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EBERHARDT, Isabelle : Yasmina ,1902.


Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (30.01.1997)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 216, 14107 Lisieux cedex
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Yasmina
par
Isabelle Eberhardt

Elle avait été élevée dans un site funèbre où, au sein de la désolationenvironnante, flottait l'âme mystérieuse des millénaires abolis.

Son enfance s'était écoulée là, dans les ruines grises, parmi les décombres et la poussière d'un passé dont elle ignorait tout.

De la grandeur morne de ces lieux, elle avait pris comme unesurcharge de fatalisme et de rêve. Étrange, mélancolique, entre toutesles filles de sa race : telle était Yasmina la Bédouine.

Les gourbis de son village s'élevaient auprès desruines romaines de Timgad, au milieu d'une immense plaine pulvérulente,semée de pierres sans âge, anonymes, débris disséminés dans les champsde chardons épineux d'aspect méchant, seule végétation herbacée qui pûtrésister à la chaleur torride des étés embrasés. Il y en avait là detoutes les tailles, de toutes les couleurs, de ces chardons :d'énormes, à grosses fleurs bleues, soyeuses parmi les épines longueset aiguës, de plus petits, étoilés d'or... et tous rampants enfin, àpetites fleurs rose pâle. Par-ci par-là, un maigre buisson de jujubierou un lentisque roussi par le soleil.

Un arc de triomphe, debout encore, s'ouvrait en une courbehardie sur l'horizon ardent. Des colonnes géantes, les unes couronnéesde leurs chapiteaux, les autres brisées, une légion de colonnesdressées vers le ciel, comme en une rageuse et inutile révolte contrel'inéluctable Mort...

Un amphithéâtre aux gradins récemment déblayés, un forumsilencieux, des voies désertes, tout un squelette de grande citédéfunte, toute la gloire triomphante des Césars vaincue par le temps etrésorbée par les entrailles jalouses de cette terre d'Afrique quidévore lentement, mais sûrement, toutes les civilisations étrangères ouhostiles à son âme...

Dès l'aube quand, au loin, le Djebel Aurès s'irisait de lueurs diaphanes, Yasmina sortait de son humble gourbi et s'en allait doucement, par la plaine, poussant devant elle son maigre troupeau de chèvres noires et de moutons grisâtres.

D'ordinaire, elle le menait dans la gorge tourmentée et sauvage d'un oued assez loin du douar.

Là se réunissaient les petits pâtres de la tribu. Cependant,Yasmina se tenait à l'écart, ne se mêlant point aux jeux des autresenfants.

Elle passait toutes ses journées, dans le silence menaçant dela plaine sans soucis, sans pensées, poursuivant des rêveries vagues,indéfinissables, intraduisibles en aucune langue humaine.

Parfois, pour se distraire, elle cueillait au fond de l'oued desséché quelques fleurettes bizarres, épargnées du soleil, et chantait des mélopées arabes.

Le père de Yasmina, El Hadj Salem, était déjà vieux et cassé. Samère, Habiba, n'était plus, à trente-cinq ans, qu'une vieille momiesans âge, adonnée aux durs travaux du gourbi et du petit champ d'orge.

Yasmina avait deux frères aînés, engagés tous deux aux Spahis. On lesavait envoyés tous deux très loin, dans le désert. Sa soeur aînée,Fathma, était mariée et habitait le douar principal des Ouled-Mériem. Il n'y avait plus au gourbi que les jeunes enfants et Yasmina, l'aînée, qui avait environ quatorze ans.

Ainsi, d'aurore radieuse en crépuscule mélancolique, la petite Yasminaavait vu s'écouler encore un printemps, très semblable aux autres, quise confondaient dans sa mémoire.

Or, un soir, au commencement de l'été, Yasmina rentrait avecses bêtes, remontant vers Timgad illuminée des derniers rayons dusoleil à son déclin. La plaine resplendissait, elle aussi, en unepulvérulence rose d'une infinie délicatesse de teinte... Et Yasminas'en revenait en chantant une complainte saharienne, apprise de sonfrère Slimène qui était venu en congé un an auparavant, et qu'elleaimait beaucoup :

Jeune fille de Constantine,
qu'es-tu venue faire ici,
toi qui n'es point de mon pays,
toi qui n'es point faite pour vivre
dans la dune aveuglante...
Jeune fille de Constantine,
tu es venue et tu as pris mon coeur,
et tu l'emporteras dans ton pays...
Tu as juré de revenir, par le Nom très haut...
Mais quand tu reviendras au pays des palmes,
quand tu reviendras à El Oued,
tu ne me retrouveras plus
dans la DEMEURE DES FLEURS
Cherche-moi dans la DEMEURE DE L'ÉTERNITÉ...

Et doucement, la chanson plaintive s'envolait dans l'espaceillimité... Et doucement, le prestigieux soleil s'éteignait dans laplaine...

Elle était bien calme, la petite âme solitaire et naïve deYasmina... Calme et douce comme ces petits lacs purs que les pluieslaissent au printemps pour un instant dans les éphémères prairiesafricaines, et où rien ne se reflète, sauf l'azur infini du ciel sansnuages...

Quand Yasmina rentra, sa mère lui annonça qu'on allait la marier à Mohammed Elaour, cafetier à Batna.

D'abord, Yasmina pleura, parce que Mohammed était borgne et très laid et parce que c'était si subit et si imprévu, ce mariage.

Puis, elle se calma et sourit, car c'était écrit. Les jours sepassèrent ; Yasmina n'allait plus au pâturage. Elle cousait, de sespetites mains maladroites, son humble trousseau de fiancée nomade.

Personne, parmi les femmes du douar, ne songea à luidemander si elle était contente de ce mariage. On la donnait à Elaour,comme on l'eût donnée à tout autre musulman. C'était dans l'ordre deschoses, et il n'y avait là aucune raison d'être contente outre mesure,ni non plus de se désoler.

Yasmina savait même que son sort serait un peu meilleur quecelui des autres femmes de sa tribu, puisqu'elle habiterait la ville etqu'elle n'aurait, comme les Mauresques, que son ménage à soigner et sesenfants à élever.

Seuls les enfants la taquinaient parfois, lui criant :«Marte-el-Aour ! - La femme du borgne !» Aussi évitait-elle d'aller, àla tombée de la nuit, chercher de l'eau à l'oued, avec les autres femmes. Il y avait bien une fontaine dans la cour du bordj des fouilles, mais le gardien roumi,employé des Beaux-Arts, ne permettait point aux gens de la tribu depuiser l'eau pure et fraîche dans cette fontaine. Ils étaient doncréduits à se servir de l'eau saumâtre de l'oued où piétinaient,matin et soir, les troupeaux. De là, l'aspect maladif des gens de latribu continuellement atteints de fièvres malignes.

Un jour, Elaour vint annoncer au père de Yasmina qu'il nepourrait, avant l'automne, faire les frais de la noce et payer la dotde la jeune fille.

Yasmina avait achevé son trousseau et son petit frère Ahmed quil'avait remplacée au pâturage, étant tombé malade, elle reprit sesfonctions de bergère et ses longues courses à travers la plaine.

Elle y poursuivait ses rêves imprécis de vierge primitive, que l'approche du mariage n'avait en rien modifiés.

Elle n'espérait ni même ne désirait rien. Elle était inconsciente, donc heureuse.

Il y avait alors à Batna un jeune lieutenant, détaché au Bureauarabe, nouvellement débarqué de France. Il avait demandé à venir enAlgérie, car la vie de caserne qu'il avait menée pendant deux ans, ausortir de Saint-Cyr, l'avait profondément dégoûté. Il avait l'âmeaventureuse et rêveuse.

A Batna, il était vite devenu chasseur, par besoin de longuescourses à travers cette âpre campagne algérienne qui, dès le début,l'avait charmé singulièrement.

Tous les dimanches, seul, il s'en allait à l'aube, suivant auhasard les routes raboteuses de la plaine et parfois les sentiers ardusde la montagne.

Un jour, accablé par la chaleur de midi, il poussa son cheval dans le ravin sauvage où Yasmina gardait son troupeau.

Assise sur une pierre, à l'ombre d'un rocher rougeâtre où desgenévriers odorants croissaient, Yasmina jouait distraitement avec desbrindilles vertes et chantait une complainte bédouine où, comme dans lavie, l'amour et la mort se côtoient.

L'officier était las et la poésie sauvage du lieu lui plut.

Quand il eut trouvé la ligne d'ombre pour abriter son cheval, ils'avança vers Yasmina et, ne sachant pas un mot d'arabe, lui dit enfrançais :

- Y a-t-il de l'eau, par ici ?

Sans répondre, Yasmina se leva pour s'en aller, inquiète, presque farouche.

- Pourquoi as-tu peur de moi ? Je ne te ferai pas de mal, dit-il, amusé déjà par cette rencontre.

Mais elle fuyait l'ennemi de sa race vaincue et elle partit.

Longtemps, l'officier la suivit des yeux.

Yasmina lui était apparue, svelte et fine sous ses haillonsbleus, avec son visage bronzé, d'un pur ovale, où les grands yeux noirsde la race berbère scintillaient mystérieusement, avec leur expressionsombre et triste, contredisant étrangement le contour sensuel à la foiset enfantin des lèvres sanguines, un peu épaisses. Passés dans le lobedes oreilles gracieuses, deux lourds anneaux de fer encadraient cettefigure charmante. Sur le front, juste au milieu, la croix berbère étaittracée en bleu, symbole inconnu, inexplicable chez ces peupladesautochtones qui ne furent jamais chrétiennes et que l'islam vintprendre toutes sauvages et fétichistes, pour sa grande floraison de foiet d'espérance.

Sur sa tête aux lourds cheveux laineux, très noirs, Yasminaportait un simple mouchoir rouge, roulé en forme de turban évasé etplat.

Tout en elle était empreint d'un charme presque mystique dont le lieutenant Jacques ne savait s'expliquer la nature.

Il resta longtemps là, assis sur la pierre que Yasmina avait quittée. Il songeait à la Bédouine et à sa race tout entière.

Cette Afrique où il était venu volontairement lui apparaissaitencore comme un monde presque chimérique, inconnu profondément, et lepeuple arabe, par toutes les manifestations extérieures de soncaractère, le plongeait en un constant étonnement. Ne fréquentantpresque pas ses camarades du Cercle, il n'avait point encore appris àrépéter les clichés ayant cours en Algérie et si nettement hostiles, a priori, à tout ce qui est arabe et musulman.

Il était encore sous le coup du grand enchantement, de la griserie intense de l'arrivée, et il s'y abandonnait voluptueusement.

Jacques, issu d'une famille noble des Ardennes, élevé dans l'austéritéd'un collège religieux de province, avait gardé, à travers ses annéesde Saint-Cyrien, une âme de montagnard, encore relativement très ferméeà cet «esprit moderne», frondeur et sceptique de parti pris, qui mènerapidement à toutes les décrépitudes morales.

Il savait donc encore voir par lui-même, et s'abandonner sincèrement à ses propres impressions.

Sur l'Algérie, il ne savait que l'admirable épopée de laconquête et de la défense, l'héroïsme sans cesse déployé de part etd'autre pendant trente années.

Cependant, intelligent, peu expansif, il était déjà porté à analyser ses sensations, à classifier en quelque sorte ses pensées.

Ainsi, le dimanche suivant, quand il se vit reprendre le cheminde Timgad, eut-il la sensation très nette qu'il n'y allait que pourrevoir la petite Bédouine.

Encore très pur et très noble, il n'essayait point de truqueravec sa conscience. Il s'avouait parfaitement qu'il n'avait pu résisterà l'envie d'acheter des bonbons, dans l'intention de lier connaissanceavec cette petite fille dont la grâce étrange le captivait siinvinciblement et à laquelle, toute la semaine durant, il n'avait faitque penser.

... Et maintenant, parti dès l'aube par la belle route deLambèse, il pressait son cheval, pris d'une impatience qui l'étonnaitlui-même... Ce n'était en somme que le vide de son coeur à peine sortides limbes enchantés de l'adolescence, sa vie solitaire loin du paysnatal, la presque virginité de sa pensée que les débauches de Parisn'avaient point souillée, ce n'était que ce vide profond qui lepoussait vers l'inconnu troublant qu'il commençait à entrevoir au-delàde cette ébauche d'aventure bédouine.

... Enfin, il s'enfonça dans l'étroite et profonde gorge de l'oued desséché.

Çà et là, sur les grisailles fauves des broussailles, untroupeau de chèvres jetait une tache noire à côté de celle, blanche,d'un troupeau de moutons.

Et Jacques chercha presque anxieusement celui de Yasmina.

- Comment se nomme-t-elle ? quel âge a-t-elle ? Voudra-t-elle meparler, cette fois, ou bien s'enfuira-t-elle comme l'autre jour ?

Jacques se posait toutes ces questions avec une inquiétudecroissante. D'ailleurs, comment allait-il lui parler, puisque, biencertainement, elle ne comprenait pas un mot de français et que lui nesavait pas même le sabir ?...

Enfin, dans la partie la plus déserte de l'oued, il découvrit Yasmina, couchée à plat ventre parmi ses agneaux, et la tête soutenue par ses deux mains.

Dès qu'elle l'aperçut, elle se leva, hostile de nouveau.

Habituée à la brutalité et au dédain des employés et des ouvriers des ruines, elle haïssait tout ce qui était chrétien.

Mais Jacques souriait, et il n'avait pas l'air de lui vouloir du mal.D'ailleurs, elle voyait bien qu'il était tout jeune et très beau soussa simple tenue de toile blanche.

Elle avait auprès d'elle une petite guerba suspendue entre trois piquets formant faisceau.

Jacques lui demanda à boire, par signes. Sans répondre, elle lui montra du doigt la guerba.

Il but. Puis il lui tendit une poignée de bonbons roses.Timidement, sans oser encore avancer la main, elle dit en arabe, avecun demi-sourire et levant pour la première fois ses yeux sur ceux du roumi :

- Ouch-noua ? Qu'est-ce ?
- C'est bon, dit-il, riant de son ignorance, mais heureux que la glace fût enfin rompue.

Elle croqua un bonbon, puis, soudain, avec un accent un peu rude, elle dit :

- Merci !
- Non, non, prends-les tous !
- Merci ! Merci ! Msiou ! merci !
- Comment t'appelles-tu ?

Longtemps elle ne comprit pas. Enfin, comme il s'était mis à lui citertous les noms de femmes arabes qu'il connaissait, elle sourit et dit :«Smina» (Yasmina).

Alors, il voulut la faire asseoir près de lui pour continuer la conversation. Mais, prise d'une frayeur subite, elle s'enfuit.

Toutes les semaines, quand approchait le dimanche, Jacques sedisait qu'il agissait mal, que son devoir était de laisser en paixcette créature innocente dont tout le séparait et qu'il ne pourraitjamais que faire souffrir... Mais il n'était plus libre d'aller àTimgad ou de rester à Batna et il partait...

Bientôt, Yasmina n'eut plus peur de Jacques. Toutes les fois,elle vint d'elle-même s'asseoir près de l'officier, et elle essaya delui faire comprendre des choses dont le sens lui échappait la plupartdu temps, malgré tous les efforts de la jeune fille. Alors, voyantqu'il ne parvenait pas à la comprendre, elle se mettait à rire... Etalors, ce rire de gorge qui lui renversait la tête en arrière,découvrait ses dents d'une blancheur laiteuse, donnait à Jacques unesensation de désir et une prescience de voluptés grisantes...

En ville, Jacques s'acharnait à l'étude de l'arabe algérien...Son ardeur faisait sourire ses camarades qui disaient, non sans ironie: «Il doit y avoir une bicotte là-dessous».

Déjà, Jacques aimait Yasmina, follement, avec toute l'intensitédébordante d'un premier amour chez un homme à la fois très sensuel ettrès rêveur en qui l'amour de la chair se spiritualisait, revêtait laforme d'une tendresse vraie...

Cependant, ce que Jacques aimait en Yasmina, en son ignoranceabsolue de l'âme de la Bédouine, c'était un être purement imaginaire,issu de son imagination, et bien certainement fort peu semblable à laréalité...

Souriante, avec, cependant, une ombre de mélancolie dans leregard, Yasmina écoutait Jacques lui chanter, maladroitement encore,toute sa passion qu'il n'essayait même plus d'enchaîner.

- C'est impossible, disait-elle avec, dans la voix, une tristesse déjà douloureuse. Toi, tu es un roumi, un kéfer, et moi, je suis musulmane. Tu sais, c'est haram chez nous, qu'une musulmane prenne un chrétien ou un juif ; et pourtant, tu es beau, tu es bon. Je t'aime...

Un jour, très naïvement, elle lui prit le bras et dit, avec unlong regard tendre : «Fais-toi musulman... C'est bien facile ! Lève tamain droite, comme ça, et dis, avec moi : «La illaha illa Allah, Mohammed raçoul Allah» : «Il n'est point d'autre divinité que Dieu, et Mohammed est l'envoyé de Dieu».

Lentement, par simple jeu, pour lui faire plaisir, il répéta les paroles chantantes et solennelles qui, prononcées sincèrement,suffisent à lier irrévocablement à l'islam... Mais Yasmina ne savaitpoint que l'on peut dire de telles choses sans y croire, et ellepensait que l'énonciation seule de la profession de foi musulmane par son roumien ferait un croyant... Et Jacques, ignorant des idées frustes etprimitives que se fait de l'islam le peuple illettré, ne se rendaitpoint compte de la portée de ce qu'il venait de faire.

Ce jour-là, au moment de la séparation, spontanément, avec unsourire heureux, Yasmina lui donna un baiser, le premier... Ce fut pourJacques une ivresse sans nom, infinie...

Désormais, dès qu'il était libre, dès qu'il disposait de quelques heures, il partait au galop pour Timgad.

Pour Yasmina, Jacques n'était plus un roumi, un kéfer...Il avait attesté l'unité absolue de Dieu et la mission de sonProphète... Et un jour, simplement, avec toute la passion fougueuse desa race, elle se donna...

Ils eurent un instant d'anéantissement ineffable, après lequelils se réveillèrent, l'âme illuminée d'une lumière nouvelle, commes'ils venaient de sortir des ténèbres.

... Maintenant, Jacques pouvait dire à Yasmina presque toutesles choses douces ou poignantes dont était remplie son âme, tant sesprogrès en arabe avaient été rapides... Parfois, il la priait dechanter. Alors, couché près de Yasmina, il mettait sa tête sur sesgenoux et, les yeux clos, il s'abandonnait à une rêverie imprécise,très douce.

Depuis quelque temps, une idée singulière venait le hanter etquoique la sachant bien enfantine, bien irréalisable, il s'yabandonnait, y trouvant une jouissance étrange... Tout quitter, àjamais, renoncer à sa famille, à la France, rester pour toujours enAfrique avec Yasmina... Même démissionner et s'en aller, avec elletoujours, sous le burnous et le turban, mener une existence insoucieuseet lente, dans quelque ksardu Sud... Quand Jacques était loin de Yasmina, il retrouvait toute salucidité et il souriait de ces enfantillages mélancoliques... Mais dèsqu'il se retrouvait auprès d'elle, il se laissait aller à une sorted'assouplissement intellectuel d'une douceur indicible. Il la prenaitdans ses bras, et, plongeant son regard dans l'ombre du sien, il luirépétait à l'infini ce mot de tendresse arabe, si doux :

- Aziza ! Aziza ! Aziza !

Yasmina ne se demandait jamais quelle serait l'issue de sesamours avec Jacques. Elle savait que beaucoup d'entre les filles de sarace avaient des amants, qu'elles se cachaient soigneusement de leursfamilles, mais que, généralement, cela finissait par un mariage.

Elle vivait. Elle était heureuse simplement, sans réflexion et sans autre désir que celui de voir son bonheur durer éternellement.

Quand à Jacques, il voyait bien clairement que leur amour nepouvait que durer ainsi, indéfiniment, car il concevait l'impossibilitéd'un mariage entre lui qui avait une famille, là-bas, au pays, et cettepetite Bédouine qu'il ne pouvait même pas songer à transporter dans unautre milieu, sur un sol lointain et étranger.

Elle lui avait bien dit que l'on devait la marier à un cahouadji de la ville, vers la fin de l'automne.

Mais c'était si loin, cette fin d'automne... Et lui aussi, Jacques s'abandonnait à la félicité de l'heure...

- Quand ils voudront me donner au borgne, tu me prendras et tume cacheras quelque part dans la montagne, loin de la ville, pourqu'ils ne me retrouvent plus jamais. Moi, j'aimerais habiter lamontagne, où il y a de grands arbres qui sont plus vieux que les plusanciens des vieillards, et où il y a de l'eau fraîche et pure qui couleà l'ombre... Et puis, il y a des oiseaux qui ont des plumes rouges,vertes et jaunes, et qui chantent...

«Je voudrais les entendre, et dormir à l'ombre, et boire del'eau fraîche... Tu me cacheras dans la montagne et tu viendras me voirtous les jours... J'apprendrai à chanter comme les oiseaux et jechanterai pour toi. Après, je leur apprendrai ton nom pour qu'ils me leredisent quand tu seras absent».

Yasmina lui parlait ainsi parfois, avec son étrange regard sérieux et ardent...

- Mais, disait-elle, les oiseaux de Djebel Touggour sont des oiseaux musulmans... Ils ne sauront pas chanter ton nom de roumi... Ils ne sauront te dire qu'un nom musulman... et c'est moi qui dois te le donner, pour le leur apprendre... Tu t'appelleras Mabrouk, cela nous portera bonheur.

... Pour Jacques, cette langue arabe était devenue une musiquesuave, parce que c'était sa langue à elle, et que tout ce qui étaitelle l'enivrait. Jacques ne pensait plus, il vivait.

Et il était heureux.

Un jour, Jacques apprit qu'il était désigné pour un poste du Sud oranais.

Il lut et relut l'ordre implacable, sans autre sens pour lui quecelui-ci, partir, quitter Yasmina, la laisser marier à ce cafetierborgne et ne plus jamais la revoir...

Pendant des jours et des jours, désespérément, il chercha unmoyen quelconque de ne pas partir, une permutation avec un camarade...mais en vain.

Jusqu'au dernier moment, tant qu'il avait pu conserver la plusfaible lueur d'espérance, il avait caché à Yasmina le malheur quiallait les frapper...

Pendant ses nuits d'insomnie et de fièvre, il en était arrivé àprendre des résolutions extrêmes : tantôt il se décidait à risquer lescandale retentissant d'un enlèvement et d'un mariage, tantôt ilsongeait à donner sa démission, à tout abandonner pour sa Yasmina, àdevenir en réalité ce Mabroukqu'elle rêvait de faire de lui... Mais toujours une pensée venaitl'arrêter ; il y avait là-bas, dans les Ardennes, un vieux père et unemère aux cheveux blancs qui mourraient certainement de chagrin si leurfils, «le beau lieutenant Jacques», comme on l'appelait au pays,faisait toutes ces choses qui passaient par son cerveau embrasé, auxheures lentes des nuits mauvaises.

Yasmina avait bien remarqué la tristesse et l'inquiétude croissante de son Mabrouk et, n'osant encore lui avouer la vérité, il lui disait que sa vieille mère était bien malade, là-bas, fil Fransa...

Et Yasmina essayait de le consoler, de lui inculquer son tranquille fatalisme.

- Mektoub, disait-elle. Nous sommes tous sous la main de Dieu et tous nous mourrons, pour retourner à Lui... Ne pleure pas ; Ya Mabrouk, c'est écrit.

«Oui, songeait-il amèrement, nous devons tous, un jour oul'autre, être à jamais séparés de tout ce qui nous est cher... Pourquoidonc le sort, ce mektoub dont elle me parle, nous sépare-t-il donc prématurément, tant que nous sommes en vie tous deux ?»

Enfin, peu de jours avant celui fixé irrévocablement pour son départ,Jacques partit pour Timgad... Il allait, plein de crainte etd'angoisse, dire la vérité à Yasmina. Cependant, il ne voulait pointlui dire que leur séparation serait probablement, certainement même,éternelle...

Il lui parla simplement d'une mission devant durer trois ou quatre mois.

Jacques s'attendait à une explosion de désespoir déchirant...

Mais, debout devant lui, elle ne broncha pas. Elle continua dele regarder bien en face, comme si elle eût voulu lire dans ses penséesles plus secrètes... et ce regard lourd, sans expression compréhensiblepour lui, le troubla infiniment... Mon Dieu ! allait-elle donc croirequ'il l'abandonnait volontairement ?

Comment lui expliquer la vérité, comment lui faire comprendrequ'il n'était pas le maître de sa destinée ? Pour elle, un officierfrançais était un être presque tout-puissant, absolument libre de fairetout ce qu'il voulait.

... Et Yasmina continuait de regarder Jacques bien en face, les yeux dans les yeux. Elle gardait le silence...

Il ne put supporter plus longtemps ce regard qui semblait le condamner.

Il la saisit dans ses bras :

- O Aziza ! Aziza ! dit-il. Tu te fâches contre moi !Ne vois-tu donc pas que mon coeur se brise, que je ne m'en iraisjamais, si seulement je pouvais rester !

Elle fronça ses fins sourcils noirs.

- Tu mens ! dit-elle. Tu mens ! Tu n'aimes plus Yasmina, tamaîtresse, ta femme, ta servante, celle à qui tu as pris sa virginité.C'est bien toi qui tiens à t'en aller !... Et tu mens encore quand tume dis que tu reviendras bientôt... Non, tu ne reviendras jamais,jamais, jamais !

Et ce mot, obstinément répété sur un ton presque solennel, sembla à Jacques le glas funèbre de sa jeunesse.

Abadane ! Abadane ! Il y avait, dans le son même de ce mot, quelque chose de définitif, d'inexorable et de fatal.

- Oui, tu t'en vas... Tu vas te marier avec une roumia, là-bas, en France...

Et une flamme sombre s'alluma dans les grands yeux roux de lanomade. Elle s'était dégagée presque brusquement de l'étreinte deJacques, et elle cracha à terre, avec dédain, en un mouvementd'indignation sauvage.

- Chiens et fils de chiens, tous les roumis !

- Oh ! Yasmina, comme tu es injuste envers moi ! Je te jure quej'ai supplié tous mes camarades l'un après l'autre de partir au lieu demoi... et ils n'ont pas voulu.

- Ah ! tu vois bien toi-même que, quand un officier ne veut pas partir, il ne part pas !

- Mais mes camarades, c'est moi qui les ai priés departir à ma place, et ils ne dépendent pas de moi... tandis que moi jedépends du général, du ministre de la Guerre...

Mais Yasmina, incrédule, demeurait hostile et fermée.

Et Jacques regrettait que l'explosion du désespoir qu'il avait tant redoutée en route n'eût pas eu lieu.

Ils restèrent longtemps ainsi, silencieux, séparés déjà par toutun abîme, par toutes ces choses européennes qui dominaienttyranniquement sa vie à lui et qu'elle, Yasmina, ne comprendraitjamais...

Enfin, le coeur débordant d'amertume, Jacques pleura, la tête abandonnée sur les genoux de Yasmina.

Quand elle le vit sangloter si désespérément, elle comprit qu'ilétait sincère... Elle serra la chère tête aimée contre sa poitrine,pleurant elle aussi, enfin.

- Mabrouk ! Prunelle de mes yeux ! Ma lumière ! O petite tache noire de mon coeur ! Ne pleure pas, mon seigneur ! Ne t'en va pas, Ya Sidi.Si tu veux partir, je me coucherai en travers de ton chemin et jemourrai. Et alors, tu devras passer sur le cadavre de ta Yasmina. Oubien, si tu dois absolument partir, emmène-moi avec toi. Je serai tonesclave. Je soignerai ta maison et ton cheval... Si tu es malade, je tedonnerai le sang de mes veines pour te guérir... ou je mourrai pourtoi. Ya Mabrouk ! Ya Sidi emmène-moi avec toi...

Et comme il gardait le silence, brisé devant l'impossibilité de ce qu'elle demandait, elle reprit :

- Alors, viens, mets des vêtements arabes. Sauvons-nous ensemble dansla montagne, ou bien, plus loin, dans le désert, au pays des Chaâmba etdes Touareg... Tu deviendras tout à fait musulman, et tu oublieras laFrance...

- Je ne puis pas... Ne me demande pas l'impossible. J'ai devieux parents là-bas, en France, et ils mourront de chagrin... Oh !Dieu seul sait combien je voudrais pouvoir te garder auprès de moi,toujours.

Il sentait les lèvres chaudes de Yasmina lui caresser doucementles mains, dans le débordement de leurs larmes mêlées... Ce contactréveilla en lui d'autres pensées, et ils eurent encore un instant dejoie si profonde, si absolue qu'ils n'en avaient jamais connue desemblable même aux jours de leur tranquille bonheur.

- Oh ! comment nous quitter ! bégayait Yasmina, dont les larmes continuaient à couler.

Deux fois encore, Jacques revint et ils retrouvèrent cetteindicible extase qui semblait devoir les lier l'un à l'autre,indissolublement et à jamais.

Mais enfin, l'heure solennelle des adieux sonna... de ces adieux que l'un savait et que l'autre pressentait éternels...

Dans leur dernier baiser, ils mirent toute leur âme...


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