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AUBÉ, Raoul (1845-1921) : Les Pains bénits, leurs traditions (ca1919). Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (6.IX.2016) [Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'uneseconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Première parution dans le Journal de Rouen (ca1919).Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : Ms 118-2). LES PAINS BÉNITS LEURS TRADITIONS par Raoul AUBÉ _____ Mois de vacances et de récoltes, août est aussi le mois attitré despains bénits d'été. Paroissiaux ou corporatifs, ils se succèdent à tourde rôle, de la mi-août à la mi-septembre, groupant surtout lespopulations champêtres, moissonneurs, jardiniers, maraîchers, tâcheronset autres terriens. Sans doute, les fluctuations de la vie chère, dublé mesuré, en ont quelque peu raréfié le nombre, maintes paroisses lesont même supprimés par mesure d’économie ; mais la tradition subsisteet rappelle d'intéressants souvenirs. Institué au septième siècle, selon les uns, au neuvième, selon lesautres, l'usage du pain bénit paraît se rattacher à une double origine.Ceux-ci y voient un rappel des premières agapes chrétiennes ; ceux-là ytrouvent plutôt comme un souvenir des offrandes de pain que les anciensévêques s'envoyaient mutuellement, en signe d’amitié, les partageantsouvent avec quelques intimes. Sous le nom d’eulogies, ces pains, nonconsacrés, étaient distribués chaque dimanche à la messe, tant auxfidèles qu'aux catéchumènes, en remplacement du pain eucharistique,destiné aux seuls confessés. Pendant longtemps on se contenta de morceaux de pain assez grossier,provenant de la réserve collective de la communauté religieuse. Cen'est que beaucoup plus tard, lorsque le nombre des assistants se fûtsensiblement augmenté, qu'on eût recours à la générosité de richesparticuliers pour faire les frais de cette coûteuse distribution. Dèslors la question d'amour-propre s'en mêla, la vulgaire miche futremplacée par du gâteau et le pieux tribut dominical, créé par lafraternité évangélique, prit un caractère tout différent. * * * Veut-on savoir ce qu'était l'offrande d'un pain bénit solennel sousl'ancien régime ? Qu'on lise cette citation, empruntée aux Lettres dusavant Guy Patin, qui écrivait ceci en 1655 : « J'ai été ce matin àSaint-Germain, j'ai entendu la grand'messe, le roi y a rendu le painbénit en grande cérémonie. J'y ai vu et entendu force tambours, fifres,clairons et trompettes. Je pense que celà a pu augmenter la dévotion dequelques-uns ; mais, pour moi, je vous le dirai franchement, cela m'aétourdi pour un peu de temps. Il me semblait que j’étais en Jérusalem,et que j'y voyais toutes les cérémonies de la loi de Moïse. » N'allez pas croire que cet appareil fût exclusivement réserve aux têtescouronnées. Un peu partout, en province comme à Paris, gentilshommes etbourgeois, corporations et confréries mettaient leur orgueil à offrirle plus beau pain bénit, le plus riche, le mieux étoffé avec escorteà l'avenant. Sonnerie de cloches, joueurs d'instruments, porteurs demarque, brillant luminaire, rien n’était épargné. Souvent même, lereliquat de la distribution, le chanteau, réservé au semainier dudimanche suivant, était porté en grande cérémonie par la ville,tambourin sonnant et l'enseigne déployée. Ce n'était d'ailleurs pas une petite affaire que la distribution dupain bénit, Les hauts dignitaires, les gens de qualité, les patrons dela paroisse en exigeaient la présentation àleur banc, en bonne et dueforme, se montrant très pointilleux Sur le chapitre des préséances. Auxgros bonnets les grosses parts, les brioches de choix, selon le rang etla dignité de chacun. D'où prétextes à réclamations, àapostrophes, mettant en mauvaise passe bedeaux et marguilliers. * * * D’après la législation courante, l'offrande du pain bénit étaitobligatoire pour tous les membres de la paroisse, quel que fut leurdegré de fortune. L'unique concession était la réunion de deux ou troisménages quand un seul chef de famille ne pouvait suffire à la dépense.Ce fut souvent, entre paroissiens et fabriciens, l’objet decontestations assez vives, dénouées plus d'une fois en justice, mémésous la Révolution. Nous en pourrions citer de nombreux exemples. Qu'il nous suffise derappeler, à titre local, un jugement du tribunal du district de Rouen,en date du 18 mai 1792, qui condamne un sieur L. F... et une demoiselleH... à faire conjointement, en la paroisse Sainte-Croix-Saint-Ouen,l'offrande du pain bénit paroissial dont ils avaient refusé le chanteaule dimanche précédent. Ceux-ci ayant objecté leurs scrupulesconfessionnels, le tribunal décida que les trésoriers « l'offriraient en leur lieu et place, en y employant jusqu'à la sommede dix livres aux dépens des susdits ». Les comédiens eux-mêmes n'étaient pas exempts de cette dîmeparoissiale. Comme l'Eglise « ne les admettait pas dans son sein »,selon l'expression du temps, ils étaient tenus de présenter le painbénit par « substitution de personne », à moins qu'ils ne préférassentdonner à l'église le montant du prix de l'offrande, ainsi que leconstate Melle Clairon, en septembre 1760. A cette époque, c'était lesuisse de Saint-Roch qui portait le chanteau à la Comédie-Française, lebicorne en tête et la grosse canne en main. La charge était assezlourde, car outre la dépense du pain bénit, il fallait encore donner àl'offrande, à l'œuvre, à la fabrique, aux petite clercs et auxbedeaux. Avec leur esprit frondeur, les Philosophes du XVIIIe siècle se plurentà battre en brèche ce pieux usage, le taxant « d'ostentatoire etdispendieux ». Mercier, dans son Tableau de Paris, Diderot, dansl'Encyclopédie, en soulignent les abus. Le dernier en sollicite mêmela suppression. « On sait, dit-il, qu'il y a dans le royaume40.000 paroisses où l'on distribue le pain bénit chaque dimanche...,sans compter ceux des confréries et des différents corps d'arts etmétiers... Du fort au faible, on peut évaluer chacun d'eux à quarantesous, l'un dans l'autre... Or, 40.000 pains à 40 sous pièce font 80.000livres, somme qui, multipliée par 52 dimanches, fait plus de 4millions par an... Qui empêche d'épargner cette dépense au public ? » Des pains bénits à quarante sous...pièce !... voilà qui rend rêveurde nos jours, au prix où est le beurre et la pâte à brioche. Il y aloin de là aux fastueux pains bénits de l'Empire, pains bénits de 50écus et au-delà, dans la présentation desquels la vanité et lamunificence des nouveaux anoblis, comtes et barons de fraîche date, sedonnaient libre carrière, imprimant leurs armes sur les vastes painsrenflés et dorés, étalant leurs cordons et leurs insignes devant leschantres et les acolytes, faisant sonner la large pièce dans le bassind'argent, qui retentissait comme caisse de banquier aux oreillesémerveillées des assistants. Tel fut le mémorable pain bénit présenté à Notre-Dame-de-Lorette, àPâques 1803, par le prince Murat, grand amiral de France, « marguillierd'honneur » de la paroisse. Curieux spectacle que celui de l'héroïquesabreur, de l'intrépide meneur de charge des 80 escadrons d'Eylau,venant s'agenouiller en grand apparat au banc d'œuvre, entre une doublehaie de grenadiers, les tambours battant, suivi d'un brillantétat-major de généraux et d'aides-de-camp, qui lui firent escorte àl'offerte, baisant comme lui la patène et mettant la main au plat. Cefut Mme de Beauharnais, tante de Joséphine et marraine d'Hortense,celle que la Harpe appelait « Caillette », qui tint la bourse à laquête. * * * Aujourd'hui ces pompes ne sont plus guère de mise dans nos pains bénitsde ville, d'aspect plus bourgeois. Par contre la trace s'en retrouveencore dans les pains bénits de campagne, de petits bourgs oùl'amour-propre corporatif tient à se distinguer, surtout aux fêtescarillonnées. Chaque corps d'état à son patron que les gens du métiertiennent à honorer dignement. C'est là que l'on retrouve, comme autemps jadis, ces pains bénits à triple étage, fleuris et enrubannés,piqués de pommes vertes ou de roses en papier, qu'on promèneprocessionnellement sur une civière, au milieu d'un bruyant essaim de clergeots, de filles de Vierge et de charitas chamarrés,brandissant des torches et des bâtons historiés. Quelquefois un ingénieux appareil, dissimulé sous la nappe, faittourner, pivoter les plateaux superposés de ces monticules, vraischâteaux branlants, dont les larges galettes rondes comme des pleineslunes, sont flanquées de mains, de michons et de norolles destinésaux professionnels. L'ornementation en varie, d'ailleurs, selon les saisons, se couronnantde gerbes à la moisson, de ceps rutilants aux vendanges, de guirlandesde fruits et de légumes aux fêtes jardinières, comme la Saint-Fiacre,restée chère à deux de nos paroisses urbaines : Saint-Gervais et leSacré-Cœur. A Noël, ce sont les sapins verts de la messe de minuit,constellés de petites bougies, avec la traditionnelle escorte desbergers, la houlette sur l'épaule, promenant dans une corbeille unjeune agneau bêlant ; ou bien encore une couple de colombes enlacées,qui voltigent à travers les branches. La croyance villageoise prête à ces pains bénits des vertussingulières. Leurs parts, religieusement conservées dans l'armoirefamiliale, à côté du rameau de buis, protège le logis et le sanctifie ;il en chasse les mauvaises influences, en éloigne la foudre etl'incendie, pronostique même le sort des absents. Tant que le morceaureste intact, ceux-ci n'ont rien à redouter ; s'il vient à se gâterc'est signe de péril ou de maladie. Ces naïvetés font sourire, mais qui songe à s'en moquer ? Elles ontbercé des générations, remué des cœurs de vieilles, mettant un grain depoésie dans la vie chanceuse des pauvres gens. Laissons-leur la foi quisauve. Raoul AUBÉ. |