex-mignon de jadis, mais âme purifiée maintenant, le bonheur est à toi. » |