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CANEL, Alfred(1803-1879):  Deuxfarceurs normands : Gros-Guillaume &Gaultier Garguille.- Revue de la Normandie, année 1862.-Rouen :Imprimerie E. Cagniard, 1862.- In-4° ; 860 p.
Numérisation du texte : O. BOGROSpour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (13.I.2008)
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Deux farceurs normands
Gros-Guillaume& Gaultier Garguille
par
A. J. L. Canel

 ~*~

La farce, genrevrai, s'il en fut jamais, — la farce, qui a enfanté Molière, — est commeun fruit naturel du terroir français. On la retrouve dans une foule decoutumes qui ont traversé le Moyen-Age ; elle brille surtout authéâtre, aussi bien avant, comme après la Renaissance.

Longtemps la farce a vécu de personnalités. La basoche qui, pendant denombreuses années, en conserva le monopole, ne se faisait pas faute,quand venait le grand jour du Mardi-Gras, de s'emparer de l'aventurescandaleuse du moment, pour égayer la foule par de bonnes et duresvérités qui passaient en franchise sous le manteau de la folie. Toutecirconstance qui appelait la répression par le ridicule, était saisieau passage et jouée à l'impromptu par les impitoyables confrères. Lesfarceurs de l'ancien théâtre s'accoutumèrent fort aisément à ne pasagir d'une autre manière.

Pendant prés de trois siècles, du XIVe à la fin du XVIe les farcesdramatiques furent écrites en vers. Cette forme, qui se prêtait mal àl'improvisation des épisodes additionnels inspirés par l'histoire dujour, finit par tomber peu à peu en désuétude. Le public et les joueursde farces auraient trop perdu à manquer l'à-propos d'une malice : laprose, plus commode à se plier à toutes les exigences, se trouva donc,par la force des choses, substituée aux vers. Alors les comédiens,conviés de plus en plus par la malignité publique à vivre de scandaleau jour le jour, durent être, en même temps, des improvisateurs, sinonpour créer toujours des farces satiriques tout d'une pièce, au moinspour faire entrer dans un cadre connu d'avance l'actualité propre àsolliciter le rire.

Les anciennes farces, remises en style plus accessible auxintelligences de l'époque, celles qui furent importées d'Italie,devinrent le canevas sur lequel se multiplièrent les broderies decirconstance. Tout farceur intelligent n'eût donc pas, à cette époque,seulement à rendre avec plus ou moins de supériorité les oeuvres desécrivains dramatiques ; il dut encore, fort souvent, être lui-même unpeu auteur.

Valleran, Jodelet, Bruscambille, Turlupin, Gaultier Garguille etGros-Guillaume : voilà, au commencement du XVIIIe siècle, entre autrescomédiens, quelques-uns de ceux qui, sur les théâtres de Paris,excellaient à redonner vigueur à la vieille tradition de la farce, enla rajeunissant par l’interpolation quotidienne des faits de lachronique scandaleuse. — Les deux derniers étaient Normands.

Gros-Guillaume et Gaultier Garguille ont eu leur légende, qui, aureste, comprend aussi leur camarade Turlupin.

Ainsi, selon un mémoire manuscrit cité par les auteurs de l'Histoire du Théâtre-François(les frères Parfait), ils auraient été tous les trois garçonsboulangers, faubourg Saint-Laurent, à Paris. Sans étude, mais douésd'esprit et d’imagination, les trois amis se mirent en tête de jouer lacomédie et de composer des pièces ou fragments comiques, « sur tout cequi pu leur venir en pensée, ce qu'on a appelé depuis turlupinades. »Pour leurs débuts, ils allèrent louer un petit jeu de paume à la porteSaint-Jacques, vers l'entrée du fossé, appelé de l'Estrapade, et avecun théâtre portatif et des toiles de bateau pour leur servir dedécorations, ils auraient joué, depuis une heure jusqu'à deux, pour lesécoliers, et les soirs également, à raison de deux sous six deniers parpersonne. On ajoute qu'après leur association avec les comédiens del'hôtel de Bourgogne, Gros-Guillaume ayant eu la hardiesse decontrefaire un magistrat affecté d'un tic à la bouche, les trois amisfurent décrétés. Gaultier Garguille et Turlupin prirent la fuite ; maisGros-Guillaume, mis au cachot de la Conciergerie, éprouva un telsaisissement, qu'à quelques temps de là il tomba malade et mourut. Sesdeux confrères ne devaient lui survivre que de quelques jours : ladouleur les emporta l'un et l'autre dans la même semaine...

Il y a dans tout cela bien peu de chose qui soit exact. Je vaisrétablir ici la vérité sur le compte de nos deux compatriotes, et, àcet égard, je m'empresse de déclarer que je ferai largement mon profitdes documents recueillis sur eux par M. Edouard Fournier, dans sonintroduction à la nouvelle édition des Chansons de Gaultier Garguille.

« Encore que le vieux proverbe dit que de ce pays de Normandie il nevient point de meneurs d'ours ny de basteleurs, il est très vraypourtant que j'en suis venu aussi bien que toy. »

Ces paroles, à l'adresse de Gros-Guillaume, sont attribuées à GaultierGarguille, dans la facétie intitulée : Songe arrivé à un hommed'importance (Paris, 1634). Ainsi il demeure constaté,sans qu'il soitbesoin de chercher d'autres témoignages, que nos deux bouffons sontoriginaires de la même province.

Au reste, comme on le reconnaît tout d'abord, Gros-Guillaume etGaultier Garguille sont deux surnoms de théâtre, et nous verronsbientôt queceux qui les portaient en avaient encore adopté chacun un autre. — Levrai nom du premier était Robert Guérin ; celui du second, Hugues Guéru.

Robert Guérin naquit, je ne sais sur quel point de la terre normande,vers l'année 1560, plutôt avant qu'après. — C'est à Caen, selonTallemant des Réaux, que Hugues Guéru reçut le jour, et sa naissance paraît pouvoirêtre fixée, avec assez de certitude, à l'année 1573.

Selon Sauvai (Antiquitésde Paris), Robert Guérin « commençaà monter sur le théâtre dès qu'il commença à parler. » En supposantcette assertion fondée, on serait assez naturellement conduit à penserqu'il dut faire ses premiers essais en Normandie. L'auteur du Testament deGros-Guillaume, facétie datée de 1634, donne à cefarceur la qualification d'autheurde la resjouissance publique depuisquarante ans. S'il n'y a rien à rabattre de ce dire,Gros-Guillaumeaurait été connu à Paris dès la fin du XVIe siècle. — Mais que signifiecette qualification elle-même ? Elle indique, suivant M. Fournier,qu'il dirigea, pendant cette longue période, la réjouissance publiquedu carnaval, — c'est-à-dire, sans doute, ces représentations auxHalles, dans lesquelles nous le verrons figurer tout à l'heure. Or, làse trouvaient les derniers restes des Enfants sans souci,« qui tentaient l'impossible pour se soutenir au théâtre desHalles, » rapporte un manuscrit du temps, cité dans l’Histoire desMarionnettes, par M. Magnin. Cette circonstancen'indiquerait-elle pasque Gros-Guillaume, avant d'être devenu exclusivement comédien, avaitfait partie de la bande joyeuse de ces mêmes Enfants sanssouci?  Rien n'empêcherait de croire alors qu'il eût exercé saprofession de boulanger pendant les longues intermittences desreprésentations de là confrérie.

Quoi qu'il en soit, vers 1610, Gros-Guillaume était définitivementenrôlé parmi les comédiens de Paris, ainsi que l'indique une gravure dece temps, qui représente la farce du Marié et où il figure avecTurlupin, et il faisait alors partie de la troupe de l'hôtel d'Argent,vieille maison située rue de la Verrerie, au coin de celle de laPotterie. A la même époque, il prenait également part auxreprésentations de circonstance, rappelées ci-dessus, qui se donnaientaux Halles sur des tréteaux.

Ce serait trop peu dire, au reste, que de faire remonter seulement àl'année 1610 la participation de Gros-Guillaume aux jeux scéniquesofferts quotidiennement à la population parisienne. Avant cette date,sa renommée était déjà si bien établie, qu'il était du nombre descomédiens que Henri IV mandait souvent au Louvre. Plus qu'aucun autremême, il avait, comme s'exprime M. Fournier, le privilège d'amuser leroi, qui « se donnait le plaisir de lui faire mettre en farce lesridicules de caractère, d'allure ou de langage, des seigneurs qui setrouvaient là. Ainsi rien ne le divertissait plus que de lui voir jouerles façons gasconnes du maréchal de Roquelaure. Il faisait bon voiralors ce plaisant borgne, feignant de se fâcher, lutter de comique avecl'acteur qui le singeait sur la scène. »

A cette occasion, je ne puis omettre de rapporter ici une anecdote oùfigurent Gros-Guillaume et cet important personnage. « Une fois, ditTallemant, le roi tenoit celui-ci entre ses jambes, tandis qu'ilfaisoit jouer à l'autre la farce du Gentilhomme gascon. A tout boutde champ, pour divertir son maître, le maréchal faisoit semblant devouloir se lever pour aller battre Gros-Guillaume, et Gros-Guillaumedisoit : Cousin, ne bous faschez. — Il arriva qu'après la mort duroi, les comédiens, n'osant jouer à Paris, tant tout le monde y étoitdans la consternation, s'en allèrent dans les provinces, et enfin àBordeaux. Le maréchal y étoit lieutenant de roi ; il falloit demanderpermission : Je vous la donne, leur dit-il, à la condition que vousjouerez la farce du Gentilhomme gascon. Ils crurent qu'on les roueroitde coups de baston au sortir de là ; ils voulurent faire des excuses : Jouez, jouez seulement, leur dit-il. Le maréchal y alla ; mais lesouvenir d'un si bon maître lui causa une telle douleur, qu’il futcontraint de sortir tout en larmes, dès le commencement do la farce. »

Dans le temps où Gros-Guillaume était déjà en possession de la faveurd'Henri IV, il est douteux que Gaultier Garguille figurât parmi lescomédiens de Paris.

Les frères Parfait ont dit qu'il débuta, à Paris, dans la troupe duMarais, en 1598. Ce n'est pas l'opinion de M. Fournier : « A mon avis, dit-il,si Gaultier Garguille, qui mourut à la fin de 1633, joua, comme le ditSauval (Antiquités de Paris), pendant plus de quarante ans, ce ne futcertainement pas dans cette ville qu'il passa tout ce temps et qu’ilfit surtout ses premiers essais. Il dut même, selon moi, n'y arriverqu'assez tard. — Comme Bruscambille, qui fut longtemps comédien àToulouse avant de se faire connaître à l'hôtel de Bourgogne, et, plustard, sur le théâtre du Marais, il fit, j'en suis certain, de longuescaravanes en province. En 1610, Bruscambille était arrivé déjà rueMauconseil, puisqu'il fit et récita le prologue de la tragédie de Phalante, qui y fut représentée alors ; mais je ne répondrais pasqu'à cette même époque Gaultier Garguille se trouvât de même à Paris. —Nous connaissons soit le texte, soit la gravure de quelques-unes desfarces qui furent jouées de 1610 à 1617, et notre bouffon n'y figurepas... Si Gaultier Garguille eût déjà joué à Paris du temps de HenriIV, nul doute qu'il n'eût été mandé au Louvre avec Gros-Guillaume, caril était aussi plaisant que lui dans les rôles dont le roi s'amusait leplus. Mais, je le répète, il devait alors jouer en province, sans doutemême à Rouen, comme tendrait à le prouver la dédicace que lui fit deses Regrets facétieux.... le sieur Thomassin, qui était, en 1632,comédien en cette ville. L'hommage qu'il adresse ainsi à GaultierGarguillo me semble le souvenir confraternel d'un pauvre diable defarceur resté en province, à son ancien camarade devenu célèbre àParis. (1) »

Suivant le même écrivain, ce n'est qu'en 1619 que la présence deGaultier Garguille est constatée à Paris. « L'Espadon satyrique, publié cetteannée-là, dit-il, est le premier livre qui parle de lui, et c'est àl'hôtel de Bourgogne qu'il nous le fait voir, non point encore avecGros-Guillaume et Turlupin, qui jouaient alors à l'hôtel d'Argent, maisavec Vautray, Valeran, Bruscambille. » Nous ajouterons quel’Advis du Gros-Guillaume, publié la même année, nous montreégalement Gaultier Garguille à Paris — Mais nous dirons en plus que laprésence de notre farceur dans cette ville doit être antérieure à cettedate.

En 1618, il y était déjà très connu. J'en cite pour preuve unepublication de cette même année : les Prédictions de Bruscambille, —facétie en tête de laquelle on a placé un Avis de Gaultier Garguilleau lecteur, et dont le texte, dés la première page, mentionne, sur lamême ligne, le même acteur, Gros-Guillaume et Turlupin. A Paris,aurait-on fait un pareil honneur à un bouffon de province, ou à peinedébarqué de sa province ?

Quatre ans plus tard, par une de ces voltes-faces si ordinaires encoreaujourd'hui parmi les gens de théâtre, Gaultier Garguille a quittél'hôtel de Bourgogne pour l'hôtel d'Argent (2) ; mais désormais, quand il changeraencore de théâtre, ce sera en compagnie de Turlupin et deGros-Guillaume. Une ferme amitié, qui fait leur éloge à tous les trois,les tiendra invariablement unis à l'avenir.

A peine la nouvelle association était-elle formée, qu'une plainte futportée contre les trois confrères devant le cardinal de Richelieu.Quels étaient les plaignants ? Des rivaux jaloux, les comédiens del'hôtel de Bourgogne, dit l'auteur d'un Mémoire peu sûr, cité par lesfrères Parfait ; mais, selon M. Fournier, ce devaient être bien plutôtles confrères de la Passion, avec lesquels ces mêmes comédiens del'hôtel de Bourgogne étaient depuis longtemps en querelle au sujetd'une redevance de trois livres tournois que ces privilégiés fainéantsprétendaient pouvoir exiger d'eux par chaque représentation.

Nous n'adoptons pas la rectification proposée par M. Fournier. Sansdoute, le Mémoire cité par les frères Parfait est peu sûr en général; mais nous croyons qu'il est exact lorsqu'il attribue la plainte, dontil vient d'être parlé, aux comédiens de l'hôtel de Bourgogne. Undocument contemporain nous paraît pleinement justifier notre opinion :nous voulons parler du Rêve arrivé à un homme d'importance, — facétieimprimée en 1634, et dans laquelle on nous montre Gaultier Garguilleléguant une part de sa malédiction « aux anciens maistres del'hostel de Bourgogne, qui, lui fait-on dire, nous ont suscité desprocès. »

Ces procès, qui pouvaient être préjudiciables aux trois associés,tournèrent, au contraire, à leur plus grand avantage. Richelieu, dontla curiosité avait été excitée par les clameurs de leurs rivaux, eut ledésir de les entendre. Les bouffons de l'hôtel d'Argent furent donc mandés prés delui, au Palais-Royal, pour lui donner un échantillon de leursavoir-faire, sur un théâtre dressé dans une alcôve.

Gaultier Garguille excellait dans une farce où il ne tarissait pas enimprécations contre les servantes et leurs nombreux défauts, contreleur malpropreté surtout. Les siennes, disait-il, se peignaienttoujours sur la marmite ; aussi n'était-il pas surpris de trouver descheveux dans sa soupe. — « Oh bien ! lui répondait Turlupin, celle que je vous ai promise est lephénix des servantes ; vous ne trouverez plus de cheveux dans la soupe: elle se coiffe toujours à la cave. »

Nos farceurs jouèrent-ils cette farce devant l'éminence ? Il y aquelque probabilité. Ce que l'on peut regarder comme certain, c'estqu'ils la régalèrent d'une autre farce dans laquelle Turlupinremplissait le rôle du mari et Gros-Guillaume celui de la femme. Lepremier, un sabre à la main, remportait contre la commère, — toujoursmenaçant de lui couper la tête ; Scène d’une heure, et des pluscomiques, et qui se terminait ainsi :

TURLUPIN : « Vous êtes une masque. Je n'ai point de compte àvous rendre ; il faut que je vous tue.... »

GROS-GUILLAUME. « Eh ! mon cher mari, je vous demande la vie ;je vous en conjure par cette soupe aux choux que je vous fis mangerhier, et que vous trouvâtes si bonne. »

A ces mots, le mari se rend, et laissant tomber son sabre : « Ah ! lacarogne, disait-il, elle m'a pris par mon faible ! La graisse m'en figeencore sur le coeur!... »

Les trois amis se surpassèrent sur le théâtre improvisé, et lecardinal, qui pourtant était parfois assez difficile à égayer, pensamourir de rire de leurs charges plaisantes, et, en même temps, fortsouvent saugrenues. Nos bouffons l'ayant amusé, il voulut leur en tenircompte. Il fit donc venir les principaux de la troupe de l'hôtel deBourgogne, leur dit que leurs spectacles étaient d'un ennui mortelauprès de celui que lui avaient donné ces farceurs, et leur ordonna dese les adjoindre au plus vite. Selon M. Fournier, cette façond'expliquer l'arrivée définitive de Gros-Guillaume, de GaultierGarguille et de Turlupin à l'hôtel de Bourgogne, quoique basée sur unrécit d'assez frêle autorité, paraît assez invraisemblable. Aussil’admet-il assez volontiers. Nous n'avons, de notre côté, aucun motifpour ne pas l'accepter sans réserve.

« Le retour de Gaultier Garguille, ajoute M. Fournier, et l'arrivée deses deux compères furent une bonne fortune pour l'hôtel de Bourgogne.Ils y éclipsèrent les comédiens italiens, dont les représentationsalternaient sur ce théâtre avec celle de la troupe française. —Saint-Amant, entre autres adieux, prête celui-ci à Maillet, son poètecrotté :

Adieu, bel hôtel de Bourgogne,
Où, d'une joviale trogne,
Gaultier, Guillaume et Turlupin
Font la figue au plaisant Scapin...

— Or, c'est à Gaultier Garguille surtout que cet avantage était dû. Sonrival de l'autre troupe ne pouvait lui-même s'empêcher de rendrehommage à son mérite. Scapin, célèbre acteur italien, disoit, écritTallemant, qu'on ne pouvait trouver un meilleur comédien. »

Si la reine, comme Italienne, tenait pour les farceurs italiens, ellene parvint jamais, sur ce chef, à imposer sa préférence à Louis XIII.Le roi, — ainsi que son principal ministre, — appréciait la supérioritéde leurs concurrents et celles de ces bonnes farces françaises, que sonpère avait tant aimées et dont les trois confrères savaient tirer sibien parti. Le plus souvent, les comédiens se rendaient au Louvre, maisquelquefois Louis XIII allait à leur théâtre et toujours il y prenaitle plus vif plaisir. La faveur royale eût été, à elle seule, en cetemps, une garantie de succès ; avec leur talent en plus, il étaitimpossible qu'ils ne parvinssent pas à se maintenir dans les bonnesgrâces du public. Louis XIII, il est vrai, se scandalisait quelquefoisde leurs joyeusetés un peu crues. « La pièce étoit belle, disait-il unjour, — ainsi que le rapporte le Père Coton, — si les comédiensn'eussent rien dit de sale. » Mais alors il n'y avait peut-être, enFrance, que l'oreille du roi qui fût aussi délicate, et personnen'était disposé à prendre ombrage pour des mots, quels qu'ils fussent.

Ce n'est pas seulement Scapin qui proclama les talents de GaultierGarguille. Plusieurs de ses contemporains en ont fait le plus brillant éloge. Dansles Révélations de l'ombre de Gaultier Garguille à Gros-Guillaume, onprête à celui-ci les paroles suivantes : « Est-ce toi, illustreGaultier Garguille, qui as esté autrefois la merveille des comédiens dela France,lequel, par de naïves et admirables actions, tu t'es faitadmirer par les plus excellens esprits, et de plus as eu la faveurd'estre aimé du plus grand prince du monde ? » — L'auteur dela Rencontre de Gaultier Garguille avec Tabarin met dans la bouche deCaron ces paroles adressées à notre farceur: « Va, je te pardonne ; tuas assez de mérite pour obtenir cette faveur. Et quand ce ne serait quepour ton beau, judicieux et naïf esprit, tu as eu l'honneur de donnerdu contentement au plus grand roi du monde, tu n'as garde que tu nesois favorisé partout. » — Le Songe arrivé à un homme d’importancen'est pas moins laudatif. Voici comment l'auteur fait parler GaultierGarguille lui-même : « Je suis cet imparangonable Gauthier Garguif, lafleur de l'hostel de Bourgogne, l'honneur du théâtre et le bon père desbonnes chansons. Tu sauras que la Normandie m'enfanta entre la poire etle fromage ; qu'en ceste année les pommes vinrent en telle abondance,qu'il y eut double automne et qu'on n'appréhendoit pas moins qu'undéluge de cidre. On vit, en plusieurs endroits, rire des pierres, desarbres, des citrouilles et des hommes qui n'avoient ri de plus dequarante ans. Ce qui fut interprété par Nostradamus, qui vivoit pourlors, que ma naissance seroit la mort de la mélancolie et la productiond'un homme qui auroit un souverain remède contre le mal de rate... » Etplus loin : « Crois-moy que ce n'est pas comme aux Ménechmes dePlaute, où il y a deux semblables ; car la nature n'a pu faire qu'unGauthier Garguille depuis que le monde est monde... »

La postérité a confirmé ces éloges. Les frères Parfait, dans leur Histoire du Théâtre-Français ; — Gouriet, dans ses Personnagescélèbres de rues de Paris ; Boucher d'Argis, dans ses Variétéshistoriques, — le présentent comme une des gloires de la farce.

Tous les écrivains de l'époque qui ont parlé de Gros-Guillaume sontégalement d'accord pour faire son éloge comme joueur de farces : «Gros-Guillaume, écrit Tallemant, autrefois ne disoit quasy rien ; maisil disoit les choses nayfvement, et avoit une figure si plaisante,qu'on ne pouvoit s'empescher de rire en le voyant. »

Selon l'auteur du Rêve arrivé à un homme d'importance, et celui des Révélations de l'ombre de Gaultier Garguille, — Gros-Guillaume s'estrendu parfait dans son art, — et, « sa physionomie seule vaut mieux,sans parler, que toutes les farces et comédies » des autres.

Le Testament de Gaultier Garguille recommande à Gros-Guillaume de «garder tousjours sa naïfveté risible et son inimitable galimatias. »

C'est principalement dans le Testament qui porte son propre nom queson éloge est le plus développé : « Il donne son authentique charge etpouvoir absolu de faire rire à celui, de la troupe royale, qui aura leplus d'esprit à imiter ses rencontres et naïves extravagances, pourfaire espanouir les rates opilées, à force de rire — Et afin que tousses confrères ne s'offensent pas de ce qu'il a plus légué aux autresqu'à eux, il leur donne, tant en général qu'en particulier, son esprit,sa ravissante mine, tous ses gestes et sa belle disposition. »

A l'influence hilariante de sa ravissante mine, il convient d'ajouterencore l'avantage qu'il savait tirer de sa grosseur peu ordinaire, soitdans les rôles de femme qu'il jouait quelquefois, soit dans les rôlesde vieillard qu'il partageait avec Gaultier Garguille.

« Il étoit si gras, si ventru, dit Sauval, que les satyriques de sontemps disoient qu'il marchoit longtemps après son ventre. » Le Rêvearrivé à un homme d'importance signale, à son tour, « que sa graisseestoit cause qu'on accusoit la nature de prodigalité en sa génération,et que les meilleurs médecins de la Faculté l'avoient censé et réputéimmeuble. »

Le costume qui lui était ordinaire avait été combiné de façon àexagérer encore sa rotondité naturelle. « Suivant les estampes dutemps, disent les frères Parfait, Gros-Guillaume avoit la tête couverted'une calle ou barrette ronde (3), avec une mentonnière de peau demouton, une culotte rayée, de gros souliers gris, noués d'une touffe delaine. Il étbit enveloppé dans un sac plein de laine, lié au haut deses cuisses. » De son côté, sur le même sujet, Sauval s'exprime ainsi :« Jamais il ne paroissoit à la farce qu'il ne fût garrotté de deuxceintures : l'une liée au-dessous du nombril, et l'autre prés destétons, qui le mettoient en tel état qu'on l'eût pris pour un tonneaudepuis les pieds jusqu'à la teste, ou estre tout ventre. »

Nous ne croyons pas que ce costume, « bariolé à la façon des Suisses deFrançois Ier, » ait été le seul employé dans la farce parGros-Guillaume. Lorsque, dans son prétendu Testament, « il donne sa casaque volante au plus homme de bien de meusnier qui soit hors desportes de Paris, afin que tous les vents qui ont autrefois soufflé dansson haut-de-chausses s'aillent rendre aux ailes de son moulin pour enfaire un mouvement perpétuel, » — n'est-il pas évident que cettedésignation ne peut s'appliquer au sac à double ceinture ? Ilparaîtrait donc à propos, pour compléter l'inventaire de sa garde-robede théâtre, d'ajouter que, dans certains rôles, Gros-Guillaume semontrait, sur la scène, vêtu d'une blouse flottante en toile blanche,comme Tabarin l'était alors et comme le furent traditionnellement,depuis, maints bateleurs de la foire.

*
* *

Au XVIe siècle, les joueurs de farce avaient l'habitude de se couvrirle visage de farine. Dans la troupe de l'hôtel de Bourgogne, tandis queles autres comédiens, Turlupin et Gaultier Garguille, portaient lemasque, Gros-Guillaume, lui, n'employait que le fard sans apprêt de labouffonnerie. C'était le fariné,comme l'appelle Tallemant. — « Il ne portoit point de masque, dit aussiSauval, mais se couvrait le visage de farine, etménagoit cette farine de sorte qu'en remuant seulement un peu leslèvres, il blanchissoit tout d'un coup ceux qui lui parloient. »

En toutes choses, Gaultier Garguille faisait contraste avecGros-Guillaume. « Il étoit extrêmement souple, dit Boucher d'Argis, ettoutes les parties de son corps lui obéissoient, de sorte qu'onl'auroit pris pourune vraie marionnette. Il étoit très maigre, les jambes longues,droites,menues et, avec cela, un très gros visage, qu'il couvroit ordinairementd'unmasque,  avec une barbe pointue. Il portoit sur la tête unecalotte noire etplate, et à ses pieds des escarpins noirs ; les manches de sonpourpoint étoient defrise rouge, et le pourpoint et ses chausses de frise noire. »

Ce portrait est complété, ainsi qu'il suit, par le même auteur, d'aprèsune estampe du livre, intitulé Regrets facétieux....., du sieur Thomassin: « Son habit étoit très simple, portant des pantoufles au lieu desouliers, etun bâton à la main, une espèce de bonnet fourré et plat sur la tête,sans cravatte, ni col de chemise qui parût, une camisole qui descendoitjusqu'à mi-cuisse, la culotte étroite, qui venoit joindre aux bas,au-dessous du genouil, une ceinture de laquelle pendoit une gibecièreet un grospoignard, qui paroissoit être de bois, passé dans la même ceinture. Lecorps del'habit étoit noir, les manches rouges, les boutons et les boutonnièresrougessur le noir, et noires sur le rouge. »

En se reportant au portrait de Gaultier-Garguille, gravé par Rousselet,d'après Grég. Huret, dit encore Boucher d'Argis, on voit que « saceinture est chargée d'une gibecière et d'une écritoire, sans couteau.Il a unmasque avec moustaches, sans barbe, et les cheveux plats et courts,arrondisautour de la tête. » — Et plus loin : « Gaultier Garguille faisoitd'ordinairele maître d'école (c'étoit son rôle favori), quelquefois le savant avecunlivre de chansons de sa façon qu'il débitoit, et quelquefois le maîtrede lamaison. Aussi nous le représente-t-on avec un livre à la main ou avecun bâton, mais toujours avec une écritoire au côté... et une perruquede plumes de poule, coupées ras des oreilles. »

Ces divers détails ne concordent pas tous exactement entre eux ; maiscela ne prouve qu'une chose : c'est que la tenue de notre farceursubissait quelques modifications, selon l'exigence de son rôle.

 «Il n'y avoit rien dans sa parole, dans sa démarche, ni dans son actionqui ne fût ridicule (ajoute le même auteur), et toute sa personne ainsifagottée sembloit être faite exprès pour un vrai farceur ; enfin toutfaisoit rire en lui. Aussi jamais homme de sa profession n'a été plusnaïf et plusnaturel. Mais s'il ravissoit quand Turlupin et Gros-Guillaume lesecondoient, — lorsqu'il venoit à chanter seul, quoique la chanson etl'air fussentfort  mauvais pour l'ordinaire, c'étoit encore toute autrechose : il sesurpassoit lui-même. Sa posture, ses gestes, ses accents, ses tons,tout étoit siburlesque et si plaisant, que bien des gens n'alloient à l'hôtel deBourgogne que pour l'entendre, de sorte que la chanson de GaultierGarguille avoit passé en proverbe.

«Cet homme si ridicule dans la farce ne laissoit pas pourtant déjouerdes personnages de roi dans les pièces sérieuses, avec applaudissement.Quand il étoit masqué et qu'il avoit une robe pour couvrir ladéfectuosité de ses jambes, c'étoit un homme à remplir quelque rôle quece fût. »

Tels étaient, au théâtre, Robert Guérin et Hugues Guéru : le premier,dans la farce, sous le nom de Gros-Guillaume, et, dans les piècessérieuses, sous celui de La Fleur ; le second, alternativement dans lesmêmesgenres, sous les noms de Gaultier Garguille et de Fléchelles. Carcumulant les emplois, selon l'usage de ce temps, ils s'étaient aussiconformés à lacoutume de ne pas s'en tenir à une seule appellation de théâtre.

On sait ce qu'était alors la vie des comédiens : vie sans souci au jourle jour ; — vie pour ainsi dire de communauté, pour ce qui concernaitles rapports avec les femmes de la même troupe, et quelquefois aveccelles d'une autre. Mais, tout en vivant sur le commun, Turlupin,Gros-Guillaume et Gaultier Garguille n'avaient pas amené decontingent féminin, soit à l'hôtel d'Argent, soit à l'hôtel deBourgogne. Ils y étaient entrés «sans femme, disant qu'ils n'en vouloient point, parce qu'elles lesdésuniroient. » (Les frères Parfait.)

Partout, il est vrai, on montre Gaultier Garguille en scène avec sa femme Perrine, et la presse nous a mémo transmis la farce de la querelle deGaultier Garguille et de Perrine sa femme, avec la sentence de séparation entreeux rendue; mais ce n'est là qu'un nom de personnage scénique, et noussavons, en outre, que ce rôle de Perrine était joué par un acteurdéguisé enfemme. Quoi qu'il en soit, si nos trois farceurs, pour maintenir plussûrementla bonne harmonie entre eux, ne s'étaient point associé de femmes surle théâtre, ils n'avaient pas, pour cela, renoncé aux charmes de la viede famille. Ainsi, Gaultier Garguille s'était marié vers l'année 1623.Ilavait épousé la fille d'une autre célébrité comique: Tabarin, valet ducharlatan Mondor.

A cette époque, maints charlatans s'adjoignaient des farceurs, quicontribuaient puissamment à attirer la foule, et, avec ce renfort, ilsarrivaient parfois à la fortune : témoin ce Denis Lescot qui se vantaitd'avoirgagné cinquante mille écus en dix ans. Grâce à Tabarin, beaucoup plusplaisant que son maître, Mondor et son valet faisaient également defort bonnes affaires. Il paraîtrait même, d'après les Oeuvres de ce dernier, ainsique le dit M. Fournier, « que tous les jeux de l'hôtel de Bourgogne avaientgrand peine à lutter de profit et de succès avec leurs parades. »

«Gaultier Garguille, continue le même auteur, n'agit donc pas enNormand maladroit, quand il parvint à se faire donner en mariage lafille de Tabarin. — II devait avoir au moins cinquante ans lors decetteunion... La fille au contraire devait être jeune ; celui qu'elleépousait auraitmême pu volontiers passer pour son père, Tabarin et lui étant d'âge àpeuprès égal. D'un autre côté, la dot était, j'en réponds, très sortable :Tabarin, qui, quatre ans environ après, devait se trouver assez richepour s'enaller trancher du gentilhomme campagnard, et l'on sait à quel prix !(4)n'avait pu que doter assez grassement sa fille... Encore une fois, cemariagene fut pas marché de dupe pour notre Hugues Guéru, et il fallut, pourqueTabarin y consentit, ou que le farceur apportât lui-même une grossefortune gagnée sous son masque de Gaultier Garguille, ou que du moinsson titre de comédien de la troupe royale lui fût compté pour beaucoup,et luivalût presque un titre de noblesse aux yeux de l'histrion de Mondor. »

Hugues Guéru fut un bon et honnête mari, qui se conduisit règlement, comme dit Tallemant des Réaux, — et qui aima chastement sa femme, comme ajoute le livret : Songe arrivé à un homme d'importance.Il eutsoin de tenir celle-ci éloignée du théâtre, — et pour cause. L'air dulieuet son âge, à lui, auraient pu lui porter malheur. » II voulut gardersa femme pour lui seul, dit M. Fournier, et j'aime à croire qu'il yparvint. Ensomme, il mena douce et bonne vie dans son logis de la ruePavée-Saint-Sauveur, et, quand venaient les beaux jours, dans la petitemaison àcolombier qu'il avait achetée à deux pas de la porte Montmartre. »

Sa vie était celle d'un bon bourgeois, et, en même temps, celle d'uncomédien qui aime son art. Selon Tallemant des Réaux, « il étudioit sonmétier assez souvent, et il arrivoit quelquefois que, comme un homme dequalité qui l'affectionnoit, l'envoyoit prier à dîner, il répondoitqu'ilétudioit. » — « Hors du théâtre, ajoute Sauval, — à son visage, à saparole, à sa démarche, à son habit, on l'eût pris pour un homme de ladernièregrossièreté. Dans le commerce de ses amis, il étoit agréable, et sonentretien était fort amusant. »

La vie privée de Robert Guérin s'offre-t-elle à nous sous un aspectaussi favorable? Il faut bien le dire, Sauval nous donne une esquissepeuavantageuse de ses habitudes et de son caractère: « Ce fut toujours ungros ivrogne, dit-il ; avec les honnêtes gens, une âme basse etrampante. Son entretien étoit grossier, et pour être de belle humeur,il falloitqu'il grenouillât ou bût chopine avec son compère le savetier dansquelque cabaret borgne. Il n'aima jamais qu'en bas lieu, et se maria envieux pécheur àune fille asssez belle et déjà âgée. » Mais nous croyons que ceportraitn'est pas d'une exactitude incontestable.

Sans doute, il aimait le vin et la bonne chère ; il paraîtrait toutefoisque si, à l'occasion, il lui arrivait d'abuser du premier, c'était encoredans de certaines limites. Voyez, en effet, comment s'exprime à son égardl'auteur anonyme du Testament de Gaultier Garguille :« Pour le bon et grosGuillaume, y est-il dit, quoique son aage le doive estonner, il vivracomme il a de coustume, c'est-à-dire qu'il n'espargnera point les bonsvins ni les bonnes viandes, et qu'il se servira du baston, si lesjambes luimanquent...» C'est aussi après avoir bien souppé, la veille des Rois, auxTrois-Maillets, cabaret voisin de l'hôtel de Bourgogne, qu'on lui prête le Songe arrivéà un homme d'importance.... De pareils traits accusent un bon vivant bienplutôt qu'un ivrogne.

Quant à la grossièreté de son langage, c'est à son temps et non pas àlui qu'il conviendrait de la reprocher. —Serait-ce avec plus dejustice qu'il a été accusé de bassesse ? Aucun écrit contemporain ne ledonne à penser, et, sur ce chef, sa mémoire est assez bien défendue parl'invariable amitié d'Hugues Guéru, dont le caractère et la conduiteont toujours été cités comme honorables.

Comme M. Fournier en fait très justement la remarque, la façon de vivremodeste et décente de ce dernier, — Gaultier Garguille, —contraste d'une manière assez remarquable avec les belles choses qu'ildébitait sur le théâtre, non moins lestement que les autres comédiensde sonépoque. Et ce n'était pas seulement dans les farces qu'il se donnaitlibrecarrière, c'était encore, et plus particulièrement peut-être, dans seschansonsqui furent son triomphe et auxquelles il doit surtout, grâce à latypographie, la perpétuité de sa renommée.

L'usage de chanter des couplets à la fin du spectacle datait duMoyen-Age. Au commencement du XVII siècle, il était plus pratiqué quejamais ; mais le succès en ce genre ne put être disputé à GaultierGarguille. « Sa chanson fit époque, dit M. Fournier; elle fut undes traits saillantsd'un règne qui vit en même temps fleurir la société des Précieuses, etqui,je ne sais comment, trouva moyen d'accommoder tout cela ensemble. »

Le style et l'esprit des chansons de Gaultier Garguille étaient tout l'opposé du style et de l'esprit des Précieuses.

Notez pourtant que toutes ces belles choses, que nous ne pouvons pas dire, se chantaient en public, et que ce public, c'était tout le monde.— Sauval ne le dit-il pas ? Personne ne résistait à l'envie d'entendreGaultier Garguille. « Soyez-donc sûrs, — comme M. Fournier a bien raison del'affirmer, — que ces jeunes gens de la noblesse qui étaient assis tout à l'heure aux deux bouts du théâtre, sur des chaises de paille,n'ont pointquitté leur place, ou que s'ils en sont descendus, c'est afin de semêler à lavaletaille du parterre et de pouvoir ainsi rire plus à l'aise. Je nesais trop même si, au fond de quelque loge grillée, car il en existaitdéjà, vous nesurprendriez pas quelque belle dame, qui, en écoutant ces franchesgrivoiseries, sans apprêt, mais non sans épices, se délasse du jargonquinaguères lui a tant affadi le coeur et l'esprit dans quelques-unes deces ruellesde Précieuses dont la célébrité commence. »

Le recueil de Gaultier Garguille, tel que nous l'avons, est loin dereproduire toutes les chansons mises en vogue par ce farceur. Quand luivint la pensée de le livrer à la presse, il éprouva quelques scrupules,et il supprima un certain nombre de pièces : de celles, bien entendu,où la gaillardise prenait des allures par trop désordonnées. Malgrétout,cependant, — les indications ci-dessus suffisent pour le fairepressentir, — son livre conserve encore un assez grand nombre de libertés grandes. Aussi est-ce avec toute raison que M. Fournier s'est exprimé ainsi :

«Vous voyez qu'en ce temps-là l'on ne craignait pas d'aller écouterpubliquement ce qu'aujourd'hui l'on oserait tout au plus lire encachette. Et cependant Gaultier Garguille y a mis de la modération ; ilest prude sans qu'il y paraisse. Il chantait bien d'autres choses,vraiment,devant son parterre ébahi, mais non indigné ! Par exemple, c'estd'Assoucy qui l'assure, vous auriez pu lui entendre chanter la chanson :

Baisez-moi, Julienne ; —
Jean-Julien, je ne puis....

Mais fi de ces ordures ! Il a fait un choix, et dans le sens honnête,n'allez pas vous y tromper. S'il a même publié son petit volume, c'est afinqu'on ne lui prélat point ce qu'il ne daigne plus reconnaître après l'avoirchanté. Il a peut-être eu des complaisances pour le public qui l'écoute, soit ;mais devant celui qui va le lire, il veut garder le décorum. D'ailleurs, ilcraint les attributions malveillantes : on pourrait mettre sur son compte d'autres chansons plus dissolues, et cela le désole ; il le confesse dans leprivilège de son recueil, et un secrétaire du roi a contresigné sa confession. »

Pour le fond et pour la forme, la chanson de Gaultier Garguille nepeut, comme oeuvre littéraire, avoir de grandes prétentions. Elle n'ajamais valu quelque chose que par la façon dont elle était chantée.Quelques pièces, cependant, méritent que l'on fasse une exception enleur faveur, notamment la suivante, qui, du reste, est la meilleure dureceuil :

Que l'amour est rigoureux!
Qu'il assortit mal ses flammes !
Quand j'estois jeune amoureux,
Il me fit haïr des dames.
Ores il m'offre des fillettes,
Quand j'ai passé soixante ans ,
Mais c'est donner des noisettes
A ceux qui n'ont plus de dents.....

En somme, nous le répétons, comme auteur, Hugues Guéru n'a pas ajoutéun nouveau fleuron à la couronne littéraire de la Normandie. Est-ilbien certain, d'ailleurs, qu'il faille lui attribuer la paternité deschansons qu'il a lui-même publiées sous son nom ?

M. Fournier semblerait tout d'abord résoudre négativement la question,et, pour cela, il se fonde exclusivement sur ce que plusieurs pièces durecueil ne sont pas de Hugues Guéru. Ainsi la XIVe (Je demanday à la vieille) était déjà connue du temps de François Ier ; la XXIe (Pour unfestin qui m'agrée) est antérieure à la prise de la Rochelle ; la XLe (Belle,quand te lasseras-tu) paraît avoir pour auteur François Malherbe...

Cette interpolation, selon nous, prouverait uniquement que Guéruregardait aussi comme siennes les chansons auxquelles il avait donné ourendu la vogue. D'ailleurs, M. Fournier n'affirme pas : dans sonopinion, ici Gaultier Garguille ne fut guère autre chose que chanteur.Il vamême plus loin ; dans une note de la page 31, il écrit: « GaultierGarguille ne chantait pas seulement ce qu'il avait fait, mais ilpuisait dans le fond populaire. » Au reste, — et ceci peut servir àjustifier notre auteur du soupçon de plagiat que l'on voudrait fairepeser sur lui, — « la chanson alors naissait d'elle-même enFrance, et une fois qu'elle était née, et que chacun l'avait chantée,qui.donc était sûr de ne l'avoir pas faite? »

Quoi qu'il en soit, le recueil des chansons de Gaultier Garguille euttrois éditions en quelques années. Si cette circonstance ne prouve rienen faveur du mérite de l'oeuvre, c'est du moins un indice que celle-cirépondait à un besoin de l'époque.

Selon quelques écrivains, notamment Boucher d'Argis et les frèresParfait, Hugues Guéru ne se serait pas borné à composer des chansons ;il serait encore l'auteur des sept prologues qui se trouvent à la suitedes Regrets facétieux... du sieur Thomassin.Mais cette opinion nousparaît mal fondée. Hugues Guéru n'a rien à réclamer dans l'oeuvre ducomédien de Rouen que l'honneur de la dédicace qui lui est adressée.Quant auxprologues, laissons-les à Thomassin. Aussi bien c'est, avant tout, parson talent hors ligne pour faire valoir soit la farce, soit la chanson,soit lespièces sérieuses, qu'il s'est acquis la renommée.

Ajoutons, au reste, que, pour le rôle que la nature lui avait jusqu'àun certain point assigné, il était venu à propos dans ce monde et qu'ille quitta de même. Turlupin, Gros-Guillaume et Gaultier Garguille avecleurs farces, — celui-ci en outre avec ses chansons, — furent longtemps« comme une sorte d'opposition permanente de la vieille gaietéfrançaise contre le faux goût prétentieux et lourd qui envahit lethéâtre avec les tragi-comédies, et le monde avec les Précieuses. »

Mais si les trois confrères parvinrent, tant que dura leur association,à maintenir les droits de ce bienheureux rire, qui est le propre del'homme, ainsi que le dit Rabelais, — quand la mort vint les désunir (la mortseule le pouvait), il fallut bien vite reconnaître que l'un des côtés de labalance allait définitivement enlever l'autre. « Eux partis, plus decontrepoids, dit M. Fournier ; adieu le rire, vive la grimace ! Le champ est libreaux simagrées. Pour en finir avec elles, il faudra que nous attendionsMolière. »

Ce fut Gaultier Garguille qui mourut le premier. « Dans les registresmanuscrits de la paroisse de Saint-Sauveur, dit Piganiol de La Force,son convoi est marqué au 10 décembre 1633. »

A cette époque, Gros-Quillaume était accablé d'atroces souffrancesphysiques ; mais il dut, malgré tout, continuer de fréquenter le théâtre.

«Une chose en lui bien surprenante, dit Sauval, est que quelquefois surle point d'entrer en scène avec sa belle humeur ordinaire, lagravelle et la pierre dont il étoit souvent tourmenté, le venoientattaquer, etsi cruellement qu'il en pleuroit de douleur ; nonobstant il falloitqu'iljouât son rôle. En cet état néanmoins, qui le croiroit ! le visagebaigné de larmes et sa contenance si triste donnoient autant dedivertissement que s'il n'eût point senti de mal. »

A ces tortures se joignoient fréquemment celles de la goutte. « Avec desi grands maux dont il est mort, ajoute Sauval, il a vécu près dequatre-vingts ans, sans être taillé. »

Si l'on ne s'est pas trompé en affirmant que Gros-Guillaume était montésur le théâtre dès qu'il avait commencé à parler, jamais carrière decomédien ne fut mieux remplie que la sienne. En effet, on pourraitpresque dire qu'en digne soldat de la scène, il expira héroïquement surle champ de bataille. D'après une note de l'abbé de Marsy sur Rabelais (Prologue du livre IV),la veille de sa mort, il parut encore, déjàpresque agonisant, sur le théâtre. Cet amour du métier, ou plutôt, cedévouement à ses camarades (nous ne voulons pas dire cette nécessité dela gêne où il se trouvait) fournit à l'acteur, chargé de la chansonaprès la farce, l'occasion de lui offrir un dernier témoignage desympathie. Ce comédien choisit des couplets dont le refrain seterminait ainsi :

Hélas ! Guillaume,
Te lairas-tu mourir ?

Unpublic français ne pouvait rester impassible devant la manifestation depareils sentiments, qui étaient aussi les siens. Croyons donc que,lui aussi, il paya chaleureusement sa vieille dette au pauvre malade,etque, pour celui qui avait provoqué tant de fou rire pendant sa vie,tout nefut pas amertume à son heure suprême.

Comme l'indique la date de la pièce intitulée le Testament de Gros-Guillaume,notre bouffon mourut en 1634, peu de temps après Gaultier Garguille. Cene fut pas, au reste, dans les premiers mois de cette année, « puisque,dit M. Fournier, la pièce ayant pour titre: l'Ouverture desjours gras. 1634, in-12, ne le donne pas encore pour trépassé. »

C'est Turlupin qui mourut le dernier des trois amis, — en 1637, selontonte apparence ; mais pendant ces trois années de survivance, à peineson nom est-il prononcé. — Ainsi, allégoriquement, le touchant mensongede la légende que nous avons rapportée devenait une vérité : les troisinséparables avaient été frappés la même semaine...; on aurait pu direle même jour.

Parmi les pièces facétieuses auxquelles avait donné lieu la mort de Gaultier Garguille, il en est une (Songe arrivé à un homme d'importance)qui fait dire par celui-ci à Gros-Guillaume : « Adieu, je te recommandesurtout ma chère femme que j'ay si aimée ; prends-en le soin, etdemeures toujours avec elle en mesme logis et en mesme chambre, s'il sepeut sans scandale ; fais cas de son amitié...et ne troubles pas de tespleurs le repos de mes cendres, prenant pour consolation qu'après tout,ce monde, en gros et en détail, n'est qu'une vraye comédie... »

De cette citation, on peut induire qu'après la mort de Guéru, sa veuvese retira d'abord chez Gros-Guillaume. Un peu plus tard, elle quittaParis pour la Normandie, où probablement le défunt avait acquis quelquebien, et « où sa bonne fortune, comme disent les frères Parfait, la fitaimer d'un gentilhomme qui l'épousa ; « — mariage qu'un Normand, M. Ph. de Chennevière, a pris pour sujet d'une nouvelle charmante, qui faitpartie des Historiettes baguenaudières.

Quant à Gros-Guillaume, il ne laissa après lui qu'un bien maigrehéritage, matériellement parlant. Sa fille, en effet, fut obligée de se fairecomédienne, et elle devint la femme de La Thuillerie, acteur de l'hôtel deBourgogne.

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BIBLIOGRAPHIE.

Les Chansonsde Gaultier Garguille ne sont pas indifférentes aux bibliophiles. C'estce qui nous engage à consacrer quelques notes aux éditions diverses quien ont été données.

La première que l'on connaisse est la suivante :

Les chansons de Gaultier Garguille. A Paris, chez François Targa, 1632,in-12.

Les chansons sont précédées d'une dédicace Aux curieux qui chérissent la scène française; elle est signée : « L'effectif Gaultier Garguille, quivous baise tout ce qui se peut baiser sans préjudice de l'odorat. »—Viennentensuite un sonnet de l'auteur sur ses chansons, — une approbationburlesque, signée Turlupin et Gros-Guillaume, — des stances à l'auteursur ses chansons, — enfin le privilège du roi.

Nous trouvons à rappeler ensuite :

Les chansons de Gaultier Garguille. IIIe édition, à Paris, chez F.Turga, 1636, in-12.

La désignation IIIe édition ne serait-elle pas une erreur ? Le fait estqu'on n'en connaît pas d'édition qui soit antérieure à 1632, ou qui ait paruentre cette date et l'année 1636.

Nouvelles chansons de Gaultier Garguille, à Paris, chez Jean Promé,1642.

Quoiqu'on dise le titre, cette édition est en tout semblable auxprécédentes, si ce n'est qu'on n'y retrouve pas le privilège, expiré en 1641.

Les chansons de Gaultier Garguille. Nouvelle édition, suivant la copieimprimée à Paris en 1731 (lisez 1631, ou plutôt 1632). A Londres, 1658 (lisez1758); pet. in-12, avec portrait.

Les pièces préliminaires sont à leur place, sauf l'approbationburlesque qui est rejetée à la fin du volume. — Un bel exemplaire peutse payer25 fr.

Chansons de Gaultier Garguille. Nouvelle édition, suivie de piècesrelatives à ce farceur, avec une introduction et notes par Edouard Fournier. Paris, imp. E. Thunot et Cie ; libr. P. Janet ; 1858, 1 vol. petit in-8 de CXII et 256 pp.

Ce volume auquel l'introduction et les notes de l'éditeur, ainsi queles pièces ajoutées, donnent une valeur réelle, fait partie de laBibliothèque elzevirienne.

Chansons folastres et récréatives de Gaultier Garguille, comédienordinaire de l'hostel de Bourgogne, nouvellement reveues, corrigées etaugmentées oultre les précédentes impressions. Paris, 1858, 1 vol. in-16.

Ce petit volume est orné d'un portrait en pied de l'auteur, dans son costume de farce.

Pourque ce paragraphe bibliographique fût complet, il conviendrait d'yporter l'indication des écrits divers qui sont facétieusement attribuésà Gaultier Garguille aussi bien qu'à Gros-Guillaume, et, en même temps,de ceux qui les concernent. Cette addition ne serait peut-être pas sansintérêt pour quelques amateurs ; mais notre travail est déjà tropdéveloppé sans doute, et, pour ne pas abuser davantage de la patiencedu plus grandnombre des lecteurs, il n'est pas hors de propos, croyons-nous, de nousabstenir de ces nouveaux détails.

A. CANEL.


Notes :
(1) M. Fournier dit encore ailleurs: « C'était l'usage des comédiens des'en aller en province, sitôt que, pour n'importe quelle cause, lesuccès chômait un peu dans la grande ville. Ils gagnaient d'abord Rouende préférence (Chapuseau, le Théâtre franc., p. 189.)... Peut-êtreest-ce dans une de ces courses que Hugues Guéru, dit GaultierGarguille, fut ainsi enrôlé par des comédiens de Paris. »
(2) En cette même année 1622, Gaultier Garguille paraît avoir jouéaussi à la place de l’Isle-du-Palais (la place Dauphine). C'est dumoins ce que semble indiquer la Sentence par corps... contre l'auteurdes Caquets de l'accouchée, où l'on fait dire à notre farceur : « Surla requeste faitte en nostre audience de l'Isle-du-Palais. »
(3) Elle était de couleur rouge. « Il donne son scientifique etauthentique bonnet rouge aux esprits malades, afin de les faire reveniren leur bon sens. » (Testam. De Gros-Guillaume).
(4) Les nobles, ses voisins, jaloux de sa fortune qui l'égalait à eux,l'assassinèrent dans une dispute pour affaire de chasse.