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CAMPION,Robert (1865-1939) :  LesClos de Jadis : Tableaux des mœurs normandes.- Paris :Éditions Montaigne, 1926.-213-[4] f. de pl. : couv. ill. ; 19 cm.-(Collection des lettrés ; 6).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (26.VI. 2015)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de laMédiathèque (Bm Lx: n.c.). Illustrations de Léon Ruffé (1864-1927).


LES CLOS DE JADIS
(TABLEAUX DE MŒURS NORMANDES)

PAR

Robert CAMPION

Les Clos de Jadis (1926)

~ * ~

A
MES AMIS
Le Poète Fernand Fleuret
et Jean Maillart-Norbert
Gentilhomme-Verrier,
ce petit voirre ouvré d’azur par
dehors à images, entre
flascons, biberons
et aiguières
de l’ouvrage
de Damas,
comme il est dit dans
l’inventaire de Louis d’Anjou

I

LE MANOIR


LE CLOS NEUVILLE

Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu,si calme….
VERLAINE.


Le chemin rural qui mène au clos des Neuville ouvre sa charrière sur laroute unie et claire de Fervacques, au lieudit de la Forge. Ce cheminest creusé dans le coteau. Les pluies l’ont raviné, le balancement deshautes cimes a dégradé ses talus, le gel a provoqué l’éboulis de sessables. Il est devenu profond, et sa pente est rude, si rude qu’on n’ymonte qu’à « bêtes de somme » qui s’y reprennent par trois fois pourgagner le clos.

Autrefois, ce chemin, aux arêtes rocheuses, était l’unique raccourciqui joignait la vallée de la Touques à sa sœur jumelle, la vallée del’Orbiquet. Il franchissait le haut plateau au carrefour desQuatre-Maillots, point où quatre communes se touchent pour s’épandre auversant opposé.

Dans de vieux actes, où il est fait mention d’obligations rurales, lesriverains devaient fournir des bourrées pour combler ses fondrières,mais les générations avaient passé sans adoucir son échine, si bienque, lassés, les paysans s’en détournèrent pour prendre une voienouvelle et qu’ils laissèrent croître dans le sentier ingrat la ronceenvahissante, la viorne et l’églantier brutal. Dès lors, dans sesparties hautes du plateau, l’eau stagna, les bêtes puantes creusèrentses rebords, et toutes les herbes d’ombre l’accaparèrent si pleinementqu’on ne le désigna plus, dans le canton, que comme le « chemin perdu ».

Aujourd’hui encore, en dépit de l’impôt des prestataires, qui nes’applique que dans le court espace de sa montée à la ferme Neuville,il y faut, pour rouler un charretis à vide, l’effort de deux chevaux enflèche, pousser à hue, tirer à dia, et jurer d’ahan jusqu’au sommet, oùles bêtes arrivent boiteuses et le charretier damné.

C’est par ce chemin qu’ont passé mes grands et arrière-grands-pères ;ceux-ci habillés d’habits marron et de hauts-de-chausses ; ceux-là plusmodernes, vêtus de blouses à fins liserés et coiffés du chapeau «castor ».

Par là s’en est allée ma bisaïeule, ornée du haut bonnet normand, jupefleurie, fichu croisé. Et tous ont dévalé du clos avec leur monturesellée de velours rouge, garnie de pompons chatoyants.

La pierre énorme émergeant du talus n’est que le marche-pied de cesvieux cavaliers.


Une barrière à claire-voie donne accès dans le clos.

La maison regarde l’Orient. Elle est rayée de colombages, garnied’espaliers. On l’aperçoit à travers les bâtons penchés des pommiers,protégée par un immense poirier.

A la vieille maison normande, habillée de rosiers et de vignes, coifféede paille vétuste, mon père avait ajouté une aile, à deux étages, dontles toits pointus se voyaient de la route et donnaient à l’ensemble unephysionomie cossue et gaie.

Le jardin est encadré de néfliers. Entre deux bouquets d’épines rouges,la porte, surmontée d’un auvent, s’ouvre sur les iris en bordure dupuits où s’égouttent les channes à lait.

Du balcon de bois de la partie moderne, on domine la vallée quis’allonge, lumineuse et verte, vers le sud, gagne les lointains violetsde Fervacques.

Dans la robe mouillée de ses aulnes, de ses peupliers, la vallées’étale, voluptueuse, aux rives de son ruisseau d’argent, couléemiroitante, où se réfléchit le jeu des nuages. Eparpillés, les bœufsfont de petites taches brunes. Et l’œil averti discerne Fervacques, sonclocher, le bourg ramassé autour de son château.

Alentour, les fermes épandent leurs innombrables pommiers. Il y en ajusqu’à la ligne du ciel, où qu’on se tourne. Leurs touffes arrondies,emmêlées, tassées dans la perspective, forment une forêt murale,moussue et grisaille. Aucuns semblent s’en être détachés et sontdescendus dans l’herbe des prés, jusqu’à la rivière ; d’autres,tourmentés par le vent, enjambent les labours, se heurtent, trébuchentau bord d’un chemin creux.

Le chaume a gardé son caractère.

Dans la cuisine, une dinanderie tient tout le mur. Elle se compose debassinoires à trèfles, de trépieds et de réchauds à tripes. Auvaisselier, les étains ventrus reçoivent les rayons blancs du dehors.

Près de la porte est accrochée une petite glace dont le mercure acoulé. C’est le miroir commun. Chacun s’y mire au départ, les hommes ense baissant, les enfants en montant sur une chaise. Il est à hauteur duvisage de la servante.

L’âtre a ses deux chenets et sa crémaillère. La tablette est si hauteque nos gens, debout, la touchent à peine du front. Un fusil barre lahotte, des pièces de carême dépassent le linteau, et, sur les retoursdu chambranle, sont alignés les almanachs, un Code, une ordonnance deLouis XIV « sur le Fait des Eaux et Forêts ».

On accède dans les nouvelles pièces par deux marches. Une armoiresculptée, un baromètre doré de style Louis XVI, une horloge à boîtier,huit chaises à coquilles et un canapé de paille composent l’ameublementde la salle à manger.

Aux murs, des gravures coloriées relatent les aventures galantesd’Estelle et de Némorin, le naufrage de Zélie dans le désert. Zélie estvêtue d’une robe à crinoline, elle est gantée de mitaines. Unelithographie représente saint Just. On lit : « Saint Just, protégeztoujours contre les douleurs ceux qui auront votre portrait dans leurmaison. » Cette image est dédiée spécialement aux pélerins qui font levoyage à Fervacques.

Deux autres cadres rappellent le berceau du Petit Prince Impérial et laremise des clefs de la ville de Nice à Napoléon III. « Sire, dit leMaire, j’ai l’honneur de vous offrir ces clefs, symbole de liensindissolubles qui attachent la ville de Nice à votre Auguste personneet à votre dynastie. »


D’habitude, Mme Neuville se tient dans la cuisine, près de la fenêtre,à une petite table vieillotte qui lui sert de vide-poche.

On fait alors grand bruit dans la maison. Le va-et-vient des femmes ensabots, le choc des channes, le parler gras des patoisants emplissentla pièce de sonorités diverses. Catherine commande le déjeuner à coupsde conque marine. A son appel, qui effare les coqs, Hélie entre suivide Harel ; tous deux frappent le seuil de leurs chaussures : «Serviteur ! la compagnie ! » Hélie se range au bas bout de la table.Avec une extrême lenteur, il coupe le pain qu’il dispose en pyramides,de la pointe de son couteau.

Harel, le pichet sur la cuisse, se verse à boire.


PICHETS DE PRE D’AUGE

                  Les images qu’on haïrait pourmaladroites
                  Avec leur gaucherie populaire et précise,
                  Si l’on n’avait la foi du temps desalmanachs…
                         Fernand FLEURET.

Hélie ! Harel ! deux noms, deux joies, deux faïences peintes dubas-bout de la table.

Ces deux figures, l’une triste, l’autre gaie, portent le poids léger demes souvenirs heureux. Dans le recul des ans – ce lointain où se figentles formes, où les yeux retrouvés nous regardent fixement – ces deuxserviteurs sont les cariatides du grand âtre de pierre que le temps adisjoint.

Hélie est un résigné. Il marche le front bas. L’usage de la faulx acourbé son échine.

Ayant eu, dans sa jeunesse, une épaule démise, il se remue d’une pièce.– « Manquablement  qu’on n’li avait point r’mise, car ed’pis,disait-il, in’pouvait l’ver san bras pu haut que l’coupiau d’sa tête. »De fait, Hélie ne lève le bras que pour s’essuyer le front, ne dressela tête que pour interroger les nuages, chercher l’orient.

Je le vois, au jardin, en gilet gris-perle, de petits anneaux d’or auxoreilles ; il est pieds nus dans ses sabots et sa chemise est rouléeaux coudes. Ici, il fait partie des grands carrés de choux et derosiers qui attirent la multitude ailée. Les papillons, ces petitesflammes dansantes, s’éloignent à peine de son rateau. « Ils ont entreles yeux, observe Hélie, comme un ressort de montre », et, quand labrise incline leurs ailes jointes : « Ça tangue ! dit-il, y a du ventdans les voiles ! ». Il ne délaisse l’arrosoir que pour la faulx.

Plein de croyances vulgaires, Hélie prétend que le curé de Prètrevillearrête court le feu des incendies, que le père Louis guérit lesentorses au moyen de signes en croix sur la foulure…  –«  Manquablement que ces gens-là savaient les mots ! »… Ilaffirme avec simplicité que les œufs de nos coqs de bassecour, couvéspar des crapauds, produisent des basilics domestiques.

A l’encontre de Harel, qui est rieur et buveur, Hélie est sobre, il ale respect des traditions, la crainte des riches. Madame Neuville estsa « maîtresse ». S’il lui arrive de l’interrompre : « Pardon… excuse…si j’vous corromps la parole ! ».

D’une humeur égale, il reçoit au jardin la bonne et la mauvaise saison; d’un même pas il va de ses semis de printemps à ses crassanes del’automne. Au surplus, Hélie est de son temps, et, à l’heure de laméridienne, il consulte l’almanach qui prédit la pluie, le cours desastres, les cataclysmes et les aurores boréales.

Faune souriant, de la lumière aux cils, Harel est un nez énormequ’encadrent de courts favoris blonds, un nez bruyant sur une bouchegourmande, vaste, lippue, retroussée aux coins. Velu de l’oreille autalon, Harel se tient arqué à la manière des chèvre-pieds. Il est pleinde volubilité et chante à l’église.

Il avait été tisserand, mais les inventions modernes avaient ruiné sonindustrie. Par goût de labeur aisé, il s’était fixé dans le clos desNeuville et s’y était consolé de la décadence de son art dans ladégustation des jus et l’exercice de sa fonction de chantre. Harelconnaît la note et retient le latin.

De toutes les corvées, il donne la main à Catherine pour les grosouvrages de laiterie et ne laisse la maison que pour l’église. Mais,quoique dignitaire aux offices, il est simple et gai dans ledomestique. Si la pluie le tient à l’abri des granges, c’est que lechantre redoute l’enrouement.

Harel part à l’aurore, son barillet de cidre à l’épaule, et, dans soncarnier, un pot de grès qui contient son déjeuner froid.

Il est, aux prés, l’entrain des équipes, une lame large et grasse ; ilcouche à terre l’ondin dans un joli balancement du buste, et connaîtles plantes mystérieuses qui donnent le mordant aux pierres. C’est d’ungeste rituel qu’il aiguise sa faulx.

Dans ses pauses, Harel s’assied sur un fagot ; le rieur interpelle lesfaneuses, narre une aventure grivoise, mime son curé, les bonnesgens-types de la contrée. Le barillet penché : « Astra Bibit,déclame-t-il, l’astre boit ; et terra bibit, la terre boit ; quarenon biberemus ? Pourquoi ne boirions-nous pas ? »

Et Harel, buvant à intervalles réguliers, voit l’écoulement du temps auniveau de son barillet. Sondant le cidre d’une tige d’herbe : « Il estcinq heures au brin mouillé, observe-t-il ».

Harel doit à l’abondance des tables augeronnes l’habitude des repas quidurent, à la variété des crus, une sensualité affinée qui lui permet,les yeux fermés, de distinguer la meilleure eau-de-vie du pays, de direson âge. Il préfère au beurre de côteau, le beurre ambre pâle de lavallée, exempt de plantes nuisibles, et il explique pourquoi l’aloyaurôti au feu de pommier dépasse en saveur tous les autres. Enfin, Harela le secret des salmis, des compotes saoulantes, où le cidre pur seréduit en sirop caramélisé, un peu âcre, qu’on met en pot pour l’hiver.

- C’est une bouche délicate, dit Hélie.

Ses gaietés sont brusques, ses déconvenues toujours les mêmes.

Un soir, Catherine mit hardiment le feu à cet homme velu qui se séchaitle torse à l’âtre.

Un jour de lessive, il tomba dans la mare avec un veau qu’il avaitcoiffé d’un linge mouillé. – Catherine, vous souvient-il de la navrancede ses traits ? des cent baisers que vous reçûtes pour l’avoir enduitde la suie d’une andouille dépendue ?

Cependant, vers la Noël, lorsque le gel durcit la terre, Harel descenddans sa cave, où son métier de bois démodé l’attend. Dans le silencedes jours agonisants, le glissement de la navette s’entend au creux dela vallée. Herla, herla !... herla herla !..., Harel tisse ! soupirentles gens, i va tomber d’la neige !...


Pour gagner la maison du garde, je franchis le ruisseau de la ferme surune passerelle de bois. A cet endroit, le courant s’évase, forme unabreuvoir où, l’été, les vaches, à l’ombre des aulnes, se protègent desmouches bourdonnantes.

Je ne passe jamais ce ravin sans revoir un geste de mon père : ilépuise une fosse et lance sur le rebord la truite tachetée qu’il prendà la main. Son image m’accompagne par delà l’échalier, où, chez legarde, mon approche fait aboyer les chiens et s’éparpiller les poulesaux écuelles. Lazare Duhamel est ici sur sa terre.

La porte de sa cuisine s’ouvre entre deux espaliers. La poutre, auplafond, est décorée de fusils, de pattes de chevreuils, de collets, depièces à conviction ; un tire-botte dépasse le bas de l’armoire àlinge.

Je trouve rarement Duhamel à son âtre. Un coup de fusil entendu, legarde se chausse, prend le vent et part. Il a, dans sa haie, utilisé letronc d’un frêne pour dominer la plaine. De là, il voit à unedemi-lieue le braconnier dans les taillis. Il pratique alors lesraccourcis, surgit brusquement. Sa violence est soudaine : « C’est vousqui avez tiré !... » s’écrie-t-il, en saisissant l’arme de l’homme.

Dans la contrée, entre gens de bien, on le choisit pour arbitre. Qu’ils’agisse de la limitation d’un champ, d’une haie émondée avant terme :« Y a-t-il un écrit ? » interroge-t-il. Duhamel unit à sa fonction degarde une intelligence et une activité redoutables.

Il est d’une taille moyenne, large et droit. Un collier de barbeblanche arrondit son visage exigu d’où saille un nez mince et aquilin,où luisent deux yeux gris d’acier en perpétuel mouvement. Cet ensemblede traits lui donne la physionomie du chat-huant. Il est chauve etreste couvert à la table de ses maîtres.

Neuville et lui avaient greffé la plupart des pommiers de la ferme.Depuis, il était resté l’homme de confiance de Mme Neuville. Elleappréciait son sens aigu de la propriété. Tous deux avaient une mêmetendresse pour la terre, le même appétit de s’étendre, la même âpretédans la défense de leurs droits.

Ils avaient pour les jeunes arbres une même sollicitude ; la mêmecolère les animait contre le vent et la grêle, contre les oiseauxlourds qui brisaient les pousses de l’année. Tandis que Duhamelnettoyait la branche chancreuse, Mme Neuville arquait sur les jeunesgreffes de petits perchoirs d’osier.

J’accompagne Duhamel aux pêcheries de ses gardes, au bois, auxgarennes, où qu’il aille.

Nous entreprenons les sentiers peu fréquentés, écartant les scions pourpénétrer. Il me nomme les essences toxiques des lisières : l’if, labourdaine ; m’apprend que la vallée humide s’enorgueillit des aulnes etdes peupliers géants : le peuplier blanc à feuilles argentées, lepeuplier noir, le peuplier-tremble, le peuplier d’Italie et le peuplierde Virginie. Tous croissaient rapidement. Il me dit que le manche de lafaulx se prend dans le bois léger du saule, celui du fouet dans la tigeverte des houx ; que l’acacia sert au charronnage ; qu’on cercle lesfutailles avec le mérisier. Il m’explique que le sol aride convient auxpins et aux chênes ; mais l’orme est son arbre de prédilection. Selonlui, l’orme laisse croître l’herbe grasse à son ombre ; il ne craintpas la foudre, il est l’arbre des riches et des beaux domaines.

Au reste, les arbres étaient doués de sensibilité et de chaleur, ils nepouvaient vivre qu’à la pleine lumière, leurs vaisseaux séveuxcorrespondaient à nos artères ; à court de sève ils étaient frappés destérilité, et, par un phénomène inconnu, leurs tiges tendaientconstamment à s’élever vers le ciel. Enfin, ils croissaient debout etne rampaient pas.

A la traverse des clos, nous nous arrêtons au pied de vieux pommiersdont le cœur est mort. Ceux-là avaient vu la Révolution !... Ilsdonnaient des fruits menus pleins de saveur amère.

Il m’initie à la flore de la haie.

La haie franchie, le chemin n’est pour le garde que le promenoir desconvoitises. Parce qu’elle est habitée, nous la côtoyons à pas feutrés: surpris à l’abri du vent, le merle, dans un vol droit, fuit devantnous ; le geai criard s’éparpille des troncs chevelus ; nous devinonsle nid sous la grappe odorante d’un sycomore. Aussi, comme le garde « marche la clôture », l’interroge !... Comme il la sonde de son bâtonferré !... Avec quelle attentive prudence il en ramène le collet tendu,le lambeau d’étoffe retenu à la brèche ; comme il identifie l’escalade!...

Au surplus, la clôture est la limite, elle constitue la défensedomaniale. Et selon que la haie comprend plus ou moins d’essences,Duhamel prétend qu’elle indique plus ou moins d’aisance : il juge lemaître à l’entretien de sa clôture : « Mauvaise haie, méchant fermier!... »

C’est avec une joie débordante que je vais au devant du garde. Le voici! Le canon débronzé de son arme dépasse sa casquette ; il tient unelaitice, un lapereau. Dans la fraîcheur du matin il sent la fleur deronce, le mucus du ravin. – Bonjour, Duhamel ! Bonjour !... –Serviteur… m’sieu Robert !


Duhamel a son ennemi, un ennemi sûr dont la rencontre, à l’angle desgranges, fige soudain les pas du garde. Dominique !... A sa vueloqueteuse, la main de Duhamel se hausse à la bretelle du fusil.

Leur haine est ancienne. Elle eut pour origine une passion âpre : lachasse !

Jadis, tandis que Duhamel, par destination fonctionnelle, accaparait,pour son agrément et celui de ses maîtres, les chasses sur autrui,Dominique, pauvre de biens et bon fusil, se voyait refuser jusqu’auxpassages sur les clos giboyeux. A telle fin qu’en peu d’années, legueux n’eut pour battue que son courtil et un lopin de labour que,par dépit, il ensemençait de sarrazin pour attirer les perdrix. Réduità ce peu d’espace, Dominique, devenu amer, empiéta sur son voisin ;d’abord de la portée de son fusil, puis descendit au ravin, gagna laplaine et braconna avant dans le soir. Pris aux garennes, Dominiquepaya ; repris au bois, il fut déféré à des juges terriens qui le mirenten prison. Il eût été pendu sous Louis, Duhamel le démontrait.Ordonnances royales en main.

Les prises de Dominique par Duhamel eurent un caractère de grandeviolence : le braconnier reçut du plomb, le garde fut réprimandé.

Un incident comi-tragique exacerba leur ressentiment : un soir sanslune que Duhamel revenait de ses garennes, il fut saisi par des hommesd’ombre, qui, sans éclat, l’enfournèrent à mi-corps dans un trou deblaireau. Pour que le garde ne pût se dégager à reculons, les banditsplantèrent entre ses jambes un bout de lisse déclôturée, de telle sorteque le garde, dans l’impossibilité de se retourner, devait mourirenvoûté et quasi cloué dans le sable.

On le retrouva défait après huit heures de recherches.

On enquêta. Dominique avait-il soudoyé des braconniers de la ville ?L’enquête trébucha au premier alibi, s’anémia, s’éteignit faute depreuves.

Dominique braconna trente ans, jusqu’à ce que, vaincu par l’âge,presque sans yeux, il eût vendu son peu de terre à fonds perdus, sapoire à poudre et son méchant fusil.

Hélie, témoin timide, raconte à la chandelle que les rieurs furentparfois du côté du braconnier :

- La terre du gueux faisait face à la cour manable du garde. Quand levent en était, ils entendaient l’un et l’autre l’éclat de leurs voix ;à ciel clair leurs coqs, piétant aux prés, se voyaient et serépondaient. – « Manquablement qu’les jours où chassaient les riverainsde Dominique, cettui-ci rompait les chiens, fusillait l’gibier à lapassée !... »

De sa maison aussi, Dominique épiait la rentrée du garde. Dès qu’ill’apercevait au coin de sa porte, pan ! pan !... Dominique tirait surun lièvre empaillé qu’il avait placé dans un sillon. Au coup de fusil,Duhamel arrêté net, pénétrait du regard la perspective… Alors, sûrd’être aperçu, soulevant haut sa peau empaillée, dans une télégraphiefurieuse, l’insulte au dessus du vallon, Dominique agonisait Lazare :« Tiens, mauvais Lazare ! Un lieuvre que tu ne tueras point ! »


Les jours ont passé. Chez Dominique toute flamme est éteinte, hormis sarancune. Coiffé d’un bonnet de couleur, vêtu de hardes innommables, surl’épaule un bissac, il erre par les chemins étroits ; il repose aucarrefour, où il fait son feu ; dans le passage des clos, il s’écartedu sentier, traîne son pas oblique sous les arbres fruitiers ; ilramasse ce qu’il trouve : un outil, une chaîne. On le tolère à cause deson grand âge. Il vient offrir chez Madame Neuville des églantiers, desoignons de dahlias et de tulipes, des graines potagères. – « Boujou laMaîtresse… J’vas vous dire… »

Et Dominique dit qu’au grand dam de ses maîtres, Duhamel a coupél’arbre de leurs lisières, trouvé là, de tous temps, le chevron de sestoitures, la douve de ses futailles. Il répand que Duhamel a séduit lafemme d’Auber, dont il fut le serviteur, et qu’il a épousé – pourégarer les soupçons – la jeune servante de la maison : – « Faut quej’vous dise qu’Auber mort, l’mauvais Lazare devint fermier, qu’il fittester, à bout d’intrigues, la veuve d’Auber à son profit. Ha, ha !Faut j’vous dise la vérité ! » Et Dominique ricane. Il insinue que laveuve n’est pas morte d’un chaud et froid, pris à l’affût, mais d’uncordial criminel versé par Lazare, « un soir qu’la vieille n’pouvaitpus crachi ni se retourner sur son traversin ». Ha ! ha ! Lazare avaitdépêché la veuve vers les pommiers du cimetière, et elle était partieentre quatre planches avec, aux lèvres, le secret d’une eau-de-vienouvelle.

Dominique donne des détails. Il tient des héritiers déçus que, peuavant la fin de la veuve Auber, Duhamel avait soulevé les globes de lacheminée et retiré de dessous les bijoux et les dentelles. La petitenièce de Mme Auber, venue trop tard, n’avait trouvé dans l’armoirequ’un schall d’indienne, le testament en faveur de Duhamel, et, sousles globes qu’un bouquet de mariée, des coquillages et quelquesbibelots en verre soufflé. – « Mon Dieu ! concluait Dominique, je nevous demande pas de biens, mettez mé seulement auprès d’ceux qui enont. »

La gravité de ces calomnies fondait au souvenir des déconvenues deDominique. Il ne rencontrait que des auditeurs méfiants que lesquestions d’intérêt rendaient silencieux et prudents. La rancune dugueux était trop amère. Aucuns avaient pitié, une pitié sanscompassion. Entre eux, les paysans riaient de ses chutes successivesqui l’avaient meurtri, déclassé. On lui avait connu un attelage bizarre: deux haridelles hâves, arquées, qu’il louait aux jours de presse etnourrissait le long des talus. Ces pauvres bêtes sans souffle, sansjarret, rencontrées à genoux dans les montées, avaient symbolisé sadétresse, excité la raillerie des méchants. Leur piteux assemblage enflèche, leur peu d’entente à partir d’un même trait les faisaientdésigner sous les noms de Tonnerre et d’Eclair : « Quand l’éclair part,disait-on, l’Tonnerre tombe toujours ! »

Duhamel est mon ami.

Les Clos de Jadis (1926)

ORDINAIRE DES DIMANCHES


Avril chante un lai à la terre normande. Le soleil se lève dans un cielrose, fluide, rayé très bas de brumes allongées, aux contourscramoisis. Une poudre dorée est tombée sur les cimes et les bois dulevant, et, peu à peu, les brumes glissent derrière l’horizon. Pardegrés le rose se fond, passe à la lumière intense, se perd dans lebleu radieux des matins clairs.

Les grands poiriers fleuris blanchissent les clos. Un coq défie sonrival lointain. La grive aux lisières, le merle dans la haie, le pinsonprès du seuil, sifflent, chantent, pressés, ardents, grisés de sève, etla mésange, au cri métallique et suraigu, de-ci, de-là, volète, tourneau bout des branches dont elle fait tomber les fleurs, l’insouciante !

La joie est dans l’air. C’est dimanche !


Le pot à tripes en main, Harel, rasé de frais, cravaté de soie verte,revient de Fervacques. Sa blouse, finement plissée, laisse voir ungilet de velours noir broché de petites palmes rouges. Son sourirelarge ride ses tempes, met en valeur son nez puissant.

- Me v’là ! » dit-il en posant le pot sur la table. Le sourire dusylvain est pour Catherine qui déploie à la flambée de l’âtre le lingefrais des dimanches. Et avant que la servante ait pu l’éviter, Harell’a saisie et embrassée parce qu’il lui veut donner l’étrenne de sabarbe. Catherine se dégage à coups de poing et Mme Neuville, que lebruit attire, survient la canne haute : « Harel ! Voulez-vous allerchanter vot’messe !

- C’est Catherine qui a commencé ! déclare Harel. Il jure sur lesEvangiles que Hélie en est témoin.

Hélie, une petite lueur friande dans les yeux, regarde Catherine, lescheveux défaits. Il ne sait trop où se ranger. Il s’est penché sur lepot de tripes : « Elles sont bien belles ! » murmure-t-il.

Mais Harel s’est versé du cidre. Le chemin l’a altéré. Ce matin, iltient l’escabeau dans une chape violette, et il explique à Hélie,distrait, que l’Eglise emploie différentes couleurs dans les ornementsde ses fêtes : le blanc servait pour les Mystères de Jésus-Christ ; lerouge pour les solennités du Saint-Sacrement ; le vert était employépour les docteurs, et le violet en Avent, aux Rogations et auxQuatre-Temps. Hélie n’écoute guère. Déjà las de son désœuvrementdominical, il gagne le seuil de la porte ; il suit des yeux lespremiers papillons qui s’élèvent par couples, en droite ligne,au-dessus des grands poiriers, se joignent, brusquement s’écartent pourretomber ainsi que de petits feuillets blancs balancés par la brise.Volontiers il laisserait la grand’messe pour ses semis de pourpiers etle repiquage d’une aire. – « Voyez-vous, Harel, il fait un temps àœilletonner les artichauts ! »

Harel a la verve conteuse. Il a lu que les anciens, pour retracer lafuite de la Vierge en Egypte, introduisaient dans l’église un ânerichement harnaché. La jeune fille qui représentait la Vierge seplaçait devant le sanctuaire. L’Introït, le Kyrie, le Gloria, le Credo se terminaient par une imitation du cri de l’âne. A la fin dela messe, le curé, au lieu de dire : Ite missa est, chantait troisfois hi han, hi han, hi han !... – « Ah ! ah ! s’esclaffe Catherine,l’âne, on l’entendra ce matin au lutrin ! »

Les deux hommes s’en sont allés sous un pommier, dont ils examinent lesbourgeons avec soin : « C’est du fruit, disent-ils, l’année en est. »


Vers l’église, coiffée du haut bonnet déployé que retient l’épingled’or à chaînette, Mme Neuville ouvre la marche. Hélie, Catherine, mamère et moi la suivons dans le sentier. Pour éviter la rosée, Catherines’est retroussée et découvre une jambe décidée. La bride de sa coiffeclaque contre sa joue. Hélie est en blouse à liserets. Sa raideur, dansce vêtement bleu verni, lui donne l’air d’être vêtu de porcelaine. Mamère, en robe de faille, accroche sa crinoline aux ronces, et, quandelle se retourne, son visage disparaît sous le cercle de sa capote.

Au chemin, où la vallée s’évase si subitement, émue par la perspectivefleurie, Mme Neuville s’arrête. Ses yeux pâles embrassent ses lointainsaccoutumés : « Je la dévale encore un coup ! » dit-elle, en désignantla pente.

La vallée est pleine de vibrations sonores. Nous entendons les clochesde Saint-Germain-de-Livet, de Saint-Jean-l’Abandonné ; nous distinguonsle château de Fervacques sanglé dans son bouquet d’ormes.


A l’église, nous occupons le premier banc. Devant nous, un saint Josephà longue barbe porte l’Enfant-Jésus ceint d’un diadème orné de saphirs.Leur autel est fleuri de lys de cuivre, que dépassent, droits, quatrecierges de métal émaillés de filets bleus. Les chandeliers sontdésargentés. Au ventail du tabernacle, l’Agneau doré saigne sur laCroix.

Je vois passer, en blouse à boutons de nacre, cravatés de soie, notrevoisin Dominique, Bordeaux l’ivrogne, Ridel le vieux berger, Grand Hue,qui tend les pièges à taupes. Voici Hyacinthe, le joueurd’ophicléïde,  le petit berger Lancelot, Catin, la quêteuse,si déhanchée qu’elle donne de l’épaule contre l’autel et notre banc.

Les femmes passent, un peu penchées. Quelques-unes ramènent sur leurbonnet tuyauté un voile noir, dont les bouts retombent sur leurs mains.

A la chapelle de la Vierge, ornée de roses blanches, les fillettes sepressent autour de la religieuse. Elles ont des chapeaux de paillegarnis de pâquerettes. Les dames arborent des fruits à leurs capotes :grappes de groseilles, bouquets de cerises qui font des tachessanguines parmi les nappes d’ombre des voiles.

Des amis saluent Mme Neuville, lui parlent bas. Ma mère, un peu grave,porte en médaillon le portrait de mon père, et sa chaîne en sautoirbrille aux pages de son livre.

Les hommes se signent gauchement et se dirigent dans le chœur, traînantleurs bottes ferrées. Les garçonnets, plus rapides, esquissent unegénuflexion, et, de leur place, lancent leur casquette sur le rebordincliné du vitrail.

Les frères de charité occupent les stalles. Ils portent le chaperon àeffilés d’argent et tiennent devant eux la haute torche à galerie decuivre découpé.

Et c’est un bruit de chaises remuées, de pas mesurés, de bottines quicraquent.

Par la porte entr’ouverte du bas-côté, le vent entre en de légèresrafales qui remuent le voile des veuves. Dehors, parmi les tombesperlées, les cyprès balancent leur ombre sur le velours des pensées enbordure de l’allée sablée.


Et voici qu’en chape violette soutachée d’or clair, Harel se dirige aubanc du maître-chantre. Dans l’onde lumineuse du vitrail, Hyacinthe luidonne le ton.

Sa voix a de l’éclat. Il lit au grand livre et mène visiblement lebranle. Exultavit… Je me réjouis. Seigneur !... Les yeux de Harelvont aux petites étoiles de papier de la voûte. Et quand, d’accord avecHyacinthe, il appuie l’antienne, le renforcement de sa voix par lecuivre cause au vitrail un léger remuement. Le frisson nous gagne,trouble nos âmes. Son effet obtenu, le chantre se tourne lentement versle bas de l’église ; l’arc de sa bouche se détend, son front se plisse,son œil vague interroge l’assemblée des fidèles… Il semble bien qu’àcet instant, Harel moissonne les palmes que lui tendent, bras ouverts,les bons saints polychromes du fond de la nef, aux creux des niches, endes gestes de complet abandon.

Parfois, le curé précipite une reprise et laisse au verset le chantreet le serpent. Hébété, Harel s’arrête, et Hyacinthe, coupé de court,pose à terre l’ophicléïde. Mais la voix douce des femmes bouche lecreux, et l’incident de pupitre se clôt au premier oremus. « Le curéveut avaler sa messe ! » ricane Harel en demi-ton. Et il se mouchefurieusement, puise dans sa tabatière…

Par-dessus mon livre, je suis du regard la boîte de merisier. Ellepasse des mains de Harel aux mains de Hyacinthe, va du bedeau au frèrede charité, gagne la stalle du Maire, s’y arrête pendantl’Offertoire, reprend sa course au Sanctus, fait en zigs-zags letour du chœur, pour échoir à l’Agnus Dei aux mains du petit Lancelot,qui, par le cordon du couvercle, la tourne ainsi qu’une fronde. Etquand la tabatière est vide, la messe est dite !...

Dehors, Mme Neuville sarcle ses tombes. Les gens se tiennent sur leparvis jusqu’à ce que le curé ait traversé les groupes. On s’embrasse.Par couples, les filles s’effacent dans l’ombre des chemins recouverts,s’ensauvent par les raccourcis. Et dans la gloire de midi, nousregagnons la ferme par la montée raide de la Forge, Mme Neuvillecommentant les promesses de mariage lues au prône. Elle avait connujusqu’aux arrière-grands-parents des promis et se répand en anecdotessur chacun d’eux. « Comme le temps passe !... »

- Manquablement ! Oui, Madame, ponctue Hélie. Et tous deux avaient vu,en petits bonnets à oreilles, culotte et jupon courts, les fiancésd’aujourd’hui.

Je tiens ma mère par un pli de sa robe. Je la questionne : Pourquoichantait-on en latin ? S’était-elle aperçue que Harel était resté aucabaret en compagnie de Hyacinthe et du bedeau ?

On arrive ainsi à la porte du courtil où Catherine, qui nous adevancés, se tient accroupie sous l’une de ses vaches. Près la maison,dans la perspective claire, le garde nous attend, le fusil à l’épaule.


Le ciel bleu des dimanches influence les énergies.

Passé midi, la terre est lasse. Sous la branche plus calme, l’oiseau setait, le ruisselet expire. Une heure encore et le silence sensualise lavéprée où le clocher recommence son ombre ; le toit se recueille aucadre de son jardin, le rayon s’arrête aux tendresses des roses ;couchés au pied des peupliers, les bœufs ruminent, la tête basse ; auxmurs des granges, le papillon pourpre ferme son aile ardente.

Avec lenteur, Hélie se range à table. Debout, presque dolent, ilconsacre d’une croix la tourte qu’il entame. Mme Neuville soliloque,par bribes. Elle évoque des semaines saintes, elle précise la semainede Pâques, le marché qui, chez nous, précède ce dimanche unique.D’habitude annuelle on renouvelle à ce marché les robes de l’année, lesvêtements d’été. Cette fois, Hélie fera l’emplette de coutil, d’osierspour la taille des espaliers, de plants d’épines ; Catherine achèteraune jupe couleur prune, à guimpes.

La maison sera vide. Mme Neuville conduira ses gens aux marionnettes,sous la toile des cirques, aux parades folles et bruyantes de la foire.Et cependant que Hélie cite des « faiseux d’tours, manquablement agilescomme des singes », Duhamel présage le temps qu’il fera. Il croit à unchangement. Hier, les étoiles lui avaient paru plus grandes qu’àl’ordinaire, plus près les unes des autres. C’était un signe de pluie.Mais la couronne blanchâtre qui nimbait la lune avait disparu. MmeNeuville, ayant remarqué la braise de l’âtre plus ardente, la flammeplus agitée, croit au vent. Harel s’en réfère à l’almanach. Sous lechapitre des lunaisons, il trouve le titre de Pâques. La fête dePâques, lit-il, se célèbre toujours le dimanche, d’après l’équinoxe. Ledernier quartier sera le 5, la nouvelle Lune, le 12 à 4 heures 9minutes du soir. Si le soleil à son coucher est enveloppé d’une nuéenoire, c’est de la pluie pour le lendemain. Les deux premiers jours dece mois seront passables ; 3 et 4 pluie ; 5, beau temps ; 9 et 10,temps pluvieux ; 12 et 13, un peu chaud ; de 14 à 16, continuation ; 17et 18, temps propre à voyager.

Dieu soit loué ! Nous irons à la ville en carriole découverte. Et,brusquement, cet espoir souriant anime la table. « Le cri du pleu-pleu,reprend Hélie, est aussi un signe. Il dit avoir remarqué quel’abaissement de la température influence le pivert au point de lefaire crier. A la vérité, l’oiseau est un peu stupide, car, après qu’ila frappé du bec une écorce, le pic contourne l’arbre comme s’il l’avaittroué de part en part. Duhamel objecte que le pleu-pleu ne se déplaceainsi que pour surprendre le cloporte dans sa fuite sous l’écorcemorte. Harel dit plaisamment que le coucou ramène les beaux jours, queson retour clarifie les jus. Le coucou est son ami.

C’est un oiseau gourmand, déclare hostilement Duhamel ; il mange lesenfants des nids pour mettre le sien plus à son aise ; ingrat etfainéant, il pond ordinairement dans le nid du verdier et laisse àl’étrangère le soin d’élever sa géniture. Mais quoi ? le coucou étaitpeut-être un petit faucon déguisé !

On ne disait rien de lui dans le traité de vénerie du garde. On seservait, en fauconnerie, de petits aigles fauves, le plus souvent del’émouchet ou épervier, moins lourd à porter au poing, plus courageuxque l’aigle. Le coucou était bien un coucou. « Y jette su les planteseune salive qui leur est funeste ! » conclut Hélie.

Et le bonhomme parle d’étourneaux qui aiment tellement la société qu’onles voit se mêler et vivre avec les corneilles. Ceux qui nichent dansles trous de pommiers, affirme-t-il, parlent mieux que ceux qui nichentdans les trembles. Et chacun cite quelque particularité d’espèce. Leschouettes étaient si ridicules au soleil que les oiseaux s’assemblaientautour d’elles pour se moquer. L’hiver, on surprenait les effraies dansles églises où elles mangeaient l’huile congelée des lampes, et Duhamelexplique pourquoi les bécasses se plaisent à terre molle, près depetites mares où elles se lavent le bec et les pieds qu’elles se sontsouillés en cherchant leur nourriture. Il imite avec ses mains leclaquement de leurs ailes, dit en avoir vu dans les sentiers quand il ya clair de lune.

Mme Neuville loue les hirondelles des cheminées, de ce qu’ellesguérissent les yeux de leurs petits avec une herbe appelée chélidoine.Celles qu’on maltraitait allaient piquer les mamelles des vaches et lestarissaient. Au reste, tous reconnaissent aux oiseaux des facultésdivinatrices surnaturelles.

Revenant au temps probable, Hélie dit, convaincu : « Si l’os du dosd’une oie est clair, c’est un hiver rude, s’il est manquablement à d’laterre, l’hiver s’ra mou ! »

Mais à quoi tient la stabilité d’un beau jour ? Hélie connaît un hommequi fait monter les orages !...

« Durant qu’jétais cheux M. d’Colbert, eune année qu’la maigreur dutemps avait séqué les mares, comme j’coupions l’blé dans la pièce auxSeines, un homme vint dreit d’la route pou s’embauchi. Salut ! qui dit.J’viens qu’ri du travail. – J’sommes en nombre que j’li répondis. –Oui, j’sommes en nombre que dirent nos gens. Et comme l’homme ne s’enallait pas : Faut vous r’tirer, que j’li dis, vous êtes ici su m’sieud’Colbert ! – Donnez moué  à boire reprit l’homme. – Leboire, j’l’ach’tons, que j’li dis : allez quémander ailleurs… De fait,c’t’année-là avait tari les arbres ! – Vous vous en repentirez ! qu’ditl’homme.

A peine l’étranger eut disparu, qu’un vent violent éparpilla lesjavelles de Hélie et des siens ; des grêlons, gros comme des œufs depigeons, ébranchaient les jeunes arbres, trépanaient les perdrix. « Novoyait les greffes à terre ! No ramassait le gibier à la main !Manquablement qu’su les grêlons no voyait comme qui dirait desSaints-Sacrements ! Le curé d’Hermival en a gardé cheux li pendanttrois jours ! ». Et l’orage avait suivi l’homme, et ne s’était apaiséqu’où ce vagabond avait couché.

Le récit de Hélie engendre le malaise. Se pouvait-il qu’un homme eût unpareil don de malfaisance ? Catherine ouvre bruyamment la porte dubuffet : « Toutes les fois, gazouille-t-elle, que Hélie a menti, il nelui est pas tombé une dent ! »…

Par diversion, Harel passe des pronostics à la partie morale del’almanach. Il lit :

Avant tout rends hommage au Créateur suprème.
Après Dieu, de tes jours révère les auteurs,
Honore tes Parents, dans tes maîtres, de même,
Vois tes premiers amis et tes vrais bienfaiteurs.

Le repas tire à sa fin. Au premier coup de vêpres, Madame Neuvilleferme ostensiblement son couteau. Les hommes boivent un dernier verre,s’en vont de table à petits pas.

Le jardin fleure le buis et les lavandes. Par une ironie souriante àl’adresse de Mathieu Laensberg, cet après-midi est chaud, le ciellimpide et stable ; dans un vol droit les oiseaux se hâtent vers lesnids.


Madame Neuville ne va plus à vêpres. Elle s’est assoupie à sa placeordinaire, près de la fenêtre, devant sa table de repos, dont le tiroirest plein de graines potagères. Ses lunettes sont posées sur sonformulaire ouvert, une Introduction à la vie dévote. On lit, à lapremière page : « Ce livre appartient à la dame Neuville dePrêtreville, 1852. » Au second feuillet Saint-François de Sales y avaitpréfacé : « Glycera savait si bien diversifier la disposition et lemélange des mêmes fleurs dont elle faisait ses bouquets, qu’ilsparaissaient fort différents les uns des autres. Et l’on dit quePausias, célèbre peintre, voulant imiter cette diversité d’ouvrages, neput jamais, avec la variété de ses couleurs, exprimer tant de diversassortiments. Ce sont, pour ainsi parler, mon Lecteur, les mêmes fleursqui ont déjà passé par les mains des autres, que je vous présente ici. »

Par la porte laissée ouverte, le soleil dessine à terre un grand carréde lumière. Un cinéraire pourpre décore la fenêtre. La rose de maigrimpe au linteau. Au bord de l’allée, les lys s’inclinent. J’entendsle battement rythmé de l’horloge, le trot lointain d’un cheval sur laroute. Passé la vallée, de légers nuages se forment sur les montstandis que deux ramiers rayent le bleu dans un vol silencieux.


Vêpres dites, le vespéral enroulé dans sa soutane, Harel s’est arrêté àses « berceaux ombrageux » – au cabaret Persil. – Avec lui, Hyacintheet le bedeau, Pelhètre ont réglé le jeu de boules. Ridel, le pèreBouchez, Bordeaux et le Grand Hue sont de la partie. Le petit Lancelotrelève les quilles. Placé au bout de la piste, l’enfant de chœur reçoitdu pied la boule énorme, qu’il renvoie aux joueurs.

Le groupe barre la route. Ils sont tête nue, en bras de chemise.

La servante apporte aux tables de bois le maîtr’cidre dans des potsde verre vert. Elle s’appuie aux tables, une main sur la hanche,l’autre dans la poche de son tablier.

Elle a à se défendre de caresses rudes. Mais les vrais joueurs n’ontcure de la fille : une !... deux !... trois !... la quatrième en a !...Aïe donc !...

Harel, le buste en avant, joue le coude arrondi : il porte la boule àhauteur de son œil et vise les quilles dans un clignement goguenard.

On fait silence, on connaît son adresse.

« Qui qui la rentre ? » clame-t-il, la dernière quille abattue.

Ils jouent ainsi jusqu’à l’approche de l’ombre, jusqu’à ce que le curésoit venu chercher Pelhètre pour sonner l’Angelus.

Le curé est alors l’objet de politesses vineuses. Entrepris par seschantres, il lui faut bon gré mal gré relever sa soutane et rucherdans le jeu. Le coup du curé manque le but. Lancée de travers, la boulesursaute, s’évade dans l’allée voisine et cause aux joueurs unehilarité extrême.

- Ça n’est pas tout, le latin, il y a les quilles, M’sieu l’Curé !

Confus, le curé se retire, chassant devant lui son bedeau. Mécontent,Pelhètre s’efface le long des talus ; il marche de mauvais cœur, àdistance de son pasteur. Et c’est de l’église, pour les joueurs pintantaux chandelles, un Angelus court et maigre de bedeau rageur, parmi leschamps paisibles, une caricature des Angelus fervents.


A LA FOIRE DU JEUDI SAINT

                      Aprèsles joyaux d’argent
                      Qui sontouvrés d’orfèvrerie,
                      Sin’oublie pas, comment qu’il aille,
                      Ceux quiamènent la bestaille.
                             (Un poètedu XIIIe).

Il est jour à peine. La lueur faible de la chandelle lutte avecl’ombre. Nous voici devant l’âtre, mal éveillés, en habits desdimanches, prêts pour la ville. Catherine s’est enroulée dans un épaistablier de tiretaine qui la gaine jusqu’aux aisselles. Hélie et Harelont revêtu deux blouses, l’une pour protéger l’autre.

Pour éviter les cahots et les branches mouillées du chemin, nousdescendons le coteau à pied, par le sentier battu qui mène à la route.La carriole est là. Hélie et Catherine se placent à l’arrière, MmeNeuville, ma mère et moi sur le siège du milieu. Harel, qui conduit,s’assied de quart sur l’ailette. Notre poids appuie la caisse surl’essieu, et le brancard, trop libre dans la dossière, entretient unmouvement de bascule que Harel atténue en se portant tantôt en avant,tantôt en arrière. Si le cheval s’arrête, nous glissons des siègesgaîment. Le ciel s’éclaire. A notre droite, l’aurore déploie sonéventail rose, multiplie son prisme aux perles de la haie ; l’eaus’égoutte des grands arbres ; la terre sent bon.

Nous devançons des paysans vêtus de peaux de chèvre, aucuns, quisuivent leurs troupeaux, somnolent au creux de leur cabriolet. Parinstant les bœufs tiennent toute la voie, font déborder les moutons surles talus, et des débandades se produisent aux carrefours où lesmeneurs essoufflés, à l’éclat rauque, étendent les bras, barrent laroute aux bêtes qui s’évadent. A l’accès de la rivière, des bœufsfatigués se couchent dans l’eau.

A mesure que nous approchons de la ville, les embarras du chemin sefont plus nombreux, nous n’avançons plus qu’au pas du cheval. Harels’arrête court pour éviter le poulain qui s’effare et cherche l’abrisous le col de sa mère. De peur d’un choc, Mme Neuville tend les mainsvers les rènes, tant et si bien qu’aux portes de l’octroi nousdescendons de voiture.

A cet endroit, des maquignons trafiquent à la passade. C’est entredeux rangées de carrioles dételées, enchevêtrées à cul et à bras quenous gagnons l’auberge, le long des murs où des marchands d’estampesont aligné leur imagerie.

L’entrée du Plat d’Etain est tout envahie par des paysans quitraînent des auges, portent à dos des harnais, reçoivent le foin jetédes greniers. Nous enjambons, pour gagner les salles basses, despaniers posés à terre, de petits sacs d’avoine. Nous chassons devantnous, d’auge à auge, des poules stupides, des pigeons roses quis’élèvent avec de grands bruits d’ailes.

Venu du porche, un souffle chaud, relent de foin et d’écurie, noussurprend au perron. Mais la brise qui emprunte aux cuisines la bonneodeur des rôts, l’effervescence des jus décantés, assainit vite notreodorat. D’ailleurs, c’est, par les portes étroites, de jeunes servantesen tabliers blancs, joues vermeilles et bras nus qui se croisentpropres et fraîches. Et le cuivre rutile aux clanches, le rideau estclair aux carreaux, un linge bien lessivé est posé sur l’assiette.

Par groupes, dans la cuisine, des écots se chargent de leurs réchauds àtripes. Les hommes puissants – blouses bleues et casquettes de soie, –des fermières en bonnet de coton, se rangent avec précaution dans lescorridors et les escaliers. C’est déjà, dans les salles des deuxétages, des appels à la fille, un glissement de souliers ferrés et desbancs repoussés. Provoqués par le battement des dominos, de largeséclats de rire s’évadent des encoignures et dominent, au dehors, le «dia-hue » des valets. Cette fin de carême débride la bonne humeur.Certains ont une pommette luisante, le nez rouge et mobile. Une gaîtéfinaude retrousse l’arc des lèvres minces et rasées. C’est de bon piedque Harel a poussé son cheval au râtelier.

Le chantre sent renaître sa veine… A la table du casse-croûte où MadameNeuville fait servir des abatis, Harel, qui a pénétré dans le réduit oùles maritornes plumaient les poulets, en revient couvert de duvet. Ils’ébroue plaisamment au contact de Catherine qui, dégaînée de sontablier, jette les hauts cris et se défend contre la plume. MadameNeuville proteste et couvre de sa main le plat de notre table,cependant que le duvet monte en spirale, s’éparpille, retombe en neigelente et menue. « Manquablement, objecte Hélie, que c’est pas deschoses à faire devant le pain ! »

Mais des colporteurs à petits bérets, en blouse courte et rayée, sontvenus nous faire des offres en un parler sonore. Ils portent enbandoulière, accouplés par des anneaux, des porte-monnaie, desbretelles, toute une pacotille de menus objets de corne et d’acier ; enmains des livres estampillés de bleu : la Clef des Songes, l’ArtVétérinaire, le Grand Albert, les Bons Mots de Piron… Harel nous ditque ce sont des basques, qu’ils sont surveillés par la police… Un peuinquiets, nous brusquons notre premier repas et nous regagnons leperron, où, visiblement, le mouvement de la rue nous attire.

Devant nous s’est formé un cercle autour d’un joueur de vielle, et nousvoici happés par la foule dont les courants se heurtent à la manièred’une onde contrariée. Chaque remous nous divise, nous entraîne audéballage d’un camelot, à la table volante d’un pâtissier, aux étalagesdes frivolités en papier de couleurs. Nous nous retrouvons devant leshalles, où de hauts étalons hennissent au vent. Ils sont là, le colsuperbe, la tête petite, l’œil en éveil, une rose au licol.

Par cette route joyeuse, nous pénétrons au cœur de la ville. Lesvieilles maisons nous regardent passer. Elles ont un même visage.L’encorbellement leur fait un front ridé, leur fenêtre un œil éteint,et leur allée, plafonnée de solives séculaires, dégage, vétuste, unehaleine fétide.

D’un étage élevé, des marchands ont laissé tomber de longs tissusrouges et blancs pour indiquer leurs nouveautés. Ici, des cierges àcollerettes ; là, des livres de messe à couvertures d’ivoire, deschandeliers d’argent, des images polychromes, tout un chemin du cielqui s’avive, contraste avec le faux et le clinquant des voiturettes desambulants.

Aux angles du grand espace clair que fait la place du marché, deschanteurs de complaintes déploient leur toile peinte et nous fontsuivre, à la baguette, les phases du dernier assassinat célèbre.

Et, par les avenues qui mènent au champ de foire, des marchands ontépinglé au cordeau les estampes de la famille impériale, le berceau duPetit Prince, les portraits de Garibaldi et de Béranger ; le ventsoulève les chansons de Geneviève de Brabant, du Roi Dagobert, de M. etMme Denis, replie sur elles les compositions populaires des bataillesde Magenta et de Solférino, l’assaut et la prise d’Alger, et desdessins de couleurs vives montrent des jeunes femmes décolletées, auxépaules tombantes, coiffées à bandeaux, un camélia dans les cheveux.Elles ont des papillottes, sourient, et répondent aux noms de Céline etde Julie. Leurs tailles, d’une finesse extrême, finissent en pointedans l’ampleur des crinolines.

Et nous trouvons notre route joyeuse entre deux rangées de loteries etde tirs, de musées de cire et de massacres, sans que nous puissionsfixer notre attention par ce qui éblouit nos yeux et étourdit notreentendement : Temples de toiles, colonnes bleues, fresques sanguines.Bas reliefs et panneaux peints se juxtaposent, s’harmonisent auxdéesses sans voiles, aux cariatides or et ocre qui, bras hauts,soutiennent les frontons à caissons simulés.

Légers dans l’éclat des orchestres, attentifs à tous les bruits, nousnous égaillons des marteaux d’Hercule aux jeux de palets, du déclic desdisques au « tac » percutant des carabines, ravis de l’élégance desjets d’eau roulant un œuf à leur sommet, et du chariot sur rails quiapporte une rose au tireur adroit.

Catherine et Harel ont misé au tourniquet. Ils en reviennent avec unsucrier de style Louis-Philippe, enguirlandé de myosotis. Hélie,obligeamment, reçoit l’objet du côté de son épaule démise… Le bonhommepresse la porcelaine contre sa poitrine, et, de son bras libre, enmaintient le couvercle.

Nous entrons dans une exploitation minière. Les galeries, sablées decharbon, dévoilent leur activité souterraine. Mû par un mécanismeinvisible, le mineur, d’un pouce de haut, pioche pour de bon ; depetites bennes remontent les puits, se déversent dans de minusculesvagonnets, plongent au bout de leur course pour revenir à l’opposé etrecommencer leur court trajet.

Nous passons devant la tente d’une femme impalpable.

A un musée des grands hommes, Hélie reconnaît le buste de M. Thiers.

Nous entendons rugir le lion du mont Atlas !

Et des singes enchaînés se balancent aux barres des ménageries,cependant que, près de nous, un homme sauvage dévore un lapin cru.

Au carrefour, des chevaux de bois, nous donnons d’enthousiasme. Notremanège est actionné par un cheval gris pommelé. L’homme commande ledépart du sifflet attaché à son cou, arrête sa bête en lui posant lamain sur la croupe. Nous tournons au-dessus de la foule, les yeuxpresque fermés, abandonnés au sillage aérien. Catherine a coiffé de sajupe volante la tête d’une sirène. Nous tournons, sans pouvoir repérernotre point de départ, sans reconnaître aucun des nôtres. Etourdis partrois tours, ahuris par les sons, nous descendons n’ayant plus l’usagede nos jambes et nous demeurons un instant stupides à l’auditionbrusque d’un homme-orchestre qui rassemble autour de lui les cavaliersdémontés du manège.

Cet homme extraordinaire, surmonté d’un chapeau garni de grelots, porteà dos une grosse caisse et des cymbales. Le tampon de sa caisse estfixé à son coude par un bracelet ; ses cymbales sont reliées à sontalon par un fil articulé, de telle sorte qu’elles se frappent ets’écartent à volonté, selon le rythme que le joueur donne du talon. Desa droite il tient un flageolet, de sa gauche le bâton de son triangle.Si bien que, dans l’exécution de son morceau, l’homme orchestre agit dela tête, des mains, du coude et du pied, en de telles contorsions qu’onle dirait pris de la danse de Saint-Guy.

Hélie en a changé son sucrier de bras. Harel qui ne sait commentexprimer son admiration, offre à boire à cet homme étrange qui s’excuseen secouant ses grelots : « Jé souis Piémontais… Jé né bois que dél’eau ! » – De l’eau ! dans la manœuvre de cinq outils… Harel n’enrevient pas.

Mais nous voici aux abords du champ où l’on trafique, et le chemin estsouillé, encombré par les chevaux qu’on fait galoper. Dans l’effroi desruades, nous obliquons vers les tentes du champ, où les marchandsboivent et mangent.

Pour y arriver, nous passons devant de grands feux où rôtissent, d’uneseule broche, des moitiés de moutons ; par devant des tonneaux decidre, qu’on décante pot à pot.

Au brasier crépitant nous prenons un gigot, et, munis de galettessablées, nous remisons au petit bonheur.

Une rumeur de flot qui déferle s’élève de la foule. Mais tous lesbruits de la terre sont ici : le coq chante, le mouton bèle, le taureaubeugle, le hennissant appel des poulinières se croise aux quatre vents,où, par bouffées venues de proches parades, les bugles et lestrombonnes sèment leurs déchirements.

Loués au matin, de petits valets et des fillettes rousses, de contréeslointaines, sourient aux buveurs des tentes. Ils vont, par la foule, àla queue leu leu, leur baluchon accroché à leur fourche faneuse.

Près de nous, des paysans décident de la fermeté de leur marché en sefrappant les mains : « C’est conclu !... » Ils déploient leur bourse decuir à terre, comptent par pistoles, nouent en des mouchoirs bariolésles pièces d’argent.

L’or ruisselle au creux des assiettes.

A l’écart des turbulences, désigné par un écriteau, un écrivain publicdonne à une humble servante le délié de son écriture arrondie.

A travers tables, entrant et sortant, passent des paysans en culottescourtes, des Auvergnats à boucles d’oreilles, des Bretons en chapeau develours.

Les femmes d’Ille-et-Villaine ont des brides flottantes à leur bonnet ;celles du Bessin portent des châles à effilés. La Bayeusaine – au doigttrès fin – place sur deux bandeaux son bonnet sans ailes, froncé devantet fermé sur le chignon par un nœud de dentelle.

Faute de place en ville, le cirque s’est installé dans le champ, et,avec lui, différents musées et baraques de joailliers, de confiseurs etde cordiers.

Son ampleur, l’ondulation des toiles, la silhouette élégante des mâts àoriflammes donnent à cette partie l’aspect d’une anse marine, et sarespiration puissante soulève ses bâches, secoue son armature. Parendroits, la toile déclouée a des battements d’ailes. N’étaient lespieux circulaires qui le retiennent, il s’arracherait du champ,anticipant sur son départ, car il est en partance, toujours, étant dela famille des voiliers d’aventure. Mais il est rivé là : le filin defer a cravaté son mât.

De la tente, j’aperçois un maillot rose, une perruque rousse, et, surl’estrade, où deux tambours sont accrochés et des cuivres posés àterre, une affiche, en lettres capitales, annonce en matinée une grandefantasia arabe : « Fra Diavalo ! »


Violent et faux, l’éclairage artificiel des rampes m’a pénétré demalaise. Je descends les gradins du cirque, les genoux tremblants.Dehors, la clarté saine m’éblouit. Dans la vêprée, le soleil obliqueélargit son disque, et le couchant bleu pâle s’est rayé du sillon minceet rose qui fait présager la nuit calme et froide. Le sillon rosealterne avec le sillon bleu sur un espace immense, et le rose sereflète aux nappes d’eau de la vallée, se fixe à la pointe des mâts,sur la toile des tentes, sur le passant plus rare, sur toute chose quilui oppose maintenant un côté d’ombre.

De-ci, de-là, une petite baraque s’allume. La lampe à huile, sur levelours grenat des vitrines, éveille l’orfèvrerie clinquante dudoublé-or, met un reflet rutilant aux chaînes de cuivre et d’argent. Al’étal des confiseurs, le rayon éclate aux chromos ovales des sucs depommes, se concentre aux cristaux des friandises. Très à regret, jesuis Catherine par delà les montres à disques de papier et les painsd’épices fourrés d’orange et d’anis. Je devine la pèlerine : elle porteun écu à une roulotte, pour s’entendre dire qu’elle sera épousée, ausolstice d’été, par un jeune homme blond né, comme elle, sous le mêmesigne du Zodiaque. Je l’accompagne jusqu’à l’entrée où, par crainte, jerefuse de pénétrer. Je reste là entre les tréteaux d’une estrade et lamagnificence miroitante d’une voiture à panneaux de cristal. Parfortune, Harel, que le bruit de la parade attire, passe à proximité, etje le rejoins au moment où Catherine descend les marches du « Temple del’Avenir ». Il est visible qu’elle a touché l’oracle.

- C’est-y, gazouille Harel, qu’on n’ peut s’entendre avec les parentsdes promis ?

Ironique, il la ramène à petits coups et lui déclare que lui, Constantde son prénom, savait aussi sa destinée liée au cours d’un astre. – Damoui ! son astre brillait dans les yeux de Catherine. Quel « jeteux d’sorts » le faisait chercher dans les nuages quand il était à portée dela main ? Visiblement, il était le jeune homme blond. Catherine, quis’entend comparer à une étoile, se fâche. – « Ivrogne ! » glapit-elle.Surpris dans son geste qui désigne le Zénith, Harel reste le brastendu, dans l’attitude d’un homme qui gaule des noix. Soudain, unroulement de tambour remet Harel dans un maintien normal et fige lemépris aux lèvres de Catherine.

- « Ecoutez  bien, clame la voix, je vous parle d’abondance decœur. Il n’est pas besoin de mettre les points sur les i, à bonentendeur, salut ; il n’est qu’un mot qui serve ; il ne faut pas tantde beurre pour faire un quarteron ; quiconque fera bien trouvera bien ;les effets sont des mâles et les paroles des femelles ; on prend lesbœufs par les cornes, les hommes par des paroles, et quand les parolessont dites, l’eau bénite est faite ! » (1) « Le sens de ces paroles estprofond, murmure Harel, vous y devez, Catin, reconnaître unavertissement de l’Oracle ». Et, avec grâce, il offre à Catherine unminuscule flacon d’élixir enroulé dans le feuillet d’un horoscope.

« C’est un grand malheur, clame un autre, que Galien, Hyppocrate etAvis, ces médecins de l’Antiquité, n’aient pas connu la nature de lapuce, autrement ils en auraient dit des merveilles et en eussent laisséde gros volumes à la postérité. Nous avons beaucoup d’obligations à degrands savants qui découvrent tous les jours quelque chose. MonsieurPicotin, si fameux par ses ouvrages, assure que le bain du sang de lapuce guérit toutes sortes de gouttes ; le fiel est très souverain poursupprimer les écrouelles ; le cœur est fort bon pour les inflammationsdes yeux ; le poumon soulage les asthmatiques ; la rate, la mélancolie; et une once de ses œufs, mangée à chaque repas, conserve le corps enbon état. Les apothicaires tirent de la barbe, du bec et du pied, unetrès bonne huile pour fortifier les nerfs, et un sel contre le catarrhe: C’est un esprit qui chasse les rats de la tête et qui dissipe lafolie. Soyez persuadés que si vous pouviez en remplir trois ou quatresacs de muid, vous feriez une fortune, et vous le vendriez au poids del’or, tant à Bruxelles qu’à Paris. »

Le boniment est ponctué par le tambour. Des paysans tendent les mains.Aucuns montent sur la plateforme de la voiture pourpre et or, et sefont arracher un cor, extraire une dent. Oh ! le pied !... la joue !...le cri dans le bruit des cymbales !

Nous quittons le champ à l’approche de la brune.

Petit à petit la foule s’est écoulée, chacun s’est dégagé du dernierremous pour regagner la ville, son auberge ou sa voiture.L’assoupissement pénètre, gagne les hautes cimes des arbres. Unepoulinière hennit au poulain disparu. Au pas de leur roulotte descomédiens se rangent en rond pour le repas du soir.

Nous croisons, au retour, de petites vieilles accroupies qui débitentencore, à la chandelle, du miel, des légumes secs et du jambon fumé.

Une dernière fois, nous entrons dans un musée, où, au scandale deCatherine, Harel est allé droit au salon réservé aux adultes… Et nousvoici à l’auberge où Hélie et Mme Neuville nous ont devancés. Hélie estchargé de cartons à chapeaux, de robes neuves, dont les cerceauxcrèvent les enveloppes de papier. Silencieux et las, nous montons encarriole, gênés dans les sièges, par les provisions de Hélie : scionsd’osier pour la taille, pieds d’épines pour regarnir les haies.

Hé quoi ? Harel et moi, nous avons fait l’emplette d’un couteau, d’unfouet, d’un jonc flexible de Perpignan à main de cuir, garni de pelucherouge, d’un porte-monnaie et de bretelles. J’ai, à la boutonnière, unemontre en métal doré. Et nous avons pinté au hasard des rencontres ;nous nous sommes perdus devant les feux, retrouvés sous les tentes… Aïedonc ! C’est d’un geste sûr que Harel se rassied de quart et donne lebranle du retour.

La nuit est sans lune. La lanterne projette sur le talus le disquetournant de la roue. Le cheval marche sur son ombre. Harel laisseballer les rènes, et Mme Neuville sourit aux étoiles, qu’elle désignede la main : la Polaire… là-bas, sur notre ferme ; le Chariot de David,les Trois Mages rangés en quilles. Au delà de la nappe noire où sombrela vallée, quelques étoiles à travers les chênes apparaissentvacillantes, comme de petites veilleuses attachées aux branches. Nousdépassons un homme silencieux qui tire un cheval par la bride, univrogne qui interroge avec éclat un partenaire imaginaire.

Placé entre Mme Neuville et ma mère, la couverture au menton – «Manquablement que le relent est à redouter » – Je reprends en penséele trajet coloré de la journée ; je me revois aux lunettesgrossissantes, et je m’endors dans l’horrifique vision du radeau de laMéduse, de l’éruption du Vésuve et de l’incendie du « Grand Opéra » !...


__________________________
(1) Boniments recueillis par Harel.




DINER NORMAND

                      J’aime,ô la perle des duchés
                      Ton cidreoù flambe une topaze…
                             Ch.-Th.FÉRET.

Au coin de l’âtre, sur ses trois pieds, la marmite fume à petits jetsde vapeur vite évanouis.

Le parfum poivré du thym et celui du persil, l’arôme des laituesmouillées, se répandent par les salles, pénètrent la maison.

Trois poulets sont pendus dans la dinanderie. Hélie vaque, le couteaurouge en main. Et la flamme tressaute au landier, sur l’épée desbroches, se fixe au ventre des étains.

Le ciel est bleu, le matin ardent, la maison claire.

Je subis la virtuosité des pinsons : Je chante !...

C’est Pâques, Mme Neuville traite ses amis.


Dans la salle à manger, la table est couverte d’une nappe dont lesangles sont relevés par des nœuds.

Elle est parée d’assiettes creuses de Rouen, de faïences à tulipe etd’une verrerie disparate, où se retrouve le verre de Bohême et lecarafon diamanté.

Le pichet en terre verte de Pré d’Auge y avoisine encore la bouteille àdouble collier, et, à chaque bout, deux trépieds de cuivre, deuxréchauds, sont en attente.

Les fruits : reinettes de Bretagne et de Caux, crassannes et doyennéoccupent le chemin de table, et, entre chaque compotier, ont été placésdes pots de confitures, les boîtes à cadran des biscuits de Reims etquelques friandises de Pâques.

Une brioche énorme occupe le centre, domine de son dôme doré lescruchons de cassis et de framboise.

Les piles de pain brié s’élèvent à hauteur des bouteilles. La tourtede seize livres est posée sur une chaise, et trois petits flacons – lestrois couleurs – occupent les intervalles où se dispersent les parts du chanteau que Mme Neuville donne à l’église.

A ce dîner d’usage, qui correspond à l’époque des semis de printemps,Mme Neuville reçoit mon oncle Morin, horticulteur, et sa sœur, magrand’tante ; convie Duhamel et ses deux fermiers ; garde à sa tableses gens d’allou. Elle prévoit dans ce repas la relève despépinières, les jours de greffage et les embellissements de son jardinprivé.

Ma tante dépasse mon oncle de la tête. Elle a le front large, des dentsmagnifiques, le geste ample. C’est une femme à principes. Mon oncle estpetit. Il parle dans une barbe abondante qu’il caresse de la main.

Il est une heure de relevée quand Catherine apporte la large soupièrede pot-au-feu. Les invités déploient leur serviette. Aucuns, pardiscrétion, la gardent sur leur genou, sans la déplier, et laremplacent par leur mouchoir de couleur. Ma mère, en toilette, s’estgarantie par un tablier blanc, et, souriante, effile une longue lamequi lui servira à découper.

Tout le monde a son couteau. Celui de mon oncle contient une scie, uneserpette, une spatule d’ivoire pour écussonner. Il en passe, aveconction, la lame entre ses doigts, ainsi qu’on fait de celle d’unrasoir. On va et vient de la salle à la cuisine, en se heurtant un peuà Hélie et à Harel, qui renouvellent sur la table le cidre flamboyant :« – Y n’y a brin d’eau d’dans ! » assure Hélie.

Ma tante parle haut. Le soleil fait des taches mouvantes aux replis desrideaux. Sur le mur, en retour de la fenêtre, un marronnier plaquel’ombre de ses feuilles épanouies. Les coqs chantent. Et les pigeons sesont abattus du toit sur les marches de la maison.


La couleur du cidre, le léger chapelet de mousse qu’il garde en collierfont l’objet d’une causerie entre Morin et le père Hélie. Ce chaînonminuscule était l’indice d’un jus nourri de fruits. Les boissonsplates, sans corps, avaient leur surface unie et calme ; elles étaientsans bulles. « No les véyait point s’ dégramir comm’ cettui-ci ! »

D’autres coloraient le cidre avec de la betterave. C’était pitié ! Sila pomme amère de Bray, le Blanc-Mollet, si le Doux-Joseph etl’Ambrette donnent un jus sans couleur, la Reine des Hâtives et leMartin Fessard font le cidre rouge. Suivant les époques de maturité, ondevait mélanger les unes avec les autres, dans de bonnes proportions.Les grands crus, affirmait Harel, étaient tous bien orientés. – « Yfaut que l’ pommier soit planté su d’la pierre à fusil ! Le reste,c’est de la physique !... une physique à froid qui glace le sang ducidre !... »

- Le cidre nif, reprend Hélie, s’brasse avec l’eau des mares ! l’eaud’ ersouce est trop crue. Durant qu’ j’étais cheux M’sieu d’ Colbert,no z’allais pucher d’liau à eune mare couverte d’canille, et vraicomme j’ vous l’dis, son cidre flambait pareillement à l’eau-de-vie !Ma mare, m’ disait m’sieu d’Colbert, all’me vaut plus d’ trois chentslivres de rente !

Mon oncle n’avait qu’une confiance médiocre dans les observations deHélie : Une eau vaseuse exédait la bonne volonté du cidre, enretardait la clarification. Pour lui, l’eau de fontaine était la bonne.« Pour les bêtes et pour les gens ! N’est-ce pas, Catherine ? »

La servante était de l’avis de M. Morin, les bêtes aussi, puisqu’elleslaissaient les mares de la ferme pour descendre au ruisseau. « Lesvaches qui boivent de l’eau claire, affirmait Catherine, ont le poilluisant, elles donnent du beurre en abondance. »

Madame Neuville, à l’endroit des sources, tenait un langage ingénu : «Elles avaient toutes une origine mystérieuse, et leur eau des effetsbien différents. Sans parler de la fontaine aux Galles, qui taritpériodiquement, vers la Saint-Clair, non plus de celle de Saint-Main,qui guérit les enfants pustuleux, elle savait dans la contrée dessources quasiment chaudes, en hiver, et dont l’eau, quoique limpide,était impropre aux besoins du ménage. Le savon n’y moussait pas, aucunelégume ne cuisait dedans… »

Mais mon oncle a levé son verre : « Ce cidre est de première !... »dit-il lentement. – « De première !... » ont répété les invités. Hélie,qui l’a brassé, interroge du regard les dégustateurs qui font claquerleur langue et jouer la lumière au travers de leur verre. A cet instantle « coucou » passe sur la maison : Coucou !... Coucou !... – « Lecidre est bon ! » clame Harel.

Pour le second service, Catherine apporte un lapin au sang, et lacauserie s’est aiguillée sur les marchés du Jeudi-Saint. A cause del’abondance des foins, le bétail s’était vendu cher. Les transactionsavaient été nombreuses. Harel raconte l’histoire de la vieilleCollange, qui voulut échanger son vieux âne perclus contre un plusjeune.

- Bougez pas ! avait dit Lafosse. Je vais à la foire, j’y mènerai votreâne et vous le remplacerai par un moins caduc. Le gueux avait son plan: dans son étable, il avait tondu l’âne, lui avait écourté la queue etciré les pieds, de telle sorte que, diminuée de son étoupe, la pauvrebête n’aurait pu se reconnaître à l’eau de l’abreuvoir.

» Aussi, quand à la brune, Lafosse revint avec le grison bridé de neuf,ihanant à la vue de son clos, la Collange s’excusa-t-elle de recevoirun âne peu s’en fallait gracieux et quasi pétulant !... Sûr qu’on luireprocherait une coquetterie pareille.

- N’ayez crainte ! avait répondu Lafosse. Y s’fra à vos manières… Ilest pu cher que l’autr’, mais il est plus maniable ! Vousl’amignonnerez ! »

Et Lafosse, ayant débridé l’âne, celui-ci s’en était allé vers l’augeoù il mangeait d’habitude : « Voyez !  Voyez ! s’extasiait lavieille Collange, y va dret à la mangeoire ! Çu pauvr’ bêt’, on diraitqu’il sent l’autre !… »

La méprise provoque un rire sonore, repris à petits coups, selon leflux et le reflux des méditations naïves. On trouve le tour normand,et, à propos d’âne, mon oncle dit qu’on ne saurait faire la toilette àl’officier de santé de la Croupte, parce qu’étant bête et laid, ilresterait bête et laid toute sa vie. – « Et  ses confrèresitou », insinue Duhamel. Tous ces gens-là vous entretenaient leshumeurs avec des drogues sans nom, n’y fichaient goutte ! Et Morin, quiconnaissait les simples, en savait plus long qu’eux. C’était sottise deles aller chercher au prix de deux ou trois écus, pour se faireadministrer une purge. Leur air grave, seul, en imposait. Ils n’étaientjamais d’accord. M. La Borde qui interdisait aux hommes sains le cidrepur et l’eau-de-vie, prenait plusieurs « demoiselles de fine » dansson café. Ceux qu’il fallait croire, c’étaient les ossiers. Pardestination, ils remettaient bras et jambes. Ces médecins-là nepassaient point par les écoles ; ils avaient la pratique. Est-ce que lepère Louis ne guérissait pas les entorses au moyen de signes en croixsur la foulure ?  – Manquablement, s’écrie Hélie, que je n’majamais purgé. Et me v’la co !

Le cidre délie les langues. On parle de tout un peu. De la cuisine, unarôme brûlant de viande rôtie vient jusqu’à nous. Sur l’invitation deMme Neuville, mon oncle s’est levé pour verser le trou normand. Unflacon à chaque main, il fait le tour en se penchant sur l’épaule desconvives. Il tient aux dames des propos galants. Si elles refusent leflacon qu’il offre de sa droite, le traître remplit leur verre duflacon de sa gauche. Et les bras se tendent. « De tout mon cœur !... –Je vous salue !... – A votre santé !... » Les yeux sont vifs, et lesjoues rosées. Et l’on plaisante Harel, obligé d’aller chanter vêpresavant que le rôti soit débroché. D’ici à ce qu’il soit à point, on feraun tour de jardin.


Nous nous levons dans un bruit de chaises repoussées, et l’on franchit,en s’excusant, les marches de la salle.

L’odeur amère du buis, mêlée au parfum des fleurs de poirier emplit labrise qui nous rafraîchit le visage. Ce mois d’avril est splendide.C’est de notre coteau à celui d’en face un déploiement de lin blanc.Près de nous, les corolles du guignier se rouillent, mais les épinesrouges du mur, et les fleurs pourpres du Japon étalent une chairardente. Par ailleurs, c’est une profusion de blancheurs écrues ettendres qui envahit la terre et jusqu’aux cimes des plus grands arbres.Cette neige descend la colline, semble se fondre au vert tendre després de la vallée, pour renaître en amont jusqu’à l’horizon. Tous lespommiers ont le charme artificiel d’une féérie.

Mon oncle s’est penché sur un rosier. Il en gratte la mousse. D’un coupde sécateur, il abat une branche. Mme Neuville parle de variétés deroses. Les femmes font la toilette aux fleurettes, et, pour un peu,Hélie quitterait sa blouse neuve et se mettrait à bêcher.

Tout en parcourant les allées, nous avons gagné la porte du jardin,passé dans l’enclos où se trouvent les vaches.

Celles qui sont couchées se lèvent à notre approche. Elles ont unventre énorme, le poil brun et la corne parfois retombante. Ellessentent le lait, nous regardent d’un œil indifférent. Doucement, leshommes se sont approchés d’elles, et, le poing fermé, les auscultent auflanc. Ils proclament les mamelles lourdes, ils disent que les pismenus et bien écartés témoignent de bonnes bêtes. Les femmes caressentles amouillantes en les claquant aux cuisses. Catherine circule parmises bêtes, les désigne par leur nom : La Baillette, la Deulé, laChandeleur… La Deulé donnait jusqu’à vingt-quatre litres de lait parjour.

Aux voix connues de Catherine et de Mme Neuville, l’ânesse et lespoules sont accourues ; les chats sont descendus des greniers comme àl’heure de la traite, tandis que sur le fût renversé d’un vieuxpommier, deux chevreaux se cabrent au grand réjouissement de lacompagnie. On entend, dans le bois voisin, le roucoulement des ramierset le bruit des pics. Des mésanges font leur saut léger d’un pommier àun autre. Hélie traduit leur cri métallique et suraigu : « Qui qui cuit? qui qui cuit ? – « C’est l’rôti ! » répond Mme Neuville. Et, seretournant vers la maison, elle engage ses invités à regagner la table.


La bonne chère avive la gaieté de chacun. Catherine verse la poivrièredans l’assiette de Harel. Le chantre sourit d’une bouche gourmande,lippue, mouillée au cidre, en homme qui choisira sa revanche.

Ma tante parle politique. Avec Duhamel, il est question des droitsonéreux de l’alcool, de l’inquisition de la Régie.

- On doit être maître chez soi », a déclaré Morin. Nul n’a le droit defranchir le clos cadenassé, et l’homme qui vient percevoir l’impôt dansles caves ne peut être qu’un déclassé. On devrait le recevoir… àportée !

Et Duhamel fait le geste d’épauler un fusil imaginaire. Tout le mondeest d’accord que la terre est imposée au delà de ses forces et qu’uneconcurrence malhonnête fait déprécier tous les produits de fermage.Enfin, les ouvriers s’en allaient vers les villes et les malheureux,qui frappaient aux âtres, menaçaient les fermes d’incendie.

- La République était un gouvernement de misère, reprenait mon oncle.Le respect des citoyens entre eux ne pouvait naître que de l’inégalitédes conditions. – Pardon ! si je vous corromps la parole, s’essayaitHélie. Une supposition que tout le monde soye aussi bêt’ que mé, quiqui dirait la messe ? » Harel, le pichet sur la cuisse, synthétise : «Philippe d’argent ! Napoléon d’or ! République de papier !...

Le nom de l’Empereur a réveillé les souvenirs lointains de ma tante : «L’Empereur ! le premier !... si cettui-là revenait !... » Et voiciqu’elle se répand sur des faits de l’expédition d’Egypte. Elle nombred’autres victoires : Marengo, Iéna, Austerlitz. Elle s’appuie sur descitations prises dans l’almanach de Mathieu Laensberg. Elle sait parcœur des paroles de Bonaparte : « Soldats, vous êtes une des ailes del’armée d’Angleterre. Vous avez fait la guerre de montagne, de siège,il vous reste à faire la guerre maritime ». Et ma tante s’est levée,elle écarte d’un bras retroussé la brioche qu’on lui présente. Ellechante :

    « Salut, grand Empereur de France !
    Salut, me reconnaissez-vous ?... »

Morin explique qu’il s’agit de la translation des restes de Napoléonaux Invalides, et que c’est Joséphine qui reçoit l’Empereur au Ciel :

    « Entendez-vous ? le canon gronde…
    Vos cendres viennent d’arriver ! »

L’Empereur répond avec tristesse :

    « Je vous reconnais, Joséphine,
    Pardonnez mon ambition.
    Oui, je le sais, femme divine,
    J’aurais dû suivre vos leçons !... »

Ma tante pleure. Dans le malaise que cause sa véhémence, Morin coupe labrioche. Catherine passe les confitures, les pommes et les poires. Lesparts du chanteau sont distribuées aux dames qui se signent. Hareltourne le moulin à café, cependant que s’estompe au mur, derrière matante, une lithographie représentant Napoléon III et l’Impératricepenchés sur le berceau du Petit Prince.

Il est six heures. L’ombre envahit la table sur laquelle la nappeparaît plus blanche, et Hélie place au centre et à ses bouts troischandeliers de cuivre, dont deux à branches et à bougies, le troisièmecontient une chandelle que Hélie, discrètement, mouche avec les doigts.Les petites flammes projettent des ronds au plafond. A nouveau laverrerie s’irise et les flacons étincellent.

Par la fenêtre où je me suis accoudé, je vois le soleil se coucher dansun ciel bleu pâle, lamé d’ors et de vermillons sur lesquels se découpela haute silhouette des peupliers et des ormes. Ils sont à demifeuillés. A droite, à la ligne d’horizon, les pins d’un vert sombre sefondent dans les étains du crépuscule. A peine perceptible, une étoiletremble au Zénith, puis deux, puis trois, et, cependant, ce n’est pasl’ombre… Le grand disque s’est à peine échancré.

Et j’ai l’impression, retourné vers la salle où le feu flambe, que lafête ne fait que commencer. Cela est si vrai que Catherine embroche uncouple de poulets pour servir à la bouchée du départ, et quej’aperçois, à l’écart, un plat d’œufs à la neige…

Et voici que Harel entonne la rapsodie millénaire :

        Est-ilpermis dans cette maison
        Dechanter la résurrection ?
        Si c’estpermis, on chantera
           Alleluia !...

Les Clos de Jadis (1926)

ECONOMIE DOMESTIQUE

Dans son manteau de velours vert, la Vallée adorable s’étend du Sud auNord, la tête appuyée sous les Monts de l’Orne, les pieds baignés parle flot séquanique. Elle regarde vers le pôle d’où lui sont venus seshommes blonds. Pont-l’Evêque, Le Breuil, Lisieux, Fervacques sont sesparures, les agrafes qui relient les rubans de ses routes claires.Voluptueuse au creux de ses collines, elle sourit à ses prés diaprés, àses pommiers ; elle médite dans ses manoirs, s’agenouille au seuil deses clochers de bois. Tous les germes féconds sont dans ses flancsd’argile. Son épi rare est lourd de farine, ses fruits riches d’alcool.Chaque saison renouvelle sa toison drue et humide. Mai lui donne lesfleurs du pommier, Juin la peluche de ses fourrages, l’Automne, lasaveur de ses cidres mousseux, et l’Hiver, la nappe verte aux rives deson fleuve où s’élèvent ses bœufs, le demi-sang normand, bai-cerise,dont l’ardeur a conquis le marché du monde. Tout cela sans labeur, àl’ombre des ormes, sous le jeu des nuages, la tiédeur saline desbrises. On ne laboure pas le cœur de la Vallée adorable ; sur ellepoint « d’ahan » d’homme qui peine ; mais, dans le calme de ses jours,le souffle de ses vaches laitières, un appel de faneur, le bruit ouatéd’un fruit qui tombe…


Et que pourrait, ici, l’activité du paysan ? La vache, le bœuf, fumentle sol qu’ils paissent ; dans le pré, l’herbe se resème d’elle-même ;l’ondée irrigue le plateau. Que feraient l’emploi d’engraisartificiels, la main-d’œuvre d’un beauceron, là où la terre végétale adeux mètres d’épaisseur, où chaque ferme a sa mare débordante, sasource vive, son ruisseau murmurant ?

Trois éléments de richesse expliquent l’inactivité du paysan de l’Auge: la laiterie, l’élevage, le pommier. Il confie aux femmes l’industriede son lait ; ses deux autres sources de biens n’exigent de lui qu’uneattente patiente. Dans le temps que son bétail et sa récolte viennentà bien, le paysan interroge la maturité de ses génisses, regardecroître son herbe et fleurir ses pommiers. Il est fonction du sol et duclimat.

Je ne veux pas dire que l’Augeron ne collabore pas à l’obtention desdons de Dieu : il coupe son foin, gaule ses arbres et brasse son cidre.

Au surplus, prévoyant et prudent, aux termes de ses contratsd’affermage, il limite sa redevance au rapport de ses vaches laitières,il n’y évalue pas le bénéfice de son élevage et de ses fruits, de tellesorte qu’en dépit de l’inégalité des saisons, le rendement moyen desgénisses et des pommes compense son loyer. Une année sur deux, sespommiers sont si chargés de fruits qu’il les faut épauler au risque deles voir s’écarteler de haut en bas.

Contrairement au vigneron qui a l’échine courbe parce qu’il bine lavigne, le paysan de la vallée est droit parce qu’il observe l’horizon.

Il n’est pas ingrat : Dieu merci ! dit-il aux prémices de son pré,l’année en est, il y aura du regain !...

L’excellence de son milieu explique son esprit conservateur, son régimedotal et sa préférence pour la propriété plantée et bâtie, arroséed’eaux courantes.


Désigner le « Clos Neuville » par la « Ferme Neuville », serait unedésignation fausse. Mme Neuville est sur son bien. En dehors de l’impôtfoncier, de la cote mobilière et des prestations communales, elle nepaie à autrui que des droits de pêche et de chasse. Elle jouit duprivilège des bouilleurs de cru.

Le Clos comporte un mobilier vif de sept vaches à lait, sept génisses,une jument percheronne, une ânesse, une chèvre, six petits porcs, troiscents poules et un pigeonnier.

Son matériel d’exploitation se réduit à un pressoir, une tonne de cinqmille litres, trois tonneaux de dix hectolitres, une chaudière àbouillir avec son alambic, une charrette, un tombereau, une carriole demarché et un cabriolet. Ce cabriolet, considéré comme voiture de luxe,conduisit Mme Neuville à l’église, le jour de son mariage.

Les produits de la laiterie s’écoulent au marché de la ville, ceux del’élevage dans les foires régionales, ou de gré à gré.

Bon an mal an, le beurre se vend un franc la livre ; le couple depoulets trois francs, la douzaine d’œufs, de soixante à quatre-vingtscentimes.

Le ravitaillement de la table se fait le jour du marché. Le gigot,l’aloyau, le pot-au-feu, les côtelettes et les bas morceaux, dans unemême pesée, se paient quatre-vingts centimes la livre.

La boucherie consommée vers le milieu de la semaine, la tables’alimente à la basse-cour et puise au lard en pot et aux réserves deslégumes secs.

En semaine, le cidre pur ne paraît pas aux repas, mais à celui de midion sert le café et l’eau-de-vie. On n’eût pu trouver d’aide à lajournée, sans ce complément.

A cette date, l’homme de journée se paie un franc vingt-cinq.

Hélie et Catherine, qui sont à demeure, gagnent trois cent-vingt etdeux cent quatre-vingt francs par an.

Au privé, Mme Neuville prévoit les dépenses des dîners de Pâques, deSaint-Jean et de Saint-Michel, le renouvellement de son jardin, leslessives de printemps et d’automne. Ses dépenses cultuelles sontreprésentées par la location de son banc à l’église, le pain bénit etle bois qu’elle donne au curé, et par le service du bout de l’anqu’elle continue pour le repos de l’âme des Neuville.

Pour l’intelligence du lecteur, je transcris les clauses essentiellesdu contrat de mariage de Mme Neuville. Dans ses termes démodés, il ytrouvera, avec l’évaluation des divers objets mobiliers, la forme et lasubstance du contrat dotal, dit aussi régime normand :

Par devant Me Firmin Racine, notaire soussigné,
furent présents le sieur Jacques Neuville, propriétaire, demeurant àPrétreville, lieu de sa naissance, fils de Sylvain Neuville et deCatherine Languesseur, d’une part ;
Et Demoiselle Marie-Anne Pesnel, née à la Motte, y demeurant, fille dusieur Philippe Pesnel et de dame Jeanne-Charlotte Troslet, d’autre part;
Lesquelles parties majeures, libres de contracter, en la présence et duconsentement du sieur Pierre Neuville, prêtre de Notre-Dame de Courson,frère dudit sieur Neuville, des père et mère de la dite Pesnel, ontreconnu avoir fait et arrêté entre elles les conditions civiles dumariage projeté entr’eux.

ARTICLE PREMIER

Les futurs époux ont adopté le régime dotal avec société d’acquetsconformément à l’article 1581 du Code civil.
Chacun d’eux aura moitié dans cette société, et le survivant même encas d’existence d’enfant du mariage projeté, jouira en usufruit pendantsa vie, sans être tenu de donner caution de la part revenant auxhéritiers du prédécédé.
Mais, si audit cas d’enfant, il vient à se remarier, il perdra lamoitié de cet usufruit à partir du jour du convol.

ARTICLE 2

Le jeune futur prend la demoiselle future avec les biens meubles etimmeubles qui pourront lui échoir des successions de son père et mère,dont elle est présomptive héritière, pour un cinquième ; en attendant,ledit sieur Pesnel et ladite Troslet, son épouse, de leur bien, etdûment autorisés donnent à la future, ce acceptant, la somme de vingtmille francs, qu’ils promettent lui payer le jour de la célébration deson mariage. La future rapportera cette somme aux successions de sespère et mère, ou bien elle y prendra d’autant moins.
La future a ses habits, hardes, bagues, joyaux dont elle fait aussiapport au futur.
Et des meubles et effets dont le détail suit :
Un bois de lit en acajou, une paillasse, un matelas, un lit de plumesd’oie, un traversin et deux oreillers remplis aussi de plumes d’oie,une couverture en coton, une courte-pointe en indienne, un tour de lit,ciel, pentes, rideaux, aussi en indienne, une armoire en chêne, 24draps, 18 nappes, 24 serviettes, 24 essuie-mains, 18 taies d’oreiller,le tout estimé neuf cent-dix francs. Sans que cette estimation en ôtela propriété à la future épouse.
Tous ces objets et les titres de la créance et des immeubles serontremis le jour du mariage civil au futur qui en demeurera chargé enversla future épouse, par le seul fait de la célébration.

ARTICLE 3

Le futur possède différents héritages situés à Prétreville, consistanten plusieurs cours, terres, herbages, et de plus, un mobilier de valeurde vingt mille francs, consistant en argent, créances, meublesmeublants, tonneaux, cidre, eau-de-vie de cidre, différents grains,chevaux, bestiaux, un cabriolet, carriole, charrettes, ustensilesaratoires et autres objets : les dits héritages et mobilier du futur etgénéralement tous biens meubles et immeubles qui pourront lui échoir,par successions, donations, testaments ou autrement, lui sont etdemeureront biens propres.

ARTICLE 4

Le futur, pour l’affection qu’il porte à la future, lui donne cequ’elle accepte au cas qu’il meure avant elle : en premier lieul’usufruit et jouissance, pendant sa vie, d’une pièce de terre en couret plant, maison manable et divers bâtiments dessus étant, jardin yenclavé, nommée la Cour Claude, d’une pièce de terre nommée le JardinVallée, joignant ladite cour, et d’une pièce de terre nommée Les Lots,bornée au Nord par le ruisseau de Querville, le tout situé àPrétreville, sans que la future soit tenue de donner caution pour sonusufruit aux héritiers du futur.
En second lieu, en toute propriété ledit mobilier de vingt mille francsque le futur possède ; mais si au décès du futur il y a des enfantsvivants du mariage, la donation ci-dessus sera anéantie et comme nonavenue. Mais, en ce cas, le futur donne à la future, ce acceptante,l’usufruit et jouissance pendant sa vie, de la moitié des biens meubleset immeubles propres qui se trouveront lui appartenir à son décès, sansque la future soit obligée de donner caution pour son usufruit, ce dontle futur la dispense, et le futur veut et entend que dans la moitié deses biens, par lui donnée en usufruit à la future, entrentnécessairement ladite pièce de terre en cour manable, et lesditesautres pièces en herbe.
La future, pour l’affection qu’elle porte au futur, lui donne, ce qu’ilaccepte, au cas qu’elle meure avant lui, en premier lieu l’usufruit etjouissance, pendant sa vie, de tous les biens meubles dotaux qui setrouveront lui appartenir à son décès, excepté la somme de vingt millefrancs donnée à la future par ses père et mère, pour laquelle il estautrement disposé.
En second lieu, en pleine propriété, ladite somme de vingt mille francsdonnée à la future par ses père et mère. Et, de même, si au décès de lafuture il y a des enfants vivant du mariage, la donation par elle faiteau futur sera éteinte et comme non avenue, mais en ce cas, elle luidonne l’usufruit et jouissance, pendant sa vie de la moitié de tous lesbiens meubles et immeubles dotaux qui se trouveront lui appartenir àson décès, sans que le futur soit obligé de donner caution pour sonusufruit.

Enregistré, etc.


A la mort de Neuville, survenue en 1871, l’inventaire qui eut lieu,estima la cour manable, plantée et bâtie, à deux mille francsl’hectare, la vache laitière à 300 francs, l’amouillante à 200 francs ;la tonne de 5.000 litres à 500 francs, les tonneaux à 100 francschacun, le cabriolet usagé à 300 francs : il en avait coûté huit cents.


Harel n’échappe pas aux influences de son milieu. Plus qu’un autre, ilest pénétré de sa douceur, enclin à voir venir, à faire la part de laProvidence ; il a aussi le sens de son intérêt. Il sait, en toutehumilité, que si l’énergie qui provoque l’abondance est du règnevégétal, lui, Harel, comme une sève qui n’a qu’un jet, ne donne, hélas! que des fleurs. Bédam ! il ne tient pas le coup, arrêté qu’il est,dans son élan, par la duplicité de sa fonction.

Hélie en convient : « Manquablement qu’on ne pouvait chanter à la noteet être en même temps à l’Eglise et au moulin ! »

A cette ironie bonhomme, Harel répliquait que ce n’était pas le rayonneux d’Hélie qui faisait pousser les petits pois, que c’était lePrintemps, et, qu’en définitive, il priait pour les biens de la terreaux jours des Rogations. S’il fallait, ajoutait-il, établir le bilandes efforts de chacun, la conclusion serait parmi les riches. En cela,Harel paraphrasait son curé. Cependant, son bon sens l’incitait às’assurer plus de stabilité dans le clos Neuville et il rêvait d’ytrouver ses invalides, comme Hélie.

Mme Neuville, qui rit de ses drôleries et redoute son intempérance, l’ajusqu’à ce jour découragé. Mais Hélie est vieux, et elle prévoit sonincapacité manuelle. Elle s’effraie, tout bas, à la pensée d’introduireun étranger. Depuis peu, elle accueille avec complaisance lestentatives discrètes du chantre, et, hier, elle l’a invité à luiremettre la somme de ses journées dans le clos au cours de l’annéeexpirée.

A cette demande, Harel s’est mouché longuement, dissimulant son rirelippu et faisant des yeux idiots, et le soir, au bout de la table,éclairé d’une chandelle, il a ouvert son carnet.

Ses comptes de salaires qu’il désigne par « ses deux bénéfices », seréfèrent au temps qu’il passe à l’Eglise et à la ferme. Ss absences duclos y sont rigoureusement motivées. Les voici :

MES MANQUES

Janvier.

Pour le samedi du 1er de l’An, le dimanche 2 et son lendemain : 3manques. – Le jeudi de l’Epiphanie 6, et le dimanche 9 : 2 manques. –Avoir le mardi 11 tiré les Rois chez Hyacinthe : 1 manque ½. – Les 3dimanches ordinaires restant et un lendemain de celui de Septuagésime :5 manques.

En tout et pour tout pour le mois : 11 manques.

Février.

Pour les 4 dimanches ordinaires : 4 manques. – Pour le mardi gras du15 et le jour des Cendres : 2 manques. – Etre allé faire part du décèsdu père Croisé : 1 manque ½. – Donné un coup de main au fossoyeur : 1manque. – Pour une messe d’enterrement : 1 manque. – Un jour decoliques miserere : 1 manque.

En tout et pour tout pour le mois : 10 manques ½.

Mars.

Pour les 4 dimanches ordinaires et 2 lendemains, dont celui dudimanche des Rameaux : 6 manques. – Avoir gagné un tour de reins à laréparation du guichet de la grand tonne : 2 manques.

En tout et pour tout pour le mois : 8 manques.

Avril.

Pour la fête mobile de Pâques et de son lundi : 2 manques. – Pour lelendemain du dimanche de Quasimodo : 1 manque. – Avoir tenu le pupitreà la plantation du Calvaire à Auquinville : 3 manques. – Les 3dimanches ordinaires du mois : 3 manques.

En tout et pour tout pour Avril : 9 manques.

Mai.

Pour les 2 premiers dimanches ordinaires des 1 et 8 : 2 manques ½. –9, 10 et 11, Rogations : 3 manques. – Jeudi 12, Ascension ; 13 la fêteà Servais : 2 manques. – Pour le dimanche ordinaire ; la fête mobile dePentecôte, son lendemain et le mercredi des Quatre-Temps : 4 manques. –Avoir planté les choux d’hiver à Théodose : 1 manque.

En tout et pour tout pour le mois : 12 manques ½.

………………………………………………………………………………………………………………………

Juin.

Jeudi 2, Fête Dieu : 1 manque. – Vendredi 3 avoir chanté la messed’enterrement à ce pauvre Théodose : 1 manque. – Samedi 4, avoircueilli la pavée pour le reposoir à Mme Debiére : 1 manque. – Pour ledimanche 5, un service anniversaire, l’enlèvement du reposoir Debiéreet une procession à Préaux : 4 manques. – Avoir gagné un coup de soleildans le grand pré : 1 manque ½. – Pour les 3 dimanches restant : 3manques ½.

En tout et pour tout pour le mois : 12 manques.


Le carnet de Harel s’arrête à juin.

Il en est pour sa comptabilité comme pour tout ce qu’il entreprend : lasève ne dure pas.

Et puis, cette année là, le mauvais temps d’hiver était venu tôt ; lechantre avait brusquement  regagné son métier à tisser.

Qu’il lui soit pardonné ! D’autant que chacun sait que dans lespremiers jours d’octobre, Harel, revenant de la fête à Sosthène Ridel,fut surpris par une inflammation du foie qui le fixa pendant quelquessemaines. Le pauvre faisait pitié. A ce point que le curé vint un matinle conjurer de penser à son salut.

A l’entendement des dispositions dernières qu’il devait prendre, Harelse révolta, et, pour démontrer que son curé se trompait d’adresse, ilsoupira vers Mme Neuville et lui demanda une larme de sa très vieilleeau-de-vie, convaincu que ladite liqueur le sauverait desSaintes-Huiles.

Ayant ainsi rejeté l’ordonnance du médecin et remercié le curé pour sesprévenances, nous le vîmes à notre étonnement se rétablir en troisjours – l’espace de la passion du Christ – tant et si bien que nousnous demandâmes si son indisposition n’avait pas été simulée et saretraite organisée pour se tenir au chaud.

Tout compte fait, Harel travaillait deux-cents jours par an. C’étaitplus qu’il n’en fallait pour s’attirer la bienveillance des honnêtesgens de la contrée.



II

L’ÉCOLE


A L’ECOLE

M. Jamet, l’instituteur, nous voyait venir de son perron. Il nousaccueillis d’une voix claire et m’a donné la main. Il est grand etrasé, coiffé d’une casquette.

Le cœur me bat, et pendant que Catherine enchaîne la roue de lacarriole, nous pénétrons dans la maison. L’accueil de Mme Jamet estbruyant. Elle découvre en parlant une gencive édentée et agite autourde sa taille de larges manches bordées de velours noir. Sa fillette etson petit garçon me fixent avec des yeux étonnés. Sur une chaine,auprès de l’âtre, la belle-mère de M. Jamet m’adresse un sourire pâle :« Boujou, mon petiot. V’nez m’embrachi ! »

Tout de suite, assise, ma mère explique à M. Jamet que j’ai douze ans,que pendant son séjour à la ville j’ai fréquenté le collège. Ellepensait me laisser ici jusqu’aux vacances, le temps de régler sasituation de veuve. Elle désirait que je ne perdisse pas l’acquis demes premières études, et, à cette fin, elle priait M. Jamet des’entendre avec le curé pour que je commençasse le latin qui m’étaitnécessaire à la rentrée d’octobre.

Puis, se tournant vers Mme Jamet, avec plus de lenteur, s’excusant desa faiblesse, elle énumère mes habitudes de confort : je prenais duchocolat le matin, des confitures aux heures de la collation. Elleavait prévu ce complément à ma pension : Mme Jamet trouverait lechocolat et les confitures dans mon bahut bleu orné de fleurs degrenadier ; mon linge marqué, mes habits des dimanches étaient dans unemalle à dessus de poils de blaireau, que déposait Catherine sur leseuil.

Mme Jamet l’ayant rassurée sur la mesure et l’emploi des gâteries dontje disposais et protestant qu’elle aurait pour moi des attentionstoutes maternelles, ma mère ouvrit son réticule et posa sur la tablesix petites pièces d’or de cinq francs, le prix mensuel de ma pension.Et le silence s’étant fait pendant que M. Jamet paraphait le reçu, mamère se leva, visiblement pressée de partir. Plus tard je sus que saprécipitation voulait épargner à ma sensibilité un arrachement indéciset prolongé.

Ce fut en vain. Au moment de la séparation mon déchirement fut extrême.Je m’accrochai à ma mère, à Catherine en pleurs, à la voiture… Je ne merendis qu’à la douce violence de l’instituteur : « Voyons ! Voyons !...commandait-il, il faut être un homme ! »

Le cheval cinglé prit le trot. Bientôt je ne vis plus les signes qu’onme faisait. Au loin diminuée, disparue dans une descente, la voiture nelaissait derrière elle que le ruban désert de la route.


Je n’ai pas dormi, moins troublé dans ma pensée que par la nouveauté etle dénuement de la mansarde que j’habite.

Pas de cadre au mur, mais un débris de glace à la poutre basse. Pas defenêtres : une tabatière et, dans les deux angles du lieu, deux litsétroits en fer : celui de la grand-mère et le mien. Au centre, un brocsous une petite table boîteuse juste assez large pour recevoir uneseule cuvette. Enfin, venue du grenier dont le sol est d’argile, uneodeur de poussière se mêle au parfum froid de la pommade à la rose ;cela écœure. Puis la grand’mère a rêvé tout haut, et j’ai eu peur.

Au matin, elle s’est peignée devant le morceau de glace ; elle a misson bonnet bayeusin et divisé en deux courtes nattes ses pauvrescheveux gris dont elle pommade les bandeaux. Elle geint en levant lesbras. Sa toilette finie, elle s’est agenouillée et a prié, le frontappuyé sur le bord de son lit. Venue à moi, elle m’a dit : « Faut vousl’ver, mon petiot, j’vas vous trachi de l’iau pour vous débrauder ».


Dans le feuillage vert des marronniers de l’avenue, la maison d’écoleoppose sa façade blanche à fenêtres cintrées. C’est la première maisondu bourg. Exhaussée du sol de la route par un perron de dix marches,son élévation, à flanc de coteau, donne accès, à l’arrière, aux sallesde classe et de mairie.

Elle est séparée de l’auberge du Cheval blanc par le chemin de laVierge, large sentier impropre au roulage, qui se divise et se perdsous les pins de la forêt.

Du perron, le regard passe au-dessus des maisons, découvrel’amphithéâtre opposé de la vallée : à gauche, le trait mince descollines de Cheffreville ; à droite, estompés par l’éloignement, leclocher de Prétreville, et, entre deux touffes d’ifs, les toits pointusdu clos Neuville.

Devant soi, une avenue d’ormes centenaires envoûte la courteperspective, la vue en plongée se heurte à l’ancien pont-levis duchâteau.

Cette avenue, coupée par la route de Cheffreville et par celle deCourson, est la parure et la principale artère du bourg.

Placée ainsi, l’école s’anime du va et vient du roulier, de lamaisonnée, des échos de l’auberge. Le silence n’est troublé que par lemarteau d’une enclume, l’envol des pigeons, le choc d’une channe à lafontaine et par la cloche fêlée, intermittente, des trois angélus.


Avant que l’écolier n’arrive, j’ai promené dans la classe ma curiositéde nouveau.

Les murs sont tapissés de cartes et de gravures : la France, divisée encoloris joyeux ; l’Europe, tout emmêlée d’états et de traits noirs,éclaircie vers l’Asie ; la Mappemonde, grand double cercle où le bleudomine et semble refléter le ciel océanique.

Voici les sept périodes de la création du monde : Adam et Eve sousl’Arbre de la Science… Le Paradis perdu ! L’ange du Seigneur chasseAdam !...

Les épisodes de l’histoire des Hébreux : Moïse descend du Sinaï,portant les Tables de la Loi. David joue de la harpe devant l’Arche…Absalon est retenu aux branches par son abondante chevelure…

Le passage de la Mer Rouge, la Terre promise !...

Voici le Nouveau Testament : Jésus se fait baptiser par Jean. Il chasseles marchands du Temple.. Les noces de Cana, la résurrection de Lazare,la Passion…

Une dernière estampe montre les apôtres rassemblés. Ils ont le visagelevé vers la colombe qui leur apporte le don d’éloquence.

Les images tiennent l’espace libre entre les trois fenêtres : le restedu mur est rempli par un tableau noir, une vitrine et une toilecoloriée qui représente les parasites de la pomme de terre et de lavigne, l’anthonome du pommier, le ver blanc, ses larves, l’insecte àl’état parfait ; dans la vitrine : un niveau d’eau, l’équerre et lachaîne de l’arpenteur avec quelques cailloux extraits des carrièresd’alentour.

Les tables sont tachées d’encre, encochées au couteau. Et la salle estspacieuse… D’après les places, nous devons être soixante garçons.


Ceux-ci arrivent par groupes de trois ou quatre, en sabots bridés,casquette à oreilles et blouse bleue à liserets. La plupart portent unebesace en sautoir dont la poche de devant contient les livres, celle dudos le déjeuner. La bouteille dépasse du goulot. Ils vont déposer leurbissac dans une masure de la cour.

Ils me regardent sournoisement, avec un peu de mépris pour l’habit queje porte : un tricot de marin et une culotte courte.

Ma gêne cesse à l’arrivée d’un gros gars de quatorze ans, venu dePrétreville. Je le connais pour l’avoir vu à la ferme – un riverain.Son entrée m’est une joie. Celui-là vient de l’horizon que j’interroge.– « As-tu vu maman, Frédéric ? » Frédéric est stupide. A peine s’ilpeut formuler sa pensée. « Non ?... Tu ne l’as pas vue ?... »

Brusquement le maître entre. Sur un signe, nous nous mettons sur deuxrangs et nous marquons le pas autour des tables en chantant un airrythmé par des nombres. M. Jamet bat la mesure sur son estrade, frappele pupitre de son signal de buis. Le chant fini nous gagnons nos placeset, à genoux, nous faisons la prière : « Ayez pié d’nous ! » disentles petits gars.

Le syllabaire est sans images. C’est une mince brochure que l’élèveépèle en roulant le feuillet dans ses doigts. La salle vibre à la voixdes moniteurs qui occupent les angles de la salle. Un à un, pardivision, les aînés vont au tableau. Les ignares vont aux cartes, lesabot traînant. Deux ou trois – les dissipés – sont tournés contre lemur et, quelquefois, ce sont des pleurs, car M. Jamet a la baguetterapide et le pied prompt !

J’aperçois un petit blond au cou très mince, aux oreilles écartées,dont les larmes ont barbouillé le visage. Son pantalon rapiécé découvreses chevilles nues, meurtries par son sabot garni de paille.

Mon voisin, Beaumont Honoré Petithomme, signe d’une main sûre son nompatronimique et imite assez bien l’écriture à boucles déliées de M.Jamet. – « Beaumont Honoré, proclame l’instituteur, a du pain sur laplanche ! »

Il est par les divisions des cahiers sans taches, où l’attentionsoutenue, le soin incessant témoignent d’une espèce de piété.

Ces cahiers sont appelés à concourir en fin d’année scolaire. M. Jameten tire vanité. Certains jours, il sort de son armoire les cahiers dupassé et les bons écoliers sont admis à se pencher sur les écrituresapâlies de leurs devanciers : « Ceux-là s’étaient fait une position :Nector Pelhètre était devenu comptable, Gruchey premier clerc dans uneétude de notaire !... »

Midi. L’Angélus est récité en latin. La prière est à peine finie queles garçons s’égaillent, tels les pierrots d’une aire. Les uns dévalentvers le bourg, à grands coups de sabots, luttent de vitesse, les autrespiquent vers leur bissac.

A crouptons, le dos au mur, ils tirent leur fricot du bol ; le poucesur leur viande, ils boivent à goulot que veux-tu. J’ai souvent enviéleurs compotes de ménage, le miel odorant qu’ils creusaient du couteaudans leurs petits pots de grès.


« A quoi qu’vous jouez ? » m’a demandé Beaumont Honoré Petithomme.

A la ville, ai-je répondu, nous jouons aux barres, à la raquette et auxbilles. On y a un trapèze et des perches pour sauter. On y apprendaussi l’exercice du fusil.

Je lui explique le jeu de barres : il y a deux camps. Ceux quidépassent une limite convenue sont faits prisonniers et mis à l’écart ;on ne les délivre que par surprise et beaucoup de rapidité.

La raquette exige du champ. On se renvoie la balle à de grandeshauteurs.

Mais Beaumont fait la moue. Mes jeux n’étaient pas possibles à l’école.On ne pouvait courir vite en sabots et les raquettes enverraient lesballes dans les pommiers.

Au reste, il trouvait l’exercice du fusil dangereux et disait les armesà feu défendues.

« Voilà ! conclut-il. Quand vous perdez aux dominos, vous payez avecdes sous. Ici, toutes nos affaires se règlent avec des boutons. Si nousjouons au bouchon, le perdant paie avec des boutons »… Et, vidant àterre son sac :

« Guettez ! une tête de sanglier, c’est cinquante ; les beaux de nacrevalent vingt-cinq ; ceux-ci qui n’ont que deux trous valent dix ; unbouton de culotte compte pour cinq ; on donne cinq boutons de chemisepour un de culotte. Une supposition que vous ne sachiez pas votre leçonet que je vous la souffle, çà serait pour vous cinquante boutons ou unetête de sanglier !... » Et fixant mon habit : « Ben sûr que ceux-civalent de vingt-cinq à trente !... » Mes boutons valaient cinquante !...

Mais on se querelle dans les groupes. Les grands pillent les petits quise défendent, le sabot à la main, lèvent haut leur sac : « Voleux !Voleux ! T’es t’un voleux ! »

Dégoûté, un perdant s’isole à l’ombre d’un pommier, où il demeure uninstant immobile. Subitement, il prend le pommier à bras, grimpe auxbranches et se place sur la plus grosse, à califourchon. La rage aucœur, il lance son sac vide sur un gagnant, et, pour consommer saruine, volontaire, dédaigneux, il laisse glisser de son pied un sabotqui se brise en tombant.


Dans la suite, je plaçai un trapèze aux branches d’un arbre, et,encouragé par l’instituteur, j’armai une compagnie de vingt fusils :vingt bâtons de frêne cueillis dans le bois voisin. M. Jamet décrochaun chassepot à la réserve des pompiers et nous en montra le maniement.Mais l’arme était pesante, nous ne pouvions l’épauler. En dépit del’attrait de ce vrai fusil, mes camarades se dégoûtèrent. La disciplineles gênait. Bientôt, je n’eus plus de soldats à aligner. Ils jetèrentleurs bâtons dans le chemin et s’en retournèrent aux jeux de billes etde boutons. Un d’eux fit un fagot de nos fusils, qu’il emporta fairedes tuteurs à ses rosiers.


Passé quatre heures, les écoliers s’en retournèrent chez eux. Desgroupes se forment et se divisent au chemin de la Vierge, auxcarrefours des rues du bourg. Quelques garçons s’attardent au perron del’auberge et y engagent une partie de billes. Ils sont libres !...

A ce moment, mon cœur défaille et ma pensée suit pas à pas les petitsgars qui vont vers Prétreville : ils musent au long des haies fleuriesd’églantines, lèvent les pierres aux passerelles de bois, cueillent desbranches de coudrier. Ils vont chez eux, à leur place à table, près deleur mère !... Et ils sont heureux, libres, sans le savoir !...

De la barrière de l’école vide où j’ai vu le dernier disparaître, jen’ai plus, pour appuyer mes yeux, que le sable de la route, le plafondsombre de l’avenue. Et l’auberge est silencieuse, l’animation ruraleéteinte. Seulement le bruit mousseux que fait la rivière à sa chuted’eau !...


CHASUBLES ET SURPLIS


Sous les traits réguliers d’un conventionnel, et en dépit d’unediscipline rigide en classe, M. Jamet cache une âme sensible et pieuse.

Au repas, sa famille rangée autour de la table ne s’assied qu’aprèsqu’il a dit le « Benedicite » ; aucun de nous ne s’éloigne avant «l’action de grâces ».

Il est l’ami et l’organiste de son curé.

Conduit par lui au presbytère, le curé ne lui a pas caché le plaisirqu’il éprouvait à m’instruire, et à cette fin, ayant retrouvé dans seslivres un Lhomond et un De Viris Illustribus, une heure durant, avantl’angélus du soir, je m’exerce aux déclinaisons.

Tous deux sont de grands amateurs de roses.

Aux belles vêprées je les trouve fréquemment au jardin : le curé –soutane relevée, calotte en travers – dans le sillon des églantiers, etl’instituteur, sécateur en main, dans l’allée principale bordée de buisqui mène à la serre.

Je décline « rosa » sur un banc de milieu, entre un fuschia violet etun pot de réséda que jardine un papillon blanc en souliers de satin…

Le curé ne m’interroge jamais que par ces mots « Mon enfant… » Et je mefais au commerce de ces hommes sobres et bons ; je les aide de la pelleet du râteau ; j’écussonne un sauvageon ; en confiance, je tambourinel’arrosoir. Enfin, je réponds la messe du matin et je sers les officesdes dimanches.

Les petits soins du culte me sont une diversion heureuse : ladisposition de l’autel, la mise en page du lutrin, le service desburettes, l’allumage des bougies me gardent attentif et retiennent mesélans de plein air.

A la tendresse turbulente des miens succède une douceur pénétrante, néeau calme du presbytère, à la pénombre de l’église, au chant et àl’encens.

Par ailleurs, ma coquetterie s’est éveillée au port du surplis et ducamail, et, à l’instar de Harel, je soigne mes entrées dans le chœur.

Je subis aussi le charme des images. Celles que j’ai sont d’une granderichesse.

Aucunes, encartées dans le livre du curé, sont bordées de guipures ;l’ovale parfait des visages roses s’y nimbe du cercle d’or, les robesmystiques emplissent tous les chemins du ciel…

Et, peu à peu, je me prends à la sensualité des ornements, aux suavitésdes grands tiroirs où se déploient comme des ailes la chasuble etl’étole ; je me délecte au toucher des ceintures éclatantes, et, si jeverse le vin d’offertoire, ma piété se résout aux facettes des pierresdu ciboire !...

Ciboires, patènes, burettes composent pour mon entendement la vaisselleidéale dans laquelle les saints barbus du rétable boivent et mangent…Dans les soirs de bénédiction, au rayonnement des bougies, le regret mevient de ne pouvoir supporter les lourds chandeliers de cuivre.

Cependant, je reste envoûté par mon âtre ; le lis de métal suscite àmon esprit le lis de mon jardin, la colombe de l’image, le ramier demes trembles, et le saint Jean qui caresse l’agneau me fait penser aupetit berger Lancelot.

Le dimanche, le petit bourg s’anime au matin de son marché qui se tientautour de la fontaine.

Habillées pour la messe, les fermières coiffées de tulle, de rubansbleus et verts, étalent à leurs pieds, dans des paniers garnis delinge, le beurre et le fromage, la guigne et la fleur de saison.

Elles vendent pour deux sous des bouquets de roses blanches etd’œillets pourpres, des bottes d’iris et de lis dont le parfum faitdéfaillir.

Leurs bouquets sont arrondis comme ceux de myosotis et de coucous.

Le cerisier trop élevé des clos permettant l’élagage des hautesbranches, des marchandes vendent des cerises attachées au feuillage. Etla rose n’a pas évaporé sa rosée ; la tige du lis et la branchesaignent encore de la taille et de la rupture à l’arbre.

Les fruits et les fleurs, sur tout le marché, dessinent des sentiers defraîcheur qui évoquent la nappe damassée et l’artifice des cristaux debohème.

Le jet d’eau de la fontaine éclabousse la galoche vernie qui s’enapproche. Toute fille qui vient puiser à bouteille, tient sa jupe enretrait dans l’harmonieuse avance du buste et du bras allongé.

A l’angle de la rue, le torse nu, le boulanger dispose ses galetteschaudes.

Les hommes au cabaret, pintent au cidre pur, et le petit clerc, sortidu chœur en tapinois, traverse les groupes en camail rouge et surplis àdentelle.


Aux jours de Pentecôte, le pèlerin vient baiser les reliques de saintJust.

A l’exemple de saint Ursin qui éloigne la peste, de saint Antoine quisauve du mal ardent, saint Just guérit du « carreau » le nourrissonet préserve les grandes personnes des douleurs rhumatismales.

Ces jours-là, tandis qu’aux auberges et sur tout espace libre se détèlele char à bancs venu de la ville, les processions parties du matin descommunes environnantes se rangent, à l’arrivée, au pourtour de l’égliseoù le clergé trouve place.

Elles donnent lieu à un déploiement inusité d’emblèmes religieux.

Ce ne sont que bannières appuyées aux murs, oriflammes, civières etdômes de tulle déposés là, croix d’argent et torches à galeries quirutilent dans le vert des feuilles, et, jusqu’à l’heure de lagrand’messe, un va-et-vient de chaperons, de soutanes, de chantres àbarettes, qui, dans le bourg, se pressent aux terrasses et sous lestentes des cabarets.

Chaque procession est saluée par les cloches, et l’animation de la ruedevient extrême dans la cacophonie vibrante du clocher et del’ophicléïde du pèlerin.

Ces processions, dont quelques-unes viennent de plus d’une lieue, sontentraînées à la marche par le battement des « campunelles ».

Le joueur de campunelles précède la procession. Une sonnette à chaquemain, il en alterne les coups et les rythmes à son pas.

La malignité rurale n’a pas manqué de définir ce battement par uneonomatopée dont le sens est peu révérencieux pour le joueur.

Elle lui fait dire en marquant le pas :
   
V’nez vê-nos fill’
J’irons vê-les votr’ !...

Dans cette veine, Harel était passé maître. On lui devait plus d’unverset de départ…

        N’oubliez pas, ô Félicie !
      La p’tit’ bouteill’,je vous en prie !…

et plus d’un de retour :

     Ah ! que l’bèr’ de Fervacqu’ est bon !
             Ora pro nobis !

Mais le joueur ne tient pas tout le chemin. Il règle le départ. Eloignédes maisons il passe la main et ne reprend sa place qu’à l’arrivée aulieu du pèlerinage. A ce moment, il « donne » avec maintien, surtouts’il est bel homme. Pour peu que deux processions se rejoignent, que lejoueur croise un autre joueur, que chacun rivalise et s’anime, ildevient sensible, toute piété étant absente, que les joueurs de «campunelles » sourient aux filles et viennent tâter le « bère » !

Voici, par l’avenue, les pèlerins d’Auquinville.

La bannière pourpre flambe au soleil ; gonflé par la brise, le rubandes étendards s’accroche aux marronniers… Elle approche. D’abordconfuses, les voix prennent un sens ; les robes blanches dessinentleurs contours, le visage des filles se détaille : teints de roses,yeux bleus, cheveux roux… ora pro nobis !... Elles donnent l’illusionde bouquets d’œillets panachés !...

C’est maintenant le défilé des hommes : deux rangs sonores dont les passont comme entravés. Puis les femmes, plus ou moins penchées, jupesrelevées aux hanches, parapluie et chapelets en main.

Au milieu d’elles, le curé en camail noir, l’étole au surplis.

Les chantres, en soutane trop courte, sont bottés jusqu’à mi-jambe. Ettout ce monde lance, reprend, se renvoie un verset : ora pro nobis!... et soulève une poussière dense, qui, retombée, ternit le vernistendre des feuilles de la haie.


Le petit bourg tire grand profit de son Saint et de son pélerin.

Dans sa reconnaissance, il leur consacre la fleur de son jardin ; poureux, il orne la face de ses maisons.

Pas de fenêtre, aux jours de Pentecôte, qui n’ait de géraniums, defuschias, de cinéraires ; pas de portes, pas de rues sans un tapis defleurs effeuillées.

A chaque façade, à hauteur du premier, à chaque mur, l’habitant ydéploie sa nappe, étend en travers ses draps bout à bout, pour yépingler l’œillet, la tulipe et la rose.

Sur le sol, par une disposition heureuse de roseaux et de l’iris desmarais, il reproduit avec art le rayonnement de soleils de verdure.

De faîte à pignon, de corniche à fenêtre, il attache la guirlande depapier, y suspend le lustre de lierre.

Et les cabarets élargissent leurs terrasses en y accouplant de longuestables, en limitent le pourtour avec de jeunes bouleaux coupés dans laforêt, répètent dans leurs intervalles la tache multicolore deslanternes vénitiennes.

L’édilité n’est pas en reste. Elle fixe à ce dimanche la revue de sespompiers et donne, au bâtis charpenté de la place, le simulacre d’unincendie.

Cette partie des réjouissances publiques met aux seuils les vieillesgens et garde attentive la foule des pèlerins.

Le temps du simulacre est court :

« Par fil à gauche !... Par fil à droite !... Halte !... Reposez !... »

Ils sont dix, en comptant le capitaine, qui ont gardé leur blouse sousun ceinturon rouge et noir. Leur casque est d’une ampleur exorbitante,leur plumet hors de sens. Ces proportions ne sont dépassées que parcelles du bonnet à poil des deux sapeurs et du tablier de cuir blancqui les empêche de marcher.

Pendant la pause, ayant calé d’aplomb l’unique pompe et détendu leursseaux de toile, lentement, trois pompiers se dirigent au bâtis qui,sans escalier, n’offre à leur montée inquiète que le colombage de sonarmature.

- Aux toits ! ordonne le capitaine.

Le pompier paysan n’est pas agile. Il lui faut l’épaule de soncompagnon pour quitter le sol et pour que, tant bien que mal, ilparvienne au chevron.

C’est à ce poste qu’au moyen d’une perche – permanente au bâtis – un dupeloton lui fait tenir la lance reluisante.

- Faites donner les eaux ! commande encore le capitaine.

Et les quatre hommes restés en bas – les sapeurs, le tambour et leclairon n’interviennent pas au jeu des eaux – s’éloignent à unedistance respectueuse de leur machine, lèvent, baissent les bras, et,avec ensemble feignent de pomper.

Ils feignent, parce que la pompe est vide, parce qu’ils savent qu’à cecommandement suprême de « faites donner les eaux », l’incendie estconsidéré comme éteint.

Replacée sur ses roues, deux hommes au timon, deux hommes à l’arrière,précédée par les sapeurs, le tambour et le clairon, la pompe reprendalors, en grand tapage, le chemin de son dépôt.

Je reconnais péniblement dans les sapeurs le charron et le bourrelier.A distance, la hache au cou, ils me font l’effet de broussaillesfagotées qui marcheraient sur la neige, la cognée restée au lien.

La foule les conduit, les entoure à l’auberge où ils boivent comme aujour de vrai incendie. Mais l’accoutrement des sapeurs dépasse le cadrede la porte. Ils ne peuvent pénétrer, et l’aubergiste arrose lesbonnets du perron.


Cependant, les dévots, les femmes qui présentent leurs enfants, lesgoutteux, les paralytiques se pressent à l’autel de saint Just. Toutel’église est envahie. Il y a profusion de prêtres et de chantres aulutrin. Et un grand désarroi règne dans les bas-côtés : les petits serefusent à baiser les reliques.

Leurs cris, le remuement des chaises et des béquilles mêlés aux jeux del’harmonium, aux sons des cuivres, à la voix grasse et puissante des « basses », dominent jusqu’à l’ébranlement du clocher.

Tous les fronts sont en sueur ; la poussière voile le camail etl’habit, et l’autel de saint Just resplendit des feux de cent petitscierges qui charbonnent, s’égouttent, et, à demi-fondus, se répandentcomme pâte au pétrin.

En dehors, sur le parvis et dans l’avenue, pour ceux qui n’ont putrouver place, des abbés disent l’évangile de bon chemin.

Pour deux sous, ils tiennent le pèlerin agenouillé sous l’étole, luifont le signe de la croix avec le pouce de la main droite sur le front.Il est des pèlerins sans souplesse qui ont la jambe raide… L’abbé élèvealors l’étole à hauteur de leur épaule.

Et, jusqu’à midi, le chant des hymnes se propage jusque sur la place dumarché.


Le cidre, brassé en décembre, est en mai à maturité, propre à ladégustation.

A ce point, il est dit de « première »… par mon grand oncle Morin,qualifié « goulayant », « nif » par Hélie, proclamé « droit engoût » et « justificatif » par Harel.

Et vêprée chaude garde pèlerin au piot.

Comme, à la vue de buveurs bruyants, je fais remarquer à M. Jamet quela manière d’approcher saint Just m’apparaît bachique et tout idolâtre :

- Il demeure dans le sein des nations converties, me dit M. Jamet, unassez grand nombre de petites pratiques et superstitions païennes quel’avenir abolira.

Le culte à Bacchus, par exemple – nous croisions un chantre aviné, sanssurplis, en soutane rouge, qui ressemblait à un broc de cuivre – leculte, dis-je, qui le faisait honorer au temps du Paganisme, s’expliqueen ce que Bacchus fut considéré comme ayant planté la vigne. Il nedétournait point du vrai Dieu, inconnu aux Grecs, un hommage qui luiétait dû.

On ne saurait, sans injustice, comparer son culte licencieux à cetteespèce de piété du pèlerin pour le bon cidre ; car celui-ci ne lève sonverre à aucun faux dieu : il se désaltère, rend hommage au Créateur detoutes choses, et apprécie la saveur et le prix de ce qu’il boit.

Pour ce qui est de saint Just, soyez assuré que s’il reçoit plus que samesure il en reporte au Seigneur.

Le pape Grégoire écrivait aux missionnaires qu’il envoyait enGrande-Bretagne : « Il faut se garder de détruire les temples desidoles, il ne faut détruire que les idoles, puis faire de l’eau bénite,en arroser les temples et y placer les reliques. Si ces temples sontbâtis, c’est une chose bonne et utile qu’ils passent du culte desdémons au service du vrai Dieu. »

Et pour ceux qui s’enivraient, le Grand Pape ajoutait : « C’est enréservant aux hommes quelque chose pour la joie extérieure, que vousles conduirez à goûter les joies intérieures ».

Je reprends : « Ces gens qui vont d’une terrasse à une autre, commentferont-ils pour s’en retourner dévotement ?... »

- Précisément, me répond M. Jamet, le clergé, depuis peu, a décidé quele retour des processions s’effectuerait individuellement, les croixdans leur gaine et les bannières roulées.

Il est arrivé que des objets du culte ont été égarés après avoir étéoubliés à l’auberge, que le vent ait renversé le porte-bannière, que lejoueur de campunelles réglât mal sa mesure… Et vous n’ignorez pas lamésaventure arrivée l’an passé au chantre de chez vous, au retour de saprocession.

Il en était au verset :

Ah ! que l’bèr’ de Fervacques est bon !...
        Ora pronobis !

quand il se sentit pressé de s’écarter du rang pour gagner le fossé.Harel était bu. Il en avait franchi le rebord d’une jambe, lorsquevint à passer un troupeau de moutons.

Quoi que la procession fît pour s’écarter et livrer passage, letroupeau prit peur et se répandit du côté du chantre.

Comme Harel faisait obstacle, que les moutons étaient pressés par lechien, un mouton de tête s’élança entre les jambes du chantre, et, tousy voulant passer, enlevèrent le malheureux, qui, dans ce torrentlaineux, roulait sans voix et sans secours.

Il fut ainsi porté à dos de mouton, cramponné à la renverse, sur unelongueur de dix toises et ramené dans la procession en un désarroiindescriptible !
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Harel !...


ECOLE BUISSONNIERE

Le grand bois domine le bourg.

De mon lit, à l’aurore, je perçois le roucoulement des tourterelles, lemartellement d’un pic, le cri du geai.

Mon imagination vagabonde avec l’oiseau, le suit dans les habitudes queje lui connais.

Mais la venue des écoliers effarouche jusqu’au merle dans le ronciervoisin, jusqu’au roitelet de la clôture, qui fuit, le trille au bec.

Levons-nous tôt ! Allons au loriot à court de thème !

L’air trépide au ras du sol. Tous les bruits sont proches…

A mes pas, dans le chemin, le « rieur » s’esclaffe dans la haie… leverdier s’envole des herbes folles…

Je monterai à la lisière du bois où la grive s’époumonne au plus hautdu hêtre ; je reviendrai avec cette fauvette à tête noire qui me suittoujours inquiète, toujours veuve, qui se plaint aux petites chapellesdes vieux murs.

La clarté rose est partout. Elle inonde le taillis, la fougère,l’aiguille morte des pins.

Dans le fourré, un rossignol est là… si près qu’il me semble que sonardeur fait trembler la fine ramure.

J’écarte une branche… Je le vois… Il serre un scion menu… Il a le beclevé, dans sa gorge déployée une petite noix qu’il roule en fermant lesyeux… Tu tu tui tui tio tio tu…

Et au-dessus de la forêt, l’épervier dessine un cercle, se maintientimmobile… A peine si le frémissement de son aile est sensible… Puis, lachute aplomb dans le moutonnement des cimes !...

Entrons !...


Quoique décidé, assez grand garçon pour apprécier mes risques en forêt,je n’entreprends guère de ravin écarté sans une hésitation voisine del’inquiétude.

A la vérité, je me sens à l’aise dans la clairière où je botanise. Ilme faut de l’horizon.

D’ordinaire, le sentier est un raccourci qui mène d’un chemin deroulage à un autre, à la coupe de l’hiver passé, à la hutte d’uncasseur de silex.

C’est au point où il s’efface que l’inquiétude me saisit, tandis que lacuriosité me pousse en avant.

Il n’y a pas de sentier dans le ravin profond : l’égout des pentes, lafiltration des terres y donnent naissance au ruisseau.

Le mucus y fermente, l’arbre décapité y pourrit, lépreux envahi par leslichens, les champignons vénéneux et la variété des fougères d’ombre.

Le silence n’y est troublé que par le remuement des hautes cimes, lecrissement de deux écorces, le brusque retrait d’une bête puante… Et lebruit mal défini retient mon pied soulevé, crispe ma main à la branchebasse…


Ce que je sais d’histoire fabuleuse n’est pas pour me rassurer.

Mon père, esprit cultivé, aimait à répéter qu’il y avait des divinitéspartout : dans la forêt, au bord des eaux, dans les jardins !...

Il y croyait.

A la ville, les murs de sa bibliothèque se décoraient de gravuresmythologiques.

Je vois, dans leurs détails, Pan poursuivant Syrinx, Diane surprise parActéon.

Lui-même avait composé de petites odes ; des « abois à la lune », queje savais par cœur :

    A travers l’arbre au noir feuillage,
    Pourquoi souris-tu tristement ?
    Traines-tu par le firmament
    Quelqu’amour qui te décourage ?...

Et, comme pour m’affermir dans la croyance païenne dont il alimentaitsa veine poétique, à un âge où l’intelligence des Lettres échappe àl’enfant, à sa mort, ma mère, sans discernement, avait pour moi tiré desa bibliothèque les livres illustrés qu’il y avait rangés.

Je me souviens d’une Mythologie comparée à l’histoire, où j’aipatiemment passé en couleurs Léda, Eole, Jupiter et Vénus, la plupartdes Nymphes, Aegipans et Satyres encornés.

Dans le ravin, ces images accourues au battement de mes tempes, à lamoindre clarté remuante, me tiennent cloué sous l’ombre des pins,disposé cependant à la réalité redoutable du faune aux pieds de chèvreet de la nymphe écartant les roseaux…

Au reste, la rencontre d’une vieille femme me met en émoi et je gagnela clairière.


Ici, la silhouette de l’arbre se découpe dans le bleu.

La clarté filtre à travers le tremble, pénètre le mur de verdure, sepose au pied du frêne, se niche au creux vétuste.

Le rayon joue au tapis vert des mousses, flambe dans les herbesrousses, éclate aux nacres de la fleur, se fixe aux contours de ladigitale hautaine.

Sur le sol sain et chaud, la mouche émeraude décrit les angles de sonvol, le bourdon se saoule à la ronce, le lapin gîté s’ensauve, roulesur sa piste comme un petit manchon…

Apeuré par un volier de ramiers, un écureuil gonfle sa queue, saute duchêne à la branche du châtaignier…

Et la flore est changeante : l’ajonc d’or alterne avec le lit de sauge; sur l’argile plus humide, la centaurée étoile son mince bouquet mauve; là, c’est la famille des véroniques – petites prunelles tendres quiregardent passer, et, à dix pas, le jardin des oiseaux pillé par lebouvreuil.

Dans ce peu d’espace lumineux, je perds tout malaise, je respire àgrands coups la sève amère des bourdaines, le parfum des églantines etdes chèvrefeuilles.

La chaleur me pénètre comme elle pénètre les pierres. Je me sensardent, heureux de vivre. Mais le souffle du plateau dépasse mes forceset je me couche face au ciel, l’oreille aux bruits animés du buisson.

Un étourneau passe : il va à sa couvée… L’oiseau qui gagne son nid ades précautions d’approche ; il s’arrête, hésite, donne le change à quil’observe. S’il allait indiquer le lieu de ses amours !... Du nid ilrevient d’un trait, s’en éloigne jusqu’au bas du vallon.

Je sais autour de moi des nids de merles. Ils sont faits de mousses etd’argile, à hauteur d’homme, à la fourche du « sauvageon ».

Sur ses œufs, la fixité de l’oiseau est extrême. On dirait une faïencenoire à bec d’or.

Le roitelet construit aux éboulis des talus : tas de mousse serré,bloqué entre deux racines.

L’entrée du nid est si étroite qu’on n’y peut présenter qu’un doigt…J’ai compté dix-huit petits au même nid. Ils prenaient la volée à laqueue leu-leu ainsi que les abeilles sortent de la ruche…


A l’heure lisible au cadran des chênes, quand le soleil descend debranche en branche, je laisse la forêt silencieuse.

Pas de cime inquiète aux lueurs du couchant. Loin en amont, elledéploie le rideau somptueux de ses pins et de ses hêtres.

Ces arbres qu’ont épargnés la hache, atteints seulement par la foudreet le Temps, se haussent, dans le soir tranquille, aux arcs constellésdu Rêve… Hormis le hululement de la chouette, la note flutée ducrapaud, rien ne l’agite. La Nuit calme s’entend avec Elle pour lapassée de l’ombre.

Elle s’endort après avoir recueilli le volier de la plaine, lecorbeau du plateau, les corneilles du clocher… Celles-ci, aux mêmesheures, sans bruit, regagnent le même massif : Elle est le refuge d’unevie ailée innombrable !... Et je pense avec mon père que si le jour lesnymphes se tiennent sous l’écorce des chênes, je pense, dis-je, que laForêt est bien ingrate de me cacher Echo !


Un dimanche après vêpres que, musant au bois, je coupais des scions decoudrier pour les alignements d’un arpentage, je fus surpris d’entendreà un tournant de mon sentier une petite voix gutturale et brève qui meparut se lamenter.

Je me tournai du côté où venait le bruit et je vis une fille dontl’accoutrement indiquait une bohémienne.

Ses cheveux étaient serrés dans un foulard rouge, sa jupe à ramagesvoyants, ample et courte, découvrait ses jambes nues.

Je savais que des nomades suivaient régulièrement les fêtes régionales.Il en était passé au Clos Neuville à l’époque des grandes foires,quémandant de la paille et du foin pour leurs mules.

Cependant, la notion que j’avais de mon éloignement du bourg, de monsentier isolé, me jeta dans la confusion.

Je ne pouvais l’éviter, du moins sans quelque lâcheté contraire à manature, et je l’attendis ferme au milieu du chemin.

Elle ne me vit qu’au moment de me joindre, et, comme si, de son côté,elle eût à redouter quelque chose de moi, elle fit un saut brusque dechèvre dépistée sur le talus… « Ay dios !... »

Elle n’était pas suivie, et quand elle m’eut dépassé de plusieursenjambées, je me retournai sur elle.

Contrairement à ce que je prévoyais, la petite bohémienne s’arrêtasoudain, s’assit sur le rebord et se reprit à gémir :

« Ay Dios !... Ay Dios mio !... »

Enhardi par le champ qu’elle laissait, pour me convaincre aussi quej’étais sans frayeur, je fis trois pas dans le sens de sa route.

Que comprit-elle ? Je la vis se relever, secouer sa jupe dont le baslaineux retenait des brindilles de ronces mortes et s’avancer à marencontre.

De près, je remarquai qu’en dépit de ses plaintes, ses yeux noirsétaient secs, tachés de petites flammes qu’elle s’exerçait à atténuerpar un ensemble de douceur composée.

Quoique troublé, je la questionnai et j’entendis à son dialecte mélangéde français, qu’envoyée par les siens, elle était allée au bourgchercher de l’eau-de-vie et qu’en chemin elle avait cassé sa bouteillepleine… « Ay Dios !... Ah ! mon Dieu !... »

Elle avait le teint brun jaune, la bouche charnue et rouge, la lèvrefendue pareillement à une cerise craquelée, et elle découvrait desdents d’une blancheur éblouissante… deux incisives pointues de jeunechien.

Son âge devait dépasser le mien et sa maturité visible, sa demi-nuditéinfluençaient mes yeux… A cet instant je regrettai d’être seul.

« Ay Dios mio !... »

J’eus l’idée de m’en dégager en lui faisant l’aumône. Mais je n’avaispoint de sous, seulement une pièce de cinq francs, renouvelée la veille: ma masse d’écolier.

Lui donner ma pièce m’apparut une libéralité extrême, et le sens communme le défendit. En toute autre occurrence, je n’eusse pas manqué detrouver le moyen de me tirer à meilleur compte. Pourtant j’avais ouvertmon porte-monnaie et mon élan généreux était esquissé !

- Je vais, lui dis-je, te donner le prix de l’eau-de-vie que tu asrépandue. Combien te faut-il pour la renouveler ?...

Elle leva ses prunelles de jais vers les branches, découvrant un cerclede ses cils deux globes blancs et bleutés, et, ayant croisé ses piedsnus :

- O gran senor ! una peseta… un franc !...

Je lui tendis ma pièce.

Elle me l’arracha presque, et, dans le même saut de chèvre qu’elleavait fait pour m’éviter à son passage : « Gracias ! merci !... » elles’enfuit vers le plateau.

Stupide, je la vois détaler, sans souci des racines nouées sous sespas, son foulard rouge éclaboussant la grisaille du taillis…

Mais elle s’arrête… se retourne… du même pied me rejoint.

Et, dans une détente joyeuse, le rire aux dents, épanouie, ellem’explique qu’elle va au bourg, y remplacera sa bouteille cassée etregagnera sa roulotte avec l’eau-de-vie rachetée.

Elle compte sur ses doigts : uno, dos, tres… avec trois sous unebouteille neuve !... l’eau-de-vie ?... una peseta !... pour le reste dema pièce ?... la buena ventura !...

Sa mimique, ses gestes expressifs devancent le brouillamini de sonlangage. Je comprends tout ce qu’elle dit. Je n’ai plus d’émoi… et jen’ai plus d’argent !...

L’accompagner jusqu’à l’auberge, l’attendre pour en recevoir un argentmaintenant sacrifié ?... A l’inconvenance d’être vu avec cettebohémienne, je préférai garder l’avantage de ma générosité. Puis, ellem’avait deviné de maison aisée : ma vanité s’en trouvait bien.

Ay Dios ! Nous dévalons le bois avec entrain.

De place en place, pour me laisser la piste, la petite gitane enjambel’ornière, bondit sur le talus, retombe à pieds joints dans le chemin.A ce jeu, son foulard se dénoue… Je vois que ses cheveux sont du noirde jais de ses yeux, mais emmêlés à la nuque, qu’elle a mince etpresque olivâtre… Et elle va les mollets nus tachés d’argile sèche,serrant ma pièce blanche dans sa main…

Nous convînmes, au sortir du bois, de nous revoir le lendemain, à lamême heure et à l’endroit où nous nous étions rencontrés.

- Juramente ?... C’est juré ?...

- Je le jure !...


Le soir, en fin de veillée, dans la salle de la mairie où nous relevonsau cadastre les surfaces de pièces de terre que nous devons arpenter,le visage à l’abri dans l’ombre circulaire que projette l’abat-jour dela lampe, j’ai demandé à M. Jamet ce qu’il savait de ces « nomades »qu’on rencontrait périodiquement par les routes.

D’où venaient-ils ?

Etait-il vrai qu’ils vivaient de rapines ?... qu’ils volaient desenfants ?...

- Oh ! là ! s’écria M. Jamet, voler des enfants ! les bohémiens en ontà revendre. Ce sont vos contes de nourrice qui vous reviennent ?...

Par coïncidence, dans la semaine qui précédait le pèlerinage, il avaitreçu la déclaration de séjour d’une famille de bohémiens d’originecatalane.

- J’en ai là sept ! le père, la mère, une aïeule, trois « pequenos »,une fille de treize ans… Sept, compta-t-il en soufflant les grains defusain de son dessin décalqué, campés là-haut dans une même roulotte,arrêtés par la crevaison de leur âne.

J’appris que le bohémien avait demandé à la marquise de Montgommery decueillir de la bourdaine au bois pour la confection de ses paniers etqu’il en avait obtenu un plateau de hêtre vert pour son industrie depièges à rats, d’auges et de cuillers en bois, à condition que lui etles siens ne se livreraient à aucun dommage, aucune espèce de mendicité.

Jusqu’à ce jour, remarqua M. Jamet, ils n’ont été pourpersonne  un objet de plaintes. Et leur séjour sera de courtedurée, car, à la vérité, leurs moyens d’existence ne s’exercent qu’à laville, où le père et les enfants, musiciens de sentiment, font danserla fille.

- La petite gitane est danseuse ? dis-je.

- Danseuse, appuya M. Jamet, sans me prêter plus d’attention.

- D’où viennent les bohémiens ? reprit-il.

Ils se sont donnés, chez nous, pour des descendants de ces Egyptienscondamnés par le Christ à errer éternellement pour n’avoir pas voulu lerecevoir dans sa fuite devant Hérode… Mais ils sont descendus de laMongolie, ont pénétré en Egypte et en Bohême et se sont répandus enEurope vers le XVe siècle, je crois.

- C’est la légende du Juif Errant, coupai-je…

- Oui, à cela près qu’ils sont sans religion particulière et sans mœurs.

Ils se marient entr’eux, sans s’occuper du degré de parenté,quelquefois le frère avec la sœur et à un âge extrêmement précoce.

Leur boisson favorite est l’eau-de-vie, et, en Espagne, on leur donnele nom de gitanos pour désigner leur caractère rusé…

- C’est un danger de les rencontrer ? demandai-je encore.

- Oui, répartit souriant M. Jamet, un danger pour les poules ! non pourle passant, car ils sont naturellement lâches, et, de tout temps, ilsont répugné au combat. Je n’ai pas souvenance de la relation d’un volpar escalade ou par bris de clôture commis par un vrai bohémien.

» Mais pourquoi ces questions et l’intérêt que vous semblez y attacher ?

- De l’espèce et de la quantité, répondis-je aisément, de mendiantsvenus aux fêtes du pèlerinage.


Nous allâmes nous coucher.

Danseuse !... Et je n’ai pas soufflé ma chandelle, que mon imaginationse peuple de jambes roses, de génuflexions sur fil d’acier tendu, debalanciers, de parasols et d’éventails agités par de maigres brascerclés de velours noir…

Je vois de petits carrés de tapisserie prestement déroulés auxdevantures des cabarets, aux coins des places, sur lesquels, au sond’accordéons, des garçonnets à perruques rousses pirouettent et sedésarticulent, le pouce à la poche de leur costume ample et bariolé,sur lesquels aussi se trémousse, castagnettes en mains, une fille auxtresses serrées et courtes, une fleur à l’oreille…

Et voilà que se dessine, lumineuse, la première petite danseuse que jevis…

Elle était du ballet d’un drame célèbre où mon grand-père m’avaitconduit : le Courrier de Lyon. J’en perdis le boire et le manger. Jela désirai pour sœur, si fortement que j’en parlai en confidence à mamère…

Et ma vision s’efface pour faire place à une autre : j’ai douze ans. Jem’éprends d’une acrobate dont la souplesse et la beauté causèrent dansla cité une sorte d’émerveillement…

Avec netteté je revois son visage, je détaille ses contours…

Elle est en maillot couleur chair, en corselet d’écaillesscintillantes. Un diadème au front, elle s’avance à la rampe sur uneboule énorme qu’elle dirige avec les pieds. Elle est inondée de feux,et, les yeux au-dessus du public, elle sourit dans ses exercices dejongleuse… D’équilibre instable, elle retient la boule qui s’avance,recule, s’écarte, la ramène et la garde immobile sous elle, comme fixéeà un pivot !

Voilà de ça plus d’un an… Je n’ai rien oublié de cette gerbe gracieused’où s’émanait aussi, en dépit de son flamboiement, je ne sais quoi devoilé, d’inapparent de sa pensée et de sa vraie vie que je savais sepasser dans la roulotte d’à côté… Je concevais seulement qu’un monde deconvenances, de préjugés et d’habitudes séculaires la rendaientimpossible à mon élan puéril… Et pourtant, je lui aurais donné ma vie…et celle des autres !...

Dans cette baraque foraine, où l’on jouait le drame et la pantomime,mon acrobate tenait le rôle de Colombine. Heureux… pauvre Pierrot !...Mais quoique j’aie vu Colombine laver son linge à la fontaine, je nelui dois aucun désenchantement !

Ha ! mais, je suis voué aux filles de roulottes !

- Bonté divine ! s’exclame de son lit la mère de M. Jamet, vous avez ledélire, mon petiot !...


Je n’ai pas été au rendez-vous.

Je me suis parjuré.

Le ton de M. Jamet, ce qu’il m’a dit de ces nomades m’a influencé auréveil, arrêté au primesaut. Le contact de mes camarades – ces «stables » de la terre argileuse – a fait le reste. Chez nous, lesracines de l’arbre ne dépassent guère les rameaux.

Puis, la nuit a laissé de sa cendre d’ombre sur ma journée d’hier. Aprésent, quelque chose de fripé et de déteint voile la flamme de lapetite gitane.

Enfin, cette nichée au galetas de vieille diseuse et de pequenos, cetâne crevé me répugnent à leur penser.

Et rencontrer, m’épiant au passage, l’aïeule jaune en hardes rouges!... Pouah !...

Cependant, peu après l’heure convenue, je me suis penché sur le cheminde la Vierge, et j’ai regardé vers le bois.

La petite gitane était là.

Dépitée d’attendre sous le couvert, elle était venue sur le terre-pleinde la chapelle que trois marches élevaient à hauteur de tréteau. Elle ydansait !

De ma place, je voyais sa frêle silhouette se profiler sur la niche.Elle hanchait, tournait les bras en l’air, donnait de la jambe à gaucheet à droite, s’arrêtait pour saluer un public imaginaire… Etl’anachronisme de son jeu dénaturait ce lieu sylvestre : truqué,l’arbre d’au-dessus devenait pour moi un portant de théâtre, lachapelle blanche une toile au vent, la touffe verte un zinc découpé…

La Forêt trichait ! Elle gardait ses divinités et me donnait en échangela mimique sémaphorique d’une petite saltimbanque échappée de la Courdes Miracles !


PELOUSE ET PRAIRIE

J’ai accompagné mon curé jusqu’au perron du château.

Sous l’avenue d’ombre qui aboutit à l’entrée, la porte massive s’élèveà hauteur des ormes et sa voûte basse, cintrée, ouvre sur la pleinelumière du parc, découvrant une allée principale et une large corbeillesurmontée d’une anse de rosiers.

Le pont-levis a disparu, mais, dans les longues ouvertures de la porte,on voit encore l’axe des flèches formant le levier auquel le tablierétait suspendu.

Je préfère au caractère sombre et menaçant des salles basses et dessouterrains où l’on donnait la question le plein air des jardins, et jecours aux pelouses, aux familles d’arbres exotiques, à la volière oùles oiseaux des îles mélangent leurs cris et leurs couleurs violentes.

J’erre par les allées aux ordonnances symétriques, je m’attarde à lavariété des plantes en bordure, au dessin des massifs et je flâne à lanappe claire des douves que la Touques détournée remplit de son eaulimpide. Si je me penche pour scruter le fond, le petit banc des carpess’éloigne de mon bord en frôlant les algues qui frémissent de la pointe.

Répétée dans l’eau, toute la partie récente du château, en pierre etbriques roses, à hautes fenêtres, à amples toits, dessine à l’enversl’élégance de son style Louis XIII, qui semble avoir pour assises leslances de ses girouettes. Un souffle, et tout se brouille… Est-ce unsymbole ? Il reste si peu de chose de la partie gothique que maintientle lierre !

Cependant, on y montre encore une chambre où dormit Henri IV. Le lit ases rideaux, son dessus de brocard, quelques bibelots et son carrelageen terre dure, émaillée de Pré d’Auge.

M. Jamet m’a raconté qu’au temps des oubliettes, un méchant comte deFervacques batailla contre les catholiques et qu’il fut, pour Lisieux,un dangereux voisin.

D’après la chronique, ce seigneur menaça souventes fois la villed’incendie. Un jour il entra à cheval dans l’église Saint-Pierre, enemporta les vases sacrés et l’or de l’évêché.

Mais  est-ce de l’histoire ? de la légende, qu’efface de sacourbe harmonieuse le postillon Roland amenant au perron sa calècheattelée de deux postiers à grelots ?

Roland, galonné d’or, a un chapeau ciré en forme de cône, un giletcramoisi, une capote verte à larges revers aussi cramoisis, et qui,repliée aux cuisses, découvre ses bottes vernies et sa culotte de peau.

Et l’attelage armorié roule sur le sable qu’il fait craquer dans unrayonnement de couleurs vernissées où le ponceau domine, s’éloignerutilant sous les ormes, stylisant à son arrière l’ombrelle blanche dela marquise.


Au delà du parc, vers Courson, la prairie s’étend jusqu’aux limitesbleutées de la colline, partagée par le ruisseau dont le cours sinueuxse devine à ses touffes d’aulnes.

Son agrément varie selon qu’elle est en herbe haute ou coupée.

En pleine herbe, les râles des genêts s’y appellent et s’y répondentjour et nuit, jusqu’à ce que la faulx ait passé.

Joindre l’oiseau est une tâche difficile, car il se tait au bruit quil’approche, ne reprend son cri de crécelle qu’après avoir piété loinpar les avenues qu’il fréquente. Parce qu’il fait silence vous lecroyez à dix pas…, il en est à cent ! Il dépiste le meilleur chien.Toute ruse est vaine pour le surprendre.

C’est qu’il a pour demeure l’herbe drue, le couvert des margueritesgéantes, des populages d’or et des reines-des-prés, les parasols del’ombellifère, toute la flore radiée qui lui est un sûr abri.

S’il s’élève de son immense droguier aux senteurs de ciguë, c’est pourretomber tout aussitôt, en une chute d’oiseau blessé, car son aileroussâtre est inhabile au vol.

En montée, dans la partie moins humide et plus éclaircie, une herbedure et fine à la graine tremblottante, se mêle au myosotis tendre, auxboutons d’or, aux trèfles blancs et rosés. Pas de fleurettes quen’incline le poids lourd d’une abeille ou d’un scarabée qui s’enivre aucalice ; pas de tiges qui n’aient leur coccinelle, leur insecte àélytres rouges et leur mouche aux yeux d’émeraude : aucunes planent ausommet des longues herbes, y décrivent un vol saccadé et triangulaire.Ici, le criquet vibre et défie le râle ; le soleil y distille les sucs,y répand les arômes ; il y anime toutes les ailes, arde tous lespollens, y consume les couleurs… et la sauterelle frémissantes’énamoure dans le sentier !...

Et les hirondelles qui nichent au château – comme de petites ardoisesse détachant du toit – viennent raser la nappe verte et onduleuse, s’yébattent et montrent aux crochets brusques de leurs retours le petitpoint de leur ventre blanc.

Le foin coupé, la prairie n’offre plus que la trame de son velours vertet l’ombre traînante des nuages.

A ce moment, la rivière en relief découvre son onde, s’anime de la viedéplacée des hautes herbes : l’oiseau, le papillon, l’insecte dans plusd’espace font place à l’étalon, à la poulinière et aux poulichespur-sang que l’entraîneur attend.

Ici et là, le radier s’élargit, devient un abreuvoir, et la passerelle,élégance rustique, fait le saut d’une rive à l’autre.

Là, je poursuis l’artificielle libellule, j’effarouche l’araignée desalgues et la truite rapide ; je vois tomber sur le scion du saule unegoutte d’arc-en-ciel !... pui… pui… c’est le martin-pêcheur ! Pui!... il raie de son trait bleu le miroir qui le double !...

Je reviens par l’enclos des pouliches. Curieuses comme le sont lesbêtes oisives, elles s’ébranlent dans un trot mesuré et fier,s’arrêtent à quelques pas, s’ébrouent et se tournent à demi pour seprotéger… Les poulinières se contentent de lever la tête.

Plus d’une fois, ayant à traverser la troupe magnifique de ces jumentsde race à la robe brune et si lisse qu’on dirait la pulpe d’unechâtaigne, j’ai dû donner mon bouquet de myosotis !... Elles leflairaient, le prenaient du bout des lèvres, le laissaient tomber…

Le reprendre ?... m’indigner ?... Elles ne comprennent que l’anglais !!


AJONCS EPINEUX

                                Car pour repos j’ai enfoulure…
                                       Alain CHARTIER.

Nous voici dans la montée sinueuse du plateau d’en face.

C’est jeudi, nous allons chez le père Rocques rétablir dans ses limitesun bornage contesté.

C’est la première fois que je franchis la vallée pour m’élever ausommet de ce versant.

Que verrai-je au-delà du ciel qui touche la colline ?

Je m’imagine une flore nouvelle, des chemins aux issues lointaines, deshommes dont je ne saurai jamais le nom…

Arrivé au faîte : « Retournez-vous, orientez-vous ! » me dit M. Jamet.

J’ai devant moi un panorama nouveau de la vallée, et, avec peine, jesitue l’endroit où nous habitons. Le recul efface ou met en valeur lesalentours immédiats de l’école, des plis de terrain que je nesoupçonnais pas, quoique habitué à les fréquenter. La forêt s’estabaissée, comme écroulée au pied de l’avenue, et le clocher, encontre-bas, dépasse à peine les ormes du château. Dans les ondulationsrépétées qui, une à une, conduisent mon regard vers Prêtreville, je nereconnais plus l’emplacement du Clos Neuville. Il est si étroit, si peusaillant que j’en éprouve une déception.

« Il en est du paysage, observe M. Jamet, comme pour tout autre chose.Un aspect diffère à mesure qu’on le contourne. Savoir choisir son pointde vue, c’est implicitement connaître les autres : une erreur dejugement dépend d’une orientation unique, d’une illusion d’optique,tout au moins de n’avoir pas fait le tour de son objet. »

Cette morale était à l’adresse du père Rocques, bonhomme processif dontl’instituteur connaissait le caractère obstiné.

Mais, dans mon coup d’œil jeté sur le vaste écran, ma rétine sensiblegardait la nappe soyeuse de l’herbage, le relief du manoir cossu, et,chemin faisant, d’une borne à l’autre, je saisissais l’opposition del’apparente nature du plateau.

Sur le devers de la route, aux talus, une herbe rèche et rare, uneterre friable et marneuse remplacent l’argile et la poussée verte desfonds humides.

Les haies, sans continuité, sans épaisseur, sont d’illusoires clôturesque la touffe d’ajoncs pare plutôt qu’elle ne garnit, et, au-delà de labanque et du fossé, le sillon mince et court, ici inculte, est làchargé d’avoine maigre. L’ivraie et le coquelicot envahissent le champd’orge.

« Il faut aller plus avant dans les terres, m’explique M. Jamet, pourtrouver un sol labourable, l’ampleur et l’harmonieux parallèle dusillon : nous sommes sur un sol de transition, entre le pâturagenaturel de la vallée et la culture intensive des hauts plateaux. Et,revenant au père Rocques : le paysan qui l’habite s’en ressent ; àl’étroit sur une terre aride, il est âpre et sans véritable aisance. »

Nous dépassons des chaumes entourés d’une haie d’épine ou de buis, unjardin fleuri de quelques tulipes. Mais les entrées en sont misérables: la barrière est fixée au tétard, râcle de l’angle et du fagotage quiretient les poules. Et le vent de mer dépenaille le chaume, écorne lacheminée, où l’hirondelle assoupie fait penser à plus de ruine dansplus de solitude.

De clos en clos, s’estompe un seuil préservé des bestiaux par unepalissade délabrée, au milieu de pommiers sans ordonnance, morts ouboîteux, exténués, agenouillés aux portes de méchants pressoirs.

Parfois sur le sillon et la lisière revêche, s’anime un troupeau demoutons dont le chien limite l’avance, contient le débordement. Et lescorbeaux qui piochent du bec nous regardent passer… Aucuns s’élèventlourdement, se posent plus loin, un sur une branche menue qui plie sousle poids, un autre s’engage vers la vallée, à grande hauteur, gagne leversant opposé. Je perçois son cri funèbre : croa, croa !... Le petitpoint noir se fond aux flocons d’un nuage épais, ventru comme un pichetd’étain.


Le père Rocques nous attendait à la route.

Je le connais pour l’avoir vu maintes fois aux offices, rencontré à lamairie, où il était venu consulter le plan du cadastre.

Il a sa barbe de dimanche passé ; il est en casquette de laine, engilet à manches et en sabots. Son pantalon, qu’il met aux jours debottelage, est rapiécé aux deux genoux.

Il nous salue d’un œil inquiet, gauchement, découvrant à son frontchauve la barre brune du hâle. Ses tempes et son cou sont creusés derides, les muscles et les veines saillent à son avant-bras. Il tientavec précaution un rouleau d’actes – ses titres de propriété – et, touten s’excusant de nous conduire directement à « sa terre », sans passerpar sa maison, il nous fait pénétrer, par une brèche de la haie, dansle labour dont il conteste la superficie réduite.

Le père Rocques assigne son frère pour avoir abattu, au point departage, un chêne centenaire qui témoignait de la séparation des lots.De son côté, le frère prétend avoir mis bas le chêne parce que, dans salente croissance, l’arbre a déplacé la borne médiane, les autres ayantdisparu peu à peu aux chocs bisannuels de la charrue.

Il ne conteste pas la redevance de la moitié du chêne, sous la réserveque le père Rocques paiera sa part des frais d’abattage, de la mise enplanches et du fagotage à façon.

Mais le père Rocques n’entend pas de cette oreille : pour lui, l’ancienbornage est le bon.

Il revendique la moitié du chêne, sans aucun frais d’exploitation, lechêne étant mitoyen et son frère ayant usé d’un droit régalien contrele coutumier.

Et le bonhomme a engagé le procès, se refusant chez le notaire à touteratification d’actes.

- « Y n’auront pas mon « sine » ! (1) jure-t-il.

Cependant, M. Jamet déploie son équerre et je pars sur un côté durectangle, je jalonne, et reviens prendre la chaîne.

Le père Rocques en observe les mailles afin qu’elles ne se nouent pas,les compte et recompte, et, dans la notion qu’il se fait d’une courteétendue, il la contrôle en l’arpentant par de grandes enjambées.

Aux haies qui séparent le champ, le bonhomme ouvre le roncier, met aujour à coups de sabot une pierre enfouie sous la mousse. –Est-ce  une borne ? Faut-il en faire état ?

Et le frère est venu. Il se tient sur son lot, comme un dieu Terme. Etpar hasard les femmes Rocques apparaissent de chaque côté du champ.Elles sont en bonnet de coton et tiennent la pointe de leur tablier.

Les deux hommes ont discuté âprement, jusqu’à ce que M. Jamet se soitrapproché d’eux. A ce moment ils se taisent. M. Jamet pouvant témoignerd’une injure, mais les deux femmes ont rejoint leurs maris, et, labouche amère, se reprochent un trait cupide : le drap qui servit àl’ensevelissement de leur défunte mère, qu’une seule des parties avaitabandonné par surprise !...

Leurs cris sont si aigus que les mésanges s’enfuirent des pommiers, etque, dans le courtil voisin, un cheval s’est arrêté de paître !

Mais, impérieux, le père Rocques commande à sa femme de le suivre. – «On se reverra ! » et, M. Jamet, ayant fermé l’équerre, nous nousdirigeons vers la maison pour déjeûner.

Nous marchons, pensifs, froissant du pied les herbes dures, butant surun sol inégal, lépreux, taché par la gouttelette sanguine de l’œilletsauvage et l’épineux ajonc.


Au banc de la table calée d’une brique, face au dressoir débordantd’almanachs empilés à demi-hauteur d’assiettes jamais touchées, sereliant par des fils d’araignée, face encore à l’armoire sans corniche,éculée de l’arrière, brunie par la fumée de l’âtre, nous avons, sur unbout de nappe, totalisé les opérations de la matinée.

Comparé avec la teneur « d’environ » des titres, notre total dépasse dequelques mètres le même nombre d’hectares et d’ares.

Le père Rocques ne s’en montre point surpris. Il s’y attendait. C’étaitson droit d’occasionner les frais d’une contre-expertise.

Mais la disposition du repas a calmé son emportement. Il s’excuse derecevoir M. Jamet d’une manière si modeste, et il coupe au doloir latourte chevillée au huchier, nous offre un morceau dur, moisi : « Lepain recuit, dit-il, déchausse les dents, mais il tient à l’estomac. »Hé quoi ! il n’est pas riche, sa terre est ingrate, son ciel acariâtre,il n’a pas de pommes, et les lapins « trépanent » ses avoines.

- On paie la tourte de seize livres plus d’un écu, Monsieur, reprend safemme ; c’était deux liards la livre dans le bon temps !... Et, posantle plat : Rocques vient de vous dire notre misère, il a oublié que ses« bedons » (2) crevaient comme des mouches…

- Peut-être, hasarde M. Jamet, que vos génisses viendraient à bien sivous leur donniez plus longtemps le lait de la mère et si vous lesteniez sur de la paille fraîche ! Il y avait là une question denourriture et d’hygiène.

Mais tous deux se sont élevés contre cette observation. On ne vivaitpas de propreté. Et avec quoi ferait-on le beurre si l’on réservait lelait aux élèves ? L’eau de foin leur convenait à huitaine. Il y avaitd’autres causes de mortalité où les soins dispendieux ne pouvaientrien. Elle en savait de déplorables.

Et la mère Rocques explique, cependant que son homme l’appuie, ahane ennous passant le plat, que le bedon qui boit au seau s’y jettegoulument, s’emplit les narines, et se coupe l’haleine.

Pour éviter sa plongée profonde, il fallait placer sa main dans lelait, tenir à fleur les doigts que le « bétat » tétait et ainsi luimaintenir le museau.

Autrement, il s’irritait, butait du front comme il eût fait à lamamelle de sa mère, et, finalement, renversait la fille et le seau.

Celle-ci, assise, devait donc serrer avec force le seau entre sesgenoux et abandonner sa main jusqu’à la dernière goutte.

Or, il était arrivé à Rocques d’employer une servante amoureuse.

- Calamiteuse ! interrompt le bonhomme. homme.

- La gueuse donnait ses rendez-vous dans l’étable, aux heures denourriture. – Qu’arrivait-il ? – Ce n’était pas à l’citer !... Parbleu! lutinée par le gars, la fille serrait mal son seau, le veau répandaitson lait, et le bètat dinait par cœur !... tout uniment !... »

Rocques en avait perdu huit veaux la même année.

Et la bonne femme secoue la tête, donne la tremblotte à ses pendantsd’oreilles sertis d’humbles émeraudes.

A ce rappel, le père Rocques s’anime, ses petits yeux bleus sontdevenus malicieux. – « Y a un’ chos’ qui m’console, gazouille-t-il, sirich’ qui soient dans la vallée, y n’en ont pas comm’ cettui-ci !... Avot’ santé ! »

Bédam ! ses pommiers vont de travers, ils sont caducs, mais les pommesen sont odorantes et fermes, pareillement aux grains d’une vieillevigne.

Et devinant en M. Jamet le répartiteur de l’impôt foncier, il évalueles fonds de la vallée, déprécie par analogie ceux de son plateau.

Est-ce que l’on pouvait s’enrichir là où trois chevaux suffisaient àpeine pour tirer le soc, où toute semence était condamnée par lasécheresse, où le pommier périssait sous la mousse, dévoré, cuit par lesoleil ?...

Quant au rapport des vaches, mieux valait n’en pas parler. Faute d’eauclaire et d’herbe grasse, le rendement en beurre faisait pitié ! Etvendre son lait au fromager, c’était proprement porter son engrais chezautrui, chez plus riche que soi… D’ailleurs à qui se fier dans un paysoù les bornes avaient des jambes !...

Revenu au procès, M. Jamet insinue qu’il voit un arrangement possible :« Pourquoi, mon père Rocques, le champ étant un rectangle parfait,divisible par moitié sans atteindre en aucune façon ses servitudes etson aspect, pourquoi, dis-je, ne vous contenteriez-vous pas du simplepartage et du champ et du chêne ? Entendez-vous avec votre frère pourune part des frais d’abattage… »

- M’entendre avec mon frère ! répète le père Rocques, le regard droitsur M. Jamet, le geste arrêté… Merci bien ! » Et, après un silence : «Chacun, M. Jamet, connaît midi à sa porte !... » Et, frappant du pointla table : « On remplacera les bornes par une double plante ! Chacunsa haie : çà coûtera les yeux de la tête, mais c’est de droit !


Nous regagnons la route par les courtils du père Rocques, musant auxétables et aux granges dont les tuiles tombées font au pied des mursdélabrés un amas rouge et lavé.

Le bonhomme dit vrai, son herbe est roussie, ses mares sont sans eau ;ce qui en croupit, amené du chemin, est fangeux, nauséabond ; lachenille ronge ce que le soleil a laissé de feuilles vertes. Pas debranche squelettique qui n’ait sa toile floconneuse et grouillante, seschenilles balancées au bout des fils… Certains pommiers ont unechevelure si gluante que l’oiseau s’en détourne.

La méfiance égare ce paysan, me dit M. Jamet, il pourrait éviter leschenilles en charfouissant le pied de ses arbres, en leur faisant àhauteur d’homme un collier de glu. Mais il a horreur de toutenouveauté, de toute hygiène préventive.

D’ailleurs, tous confondent la cause avec l’effet : Rocques s’en fiepour présager le froid à l’apparition dansante des papillons jaunes, àla floraison hâtive de l’épine noire… Mais non ! ni l’insecte, ni lafleur n’annoncent le froid, au contraire !

Ils pendent les taupes aux branches basses des pommiers, lapident aufourré le hérisson sous le prétexte qu’il fait avorter leurs vaches…Mais non ! Mais non ! la taupe est son auxiliaire et le hérisson nevient autour des laiteries qu’attiré par les senteurs du lait. Parcequ’il est arrivé qu’une vache s’est couchée, et piquée sur un hérissonà demi enfoui sous elle, aucun avortement ne s’ensuit. »

Et, comme si un paria de l’ombre, victime de l’ignorance humaine,venait pour en témoigner, devant nous, sur la barrière de la route,crucifiée, une chouette étend ses ailes tachetées, ayant au bec uncaillot de sang noir !...

__________
(1) Signature.
(2) Veaux.


Les Clos de Jadis (1926)

COURONNES ET LAURIERS

                                Ça ! que l’on m’apporte une coupe ;
                                       Du vin frais : il en est saison !
                                       SAINT-AMANT.


Aujourd’hui dimanche, cérémonie des prix, retour à la ferme… Est-cepossible ?...

Je me lève, fébrile.

Pour la première fois, mon coffre à dessus de poils prend un caractèrede compagnonnage intime et joyeux. Son désordre est égal au mien. Ilexprime bien notre hâte de départ.

Pourtant, à l’idée de quitter ma soupente, quelque chose de menu serompt en moi. Est-ce pour la grand’mère, pour la lucarne teintée derose au matin, pour des habitudes rythmiques d’ennui, de coucher et delever ? Je ne sais. Mais, avant de descendre, je tourne sur moi et jeme vois, dans le morceau de glace, faire un geste d’adieu aux murs.

Et je ne pense plus à rien. Un élan tout physique tend les muscles demes jambes et me prépare au saut du retour.

Je monte et je descends les escaliers sans raison. Et quand, vers dixheures, Mme Neuville, ma mère, Hélie et Harel pénètrent dans la salle,mon émotion ne se traduit par aucune effusion. Je les regarde endéshabitué d’eux, et je grimpe dans la carriole que je remise moi-mêmeà l’auberge.


La distribution aura lieu après vêpres, dans le courtil aux caves dumaire.

Un plancher sur tréteaux, drapé d’andrinople rouge, constitue l’estradedont les montants sont ornés de laurier d’Apollon.

Sur la toile du fond se détache le buste neuf de la République,l’écharpe tricolore en sautoir.

La tente est meublée de deux tables chargées de livres et de couronnes,d’un harmonium-flûte, dit de missionnaire, prêté par le curé, de cinqfauteuils et de petites chaises raides et maladroites, déhanchées,marquées au fer des initiales de la paroisse.

Les fauteuils sont de style Louis-Philippe. Le petit harmonium-flûte àtrois octaves (le soufflet sur le clavier s’actionne de la main gauche)est contenu dans une boîte d’acajou ayant la forme d’un antiphonaire.

Les places de choix sont destinées au sous-préfet, au maire, àl’inspecteur-primaire, au délégué d’arrondissement et au curé.

Les bancs de l’école et les chaises empruntées aux maisons du bourg,meublent le parterre que clôture un cordeau à linge.

C’est moi qui, en semaine, ai déballé les prix, encarté le feuilletnominatif sous la couverture du livre doré, qui ai fait le lot dechacun, arrondi et noué les couronnes.

- Elles n’ont pas l’éclat du cercle d’or que recevait le soldat romainvictorieux, me dit M. Jamet ; humbles et sans grand mérite, elles sontpourtant de tradition. Dans tous les temps elles ont été un ornementdans les réjouissances publiques et jusque dans les sacrifices.

» La couronne de roses blanches est, pour les filles, joie et parure.Elle sied aux cheveux blonds et aux yeux très bleus. Leur suavitéartificielle n’est pas loin de la fraîcheur des roses naturellesgroupées plusieurs ensemble au sommet des branches…

A côté de gros livres, d’édition récente, reliés de toile carminée,dorés sur tranche, il en est de petits, édités à Rouen et à Tours, dontla mode est expirante.

Leur couverture à médaillon encastre une lithographie ou un chromo. Lapartie gaufrée – entrelacs, coquilles et perles – est dorée, bien enrelief sur un fond blanc, vert ou rose pâle.

Le livre qui m’est destiné porte aux angles de petits trèfles reliés,croisillonnés entre eux par des filets d’or et représente en médaillonune diligence recouverte de sa bâche. Le postillon mène au galop sessix chevaux, et des visages s’estompent aux carreaux de la voiture,tandis que, courant sur la route, deux femmes font des signes d’adieuaux voyageurs.

Ces petits livres ont un attrait indéfinissable. Par analogie, ilsconduisent à l’enchantement des lettres de nouvel an dont lesguirlandes en couleurs et les médaillons perlés sont encore encadréspar les découpures imitant les plus fines dentelles.

Ils sont tous « revus et approuvés », mentionne l’éditeur, par uncomité nommé à cet effet par Monseigneur l’Archevêque de Rouen.

Les titres m’ont donné de l’aile, plus ou moins jeté dans les fers avecSylvio Pellico, le Lépreux de la cité d’Aoste ;

emporté loin dans les sables avec les Conquêtes de l’Algérie, laJérusalem délivrée ;

poussé sur les Océans avec les Naufrages célèbres, la Case de l’OncleTom ;

ramené aux pays des neiges avec la Jeune Sibérienne, les Soirées deSaint-Pétersbourg ;

laissé au soleil ardent avec la Jeune Indienne…

Les doigts englués de vernis, les yeux ravis aux lithographiescoloriées, j’ai pris contact avec Florian et Cervantes, les bêteshabillées par Granville, le Petit Plutarque et les Enfants célèbres.

Et, maintenant, tout cela est rangé sur l’estrade ; les couronnes delaurier sur la table de gauche, les couronnes de roses blanches sur latable de droite ; l’or des livres rutile au soleil, attire sous lestréteaux les poules de l’enclos, et, sur les prix, doucement tombent etse mêlent aux lauriers verts, comme pour s’y apparier, les feuillesmortes, sanguines et jaunes, des pommiers d’août.


Au dernier coup de vêpres, les deux écoles sont à leurs bancs.

Autant dire que les fidèles n’ont quitté l’église que pour le courtil.

Les filles sont en blanc, sans leur voile ; les garçons en petitesblouses bleues et pantalon noir.

M. le Sous-Préfet s’entretient avec le Maire, l’Inspecteur avecl’Institutrice, le Curé avec les filles et le délégué avec tout lemonde.

La famille Jamet, Mme Neuville et ma mère occupent les premièreschaises du parterre : Hélie et Harel se sont adossés à un arbre.

Il fait très chaud et des paysans accrochent leurs blouses aux branches; en bras de chemise, hors l’enceinte, ils s’épongent, plaisantent etfont venir le cidre de l’auberge qui donne accès dans le champ.

M. le Sous-Préfet préside. Il est jeune, d’une élégance aisée dans sonuniforme galonné d’argent. Une raie impeccable sépare ses cheveuxchâtain clair dont une mèche rebelle s’écarte et de la pointe luitouche le sourcil. Quand de sa main fine il la ramène à la masse lissede son front, cela lui donne l’air de découvrir quelque chose… Il portela moustache à l’anglaise, et son sourire, longtemps maintenu, découvreses dents qu’il a saines et bien rangées.

Pour le commun, il a le geste retenu et distant tout à la fois, mais ilmet familièrement son bras sur le cou du maire et avec lui monte dumême pied les degrés de l’estrade. – « Mon bon ami !... » On le sait debrillant avenir, son père étant le maire d’une importante ville deFrance. Son épée est plaquée de nacre, elle flamboie à son côté.

Sans qu’il le veuille, sous la bâche qui ondule, M. le Sous-Préfetsouriant fait songer à des ornements de haut style, au galbe et àl’éclat des lustres.

M. le Maire est un homme grand et fort, aux épaules rondes et massives,portant blouse en semaine. Ses petits yeux d’un bleu lessivé, sous unsourcil sans dessin, évoluent lentement dans sa face vermillonnée, àdouble menton. Il a de courts favoris noirs, la bouche grasse et lamain puissante. Un peu penché, il entend d’une oreille velue les proposqu’on lui tient et répond à tout invariablement par deux exclamationsexhalées avec peine et douceur : « Ha bien !... Ha bien !... »

Riche terrien, il parque ses bœufs dans la vallée, mène lui-même sesbêtes grasses au marché de la Villette.

C’est sans attrait qu’il s’intéresse aux choses communales. Maisnoblesse oblige, et il fait de bonne grâce, au jour d’exception, lesacrifice de ses goûts et de sa tranquillité. Il se soucie peu deshonneurs et d’être mis en avant. Empressé, il cède la place à de plusintrigants, à ceux qui ont plus de volubilité. Lorsque je vois sespetits yeux bleu de ciel errer – sans se poser – sur le moutonnementdes visages, je me dis qu’il cherche par delà, là-bas, à l’horizon, unpoint d’appui aux nappes de ses herbages.

Le chœur des garçons est un signal. Un papier en main, M. le Maire selève et souhaite la bienvenue au membre du Gouvernement.

Et c’est la montée des robes blanches et des blouses bleues. Les prixs’éparpillent dans l’assistance, se passent de main en main. Sous lacouronne de roses blanches, la joue des filles s’empourpre ; elles vontdans les rangs, de-ci, de-là, retenues aux chaises par la mousseline deleur robe, et, pour en tirer coquetterie, ajustent les roses et lesépinglent à leur chevelure.

Les petits gars ont de véritables manchons verts ; ils descendentl’estrade dans le plus grand embarras. Leurs souliers solides, leurblouse bouffante, leurs couronnes – ils en reçoivent autant que delivres – les entravent de partout… ils portent le laurier de travers!...

A la reprise des chœurs, M. le Sous-Préfet se lève, et, après quelquessouhaits pour de si bons écoliers qui deviendront plus tardd’excellents citoyens de la République, présente M. le délégué quirépandra le vin d’éloquence : « Amusez-vous bien ! » conclut-il enramenant sa mèche décidément indisciplinée.

M. le délégué est un monsieur ample, à bras courts, à main potelée, malenveloppé dans une redingote négligée ; son petit nez en quête,chevillé entre deux yeux rapprochés et spirituels, est surmonté d’unfront trop large et trop haut, tendu comme une voile, mais l’ensemblesympathique est modifié par le trait d’une méfiance visible : unsourire grimaçant et sans franchise.

On sait qu’il a une grande facilité d’élocution, qu’il peut surn’importe quel sujet parler d’abondance.

Il ne fera pas de discours, dit-il, il causera simplement, au milieu degens qui se connaissent et se comprennent, sans le secours, sans lapompe inutile des phrases.

Je prévoyais que le délégué dirait quelque chose que je saisiraisaisément, et, précisément, il cite Sully et le paraphrase : « Lelabourage et le pâturage sont les deux mamelles de l’Etat ». En peu demots, il démontrera que l’Agriculture est le fondement de l’ordre et dubonheur publics, la nourrice des races vigoureuses de corps et d’âme etde mœurs saines !...

A cet énoncé, le maire se tourne vers le délégué et le regarde en hommeà qui l’on révèle un sens nouveau, une puissance inconnue : « Ha bien!... Ha bien !... »

Soit qu’à cet instant Mme Neuville ait trouvé le morceau indigeste ouqu’elle se soit levée pour toute autre cause, elle laisse son rang etgagne ses gens à proximité. Je la rejoins.

A ce moment, l’assistance n’est guère attentive. La chaleur est extrêmeet des chaises ont été transportées sous les pommiers. Après leurblouse, les paysans ont retiré leur gilet et vaquent entre les arbres,le pouce à la bretelle ; un va-et-vient discret s’est établi entrel’estrade et l’auberge, d’où, par intermittence, aux points de silencede l’orateur, la brise apporte le bruit des dominos remués.

Les mots de sympathie… de confiance… d’Agriculture… nousparviennent par dessus les groupes, et, sur l’estrade, dans saredingote ouverte, le délégué s’agite, les bras arrondis, commepressant une mappemonde sur son cœur !...

Et M. l’Inspecteur prend la parole :

L’Histoire enseignée sous l’Empire n’était pas la bonne. La Véritésortait de son puits sous le régime nouveau. En conséquence, la refontede l’enseignement s’imposait et, avec elle, la revision des programmesscolaires.

De récentes découvertes modifiaient profondément les sciences physiqueset chimiques et jusqu’aux connaissances qu’on avait en biologie. Lestemps étaient proches où les hommes auraient plus d’aisance et partantplus de « mieux être ».

Notre récente défaite n’avait pas été sans profit :

En métallurgie, par exemple, l’industrie arrivait – après les Allemands– à couler dans un même creuset, la quantité d’acier suffisante pourémettre des canons d’une grande portée ; par un même procédé,l’industrie obtenait des masses énormes de fonte qui permettaient defranchir, d’une seule arche, les plus larges fleuves de France ; onaugmentait par des alliages la résistance de l’acier et on emprisonnaitla vapeur dans un tel corset de métal qu’on en centuplait la forcepropulsive…

L’hélice et le piston ne connaîtraient bientôt plus d’obstacles : onirait à New-York en 7 jours, en 13 heures de Paris à Marseille.

Aller vite deviendrait une condition de prospérité.

Le plancher du monde s’établissait commode et sûr pour le plus grandbien du corps…

Encore un peu, et la cité idéale, affranchie de l’erreur et de laroutine, connaîtrait dans plus de liberté, d’égalité et de fraternité,dans plus de justice aussi, la félicité à laquelle chacun de nous avaitdroit.

M. le Curé roule des yeux énormes ; il se tourne vers M. Jamet un peupâle, et j’entends qu’il lui dit pendant que le délégué congratulel’Inspecteur : « Dans la Cité idéale de M. l’Inspecteur, il n’est faitmention d’aucun devoir envers Dieu !... Et brusquement :

« Mes enfants… je n’ai pas l’expérience de la félicité sur terre etj’ai bien peur que dans la cité que préconise M. l’Inspecteur, il n’yait hélas ! autant de malheureux que dans le passé. Notre Sauveur l’adit : Il y aura toujours des pauvres parmi vous. Mais ceux-làm’appartiennent, et je leur dis : Résignez-vous !... Résignez-vousparce qu’il n’y a que des apparences de liberté et de richesse et parceque le véritable bien réside dans la résignation volontaire à son état…Je vous dis que la joie s’assied au foyer des humbles de cœur… Vous,les filles, soyez de bonnes ménagères ; honorez vos parents afin d’êtrevous-mêmes des mères respectables.

Et vous, garçons, vénérez votre Patrie. Elle est la terre de vos aïeux.Conservez votre bien pour le transmettre à vos descendants. Voushéritez des efforts de vos parents, mais ce n’est qu’un dépôt. Enfin,craignez Dieu et fuyez le cabaret, car en même temps que vous vous yavilissez, vous y perdez votre temps et votre santé. Par dessus tout,venez aux offices des dimanches ; l’église est la gardienne de vostraditions, elle vous rendra meilleurs et vous consolera dansl’épreuve… ! »

M. le Sous-Préfet, le délégué et l’inspecteur se sont levés auxpremiers mots du curé. Je les vois donner de la main et de la tête,subitement pressés de regagner leur voiture. Le Maire voudra bientransmettre leurs compliments au Curé. – « Ha bien… Ha bien…

Et maintenant debout, M. le Maire convie son entourage à le suivre pourse rafraîchir.

Hélie et Harel emboîtent le pas du Maire et, par petites pauses, nousnous écartons de l’estrade que démeublent quelques complaisants.

Nous piquons droit vers la bonne face des caves, qui, plâtrée rouge etblanc, semble se pencher pour voir sous les feuilles.

Une marche de granit et nous passons de la clarté chaude à l’ombrehumide, surpris violemment par l’arôme subtil de l’alcool qui, à lalongue, a pénétré, saturé et noirci la poutre et la muraille.

Nous sommes devant six tonnes de cidre de cinq mille litres chacune,rangées côte à côte, face à dix tonneaux de mille contenant deseaux-de-vie de dix à vingt ans.

La cave de M. le Maire, a coutume de dire M. Jamet, représentel’aisance d’un gentilhomme breton qui a manoir et cent arpents de terre…

L’effet de l’ombre, l’ampleur circulaire des grands foudres rendent lesintronisés silencieux. Mais les robinets de cuivre, les mesures d’étainposées sur les contreforts qui relient les douves, les petits verreslaissés là sur le baril, se dégagent de la demi-nuit par leurs clartésde veilleuses et leur image ranime les langues.

Pour démontrer que les fûts sont pleins, le maire en frappe les douvesdu revers osseux de sa main ; il donne à goûter dans une écuelle debois : A qui la « gâtée » !... On porte à la santé du maire, on faitl’éloge du crû.

Le groupe est revenu à la lumière pour y apprécier l’eau-de-vie.

Selon Harel qui tient auprès de lui quelques connaissances, il n’yavait guère que les eaux-de-vie de Nestor et les cidres deSaint-Philbert-des-Champs qui pouvaient rivaliser avec les crûs de M.le Maire. Nestor était « hors concours » et Guéret de Saint-Philbertavait eu le diplôme d’honneur au dernier concours agricole.

Chacun goûte, y revient, pépie de la lèvre, se souvient d’uneeau-de-vie remarquable : celle de Pelhètre d’Auquinville pesait 60degrés à 9 ans de fût !..

Hélie qu’une si grande quantité d’alcool en un même lieu pénètred’admiration, hasarde au passage un compliment : « Durant qu’jétaischeux m’sieu d’Colbert, y soignait dans sa cave cinq ou six centslitres d’eau-de-vie, et manquablement qu’çà commençait à faire pas mald’embarras !... »  ̶  « Ha bien… Ha bien… » luisourit le Maire.

Je ne suis plus là que pour presser Harel. Je devine aux clartés rosesde la rivière, aux plaques étamées de ses tournants, que le soleildécline. Mais, verre en main, il a pris racine à l’ombre d’un pommier.Il a son rire mouillé, arqué haut des beaux jours, il claque de lalangue, lève ses cils blonds, déguste avec lenteur et s’en fait donnerd’une autre à laquelle il promet une maturité splendide… Le maire seréjouit.

Cependant, à voir ces gens si attentifs à la couleur du liquide, àl’arôme qu’il dégage, j’ai l’impression qu’il s’agit là de chosescapitales ; je sens confusément aussi qu’il y a contradiction,désaccord entre leurs intérêts et la morale de l’estrade… Endéfinitive, ces eaux-de-vie s’écoulaient par le cabaret, sous lecouvert du « fil-en-quatre »… Alors ? Alors le Maire étaitrépréhensible, quoique primé dans les comices, et Harel, qu’un plaisantcouronnait de roses blanches, son verre irradié par le soleil expirant,le crâne sillonné par l’ombre des branches, était un suppôt de Bacchus?...


Ce matin d’août, à l’aube, je reprends pied dans le clos.

A ma vue, un vieux coq, le cou tendu, la tête oblique, demeure unepatte en l’air…  ̶  Hé oui ! c’est moi !

Mais le verger est vide. A cause des pommes hâtives on en a retiré lesvaches. Il est vide, muet et d’aspect nouveau. J’avais laissé l’arbreen fleurs, je le retrouve pliant sous les fruits. Pas de pommier qui nesoit épaulé… En se rabattant les unes sur les autres, les branches ontdessiné une épaisse rotonde d’où saillent, menues et nuancées lespommes de Mousset-Roux et de Binet-Violet. Sous l’ombre de tant defeuilles jointes, je pousse du pied les petites boules du fruit tombé.

Je vais aux ronciers de la haie. Déjà l’églantier oppose à la mûre lecorail de sa baie ovoïde, et, au-dessus des ronces, les coudriersétoilent leurs trocelets roussis.

Le dicton est vrai : année de pommes, abondance de noisettes. Si jesecoue l’arbuste, les petites noix tombent dans la haie avec le bruitsec des grêlons sur le blé.

Un coup aux mûres, et je dévale au ruisseau. La chienne me suit.

Dans son trajet, à découvert, l’eau ne baigne plus que l’assise desgrosses pierres. Dans le courant anémié, la truite et la loche ontregagné la fosse voisine, ou, profitant d’une ondée avivante, sontdescendues à la rivière. Cependant, aux cuvettes rocheuses maintenues àniveau par un filet de source constante, mon image fait regagner lecreux à quelque poisson emprisonné là, et, sous la pierre que jesoulève se dégage à mesure que l’eau se clarifie, le corselet d’uneécrevisse. Eblouie, elle reste immobile, ses antennes appuyées sur sespinces… La saisir est un jeu. Elle claque alors de la queue, élève sespattes et pince à vide !...

Mais la chienne, en devançant mes pas, trouble les fonds et je franchisla haie du ravin.

Je ne sais où diriger ma joie. Tout m’est un objet d’élan. Frénétique,je me vautre au sol, j’étreins l’arbre, je mords le fruit. Je crie,j’appelle, je défie !... J’ai la notion de la « terre à soi » ! et jefrémis d’aise au grand air du matin.

Et voilà que ma turbulence et les aboiements de Diane ont jetél’inquiétude parmi les vaches qui paissent dans ce lieu retiré.Mugissante, la troupe s’est ébranlée dans un cliquetis de chaînes. Maisune ardeur combative me raidit sur place. J’attends le choc !... Lespesantes bêtes, en éventail, convergent au petit point d’angle où je metrouve. Je les ai toutes devant moi, essouflées, la tête basse, en demicercle arrêtées… Elles me hument, l’œil exorbité, l’oreille tendue auxaboiements de Diane qui a repassé le ravin. Je n’ai pas bougé… Jecomprends que le danger va naître de mon immobilité, et, brusquement,je m’élance sur les vaches, les bras tendus… Ha !...

Et les voilà reculant, s’évadant, se désunissant dans un galop gauchequi soulèvent leurs croupes, fait se nouer leur queue sur leur échineet ballotter leurs mamelles énormes entre leurs jarrets !...


Le jardin aussi a changé d’aspect.

Sanguine au pêcher, une cape de verdure jaunie habille la quenouille etl’espalier. Les primevères ont fait place aux dahlias vivaces et auxcoquelourdes renouvelées.

Au bord des allées, Hélie a laissé croître l’oignon dont la houppegrenue et rayonnante dépasse l’épi défleuri des lavandes, et, aux ramesd’une aire en attente, il a disposé la variété bleue, blanche et mauvedes volubilis.

Ceux-ci ont gagné la palissade, le mur et grimpé sur l’auvent et laporte.

Des cordons parallèles de reines-marguerites doublent les bordures debuis, et, dans les encoignures, en élévation, se dégagent de leursfeuilles velues des citrouilles géantes qui bombent leurs cuirassesluisantes, pareilles à des bassins de cuivre oubliés là.

Pour que les pêches tardives, les crassannes grises, les Doyenné et lesbeurrés ne rompent leurs attaches, le bonhomme a placé sous les poiresde petits paliers de planches maintenus à l’arbre par des scionsd’osier.

Mais ici, comme au verger, la vie est silencieuse. La période de la muerend l’oiseau muet. Son chant, les jeux de la pariété, l’éducationsonore de la couvée sont finis en août. Pas plus que l’oiseau, lepapillon ne s’accouple au temps des lavandes exténuées et deschrysanthèmes, il franchit seul le mur et l’iris défleuri du toit.

Dans la maison, même silence.

Je comprends que cet assoupissement est dû aux chaudes journées d’août,à l’arrêt de toute sève, qu’il est provoqué par l’attente des maturitésautomnales, qu’il est la veillée des efforts prochains. Il explique leslongues méridiennes de Hélie et de Harel qui n’ont plus à seconderCatherine, et qui, dans l’intervalle d’une traite à une autre, setressent des semelles de paille, vont à la pêche ou bien s’attardent àla confection de quelque outil. Leur activité renaîtra à la premièregelée, dans le cadre effeuillé du clos, au gaulage et au pressurage despommes à cidre.

Quant à moi qui ne subis pas l’influence caniculaire, dès demain jerafraîchirai ma turbulence dans la rivière, je lancerai l’épervier.J’accompagnerai Duhamel dans ses prises nocturnes et je monterai lecheval dans le pré !


A plat ventre, bras ouverts, j’ai collé mon oreille au sol pourentendre battre le cœur de la Terre… Je n’ai entendu battre que lemien. Mais au Printemps, j’ai assisté au mariage des bêtes, à leurspétulances amoureuses ; j’ai vu naître leurs petits. J’ai compris latendresse des mères, au nid, dans le terrier et à l’étable, j’ai vul’émerveillement des yeux qui s’ouvrent à la lumière :

Le pigeon donne encore sa béquée d’orge agglutiné ; la poule, sa partde grain jeté ; le coq râcle le sol, y trouve une larve, jette l’appelaux poussins, qui, accourus, s’emparent du ver, se le divisent.

J’ai surpris le garenne léchant les yeux de son petit, lustrant sa robegrise, le menant aux boutons d’or qu’il décapite !

Ah ! le saut du cabri qui veut têter sa mère ! Sur ses pieds d’arrièreil dessine son élan dans la courbe gracieuse de son col, donne du frontau front baissé de la chèvre qui le reçoit et l’encourage, anime sescoups, jusqu’à ce que, las de son jeu d’approche, le faon se rue à lamamelle qu’il boute pour de bon afin d’en descendre le lait.

A l’opposé du chevreau ardent, l’ânon se tient sous le col de l’ânesse.Ils sont immobiles. L’ânesse a l’oreille basse. On dirait de grandsjouets de bois. A la place où le bât meurtrira l’ânon, la mère pose satête lourde. Tous deux forment une croix…

Et c’est la truie qui s’est allongée au bord de son auge. Elle a treizefaons et n’a que douze pis !... Si bien que, malgré l’offre de sonventre, il y a toujours un faon – le moins vigoureux – qui n’a pas saplace à table. Sa plainte est rageuse, sa recherche obstinée. Il essayela trouée, bûche aux pattes des buveurs, grimpe dessus, en éborgne undu pied, en mord un autre à l’oreille et n’arrive, au-dessus desmamelles, qu’à une tétée de poils !... Il contourne alors la ventréerose et frissonnante et se place au groin de la laie. Là, assis,l’oreille écartée, il gueule si fort qu’il sème l’inquiétude jusqu’auxchenils voisins. Mais le frère est sourd à la voix de son frère, et lesdouze petites queues frétillent dans la joie. Ah ! les petits cochons !


En prévision de l’orage qui tue le poussin dans sa coquille, nous avonshier, Catherine et moi, devancé l’éclosion d’une couvée à terme.

C’étaient des œufs de cane qui, faute d’une couveuse de l’espèce,avaient été placés au nid d’une poulette, mystifiant en cela sa natureet sa tendresse.

Au seuil de la grange, à dix pas de la mare, bien au clair, sous lapoule au panier, nous avons pris, un à un, les œufs marrons que lapoule avait becquetés, et pellicule par pellicule préparé l’ouvertureau petit.

L’opération est minutieuse : il arrive que la coquille adhère aupoussin. Un décollement hâtif et le nouveau né saigne et crève. Il fautavoir soin de se huiler les ongles.

Nous avons ainsi délivré dix petits portant livrée de duvet jaune, àcourts moignons d’ailes, qui se sont tassés au creux d’une poignée defoin. Là, le soleil les a séchés. Et en moins d’un quart d’heure, lanichée a pépié hautement et dirigé ses narines vers la mare d’où venaitun relent humide. Un à un, boulant du foin, bûchant sur un fétu,boitant du pied, cognant du bec en terre, ils vont à l’eau commepoussés par un grand vent.

En vain leur mère tente de les attirer, de les couvrir de son aile, ilsvont pépiant et flutant à la vase, et les voilà qui donnent de l’avantà pleine onde, plongent sous la nappe aqueuse, s’ébrouent, se dressent,agitent leurs moignons et font ruisseler sur leur duvet doré lechapelet des perles d’eau.

Et la mère a volé sur le bord. La surprise, la crainte, la tendressepénètrent tout son être. Informe sous ses plumes hérissées, les ailesrelevées pour l’envol, elle tourne sur elle, glousse, racle les ronces,va et vient sur le talus, d’un saut franchit l’eau et jette un cri sidésespéré, que les vieux coqs accourent et que les poules mères quiglanent demeurent la tête en l’air !


Demain dimanche, 1er septembre. – Le soleil entre dans la Balance, ditHarel. – Dans les jours qui suivront, on gaulera les pommes hâtives duclos.

Les préparatifs de l’abattage ont été l’occasion pour Hélie, d’un longrecul dans son passé :

« Durant qu’j’étais cheux m’sieu d’Colbert, nous a-t-il conté à table,j’ai gaulé un périer qui couvrait, à ly tout seul, oh ! oui… unarpent d’terre !... »

Diable ! Ce poirier, Hélie, était aussi d’une hauteur prodigieuse ?

« Dam oui ! la maîtresse. Car, en mourant, il a donné quasiment vingtcordes (1) de gros bois et pus de septante bourrées fagotées !... »

Nous nous récrions : « Hélie, Hélie, nous vous passons les basilicscouvés par des crapauds, les aurores boréales qui prédisent la guerre,mais un poirier de cette envergure !...

- Que ce verre là m’empoisonne, a juré le bonhomme, si je ne vous dispas la vérité, toute pure ! A preuve…

La preuve : M. de Colbert avait désigné Hélie et Cantrel pour monterdans le poirier. Tous deux y avaient abattu les poires et « manquablement » que Cantrel et lui, de toute la matinée, ne s’étaientvus ni entendus dedans !...

Hélie exagère.

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Octobre ferme la parenthèse qu’avril avait ouverte. Dans le triomphantsemestre, le cycle du germe, de la fleur et du fruit s’est accompli. Aupoint final de l’arc Eté expire ! L’Automne est là, impatientd’effeuiller les arbres !... Il se hâte aux pommiers, aux murs desgranges, à l’espalier crucifié. Sa main froide transit le rosier, ledahlia et les hautes herbes ; il démantèle le taillis, dépenaille lahaie, et, faux monnayeur, paie de son or faux la cime qu’il déprède.

Alors, sous le ciel pâle, l’horizon se rapproche, ramène au regard,dans la perspective éclaircie, la face des clos dépouillés.

Partis des pressoirs lointains, les appels, un aboiement perdu, lebruit des socques parviennent, à travers les branches nues, aux échosdécouverts, aux seuils de solitude, et, près des chaumes, les grandspoiriers se haussent, se regardent anxieux par dessus les haies, serenvoient les chouettes, les grives et les pics qui piochent leurschancres.

Au frisson des écorces, la sève se fige, le talus sablonneux s’écroule!... Dans le sentiment soudain qu’elles ont de leur durée « les chosesont des larmes » !…

Au soir, les petites lueurs des lanternes dansent au pourtour descaves, par les sentiers effacés et les chemins creux. Et, pour peu quela nuit soit claire, on voit, dans le val, les manoirs accroupis, et,sur eux, veiller résignée, l’humanité des arbres.

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(1) Stères.



III

DEUILS


LA MORT DE MME NEUVILLE


                                Décembre 1889.


Mme Neuville est morte. Elle s’est éteinte dans sa chaise à coquille,devant sa petite table, dans le décor d’une neige opiniâtre qui bloqueles portes, s’amoncelle à mi-fenêtre.

Le froid avait transi jusqu’au pain. En certains clos, on le taillait àla hache, et, par endroits, la neige était si haute qu’elle atteignaitle larmier des auvents et les branches basses des pommiers. Partoutelle comblait les trous, effaçait dans son nivellement les touffes deronces et les monticules de terre, et, selon que le vent la poussait,elle s’entassait et s’élevait contre les haies, les emmurant dans sonmoutonnement mat qui changeait l’aspect de toute étendue.

A cause des pentes glissantes le trafic s’était arrêté et un grandsilence montait de la vallée, où les bœufs, ne paissant plus, setenaient serrés aux bords des étables, survolés par les étourneaux quipillaient les graines de leur foin.

Les voliers affamés venaient aux poulaillers disputer le blé etjusqu’aux miettes de la fenêtre constituant le repas des rouges-gorgeset des mésanges qui n’hivernent point. On devinait leur arrivée dansles grands arbres à la cendre de neige qu’ils faisaient tomber…

Cependant Mme Neuville ne voulut pas remettre le service anniversairede Neuville, et, à ce bout de l’an, elle était allée à l’église unechaufferette à la main.

Ce fut sa dernière sortie.

Elle avait éprouvé le vertige du silence. Depuis, elle tirait présagedes bruits de la nuit, se disait entourée de petites flammes qui lasuivaient au jardin. Elle dormait à sa table et ne se couchait qu’avecrépugnance.

Chaque matin elle mettait de l’ordre dans sa lingerie et en avait sortile drap de son ensevelissement ; elle y avait aussi rassemblé sesbonnets démodés, enroulé ses rubans portés aux jours exceptionnels desa jeunesse.

Quand elle passait d’une pièce à une autre, elle rangeait les chaises,les objets épars et se regardait au miroir. Nous la surprîmes serajustant des papillottes.

Elle avait perdu le goût de la table et de l’économie. Un soir qu’unemalheureuse était venue, Mme Neuville avait dénoué son tablier decachemire, l’avait passé aux hanches de la pauvresse. Ce gesterenouvelé du bon saint Martin, nous affligea par son étrangeté ; nonque Mme Neuville ne fût compatissante, mais parce que ses habitudes decharité n’étaient pas à cette mesure.

Enfin, d’accord avec ma mère, elle prit quelques dispositionstestamentaires : l’une d’elles assurait les derniers jours de Héliedans le clos. Et, ayant mandé Duhamel, elle le pria de retirer duplancher de la grange, sous le foin, deux plateaux de chêne qu’elle ysavait en réserve. Elle entendit que ce bois servît à la confection desa bière. Comme s’il se fût agi d’une sortie d’agrément, elle fitnoircir le harnais du cabriolet, reluire les boucles et le cuivre deslanternes.

Elle n’eut pas de fièvre et ne voulut pas se coucher pour mourir. Elledemeura à sa petite table, devant son formulaire et ses lunettesrepliées ; seulement de temps à autre, elle buvait un peu de vin et semouillait les narines avec de l’eau de lavande.

Elle redemanda son curé le jour de sa mort. Celui-ci revint par lesentier, à l’approche de l’ombre, l’étole et le surplis saupoudrés degrésil. La sonnette du petit clerc nous jeta dans le trouble, et mamère, ayant en hâte étendu une serviette sur la table et disposé deuxchandeliers d’argent aux angles, Mme Neuville communia, dans lacuisine, à sa place d’habitude, assise, en caraco, son voile de veuvesur son bonnet.

Le prêtre s’en alla et ma mère se disposa à replier la serviette et levoile, mais Mme Neuville s’y opposa, et, tandis qu’elle suivait de sesyeux son curé et la lanterne dont la petite flamme orange dansait surla neige, elle demanda qu’on lui récitât l’Office des Morts.

Mon grand oncle Morin, Duhamel, sont assis devant l’âtre, Hélie etHarel au banc du mur. Ils sont tête nue : Leurs fronts chauves, leursmains lourdes, leurs contours brusques rappellent les personnages desvitraux de l’église…

Nous n’eûmes pas à feuilleter le formulaire, l’étui à lunettess’encartait au psaume 114, et ma mère, d’une voix blanche, commença :

 Dilexi quoniam exaudiet Dominus,

- Vocem orationis meae… répondit Harel.

Lis en français, dit ma grand’tante.

- « Le Seigneur garde les simples ; j’étais réduit à un misérable état,et il m’a sauvée. »

« J’ai dit alors, Rassure-toi mon âme, puisque le Seigneur t’a faittant de grâces :

Car vous avez, Seigneur, retiré mon âme de la mort, mes yeux deslarmes, mes pieds de la chute…

Requiem aeternam dona eis Domine,

Et lux perpetua luceat eis, reprit Harel.
……………………………………………………………………………………………………………………….

L’ombre s’est accrue, les bougies fument et vacillent aux appels d’airde l’âtre… Mme Neuville se lève, étend les bras… Ma mère la reçoit.Elle expire au milieu de nous, debout !...


Au repas qui suivit le service à l’église, nous gardâmes les amis venusde loin et les familiers de la maison. Aucune femme ne parut à table.Encadré de Morin et de Duhamel, j’occupai la place de Mme Neuville.

M. Jamet, que je n’avais pas revu depuis dix ans, se trouva face à moi,entre notre notaire et l’ingénieur des Ponts et chaussées qui affermaitla chasse sur le bien. Au reste, chacun se plaça à sa convenance, enévitant toutefois le brasier ardent, par crainte d’opposition brutale,de telle sorte que le bout de la table touchant l’âtre resta inoccupéet que la flamme qui montait jusqu’à l’attache de la crémaillère put,seule, éclairer la nappe et la pièce sombre, ouatée de neige auximpostes.

L’usage voulait qu’on servît la soupe, le bouilli, le fromage et lesfruits.

A cette fin Catherine puisa directement dans la marmite et Harel passa,sans préséance, l’assiette en suivant le rang.

La vapeur du potage, la neige fondue qui fumait aux bottes, mouillaientle dessous des chaises, embuaient le plafond bas et le cristal desverres, et la flamme alimentée outre mesure, empourprait les visages.Aucun ne se plaignit. Discrètement, on parla du temps. Une hésitationdéférente au penser de Mme Neuville caractérisait le geste sobre et leparler rare des convives.

- Il fallait remonter avant dans le siècle, commença Duhamel, pourcomparer un hiver aussi âpre : des pommiers gelaient ! Il avait surprisdes cygnes sauvages au ravin de la ferme, rencontré des lièvres boiteuxet des oiseaux morts. Les corbeaux avaient quitté le plateau, et lechemin d’Enfer, qui menait au bourg, était si complètement nivelé queson tracé était indéfinissable…

Nous nous représentâmes le chemin enseveli : il nous avait fallu deuxjours pour dégager le nôtre, afin que la carriole qui descendrait MmeNeuville pût gagner la route.

Je revois Harel dans les glissades retenant la jument par la bride, leflot noir des paysans resserré entre les talus blancs et la haute croixtouchant les branches, occasionnant de minuscules avalanches sur levelours… Par endroits, le ressaut de la voiture fut si rude, qu’ildéplaça la bière et qu’il éteignit la petite flamme de la lanternecrêpée !...

- Les morts sont lourds, avait murmuré M. Jamet, qui emportent avec euxles tables de la tradition.

- Le chemin se refuse au départ ! avait dit Hélie.

Le départ !... Pour Hélie, Duhamel et Morin et pour quelques autres quiavaient vieilli en compagnie de Mme Neuville, le départ n’impliquaitplus le retour… L’idée qu’ils s’en faisaient leur causait du malaise.

- A qui le tour ? persifla Duhamel.

Hélie n’entendit pas, mais une larme roula sur sa blouse empesée ; illa secoua comme il eût fait d’une miette de son pain.

Le notaire fit l’éloge de la morte :

Elle n’avait pas augmenté son avoir. Elle laissait intact à sesdescendants le bien qu’elle avait reçu. D’ailleurs une exploitationpaysanne ne pouvait donner que l’aisance ; la richesse rapide avait desorigines différentes, incompatibles avec la stabilité et la simplicité.Madame Neuville n’avait point commercé au-delà de son horizon.

- Elle représentait l’expérience et la sagesse rurales, interrompitJamet.

L’ingénieur parla de son aménité souriante ; de la manière colorée dontelle recevait ses amis. Et Duhamel la représenta jeune, parée auxdimanches comme on l’était dans ce temps là. Les modes étaientrégionales. Il n’y avait pas de chemin de fer pour diminuer les hautsbonnets et rétrécir les crinolines. Il avait vu Neuville et sa femme àcheval gagner la ville voisine. C’était loin !...

Mon grand-oncle, qui avait assisté à son mariage et aux principauxévénements de sa vie, en retraça les passages émouvants : la mort deNeuville et celle de mon père. Hélie s’en souvenait : il l’avait vuepleurer devant l’âtre et se plaindre sous les arbres.

Il dit encore qu’elle n’abandonna jamais son deuil, en aucunecirconstance, mais que sa peine s’atténua au contact de sa fille et auxinitiatives qu’elle prit pour amender sa terre et embellir sa maison.

Elle aimait les roses, les disputait aux courtilières, au gel, sans selasser. L’horticulteur nous désigna, dans l’allée qui menait au puits,des rosiers qu’il lui avait apportés voilà plus de trente ans !... Sonjardin était son livre colorié comme l’Initiation à la Vie dévote desaint François avait été son livre d’heures. Ses manies ne dépassaientpas l’ampleur de sa petite table, et son tiroir, rempli de graines etde quelques friandises, témoignait de la douceur de ses relais àl’ordinaire de ses jours.

Et Morin, l’œil humide, se versa du cidre. Il se souvenait de gaietésque sa belle-sœur avait eues à l’époque des semis, aux dîners dePâques. Une, entre autres, avait dérouté son entendement. Une année quele cidre était de « première » et qu’on avait servi le jus ambré,orgueil du Clos Neuville : « Jurez-moi, avait-elle dit à Morin, que sije meurs vous m’en verserez un barillet sur ma tombe !... »

Morin avait juré, et ce serment, maintenant, troublait sa conscience.

Machinalement, nous levâmes nos verres, et tandis que Harel etCatherine servaient le bouilli, une pensée attendrie aimanta mes yeuxvers la fenêtre où se tenait ma grand’-mère. Je la vis en esprit donnerau clos le sourire de ses yeux apâlis et remarquai qu’elle avait laisséau mur la patine de sa pose habituelle…

M. Jamet m’interrogea et je lui narrai quelques-unes des impressionsdernières de la défunte. J’en vins à rappeler qu’elle se plaignait quede petites flammes la suivaient au jardin, qu’elle secouait le bas desa jupe pour s’en débarrasser.

- Les petites flammes ont été une réalité, me répondit Jamet : MadameNeuville, qui pressentait sa fin, en exprimait le symbole sous sa formeconcrète. En définitive, les petites flammes ont brillé dans la maisonet au jardin, doublées aux lanternes de son cabriolet, elles se sontmultipliées sur son seuil et à l’église !... »

Tost allumees tost esteinctes !... appuya l’instituteur.

Je rappelai encore la grande confusion où la jeta le déboisement de laVallée. Un noble riverain, pour les besoins de son industrie, avaitabattu les peupliers centenaires qui bordaient la rivière et luifaisaient un rideau somptueux de ses hauts fuseaux. Elle vit tomber, unà un, les beaux arbres de sa jeunesse, et l’avilissement de son horizonlui coûta des larmes.

A ce rappel, Duhamel s’anima : il ne regardait plus de ce côté. Aupremier arbre « assassiné », il avait jeté au noble sa démission degarde.

Mettre à bas des peupliers centenaires, tout au plus propres à fairedes caisses à fromage !... Tous protestèrent. Un indigné ne craignitpas de jeter l’anathème contre les industries naissantes de la région :

« A quoi prétendait, raccordée au réseau, la scierie de Beuvillers ?...Est-ce que dorénavant les capitaux se grouperaient pour le déboisementde la province ?... En pays forestier, soit, mais en Lieuvain, en Auge,où l’arbre était parure, fonction du sol et de l’égalité des saisons?... Est-ce qu’on allait démanteler le domaine, éventrer les chemins,dépeupler la terre de ses chênes au profit du marchand de traverses etde l’entrepreneur de Paris ?... »

Un peu timidement, l’ingénieur  expliqua que le déboisementdes provinces était fatal : on devait répondre aux exigences del’industrie naissante. La prospérité de la France en dépendait.

Le progrès n’était pas un vain mot, redoubla le notaire. On avançait àpas de géant vers le mieux. Au courant des travaux de Pasteur, ilpréconisa l’application de ses découvertes à la fermentation du lait.L’heure était venue pour les fromagers de le traiter scientifiquement.

- De la « physique » !... dit Harel.

Mais une récente invention s’adressait aux fermiers qui barattaient lebeurre. Ceux-ci ne connaîtraient plus l’attente à huitaine pourrecueillir dans leurs poëlons une crème rancie. Ils pouvaient, aprèschaque traite, verser leur lait dans une « écrémeuse », en obtenir unecrème immédiate, fraîche et employable.

Catherine regarda le notaire avec des yeux hagards…

- Des expériences de traite à l’étable, continua le notaire, àl’étonnement de la servante, ont démontré la possibilité de traire dixvaches dans le même temps qu’on en trait une, au moyen de tétines oùl’on pratique le vide, de telle sorte que la vachère n’a qu’àsurveiller l’écoulement du lait qu’elle reçoit dans un récipient unique.

Le notaire est fou !... pensa Catherine.

- L’avenir est là !... conclut le notaire.

L’ingénieur, qui s’était contenu devant le notaire reprit : « Dans lafromagerie que vous préconisez, vous installerez l’électricité. Il estpossible de capter la force potentielle d’une chute d’eau et de latransporter, au moyen d’un câble, à une très longue distance. Cetteforce motrice actionnera votre fromagerie, la presse et l’arbre devotre pressoir. Notez que le même câble animera, dans la vallée, lerebord de la route pour le transport des voyageurs et des marchandises.

» A la vérité, le trolley et le rail sont hideux, ils déshonorent lepaysage ; ils n’en sont pas moins la démonstration évidente d’une forceagissante à très lointaine portée. Ils deviendront une nécessité…

- Electorale ! chevilla M. Jamet.

- La traction nous réserve l’étonnement, appuya l’ingénieur. Le moteurà essence, de minuscule dimension, est trouvé. Demain il s’adaptera àdes véhicules de toutes sortes, dont la forme et les organes restent àharmoniser, mais dont la vitesse ne trouvera d’obstacles que dansl’étroitesse de la route et la profusion de ces voitures sans chevaux.

» Ne doutez pas, continua l’ingénieur des ponts-et-chaussées, que lepetit moteur modifiera les chemins du monde, voire les routes de l’air,qu’il y trouvera son appui, indifférent à la « rose des vents »…

Le silence régna. A l’exception du notaire et de M. Jamet, aucun deceux qui étaient là n’était préparé à tant de science et de nouveauté.

Ils ne comprenaient pas les termes techniques de l’ingénieur, mais toussentaient un danger dans la foi du néophyte et dans son éloquence untémoignage indéfinissable de rupture au chaînon de leurs habitudes…

Cependant un sourire sceptique plissait la lèvre des hommes mûrs. Lesplus âgés, désorientés, demeuraient sans pensée. Je saisis en des yeuxhostiles le signe d’une révolte bridée, soudaine et sourde.

- Nous sommes au moment, reprit l’ingénieur, où les capitaux doivent serassembler pour l’exploitation intensive de toute matière usinable. Ceque ne pourra le particulier, la société anonyme l’entreprendra.L’Amérique créait des villes autour de ses mines de fer, l’Angleterreautour de ses charbonnages ; l’Allemagne obstinée, scientifique etpratique, tirait parti de tout. Et puisque des études récentes avaientrepéré en Normandie les mines de charbon du Pays de Galles et que cheznous le minerai de fer était en abondance, il fallait se hâter etobtenir les concessions de l’Etat qui, seul, disposait du sous-sol.

- Comment ?... dit quelqu’un, le sous-sol appartient à l’Etat ?

- Le sous-sol et le sol, répondit le notaire, si le but est d’intérêtgénéral.

Ce fut de la stupeur !

- Alors ? La propriété était une fiction ?...

Et ceux qui, sans le savoir, avaient du minerai sous leur « table »,pouvaient être dépouillés au bénéfice de concessionnaire ?

- Oui, dans l’intérêt général, répéta le notaire.

- Non ! interrompit Jamet ; dans l’intérêt d’un petit nombre ; pourquelques-uns, la richesse indécente quand l’entreprise réussit, et,pour tous, l’inquiétude et la honte, quand l’entreprise échoue !...

Il ne manquait plus que l’exploitation minière pour souiller la face duciel et des hommes.

Et, par succession d’images, ces gens de la Vallée adorable,tremblèrent sur leurs bases, menacés au-dessous de leur argilevégétale. Ils virent la scierie échancrer leur horizon, le mur de lafromagerie s’édifier dans les fermes, leurs méthodes périmées, et,jusqu’à la grâce isolée de leurs routes avilies par le rail !...

Et ce fut pour eux une seconde mort qu’ils trouvaient à la table !...

En somme, au nom de progrès scientifiques, on désaxait leur équilibreéconomique et l’on souillait de la lèpre usinière le cadre de leursmœurs.

Quoi plus ?...

- Quoi plus ? dit Jamet en se levant, la séparation des Eglises et del’Etat ! Elle était dans l’air. Elle constituerait un progrès politique!...

- C’est la fin du bon monde ! s’écria Duhamel.

- Le commencement d’une ère ! répartit l’ingénieur.

- Une course à l’abîme ! conclut Jamet.

- Manquablement, soupira Hélie, qu’la maîtresse a ben fait de mouri… !

Le soir tombait sur la neige. Dehors, nous vîmes une chose étrange :haut sous nuées, du levant au couchant, un volier de corbeaux barraitle ciel de son ruban funèbre… D’où venaient tant de choucas ? Oùallaient-ils ? Où se déviderait ce volier sans fin, augural et muet ?Et pourquoi vers le crépuscule ?