SAISIE DU TEXTE : S. Pestel pour la collection électronique de laBibliothèque Municipale de Lisieux (23.09.1996).RELECTURE : Anne Guézou.ADRESSE : Bibliothèque municipale. Monsieur Olivier Bogros. BP 216 .14107 Lisieux cedex.TEL. : 02.31.48.66.50.MINITEL : 02.31.48.66.55.E-MAIL : [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com ; bmlisieux@cpod.fr
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M. Rame fut tout surpris d'avoir unemaîtresse. Satisfait de sa femme, il n'avait jamais sérieusement désiréaucun autre épiderme, et ni les jupes retroussées, ni les clins d'yeux,ni le moulage adroit des reins dans une robe claire, ni la grâce d'unedémarche, ni les propices coups de vent, ni les frôlements, ni lesnuques, ni les cheveux, ni rien, enfin, ne troublait le coursrégularisé de sa sensualité.
Mme Rame faisait tous sesdélices.
Pas même avant son mariage, M.Rame n'avait eu de liaison. Les institutions d'utilité publique luisuffisaient, et l'Etat, qui subvenait à tous les besoins du bonbureaucrate, subvenait encore à celui-là. La vie, pour M. Rame, étaitquelque chose de purement administratif, et il jugeait de la moralitéd'un acte par sa légalité.
«Quand on se livre à ladébauche, disait-il, quand on cède aux conseils perfides de la nature,au moins que l'on ait recours aux femmes que l'administration autoriseet surveille, à celles qui sont patentées et, si j'ose m'exprimerainsi, diplômées !». User d'une autre femme, même en des cas pressants,lui eût donné la sensation d'un délit, d'une sorte de fraude.
Aussi, M. Rame fut-il toutsurpris d'avoir une maîtresse.
C'était la femme d'un de sesamis, ainsi qu'il arrive d'ordinaire, pour des raisons que M. Ramedécouvrit un jour et qui contribuèrent notablement à calmer saconscience et à lui faciliter l'accomplissement de son impérieuxdevoir. Quelles sont les femmes que nous connaissons, que nousrencontrons, qui nous reçoivent, avec lesquelles nous pouvons noustrouver seuls ? Celles de nos amis, assurément, et non pas celles degens qui nous sont totalement inconnus. Donc, ce sont les femmes de nosamis qui doivent devenir nos maîtresses.
Il est certain que Rame necourait pas après les aventures. Il fallut que l'aventure vint à lui,qu'elle lui fut présentée, qu'elle lui fut offerte et quasiment imposéepar la main d'un ami. C'est ce qui arriva un après-midi que M. Rame,assis à son bureau bien innocemment, taillait ses crayons avec un soinet une finesse extrême. Sans rival en cet art difficile, il parvenait àdonner à la mine une acuité telle qu'elle piquait comme une aiguille :le ruban violet avait récompensé ce talent administratif et sescollègues le jalousaient.
M. Virgule entra, accompagné desa jeune femme, une petite sans élégance, brunette, le geste gauche,mais l'oeil hardi, et qui avait l'air d'une pensionnaire en révolte.
Avec la fraîche cordialité etune certitude d'homme simple, M. Virgule s'expliqua par ces seuls mots:
- Ma femme !
Bien que Virgule eut prononcé levocable sacré sans hésitation, sans peur, sans réticence, en homme quisait ce qu'il dit, M. Rame ne s'inclina qu'avec une ombrageusediscrétion et tout de suite son regard soupçonneux chercha l'oeiltimide de son ami. Mais l'oeil timide de M. Virgule se dérobait à desavances aussi sévères et se fixait obstinément sur les crayons acérésde M. Rame qui ressemblaient, dans leur boîte, à de douloureuxinstruments de chirurgie.
La conversation fut pénible,d'autant plus que l'intruse ne disait mot, paraissant toute occupée àpartager équitablement son activité entre le gland de son ombrellequ'elle tortillait avec amour et son ombrelle elle-même qui viraitentre ses paumes comme une toupie américaine.
Cette attitude modeste amadouaitpeu à peu la rigidité de M. Rame, lorsque M. Virgule, jugeant que laprésentation avait assez duré, tira sa montre et la mit sous les yeuxde sa «chère mignonne», qui fit : «Ah ! mon Dieu», avec beaucoup denaturel et disparut incontinent.
M. Virgule, alors, sans attendreles questions de son ami ouvrait son coeur et, comme d'une boîte àsurprises, en tira un long ruban de confidences. De ces fermes aveux,il résultait que la jeune pensionnaire en révolte n'était qu'une «sortede Mme Virgule», une Mme Virgule de fait et non de droit, que nil'Etat, ni l'Eglise, n'avaient autorisé M. Virgule à ouvrir son lit àcette compagne frauduleuse, mais que son honnêteté, son dévouement, larespectabilité de sa famille et plusieurs autres motifs très puissants,justifiaient cependant, une cohabitation après tout fort avouable.
- Bref, résuma M. Rame, c'est tafemme, mais vous n'êtes pas mariés.
La sagacité de M. Rame enchantaM. Virgule et avec de prudentes circonlocutions, une abondance despécieux arguments, il finit par avouer le but de sa visite, qui étaitd'inviter à dîner son respectable ami.
Cette proposition troublasingulièrement le respectacle ami. Certes, il aimait beaucoup Virgule,mais il savait la réserve que lui imposaient ses devoirs de mari, depère et de fonctionnaire... Là-dessus, il s'emporta et, dans unevéhémente improvisation, vengea, par de nobles paroles, la moraleoutragée ; mais il céda, - afin de ne pas abandonner son ami «end'aussi graves conjonctures», et de le ramener «au respect de la loi».
Trois mois plus tard, MmeVirgule était sa maîtresse.
Comment cet événement malheureuxs'était produit, cela resta toujours fort obscur pour M. Rame. C'étaitun soir d'hiver, après le dîner. Il y avait grand feu dans le salon etla lampe éclairait mal, sa lumière encore affaiblie par un grandabat-jour à crinoline rose. M. Virgule venait de partir, appelé à unede ces soirées officielles qui commencent à neuf heures. La bonneapporta le journal à Mme Virgule qui en profita, avec une astucepréméditée, pour l'éloigner par une course lointaine. Il se levait pourse retirer discrètement, lorsqu'une voix de reproche murmura.
- Vous allez me laisser touteseule déjà ?
- Il se rassit et parla de sonbureau, de ses collègues, de ses chefs, de son avancement, supputant lagratification des étrennes. Visiblement, Mme Virgule n'écoutait pas cesimportantes révélations. Demi-étendue, puis entièrement couchée sur lecanapé, elle jouait avec un petit chien, levait les jambes, se tordait,riait. A la fin, elle eut chaud et fit sauter deux ou trois boutons deson corsage.
- Vous permettez ?demanda-t-elle en regardant Rame avec des yeux flamboyants.
Le respectable ami nereconnaissait plus la petite pensionnaire ; la révolte latente qu'ondevinait en elle était devenue de la frénésie et l'impudeur de sesgestes choquait fort M. Rame - tout en commençant à lui échauffer leslombes.
Vous permettez ? demanda-t-elleencore, avec une insolence sûre, - et elle rattacha sa jarretière,lentement, le talon sur le genou, avec un air si provocant que M. Rame,soudain ivre, avança la main.
Avait-elle été perverse ouseulement imprudente ? Voilà ce que M. Rame, dans sa candeur, ne putjamais élucider. La seule évidence qu'il percevait, c'était l'étrangetéde sa situation. Il aimait uniquement sa femme, - et il avait unemaîtresse. Il avait moriginé Virgule et sa conduite était encore plusdétestable, puisque, en même temps «qu'il offensait les bonnes moeurs»,il trompait un ami. Enfin, et sottise ajoutée à la faute, il n'avaitaucunement besoin d'une maîtresse, n'aimait point Mme Virgule et neressentait près d'elle qu'un ennui mêlé de remords.
Il voulut rompre, mais il s'yprit mal et la crise de larmes qu'il dut subir l'attendrit au lieu del'exaspérer. Deux ou trois scènes du même genre et une sorte de pitiépaternelle l'attacha à sa maîtresse. Le ménage Virgule ayant éprouvéquelques pertes d'argent, il remit généreusement à flot ses amis par unprêt qui le gêna lui-même. De ce jour, la maison lui fut tout à faitsacrée et il ne ressentit plus jamais aucune velléité de fuite.
«Je reste par devoir», sedisait-il à lui-même, et il organisa sa nouvelle vie, heureux de vivreavec une femme qu'il adorait, mais fidèle à la maîtresse qu'il n'aimaitpas.
Cette conduite, que lescirconstances lui avaient imposée, apaisa un peu la sévérité de sesprincipes et il fut content de trouver dans un livre cette phrase qu'ilrépétait à tout propos : «Le devoir de ne pas faire son devoir estsouvent le seul devoir».
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