ORINO, Jeanne Marie Clotilde Briatte Comtesse Pillet-Will, pseud. Charles d' (1850-1910) : Le Pardon par l'« Esprit » de Guy de Maupassant (1904). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (08.VIII.2003) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Contes de l'au delà, sous la dictée des esprits publiés à Paris en 1904 par F. Juven. Le Pardon par l« Esprit » de Guy de Maupassant ~~~~Le docteur Darcel terminait en hâte sa toilette du matin, car, par extraordinaire, il était en retard et, depuis dix bonnes minutes déjà, il entendait sous ses fenêtres les piaffements du cheval attelé au coupé dans lequel il passait facilement une moyenne de quatre heures par jour. Lui, si calme en temps ordinaire, il simpatientait presque, bousculant son vieux domestique qui nen pouvait mais, attachant avec rage sa cravate. Enfin, quand le dernier coup de brosse fut donné, il se précipita dans lescalier et de lescalier dans sa voiture, et ce ne fut que lorsquil sentit le balancement cadencé et régulier imprimé par le trot du cheval quil commença à respirer et que son aimable figure se rasséréna alors. Il nétait pas plus de neuf heures et demie après tout, il aurait encore le temps de faire toutes ses visites avant le déjeuner de midi ; et il énumérait tout bas les personnes chez qui il devait se rendre : dabord il y avait les Mantin dont le fils avait la scarlatine, un cas très grave, puis Mme Roussel, léternelle malade de maladie indéfinie et inclassable ; enfin (et la figure du docteur Darcel silluminait dune joie très grande), pour terminer la série, il restait toute la kyrielle des petits ménages, qui non seulement ne payaient pas mais qui bien plus sollicitaient un secours. Cétait ceux-là qui lintéressaient vraiment ; ils étaient sa vie, son bonheur et tout son intérêt, car la raison dêtre du docteur Darcel semblait se résumer en ces trois mots : faire le bien ! Il était né pour cela comme dautres sont nés pour souffrir ou, ce qui est plus grave, pour jouir. Aussi était-il universellement aimé dans la ville de *** où il exerçait sa profession de médecin. Etait-ce parce que sa vie était trop remplie, ou bien tout simplement parce quil nétait apte quà secourir ses semblables et non à élever une famille ? Toujours est-il quil ne sétait pas marié, et cétait solitairement quil portait le poids de ses cinquante-huit ans bien sonnés. Pourtant il nétait pas seul au monde. Il avait un frère quil chérissait. Ce frère était de quelques années plus jeune que lui, et sa situation offrait cette similitude avec celle du docteur, quelle était également un prétexte au bien. M. Frédéric Darcel (ainsi désigné pour quon pût le distinguer du docteur Darcel) était lâme dune puissante ruche ouvrière témoignant son existence par les épaisses fumées enveloppant la plaine assez vaste qui entoure la ville de *** Frédéric Darcel ne négligeait rien pour améliorer la condition des ouvriers travaillant sous sa haute direction : sociétés coopératives, sociétés de secours mutuels, caisses de retraites pratiques pour les vieux ouvriers, tout était mis en oeuvre pour soulager et aider dune façon efficace et non superficielle, ainsi que cela se voit trop souvent, les travailleurs qui apportent la force précieuse de leurs bras à la production industrielle. Le résultat était donc identique, au point de vue de lestime et de laffection, à celui quobtenait le docteur Darcel avec ses malades. En effet, si le frère aîné était aimé de ceux-ci, le frère cadet était chéri de ceux-là, et ce nétait pas le moindre intérêt dans la vie des deux Darcel que celui qui consistait à se communiquer chaque soir mutuellement leurs impressions, leurs projets davenir toujours appliqués dans le sens de lamélioration et dans le but seul de faire du bien à leurs semblables. Comme le docteur, Frédéric était resté garçon. Toutefois, il avouait volontiers quil le regrettait maintenant, estimant, disait-il, que la vie nest nullement faite pour la passer ainsi solitaire, sans avoir à ses côtés laimable sollicitude dune femme et les bruyants éclats de gaîté des enfants. Mais à ces propos, Darcel aîné levait très haut les épaules. Cétait, en effet, le seul point sur lequel ils ne fussent pas daccord, le seul dans leurs dissertations où ils bifurquassent chacun dun côté opposé. Darcel cadet avait en lui ces deux qualités réunies et unies par un trait dunion, la philanthropie dun côté et lamour plus particulier de la famille de lautre ; toutefois, un peu faible de caractère, il se défendait mal vis-à-vis de son frère qui lui représentait alors victorieusement quil est impossible de mener à bien deux tâches à la fois ; que, nécessairement, tout ce quils faisaient, lun pour ses ouvriers, lautre pour ses malades, ne pouvait plus être fait avec la même ampleur, sils avaient à remplir également les devoirs quimplique la famille ; quentreprendre une seconde tâche, cétait annihiler la première. Du reste, en célibataire endurci, le docteur ajoutait que, les ménages heureux formant lexception, il était tout au moins inutile de courir les risques matrimoniaux. Pourtant, en dépit de la véhémence persuasive du docteur Darcel, un jour vint où il dut reconnaître linutilité de ses paroles, et ce jour fut en même temps le signal du brisement de coeur le plus profond et de la peine la plus grande quil eût jamais éprouvés de sa vie. Très embarrassé pour lui annoncer cette nouvelle, mais très déterminé tout de même, Frédéric se résolut, presque lavant-veille seulement, (tant cet aveu lui coûtait) à annoncer à son frère quil rompait décidément avec les liens du célibat et quil se mariait. Le docteur faillit en tomber à la renverse. Ainsi donc cétait à cela quavaient abouti toutes leurs discussions, toutes leurs théories contradictoires ! Mais ce coup de désillusion nétait rien si on le compare à celui qui devait suivre ; car, ayant demandé dune voix étranglée par lémotion à Frédéric, le nom de sa future si proche de devenir la femme de lun et la belle-soeur de lautre, le docteur resta stupéfié, écrasé, anéanti, lorsque son frère lui répondit brièvement comme sil avait hâte den finir : « Cest Henriette Laporte. » Henriette Laporte ! Du coup le docteur crut quil allait mourir sous leffort dun coup de sang et, de fait, la révélation était tout au moins fort imprévue Henriette Laporte était la contremaîtresse en chef de latelier des femmes, qui était assez important à lusine Frédéric Darcel. Cétait une bonne créature, jeune encore, gentille, possédant un minois assez éveillé, mais nullement distinguée. Ses gestes et ses paroles ne démentaient pas cet aspect. Elle avait laccent lourd des filles flamandes, et cela, joint à un français déplorable, achevait den faire le type complet de louvrière du Nord à létat brut. Comment était-elle arrivée à se faire ainsi remarquer et choisir par Frédéric ? Cela restait un mystère. Les mauvaises langues de lusine disaient tout bas quil y avait des raisons très graves pour cela, des espérances de maternité à bref délai En réalité, on ignorait la vraie cause qui était plus simple encore que celle-ci. Frédéric lavait pour maîtresse depuis longtemps déjà, et, lennui aidant dun côté, les sollicitations pressantes dHenriette de lautre avaient fini par le décider à lépouser. Il voyait même dans cet acte, par une sorte de déviation ou dexagération de ses sentiments philanthropiques, une action digne à accomplir. Car, après tout - il le savait ou du moins croyait le savoir - Henriette navait jamais eu que lui comme amant, et cette fidélité lui semblait assez belle pour quelle eût le don de lui faire oublier ses autres défauts. Mais il avait compté sans son frère, et son bonheur, quil espérait parfait, fut fort incomplet dès le premier jour. Le docteur Darcel ne parut pas à la modeste bénédiction nuptiale du matin, pas davantage au dîner du soir, pas plus le lendemain ; et lorsque son frère, inquiet, accourut à son logis de la rue des Sergents pour voir ce que cela voulait dire, il trouva porte close. Le vieux valet de chambre lui répondit dun air un peu compassé que « Monsieur était sorti ». Très déçu, Frédéric retourna chez lui. Là une lettre ly attendait ; elle était du docteur. En termes polis, mais glacials, il lui exprimait simplement sa désapprobation dune telle union qui, à son point de vue, déshonorait le nom des Darcel si dignement porté jusqualors. Il terminait en lui disant que, puisquil avait si bien su prendre seul une telle détermination, il saurait également vivre sans sa présence ; quil ne sétonnât donc pas sil ne le revoyait plus jamais, car, afin de ne pas courir le risque de rencontres également pénibles pour eux deux, il quittait le pays et comptait aller vivre très loin pour préserver, si cela était possible, le nom des Darcel des éclaboussures que son changement de vie allait certainement faire jaillir sur lui. Cette lettre fut un coup terrible pour Frédéric, car il aimait extrêmement son frère. Mais son affection nétait pas aveugle, et il le connaissait assez pour savoir que ces paroles écrites avaient la valeur dun arrêt irrévocable. Il se soumit donc et nessaya même pas de le revoir. Le docteur, du reste, ainsi quil lavait annoncé quitta la ville deux jours après lenvoi de cette lettre, et dès lors les Darcel, ces hommes de bien, si généreux dans leurs sentiments, furent séparés par cette infranchissable barrière qui sappelle la rancune ! Le docteur absolument seul maintenant voyageait pour se distraire, changeant de pays continuellement, parfois enthousiaste à larrivée, déçu une heure plus tard, énervé à la fin de la journée. Il ne shabituait pas à ce changement si complet dans sa vie et dans ses habitudes. Ses pauvres malades lui manquaient au moins autant que son frère, et cependant, nul désir, nulle volonté de rapprochement, de réconciliation, ne se marquaient en lui. Il ne pardonnait pas le ridicule ; labsurdité de cette union quil qualifiait hautement de déshonorante. Un chagrin encore plus enseveli au fond de son être, une peine quil navouait pas, cest quil savait pertinemment que son frère navait tenté et ne tentait à présent aucune démarche pour se rapprocher de lui, et de cet abandon il restait écrasé, vieilli, lamentable Ses facultés intellectuelles et son ressort physique sen ressentaient. Il baissait visiblement, perdant la mémoire, mais en revanche rabâchant sans cesse. Un jour, trop fatigué pour continuer sa course errante, il élut domicile sur une paisible plage de la côte normande où le bruit monotone du flot qui roule les galets acheva dengourdir sa pensée. Elle était, du reste, peu vivace à présent, et lorsque la mort vint la trouver pour la débarrasser de son enveloppe mortelle, non seulement elle ne résista pas, mais encore elle sabandonna, espérant trouver loubli avec lanéantissement du corps. Illusion passagère ! Il nen fut rien, car la morte dapparence eut vite fait de renaître sous le souffle régénérateur des effluves astrales, et Darcel constata, à sa très grande stupéfaction, quil vivait toujours dune autre vie, dans un autre milieu, mais quenfin, indéniablement, il vivait. Alors, pendant un instant, il oublia son frère, la vie terrestre et ses déboires et, suivant son attrait irrésistible, il alla vers les groupes des Esprits élevés, vécut de leur vie, et constata que le bien fait ici-bas trouve son écho et sa récompense là-haut. Mais au bout de très peu de temps il reconnut que son bonheur était fort incomplet. En effet ce bonheur ne pouvait exister pour lui quà la condition doublier la terre, et cette terre, non seulement il ne loubliait pas, mais encore, à tout instant, sans quil sût pourquoi, sans quil pût comprendre la raison mystérieuse qui ly attirait, il sy trouvait transporté en dépit de lui, malgré lui. Soudainement son corps fluidique se retrouvait au milieu de lusine, près de son frère, et il voyait alors lair accablé de celui-ci, lisait sa pensée, toujours la même : « Mon frère est mort sans mavoir pardonné, hélas ! » En dautres moments, avec la même soudaineté, sans connaître les obstacles des portes et des fenêtres, il surgissait dans sa maison et alors, comme un coup de poignard, cette pensée de Frédéric venait le frapper : « Mon frère que je croyais si bon ne maimait donc pas ! » Et à tout moment ce supplice se renouvelait. Cest en vain que dans la sphère heureuse où sa vie de bien lui donnait accès, il cherchait à oublier cette erreur du passé, cette infraction si grande à la loi du pardon, il ny parvenait pas, et, implacables comme la vérité, ces paroles du Christ-Messie lui revenaient continuellement à lesprit : « Lorsque tu viens offrir ton offrande, si tu as quelque chose contre ton frère, laisse là ton offrande et va dabord te réconcilier avec lui. » Cétait vrai, il ne pouvait jouir du bonheur des privilégiés, tant quil naurait pas pratiqué cette loi du pardon. Il ne comprenait que trop maintenant que le reproche mérité est tout-puissant comme effet, et que cest lui qui a créé le remords. Malgré sa force de volonté dEsprit déjà évolué, il narrivait pas à se soustraire à lattirance inévitable de la pensée de reproche émise par son frère plusieurs fois dans une journée de la vie terrestre. Pouvait-il exister ainsi ce bonheur pour lui, puisquil navait même pas le loisir dentreprendre un de ces intéressants voyages si chers aux Esprits, sans quimmédiatement la pensée triste, infiniment douloureuse, du reproche de son frère ne franchît les espaces pour lui rappeler son défaut de mansuétude ? Et du reste, il se lavouait à présent, ce quil avait fait sur la terre en maudissant presque ce frère, il navait eu aucun droit de le faire. Chaque homme nest-il pas libre de ses actes, de sa vie, et quelle prétention dérisoire que celle qui consiste à sériger en justicier quand on a tant besoin soi-même dêtre justifié ?
Et la vie de lespace sécoulait ainsi morne pour Darcel, tandis que celle de la terre se passait lourde dans la brièveté de ses heures pour Frédéric. Mais cette dernière ayant un terme, un jour vint où, dans lastral éternel et infini, les deux frères se retrouvèrent, et sous la pression dun même sentiment, tombèrent dans les bras lun de lautre en cirant ce mot qui est la clé du bonheur : « Pardon ! » |