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LANGLOIS,Eustache-Hyacinthe(1777-1837) : LaCroix-Sablier.- Rouen : Impr. deNicétas Périaux, [1835].- 7 p. ; 22cm.- (Extrait de la Revuede Rouen, Décembre 1835). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectroniquede la Médiathèque André Malraux deLisieux (31.I.2006) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplairede la médiathèque (BmLx : norm 1502). La Croix-Sablier par Eustache-Hyacinthe Langlois ~*~ Oh ! que ne peuvent-ils parler et nous répondre ces filsaînés de la forêt, ces chênesgigantesquesà l’écorce rugueuse, aux bras noueux etcontournés, et dont la cîme altièreprovoque lafoudre depuis sept à huit sièclespeut-être : quede douces causeries d’amour, que de cris dedétresse, quede scènes sanglantes n’auraient-ils pasà nousredire ! Cependant, le temps et l’oubli n’ont pointentièrement dévoré les traditions quiserattachent à l’antique forêt de Bord :plusieurs deses cantons et de ses arbres même ont encore leurlégende.Voyez-vous, par exemple, ce hêtre magnifique sur le troncduquelest fixée, de temps immémorial, cette petitechapelle deplanches, incomplet abri d’une figurine de bois vermoulue ?Cetarbre est le hêtre de saint Ouen, et cette image est celle dugrand prélat de la Neustrie, dont il porte le nom, duréférendaire du bon roi Dagobert. Chaqueannée,les bonnes femmes des environs s’empressent de larevêtirdévotement d’une robe et d’une coiffurenouvelles,taillées en forme de fourreau et de béguind‘enfant; et ce renouvellement de toilette n’a jamais lieu sansglisser,dans la tirelire suspendue à côté dusaint,quelques pièces de monnaie qui doivent plus tardêtreéchangées contre des évangiles.Chargé desa hotte remplie de bois mort, le pauvre bûcheronlui-mêmesacrifie souvent, en l’honneur de saint Ouen, son modestecentime. Quant au fastingant de premier ordre, au voleur de bois delune, qui vient exploiter impudemment la forêt del’État avec une charrette attelée deplusieurschevaux, celui-ci ne s’occupe guère de pieusesoffrandes,et troquerait, contre les coupables bonnes grâcesd’ungarde-forestier, la protection de tous les saints du paradis. Un jour, le hêtre séculaire allait, comme unvulgairearbrisseau, tomber sous le fer d’une hache barbare ; mais unofficier des eaux et forêts, destitué depuis,parcequ’un méchant homme l’avaitdénoncécomme père d’émigré,étendit une mainprotectrice, et le mont-joie du bocage resta debout. Cette mainétait celle de mon digne père, etj’aimed’autant plus à m’en souvenir,qu’il y avait,à cette époque, un certain courage àconserver unobjet auquel se ralliaient des coutumes religieuses. Depuis plusieurs siècles, en effet, lorsqu’auchant de lagrive, le rossignol d’hiver, succèdent lesmélodieux accens de la classique Philomèle, ledimanchedes Rameaux ramène autour de l’immensevégétal les populations champêtres desenvirons.Là se déploient, dans leur modesteéclat, tout leluxe des campagnes, toute la coquetterie villageoise ; mais leménétrier n’y fait entendre aucunaccord profane :tout se borne, dans ce divertissement solennel, à des repassurl’herbe, à des prières, àexplorer lesétalages ambulans des petits marchands de joujoux, degâteaux, et à prêter l’oreilleaux vendeurs decomplaintes, qui font redire aux échos du bois les malheursdel’innocente épouse de Siffroy, les miracles desaintHubert et la pénitence de Julien-l’Hospitalier. Au pied du hêtre se trouve une fondrièreétroite etprofonde où les malades, et beaucoup de gens sainsmême,puissent parmi les glaïeuls, etn’hésitent pasà boire une eau bourbeuse et saumâtre : les unss’enretournent ensuite, persuadés qu’ils vontêtreguéris de la fièvre, et les autresqu’ilss’en sont préservés….Heureuse, trois foisheureuse foi !!! Mais à propos, lecteur, j’aurais dû vousavertirplutôt que la forêt de Bord n’est rienautre quecelle du Pont-de-l’Arche, dans laquelle vous vous ennuyezdéjà, peut-être, à me suivre: eh bien !soyez tranquille, je vous épargnerai les récitsoùpourraient m’engager les souvenirs des quartiers outrièges de la Crute, du Val-Homme-Mort, des Fleurs-de-Lis etduVau-Ricard. Cependant, puis-je nommer ce dernier canton sans rappelerque ce fut à l’embouchure de cettevallée que lelion anglo-normand, le vaillant rival du grand Salhaddin, atteignit, en1190, la rive de la Seine, quand, entraîné par lesflotsavec son cheval, il fit voeu à la Vierged’élever en ce lieu mêmel’abbaye deNotre-Dame-de-Bon-Port. Maintenant, prenons le long et riant chemin dela tranchée, et marchons vers l’est de laforêtoù je voulais vous mener d’abord. Enfin, nous arrivons et nous voici près del’ancienneroute du Pont-de-l’Arche à Louviers, età distanceégale de ces deux villes. Làs’élevaitjadis, dans l’épaisseur du bois, une croix depierre dontle gazon couvre aujourd’hui les derniers débris.Cemonument mémoratif d’un forfait atroce et de saterribleexpiation, était connu sous le nom de la Croix-Sablier.Jamaisma bonne mère ne passa près de ce lieu sansmettre piedà terre et sans prier, prosternée sur lesdegrésde ce calvaire, pour l’ame de l’ancien ami de sesancêtres, de celui dont le sang avait marqué laplaceoù s’élevait le signe de larédemption.Écoutez cette histoire ; mais n’allez pas croire,aumoins, que c’est une fable calquée surl’antiqueanecdote du poète Ibicus et des oies sauvages quidécelèrent ses assassins. Parce que la providences’est, dans les deux évènemens et dansle cours devingt siècles, à peu près servie desmêmesmoyens pour frapper le crime, qu’y a-t-ild’incroyable encela ? M. Sablier, riche négociant du XVIIe siècle, etdont lecommerce était extrêmement étendu,faisaitannuellement de longues tournées, dans le cours desquellesilpercevait ses fonds et visitait ses nombreux correspondans.L’honorable commerçant se faisait accompagner danssesvoyages par un jeune homme dont il avait protégél’enfance, et qu’il traitait plutôt enamiqu’en domestique. Jamais ce dernier, qui paraissaitchérirson maître, n’avait laissé percer danssa conduited’inclinations perverses. Mais, hélas !s’il estvrai, comme le dit assez trivialement le proverbe, quel’occasion fait le larron, nous allons voir àquelsactes affreux elle peut conduire celui dans l’ame duquel lecrimea jeté des germes secrets. Au commencement du siècle dernier, et par unejournée dejuillet, M. Sablier, passant près de ces lieux,fatiguéd’une longue route et accablé de chaleur,résolutde mettre pied à terre et de s’enfoncer dansl’épaisseur du bois pour y respirer quelquesinstans unair frais et dégagé de poussière.Bientôt levoyageur et son compagnon ordinaire trouvèrent às’étendre sur un épais gazon, dont unimpénétrable ombrage protégeait laverdure. On était, à cette heure brûlanteoù la terresemble s’assoupir accablée sous le poids du soleil; dansle feuillage immobile, pas le moindre frémissement. Sous labruyère fumante, la cigale interrompait seule, de son aigrepipau, le sommeil de la nature. Le calme profond de cette solitude, l’isolement apparent durestedes humains firent surgir ou réveillèrent,peut-être, dans l’esprit du jeune domestique, dediaboliques pensées. Il en résulta,d’aprèsles aveux tardifs de ce dernier lui-même, le dialogue suivant:« Ne trouvez-vous pas, Monsieur, qu’on pourrait icifaireun mauvais coup avec toute certitude del’impunité ? -J’en doute ; mais il me semble que tut’arrêtesà de singulières idées. - Ah ! monDieu, je nem’arrête à rien : je ne voulais que vousdire quel’un de nous deux qui tuerait ici l’autre,n’auraitpas de témoins à redoute. - Destémoins, dis-tu,et l’oeil de la providence ne serait-il pas ouvert sur lemeurtrier ! Je suppose, d’ailleurs, poursuivit, plein decalme etde sécurité, l’honorablecommerçant, que tum’assassines ici : eh bien ! ne vois-tu pas que nous ensommesenvironnés de témoins vivans. Cestémoins, tu lesvois dans ces moucherons qui nous importunent, et que le cielexciterait à appeler sur ta tête la vengeance deslois.» Ce fut en discourant ainsi que les deux cavaliers selevèrent ; mais l’infortuné Sablier nedevait pointsortir de la forêt : son arrêt de mortétaitrenfermé dans sa valise qui regorgeait d’or. Uncoup depistolet l’étendit sans vie sur le gazon, et soncadavrene fut découvert que quelques semaines après. Pendant que la croix expiatoire s’élevait sur lelieu ducrime, le meurtrier, échappé aux investigationsde lajustice et caché sous un faux nom, entreprenait, dans une denosvilles frontières les plus éloignées,des affaireslucratives avec l’or de sa victime. Bientôt,grâce aumystère qui couvrait ses antécédens,il obtint lamain d’une jeune personne bien née, dont lesexcellentesqualités eussent dû faire son bonheur,s’ilétait du bonheur pour une ame bourrelée deremords. Eneffet, à chaque retour del’été, lesmoucherons devenaient pour le criminel de véritablesEuménides, et leur moindre bourdonnement faisait retentirà son oreille les paroles providentielles du malheureuxSablier.Alors, sa main convulsive s’agitait autour de satête, etson oeil effaré suivait avec terreur, dans leur vollégeret folâtre, les insectes vengeurs. Le retourpériodique deces symptômes d’égarementfrappèrent sonépouse, qui le supplia long-temps et vainement de lui enapprendre la cause ; mais, enfin, dans un accès dedésespoir, l’horrible secrets’échappa del’ame oppressée du coupable. On dit que la pauvrefemmegémit amèrement alors de la fatalitéde sa propredestinée, mais que, la voyant sans remède, ellesecontenta de prier Dieu de ne pas maudire sa triste union, et de prendreen pitié le malheureux qu’elle aimait encore. Maisle sanginnocent criait dans la forêt de Bord aux pieds du crucifix,etla justice humaine, la barre de fer à la main,s’avançait lentement et en silence. Des revers considérables de commerce anéantirentsuccessivement les ressources des deux époux dont lamisère la plus profonde devint enfin le partage. - Depuislong-temps, le mari s’abandonnait sans réserveàl’ivresse du vin, et cherchait dans l’abrutissementqu’elle entraîne après ellel’oubli de sesremords et de sa coupable fortune ; mais souvent, alors, samélancolie, dégénérant enemportemensféroces, il oubliait, en frappant brutalement sonépouse,que d’un mot elle pouvait le perdre. Ce mot terrible futenfinproféré, et ce ne fut point la haine, mais ladouleurseule qui l’arracha. Une nuit, que les voisinsalarmésprêtaient l’oreille à unescène violente quise passait dans cette maison vouée à lamalédiction du ciel, la pauvre femme, inhumainementtraînée par les cheveux, et succombant sous lescoups dumeurtrier de la forêt de Bord, s’écriadans sonangoisse : « Misérable, assassine-moiplutôt commetu assassinas ton maître ! » Cette exclamation futentendue, franchement expliquée par le coupablelui-même,arrêté le lendemain, et bientôt lebourreau vintécrire, en caractères de sang, lapéripétiede cet épouvantable drame. |