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Affaire de Couvrigny :réquisitoire de l'Avocat général (Courd’Assises du Calvados– Audiences des 12 et 13 Janvier 1912).- Caen : Impr. Adeline - G.Poisson et Cie, successeurs, 16 rue Froide, 1912.- 27 p. ; 20 cm.
Saisie du texte: S. Pestel pour la collectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux deLisieux (18.V.2004).
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Texte établi sur l'exemplaire (BmLx : nc)de la Médiathèque.

COUR D’ASSISES DU CALVADOS

Audiences des 12 et 13 Janvier 1912

AFFAIRE DE COUVRIGNY

 Réquisitoire del'Avocat général

 

            MESSIEURSLES JURÉS,

 

Il y a quelque vingt ans, on colportait dans les vieuxmanoirs de l’ancien Bailliage de Falaise, une heureuse nouvelle. Onannonçaitle futur mariage de noble demoiselleMarguerite-Amélie-Hélie de Tréprel, avecson cousin, le baron Maxime Ménard de Couvrigny…

            Mariaged’inclination ?...
            Mariaged’amour ?...

Je n’oserais le prétendre. L’accuséen’a-t-elle pas dit,elle-même, qu’elle avait épousé son cousin, pourfaire comme tout lemonde !

            Mariagede raison ? Peut-être !
            Mariagede convenances ? Assurément ! 

Les jeunes époux appartenaientà deux branches d’une mêmefamille, entourée dans la région de laconsidération générale, apparentée àd’anciennes maisons, qui figurent en bonne place dans l’histoire de lapetitePatrie normande, et ont compté des représentants, parmiceux qui naguère,accompagnèrent Guiscard en Sicile (1), luttèrent àHastings (2) avec notre ducGuillaume, et défendirent le Mont Saint-Michel (3) contre celuiqui était alorsl’ennemi héréditaire…

            Quellechute !
             Quelledéchéance !

Mariage d’argent ? Non, certes, le baronn’exerçaitaucune profession. Ses rentes étaient modestes ! Modestesétaient lesrentes de la jeune femme ! Qu’importe ! Le ménage nedevait-il pasdemeurer à la campagne au château de la Galerie, non loindu lieu de naissancede notre compatriote, le poète normand, Vauquelin de laFresnaye, un allié dela famille je crois, qui naguère, chanta les plaisirs des champs(4)… oncultiverait la terre, et on vivrait-, en partie au moins, du produit dudomainede Fresné-la-Mère.

L’union devait être féconde !Ah ! il netombera pas de si tôt, en quenouille, le nom de Couvrigny !

Robert, l’accusé,l’héritier du titre et des armes,naître le 27 mars 1893.

Il aura deux frères : Rogeret Jean, actuellementâgés de 13 et de 7 ans.

Il eut une sœur, Elisabeth, cette enfantde dix ans, dontil n’a pas respecté l’innocence, l’année même de sapremière communion !

Les premières années dumariage furent normales !Les époux mènent la vie de château. On pêche,on chasse, on fait dusport ! On visite les châtelains du voisinage. On leur offrel’hospitalité.

Mais bientôt les visites se ferontplus rares !Elles cesseront tout à fait… c’est que la baronne boit… elle senéglige, ellen’a plus aucun souci, ni de sa toilette, ni de sa personne, elle netient plusson rang. C’est la déchéance qui commence !

Elle glissera rapidement,hélas ! sur la pentefatale. Au début, c’est une «demoiselle» (5)d’eau-de-vie qu’elle absorberachaque jour ; bientôt, il lui faudra, elle l’a reconnu,elle-même, aucours de l’information, deux litres d’alcool par semaine.

Sous l’influence de ce vicedégradant, on la verra alors,abandonnant toute réserve, dépouillant toute pudeur,fréquenter les cabarets duvillage, accepter à boire des passants et se livrer, en retour,dans les fossésde la route, derrière les meules dans les champs, aux valets deferme ou auxchemineaux de la voie !

Mais, cela ne lui suffira pas ! Enpeu de temps,elle aura toutes les hontes bues !

La baronne de Couvrigny va bientôtrechercher denouvelles sensations. La château de la Galerie ce sera etGomorrhe et Sodome,et Lesbos et Thèbes !

Ah ! les directeurs des bureaux deplacement de Caenne s’imaginaient pas, sans doute, quelles aptitudes spécialesétaientnécessaires aux fillettes qu’ils confiaient à laChâtelaine de Fresne-la-Mère…

Dès leur arrivée, ellesdevaient passer devant unsingulier conseil de révision… Après avoir, de ses doigtsindiscrets, palpé lespoitrines naissantes, la nouvelle patronne se livrait sur ses jeunesservantesaux investigations les plus intimes, les plus lubriques, les plushonteuses…

Puis bientôt, on partageait lemême lit, on se livraitensemble, à de monstrueuses pratiques, et lorsque,après une nuit d’orgie,survenait l’aube matinale, dans une dernière étreinte, labaronne disait à sajeune soubrette :

           « Puisqu’on couche ensemble, onpeutbien se tutoyer, nousdeux… »

Marie-Louise Lemoine, cette immondegamine de quinze ansque vous avez entendue à cette audience, fut l’une desmaîtresses de l’accusée.

Elle a été, en mêmetemps, la maîtresse du fils et de lamère !

Vingt fois, peut-être, il estarrivé à la baronne deCouvrigny, d’abandonner sa place à son fils, dans le lit de laservante,pendant qu’elle-même s’en allait au dehors, à la recherchede quelque mâle,pour apaiser un rut toujours inassouvi…

J’ai dit Gomorrhe, j’ai dit Sodome, j’aidit Lesbos, etj’ai dit Thèbes…

Robert qui, naguère, initia sonjeune frère à d’ignoblespratiques, à ce point qu’un médecin dut êtreappelé d’urgence, Robert tenterapar trois fois, de violer sa jeune sœur âgée de dix ans,et en désespoir decause, la contraindra à exercer sur lui d’impudiquesattouchements.

La veille de sa premièrecommunion, la malheureusel’avouera au moment de sa confession générale, et onverra, lamentable chose,cette fillette de dix ans, revêtue pourtant de la robed’innocence, s’avancervers la table sainte, pour participer au sacré banquet etrecevoir son Dieu…demi-vierge déjà, du fait de son frère…

De sa mère, Robert de Couvrigny nerecevra aucunreproche… seule, la servante, Marie-Louise Lemoine, s’indignera :

            « C’esttrop c….,  dit-elle, elle est vraimenttrop jeune ! »

Et ce fut tout !

Que devenait le baron dans cetteatmosphèreputride ? Cet homme qui jouissait de l’estimegénérale, mais que devantleur mère, ses propres enfants même les plus jeunesinvectivaientgrossièrement, cet homme, en silence, souffrait.

Impatient des turpitudes de son indigne femme, ilrestait… le baron de Couvrigny… vivait seul, retiré dans lesappartements duchâteau, demeurés habitables.

Doux, serviable, aimé de tous, ils’inclinait, sansvolonté de réagir, devant son destin… ne tolérantpas que devant lui, oncritiquât le baronne, respectant, malgré ses fautes, lamère de ses enfants,celle qu’il avait élevée jusqu’à lui…

Certes ! il n’était pasgênant, le baron deCouvrigny !

De rares reproches adressés à sa femmeet à son fils, ausujet de l’ivrognerie de l’une ou de la paresse de l’autre ! Unegifledonnée à la baronne il y a quatre ou cinq ans, alorsqu’elle était ivre…Quelques plaintes à raison de la malpropreté du logis,des lits toujoursdéfaits, du linge attendant pendant des années… un lavagepourtantindispensable…

Non, il n’était pas gênant, votre mari,et vous auriezbien dû, accusée de Couvrigny, lui faire l’aumône del’existence !...

Mais, lui mort, c’était, vousl’avez dit, la libertécomplète ! C’était « La noce àtrois » à Paris ! et quelle noce !avec votre fils et Maire-Louise Lemoine !...

            Ilfallait qu’il meure !

Deux faits précipiteront ledénouement fatal !

Le baron n’a-t-il pas renouvelé auxépiciers deFresné-la-Mère, la défense qu’il a faite il y aplusieurs années, de livrer del’eau-de-vie, pour les besoins du château, sans son autorisationécrite ?Il a coupé les vivres et la baronne ne va plus pouvoirsatisfaire sa passionfavorite.

Puis, au cours du mois d’aoûtn’a-t-il pas aussi,manifesté l’intention de placer dans une maisond’éducation de Caen, son secondfils Roger ?

Tout cela ne devait pas lui êtrepardonné !!

La baronne ne veut pas, en effet, queRoger aille enpension, parce que les frais d’internat sont élevés etque les ressources duménage en seraient amoindries. Quant à Robert, quitravaille à la ferme et estaidé par son jeune frère, n’est-il pas exposéà un surcroît de travail, si cedernier quitte le château de la Galerie ?...

Il faut donc que disparaisse le baronde Couvrigny.

Le 10 août dernier, la veille desCourses de Falaise, lamort du baron de Couvrigny est définitivementdécidée ; à partir de cemoment, jusqu’au 24 septembre, à tout instant sa vie seramenacée, et la seulequestion qui s’agitera, chaque soir, dans d’étranges conseils defamille, où laservante Marie-Louise Lemoine, aura voix délibérative,est celle de savoircomment devra s’exécuter la terrible sentence.

Qui du fils ou de la mère, a eu lepremier l’idée ducrime ?
 
Elle semble être venue àl’esprit de l’un et de l’autre,en même temps. En tous cas, Robert a reconnu dans l’informationqu’il avaitconçu personnellement le projet de tuer son père.

C’est par le poison qu’on essaiera toutd’abord de sedébarrasser du baron de Couvrigny.

L’accusée qui déjà,au cours du précédent hiver, avait eul’idée d’empoisonner son mari avec du sulfate de cuivre, s’estsouvenue qu’ilse trouve dans une armoire de la chambre de son fils Roger, descomprimés desublimé corrosif, dont elle a fait naguère usage pour uneintime toilette.

Elle va chercher un de cescomprimés, et en présence deRobert, en présence de la servante, en présence de Rogeret d’Elisabeth, qui sedemandent curieusement, quelle singulière friandise de couleurviolette onprépare pour leur père, elle l’écrase dans dulait, le fait dissoudre et renversale tout dans le potage de sa victime…

Le baron absorba le poison, mais n’en futpointincommodé !

Peu après on essaiera d’un autretoxique !

Il y a dans le parc, près de lalaiterie, des symphorinesqui produisent des baies blanches que l’on croitvénéneuses. Marie-LouiseLemoine, va en cueillir, et avec le concours de la baronne, lesmélange à lasoupe préparée pour le chef de famille. 

Peine perdue ! le baron ne sera pasplus indisposéque la première fois ?

En présence de ce nouvelinsuccès, on va recourir auxgrands moyens !

Il y a dans le parc des champignons d’uneespèceparticulièrement dangereuse. Marie-Louise Lemoine estchargée d’aller enchercher et elle en apporte à sa maîtresse une abondantecueillette. La baronneles fait bouillir, en prépare un consommé pour son mari,qui nouveauMithridate, une fois encore, ne ressentira aucun malaise. Pourtant on avait fondé de grandesespérances sur cettedernière tentative. Et, pendant la nuit on aurait pu surprendrel’accusée, sonfils Robert, la servante, écoutant, anxieux, à la portede la chambre du baron,curieux de savoir s’il n’était pas enfin à l’agonie ets’il n’allait pasbientôt exhaler son dernier souffle et râler son dernierrâle. 

Ah ! la Providence, manifestementvous protège,accusés de Couvrigny, elle veut que vous ressaisissantvous-mêmes, vousrenonciez, de votre plein gré, à votre œuvre de mort.

Mais, non, vos insuccèsrépétés ne vous rebutent pas. Lepoison n’a pas réussi, vous chercherez autre chose !

On va penser à une arme àfeu. Certes, Robert pourraittuer son père pendant son sommeil d’un coup de revolver. Mais,où se procurercette arme ? Il y a bien un revolver dans la maison, mais il estsous clédans la chambre du baron… Il est décidé, en principe, queMarie-Louise Lemoineira en acheter un à Caen.

Cependant la baronne de Couvrigny qui estune femmepratique en toutes choses, pense que le voyage de la servante, dontd’ailleursil faudrait expliquer l’absence au chef de famille, coûteraitquelque argent.Après mûre délibération, on est d’accordpour renoncer, au moinsprovisoirement, à se servir d’une arme à feu.

Pourquoi ne l’étranglerait-on pas,le baron ? l’idéeest de Robert…, et pendant plusieurs jours il porte sur lui un morceaudecorde, attendant une occasion propice. Mais s’il étrangle sonpère, il faudraensuite qu’il le pende, pour simuler un suicide, et l’accuséefait remarquer,judicieusement, à son fils, que son père est gros etlourd, et que même encombinant leurs efforts, ils n’en auront pas la force…

C’est alors qu’intervient, de nouveau,Marie-LouiseLemoine. On pourrait faire venir un apache qui assassinerait le baron.Précisément elle en connaît un. Il est de la Folie,près Caen. Il a subi denombreuses condamnations. Ce serait bien l’homme de la situation…

On renonce vite à l’idée derecourir à un apache ;j’ignore pour quelle raison, par économie peut être… et ilest de nouveauquestion de se servir d’un revolver.

Il n’est, au surplus, biennécessaire d’aller en acheterun à Caen. N’y a-t-il pas un armurier à Falaise, M.Groult ? La décisionest vite prise. Une après-midi de septembre la baronne, laservante et la jeuneElisabeth montent en voiture, Robert suit à bicyclette.Fatalité ! M.Groult n’est pas chez lui ! Sa femme n’est pas visible, et enl’absence deses maîtres, la bonne de la maison ne veut effectuer aucune vente.

               Il fautcependant en finir !

Le 23 septembre, le conseil de famille denouveau réuni,décide qu’on tuera le baron d’un coup de fusil. Il y a deuxfusils au château,mais pas de cartouches ! C’est le jeune Roger qui estchargé d’aller enacheter à Falaise, et il sait, le malheureux enfant, que lesengins de mortqu’il va rapporter, sont destinés à tuer son père…

Mais, l’enfant s’est attardé enroute, et quand ilrevient au château, il est trop tard. En effet, au momentoù Robert va seposter dans l’avenue, pour tuer son père au passage, àl’heure à laquelle il al’habitude de rentrer, ce dernier apparaît, et l’exécutiondoit être remise aulendemain.

Ce jour-là, 24 septembre, pendanttoute la matinée, labaronne de Couvrigny apprend à son fils à se servir deson arme et à tirer à lacible. Elle lui conseille de ne pas se servir de l’un des fusils, unhammerless, mais bien de l’autre qui est un Lefaucheux. «Lehammerless repoussetrop», dit-elle. Elle lui enseigne à « viser droitbien au milieu » !

Le baron qui est allé aumarché de Falaise, doit rentrervers quatre heures et demie.

A trois heures, «pour se donner ducœur» Robert boit del’absinthe que lui verse sa mère, puis il va se poster dans unfourré àl’entrée de l’avenue du château, à un endroit quel’accusée à choisi elle-même.Il restera là à l’affût pendant une heure etdemie !

Au cours de sa faction, sa mère,accompagnée d’Elisabeth,viendra l’encourager, à deux reprises, et quand elle le quitterala secondefois, elle lui criera cette dernière recommandation :

           
«Surtout,ne le rate pas ! »

Enfin, le baron de Couvrigny arrive, ilvient de franchiren voiture, la grille du parc. Il passe devant son fils… Robert sort desacachette, court après la voiture, et quand il n’est qu’àun mètre de son père,il vise droit, bien au milieu… comme le lui avait dit sa mère,il ne le ratepas !

Le baron a reçu toute la chargedans la tête. Il estfrappé à mort.

Tout fier de son exploit, Robert courtau-devant de samère :

            « Maman !Ça y est ! » lui crie-t-il.
           
«Enes-tu bien sur ? » réplique la baronne,

Et tous les deux vont s’assurer sivraiment, ils sontenfin débarrassés de leur mari et père.

Cependant, le cheval s’estarrêté au perron. C’est là quese rendent la baronne et son fils. Le baron s’agite dans les derniersspasmes.Sa mort a été presque instantanée.

            « Si nousprenions quelque chose, pour nousremettre, prends-luiles clés du cellier», ditl’accusée à son fils.

Pour la première fois, Robert eutun scrupule, il n’osapas toucher au cadavre de son père… il trancha ladifficulté en allant acheterde l’eau-de-vie, dans une épicerie voisine.

Tels sont les faits, Messieurs lesJurés, que vous avez àapprécier. Il me semble que je pourrais, peut-être m’entenir là, et vouslaisser le soin de conclure.

Mais je dois vous parler de l’examenmental auquel, surla demande de leurs défenseurs, les deux accusés ontété soumis.

Il a étéprocédé à cet examen par MM. les Drs Levassort,Moutier et Catois.

En ce qui concerne la baronne deCouvrigny, leshonorables experts se sont exprimés ainsi :

« La veuve de Couvrigny que lesantécédents héréditairesprédisposent à la folie est unedégénérée présentant des perversionsinstinctives développées sur un fond dedébilité intellectuelle. Elle n’offre pasde symptômesproprement ditsd’aliénation mentale, mais le déséquilibre de sonesprit, sans lui enlever lediscernement de ses actes, la prive en grande partie del’appréciation de leurvaleur morale. Dans ces conditions, nous estimons que saresponsabilitédans les actes qui lui sont reprochés peut êtreconsidérée comme atténuéedans une certaine mesure. »

A l’audience de ce jour, M. le DrLevassort a dit « Dansune mesure assez légère ».

Quand à Robert de Couvrigny,« il n’était pas, dit lerapport, en état de démence au moment de l’acte auxtermes de l’article 64 duCode pénal. L’inculpé n’est pas unaliéné auquel on ne doive demanderaucun compte de ses actes. Toutefois, il pèse sur lui une lourdetarehéréditaire pathologique. Lui-même présentedes troubles psychiques congénitauxcaractérisés par un arrêt du développementintellectuel, voisin del’imbécillité, et des perversions instinctives affectantprincipalement lasphère morale de son intelligence. Ces troubles ontaltéréprofondément son discernementdans l’accomplissement des actes qui lui sont reprochés. Saresponsabilité doit êtreconsidérée comme atténuéedans une très large mesure. »

Pour Robert de Couvrigny, lesmédecins experts constatentqu’il n’était pas en état de démence au moment ducrime. Il doit donc rendrecompte de ses actes… C’est l’évidence même.

Nous sommes en présence d’unesérie d’attentats qui,pendant six semaines, ont menacé, chaque jour, l’existence dubaron deCouvrigny, tous ont été préparés avec soin,longuement prémédités ; il nesaurait être question de démence.

Mais, l’accusé présente,disent les honorables docteurs,des troubles «psychiques congénitaux, sondéveloppement intellectuel est voisinde « l’imbécillité. »

J
’ajoute, moi, qu’il a eu sous les yeuxde pernicieuxexemples, et qu’il a été excité au crime par sapropre mère,… et que c’est là,surtout, que vous pourrez trouver une raison plausible de lui accorder,malgrél’énormité de ses forfaits, le bénéfice descirconstances atténuantes.

Robert de Couvrigny n’ira pas àl’échafaud, couvert duvoile noir des parricides, vous l’enverrez au bagne pour toujours…

La baronne de Couvrigny, disent lesmédecins, n’est pasune « folle intellectuelle ». Elle doit compte de ses actesmais elle n’enapprécie pas complètement la valeur morale. – C’est une« folle morale », une« aveugle morale » aussi dans une certaine mesure saresponsabilité doit-elleêtre considérée comme limitée.

Ici, je dois faire remarquer que lesexperts lorsqu’ilsont parlé des antécédentshéréditaires de l’accusée, se sont basésprincipalement sur une lettre de Mme de Tréprel, sa mère,qui dans un sentimentbien excusable, me paraît avoir altéré pieusementla vérité, ou tout au moinsfait preuve d’exagération en affirmant que son mari étaitmort « gâteux,alcoolique, syphilitique ».

Rien de tel n’est établi par lespièces de la procédure.

Mais admettons que Mme de Trépreln’ait pas exagéré, laresponsabilité de l’accusée dans les faits que nous luireprochons ensera-t-elle nécessairement amoindrie ?

J’entends bien que la baronne deCouvrigny n’a pas dubien et du mal, la conception que nous pouvons en avoirnous-même. Mais c’estprécisément ce qui la différencie d’unehonnête femme ! Et je suisd’autant mieux fondé à lui reprocher cetteoblitération de son sens moral,qu’elle est le résultat au moins en partie, de son alcoolismeinvétéré et deson inconduite scandaleuse !

Elle n’est pas folleintellectuelle ! c’est unefolle morale ! Mais, tous les individus que chaque jour nouspoursuivons,sont dans le même cas ! Et si nous admettions lesystème des médecins, ilfaudrait ouvrir toutes grandes les portes des prisons, etélargir lesmalfaiteurs qui y sont renfermés…

Tous les voleurs, tous les escrocs, sontdes « aveuglesmoraux ». Certes, ils n’ont pas du «mien et du tien»la même conception quenous, on n’hésite cependant pas à les condamner età les condamner sévèrement.

Et ce n’est pas une raison parce que lescrimes de labaronne de Couvrigny dépassent les prévisions humaines etaussi, je puis ledire, les châtiments humains, qu’une répressionimpitoyable ne doit pass’imposer. Avec le système des experts, la répressionserait en raison inversede la criminalité, ce qui est absolument inadmissible.

Mais passons… Pour savoir si la baronnede Couvrigny estpleinement responsable de ses actes , il suffit d’examiner ces actesmêmes etde rechercher dans quelles conditions elle les a accomplis…

Voilà une femme qui pendant sixsemaines, réunira chaquejour une sorte de conseil de guerre pour rechercher le moyen le pluspratiquede se débarrasser de son mari ! par le poison…, lerevolver…, lefusil…, la corde… ou l’apache ! Et elle ne serait pascomplètementresponsable parce qu’elle n’aurait pas apprécié la valeurmorale de sesagissements !!

Il y a mieux, et je trouve la preuve deson absolueresponsabilité dans sa façon de se défendre.

Au début de l’enquête labaronne de Couvrigny, n’a-t-ellepas fait porter les soupçons du maréchal des logis degendarmerie, sur uncultivateur des environs, qui vivait en mauvaise intelligence avec sonmari ? Il est d’ailleurs fort heureux que ce dernier, un sieurBoschet,ait pu immédiatement établir un alibi indiscutable ;en effet, à raison decertaines coïncidences qui paraissaient le compromettre gravement,il n’eût pasmanqué d’être sérieusement inquiété.

N’a-t-elle pas, par la suite,tenté de faire rejetertoute la responsabilité du crime d’abord sur son fils ?...puis sur saservante, la fille Lemoine ?

Deux faits démontrent au surplusl’entière responsabilitéde la baronne de Couvrigny.

La veille de l’assassinat, Robert avaitproposé à sa mèrede tuer son père près des communs de l’immeuble. Mais labaronne l’en dissuada,parce que s’il tuait son père, trop près duchâteau, il serait difficile defaire admettre l’hypothèse d’un crime commis par unétranger.

Au moment, où le 24 septembre, lebaron de Couvrigny futfrappé à mort, dans l’avenue du domaine de la Galerie,son chapeau, déchiquetépar les plombs, tomba à terre. Le fils et la mères’empressèrent de le ramasseret de le cacher ; il ne fallait pas en effet, qu’on sût quele crime avaitété commis dans l’intérieur du parc.

Le lendemain, alors que les gendarmesrecevaient ladéposition d’un témoin, dans les dépendances duchâteau, la baronne deCouvrigny brûle ce chapeau, dans le fourneau de la cuisine, ellel’a reconnuelle-même, pour faire disparaître une pièce àconviction qu’elle jugeaitimportante.

Et dites, maintenant, que la baronne deCouvrigny n’estpas entièrement responsable de ses actes.

Folle morale ? peut-être,folle intellectuelle ?non ! et cela me suffit pour que dans la paix de ma conscience, jepuissevous demander de lui refuser le bénéfice descirconstances atténuantes.

Pour terminer, je dis àl’accusée :

Lorsque vous avez essayéd’empoisonner votre mari avec uncomprimé de sublimé corrosif, Marguerite deTréprel, baronne de Couvrigny…,vous saviez bien que cela était mal d’empoisonner son mari…

Lorsque vous avez essayé del’empoisonner avec des baiesde symphorines, avec des champignons vénéneux, lorsquevous avez voulu vousdébarrasser de lui à l’aide d’un revolver…, par la cordeet par l’apache,Marguerite de Tréprel, baronne de Couvrigny…, vous saviez bienque cela étaitmal…

Lorsqu’enfin vous avez envoyévotre fils Roger acheterdes cartouches à Falaise, alors que le malheureux enfant savaitce que vousvouliez en faire, lorsque vous avez appris à votre fils Robertà tirer à lacible, à viser juste, bien au milieu, que vous l’avezplacé en embuscade dansun fourré de l’avenue, et que vous lui avez dit, commedernièrerecommandation : surtout ne le rate pas !... Marguerite deTréprel,baronne de Couvrigny, vous saviez bien que cela était mal…

            Messieursles Jurés, j’en ai fini…

On vous a promis pour ce soir, le plaisirdélicatd’entendre le grand orateur du barreau parisien (6), que dans sadétresse labaronne de Couvrigny a appelé à son aide, je ne veux plusretarder d’un instantle moment si impatiemment attendu…

Mais, je vous en conjure, Messieurs lesJurés, lorsquevous descendrez dans la Chambre de vos Délibérations,oubliez pour un temps,les belles, les éloquentes paroles que vous allez entendre…oubliez la façondéfectueuse dont aura été soutenue l’accusation,placez-vous en présence desfaits du procès, qui, dans cette affaire, parlent suffisammentd’eux-mêmes,n’écoutez pas les bruits du dehors, quels qu’ils soient, qui nedoivent pointavoir accès dans cette enceinte, relisez la belle formule devotre serment, etrevenez ici avec le verdict que j’attends…

Dans une affaire qui dépasse enhorreur tout ce qu’on apu voir dans nos annales judiciaires, il ne saurait être questiond’indulgence.

Un verdict indulgent serait un verdicthumain, sansdoute, parce qu’il serait un verdict de pitié. Ce serait aussiun verdictdangereux, car il serait un verdict de défaillance. Je vousconnais trop poursavoir que vous ne rendrez pas un pareil verdict. 

Pour Robert de Couvrigny, lescirconstances atténuantes…le bagne à perpétuité…

Pour Marguerite de Tréprel,baronne de Couvrigny, aucunecirconstance atténuante dans ses crimes… la SuprêmeExpiation !!!


Notes :
(1) Robert Guiscard, l’un des fondateursdu royaume deNaples, né à Hauteville-la-Guichard, en 1015.
(2) Bataille d’Hastings, 14 octobre 1066.
(3) En 1423 le Mont Saint-Michel futdéfendu contrel’étranger par 119 Gentilshommes Normands.
(4) Vauquelin de la Fresnaye, seigneurdes Yveteaux(1563-1606). La Vie champêtre :
      Bienheureuxest celui qui, très loin du vulgaire
     
Vit en quelquerivage éloigné, solitaire
      Hors desgrandes cités, sans bruit et sans procès
      Et quicontentdu sien ne fait aucun excès
      Quoi voitdeson château, de sa maison plaisante
      Un hautbois,une prée, un parc qui le contente…
(5) Ancienne mesure normandeéquivalant à undemi-décilitre.
(6) Me Henri Robert.