SAISIE DU TEXTE : S. Pestel pour la collection électronique de laBibliothèque Municipale de Lisieux (23.09.1996).RELECTURE : Anne Guézou.ADRESSE : Bibliothèque municipale. Monsieur Olivier Bogros. BP 216 .14107 Lisieux cedex.TEL. : 02.31.48.66.50.MINITEL : 02.31.48.66.55.E-MAIL : [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com ; bmlisieux@cpod.fr
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Araman n'était pas un promeneur ordinaire,de ceux qui flânent, s'arrêtent à un étalage, s'intéressent à unaccident, se retournent pour suivre d'un oeil vainement concupiscent lapassante rapide qui file dans la foule comme une truite dans l'ombredes eaux vives. Il marchait méthodiquement selon des principes élaborésune fois pour toutes, il marchait par raison, par hygiène, - parordonnance, enfin ! Ces quotidiennes ambulations ne lui causaient aucunplaisir, et que de fois, en les trois heures réglementaires, il tiraitanxieusement sa montre ? Néanmoins, il était ponctuel : tous lesaprès-midi, par le plus mauvais temps, même de neige, il sortait ets'encourait - vers rien, au hasard, fidèle esclave de la grande Déesse,de celle qui a détrôné Isis - Hygeia.
Marcher, mais surtout selon delarges chemins, le long des boulevards extérieurs, vides de sordidesexhalaisons, à travers des déserts tels que l'Esplanade, parmi lessinistres bosquets du Champ de Mars, - plus loin, sur les fortifs, surles routes, jusque dans les bois.
En trois semaines de ce durrégime, il eut atteint cet état que les philosophes grecs dénommaient«ataraxie», l'indifférence complète à tout ce que l'on peut rencontrerau cours d'une promenade depuis le titubant bébé jusqu'au révérendpochard qui semble avoir acquis, par l'alcool, une dignité nouvelle, unétat neuf d'humanité. Alors, ses sorties lui devinrent de plus en pluspénibles et il eut à prévoir le jour où le motif déterminant luimanquerait, où il deviendrait pareil au poète anglais Thomson qui,trouvé couché à cinq heures du soir, répondait à son ami, surpris, mêmescandalisé : «Mais, je ne vois aucun motif pour me lever».
C'est alors qu'une idée assezgéniale le sauva.
Il y a un infaillible moyen defaire marcher quand même un cheval paresseux ou fatigué, c'est de lemettre à la suite d'un émérite trotteur et la lâche bête, émoustilléepar la vanité ou entraînée par l'autorité d'un maître suit de près lecourage qui lui montre le chemin.
Araman adopta ce système.
Il s'attela à marcher pas pourpas dans le sillage d'une femme.
Des femmes achèvent sansreprendre haleine, sans seulement hésiter au plus alléchant spectacle,de véritables voyages à travers Paris. Comme elles ont la précieusefaculté de ne pas voir, de ne pas observer, absorbées tout entières ethypnotisées par le but poursuivi, elles sont capables de marcher pourainsi dire indéfiniment et de fournir, sans quasi s'en apercevoir, descourses qui feraient peur à Ahashvérus.
Araman se mit donc à suivre lesfemmes.
Il choisissait l'une de cellesqui semblaient bien parties, lestées pour une sérieuse traversée, cequi se reconnaît à la manière assurée et définitive dont elles relèventleurs jupes, à leur coup de talon précis, cadencé, au petit sacqu'elles pressent plus amoureusement sur leur hanche, à on ne sait quoide décidé, d'emballé, à la fois, et de grave.
La plupart de ces courses defemmes aboutissaient à de brusques envolées sous une porte-cochère, àune disparition si soudaine qu'à la moindre distraction il les perdaitde vue, telles que de folles hirondelles. Il apprit que «jamais» aucunefemme ne sortait sans but précis, pour le plaisir : elles savent«toujours» où elles vont, et rien ne peut les distraire de leur voie,quand elles ont résolu de ne pas être distraites.
La femme, il en fut bientôtassuré, est un être effroyablement pratique, fort capable, sans doute,de se perdre en chemin, mais incapable de se mettre en route pour leplaisir d'exercer ses jolies jambes.
A suivre une de ces femmes, onne risquait ni d'errer, ni d'être obligé à d'inutiles stations ; ellesallaient droit devant elles, par le chemin le plus long, souvent, maisdroit, sans s'arrêter, comme poussées par un démon, comme attirées parun aimant - qui ne pouvait être que l'amant.
Araman, au contraire, n'avaitd'autre but que de suivre : il faisait le rôle du mauvais cheval, et ille faisait avec une parfaite discrétion, soucieux de n'ennuyer aucunede ces agréables vicieuses, aucune de ces douces petites adultères.
Or, il arriva qu'une de cesagiles amoureuses contredisant l'allure de ses soeurs, tourna la tête,s'aperçut d'un suiveur, ralentit le pas, et fit comprendre à Araman,par une certaine attitude, de certains mouvements de jupes, de brusquesarrêts, par tout un jeu discret mais évident, qu'elle consentait àcouper sa course en deux, à s'attarder, le temps qu'il convient, à unestation improvisée.
Du moins, Araman le crut ainsiet, à la suite de l'Inconnue, il s'aventura en une étrange maison,noire, morne, froide et muette, qui ressemblait à l'hôtellerie de laMort.
Dès l'entrée, il eut peur : dessouffles de caves emplissaient la cour où des herbes jauniesentouraient les pavés disjoints. Les fenêtres ne s'ornaient que devitres fêlées ou cassées, et remplacées par des planches, des torchons,des vieux journaux. Aux murs, une purulence suintait et, de temps entemps, décollées par l'humidité, des plaques de plâtre tombaient,s'écrasant dans la boue d'un ruisseau saumâtre qui longeait les murs.Araman leva la tête, et il fut fort surpris de voir que le sixièmeétage, ce dernier, apparaissait tout resplendissant de fresques et dedorures, tout éclatant de somptueux vitraux que le soleil semblaitcaresser avec joie et avec tendresse, - et avec ce respect que laBeauté inspire même au Soleil - un coup de talon lui fit baisser lesyeux : l'Inconnue l'attendait et s'impatientait.
Il la rejoignit et entra dansune épouvantable spirale noire et gluante qui aurait pu être -songeait-il - l'escalier intérieur d'un lépreux !
Il monta et au sixième ce futl'éblouissement d'un paradis : marches en bois de cèdre, tapis profondscomme des litières, tapisseries où souriaient dans la pourpre et dansl'or les yeux fous des lutins et des ondines, des aegipans et dessirènes, des fées et des archanges.
Nulle domesticité : lesportières se redressaient elles-mêmes et les portes s'ouvraient, dèsque la main s'était avancée. A la suite de l'Inconnue, il traversaplusieurs salles toutes riches d'une différente richesse : là, dedivins marbres ; là, d'angéliques peintures ; là, des plus somptueusesétoffes, des plus adorables riens. Au bout, il trouva une sorte desanctuaire, mais sans autre autel qu'un harmonieux amas de coussins.
Bien qu'il n'eut fait aucungeste, ses vêtements s'étaient tout d'un coup transformés en une bellerobe de soie violette sous laquelle il était nu. Il ouvrit la robe etdes glaces lui dire qu'il était beau, mais d'une beauté surhumaine,astrale et presque transparente. Au même instant, l'Inconnue, qui étaitdemeurée invisible durant quelques secondes, surgit devant lui danstoute la splendeur d'une nudité de rêve. De la tête au pied, sa peauétait plus unie que de l'ivoire et nulle tache impudente n'en rompaitl'harmonie. A mesure qu'il la contemplait, elle se rapprochait de luiet bientôt il sentit sous ses mains la fraîcheur de deux frissonnantesépaules.
Leurs joies s'accomplirent ensilence et furent infinies.
Ayant joui, sans s'étonner, detant de voluptés inattendues, Araman s'endormit - et se réveilla dansla rue. «Je n'aurais pas dû «la toucher», disait-il, plus tard. J'aisenti, quand mes mains effleurèrent ses épaules - et au milieu mêmed'un indicible plaisir, - je ne sais quelle déception à retrouver à cecontact une chair - exceptionnelle, oui, et peut-être unique, - maisune chair enfin, et de femme, et non tout à fait d'illusion».
Il ajoutait :
«Il m'a été donné, à moi lepremier venu, d'atteindre l'Idéal - à travers quelle putréfaction ! Jel'ai touché, je l'ai enserré dans mes bras, je l'ai baisé de meslèvres, j'en ai joui, - et j'ai vu (les yeux de l'Idéal étaient unmiroir), j'ai vu dans ses yeux mes yeux resplendir, puis mourir devolupté, puis...»
Il disait encore :
«J'aurais dû me mettre à genoux,j'aurais dû rester à genoux, et contempler».
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