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BOIVIN-CHAMPEAUX, Louis : La Mortdu dernier des Boissimon.- Sotteville-lès-Rouen: Lecourt, 1898.- 21 p. ; 25 cm.- (Extrait de la Normandie historique et littéraire - Novembre 1898). Saisie du texte : Rahal Aïcha pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (14.IX.2006) Texte relu par : O. Bogros Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe et graphieconservées. Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm br 1025) . La Mort du dernier des Boissimon par [Louis Boivin-Champeaux (*)] ~*~ I La commune de Moyaux, sur les confins de l'Eure et du Calvados,constituait, sous l'ancien régime, une paroisse importantedu Lieuvin. Son église, dont la tourlégèrement penchée semble saluer unhorizon mystérieux, avait le titre de doyenné etréunissait dix-sept bénéficesreligieux, cures, prieurés et chapellenies. Moyauxpossédait une basse justice, un tabellionnage et unesergenterie qu'on appelait sergenterie de la Querelle, parce que letitulaire était à la fois porteur d'ajournementset officier de police auxiliaire. On ressortissait, pour le spirituel,à l'évêché de Lisieux, pourle judiciaire, au grand bailliage d'Orbec. Les maisonsrégulièrement bâties autour del'église et du cimetière ne comptaient pas moinsde cinq cents habitants. Ce gros bourg, chef-lieu d'un arrondissementde sept paroisses plus petites, Saint-Gervais d'Asnières,Piencourt, Fumichon, Firfol, Saint-Léger d'Ouillie, Hermivalet le Pin, en représentait le moyeu ou, comme on disaitautrefois, le moyau. Sept chemins, pareils à sept rayons, yaboutissaient. Une campagne plantureuse ; beauucoup de gibier, et dumeilleur. Son territoire s'illustrait de plusieurs fiefs ou terres noblesd'ancienne érection, parmi lesquels on distinguait,à un quart de lieu du bourg, le fief des Boissimon. Lemanoir seigneurial de cette famille était entouréd'un large fossé, plein d'eau bourbeuse, qui est aujourd'huicomblé. Une petite chapelle, dans l'église,à la gauche du choeur, appartenait aux Boissimon quil'avaient construite. A la fin du XVIe siècle, un seigneur de Boissimon mourut demort violente. Il était en contestation continuelle avec lefameux Jean de Longchamp, seigneur de Fumichon et deCourtonne-la-Meurdrac, ancien gouverneur, sous la Ligue, des villes deLisieux et de Bernay, monarchiste rallié. Les rancunespolitiques, des rivalités de chasse, des menacesproférées de part et d'autre avaientallumé et attisaient entre les deux seigneurs une ardenteanimosité. Un jour, dans la plaine, non loin de Moyaux, deuxécuyers de Jean de Longchamp surprirent Boissimon quichassait avec un domestique. Ils tirèrent sur lui, leblessèrent et l'achevèrent à coupsd'épée. Le principal auteur de cet assassinatétait un nommé La Sceaulle. Son procèsallait être instruit et jugé. Il obtint duchapitre de la cathédrale de Rouen d'êtreélu pour lever la Fierte, et le Parlement fut contraint dele délivrer. Le patron de La Sceaulle, Jean de Lonchamp,passait généralement pour avoirété l'instigateur de ce crime.Protégé par de hautes influences, il ne fut pasinquiété ; mais l'affaire avait eu beaucoup deretentissement, et la tradition était restée auParlement que, dans cette circonstance, des coupables peu dignes depardon avaient été soustraits à sajustice. (1) Un siècle plus tard, en 1708, le seigneur de Boissimonétait un célibataire, âgé decinquante et quelques années, trèsaimé et très estimé dans le pays. Ilavait plusieurs chevaux, une meute et des valets. Sonhospitalité était large. Un parent pauvre, hommede vingt ou vingt-deux ans, M. de Marsilly, vivait à satable. Ces signes extérieurs donnaient à lamaison de M. de Boissimon les caractères de la richesse ;cependant, comme quelques-uns de ses congénères,l'honnête gentilhomme était besogneux ; sesfermiers le payaient mal, et les intérêts de sesdettes mangeaient ses revenus. Non loin de là, en regardant vers Lisieux, on trouvait laterre de La Féronnière, relevant du fief duBoissimon. Ce domaine était celui d'une dame veuve, MmeDoisnel de la Morye, âgée de cinquante-cinq ans.Mme Doisnel avait à Lisieux sa résidence deville, mais elle venait fréquemment à Moyaux, etles deux voisins se visitaient. Ces relations n'étaient pasexclusivement de société. Mme de la Morye avaitrecueilli dans la succession de son mari la moitié d'unerente perpétuelle de 1,600 livres due par M. de Boissimon.Les arrérages de cette rente étaient inexactementservis, car, à la fin de l'année 1708, leuraccumulation ne s'élevait pas à moins de vingtmille livres. Tout en y mettant uns grande discrétion, Mmede la Morye demandait à arrêter les comptes. Ellefaisait observer que, en justice réglée, si M. deBoissimon n'était pas de bonne foi, il pourrait, pour unepartie de la dette, opposer la prescription. Dans ces conditions, M. de Boissimon avait conçu lapensée d'épouser sacréancière, et, afin d'être plusgalant, il faisait retourner ses habits par le tailleur du bourg.Flattée de cette recherche, la riche veuve recevait, lesoir, M. de Boissimon, et apprenait sans en êtreoffensée que, dans le public, on les appelait «les deux amoureux ». Mais quand ils venaient àdiscuter les clauses du contrat du futur mariage, les cartes sebrouillaient. M. de Boissimon aurait voulu que lacélébration de l'union lui valûtquittance, et la douairière normande prétendaitau contraire stipuler une séparation de biens. Lespourparlers n'étaient pas cessés, maislanguissaient. Au mois de novembre 1708, une cédule avaitété préparée aux termes delaquelle M. de Boissimon renonçait, si lesarrérages de la rente dont il étaitdébiteur lui étaientréclamés, à invoquer la prescription.Il ne l'avait pas signée. La propriétaire de la Féronnière avaitun fils, M. François Doisnel de la Morye, conseiller du Roià la Cour des Comptes, Aides et Finances de Normandie, quihabitait le château d'Hermival, àmoitié route entre la Féronnière etLisieux. Les rapports de M. de la Morye avec sa mèren'étaient pas sans nuages. Celui-ci désapprouvaitles projets matrimoniaux dont la malignité publiques'entretenait ; cependant il en parlait avec un certaindégagement. « Si ma mère, disait-il,tient à se remarier, j'aime mieux que ce soit avec Boissimonqu'avec un autre ». En effet, les deux voisinséchangeaient des lettres civiles, avaient lesmêmes habitudes et les mêmes goûts, lachasse et le cidre pur. Ce léger refroidissement n'avait pas rejailli sur lesenfants de M. de la Morye. Son fils aîné,garçon de treize ou quatorze ans, qui étudiait aucollège de Lisieux, se plaisait à venir passerses jours de congé chez sa grand-mère, et ilétait à la Féronnière dansles derniers jours de l'année 1708. A cette époque, M. de Boissimon, dont la meuteétait retenue au chenil par la rigueur de la saison, avaitprojeté de faire, le lundi 24 de décembre, unepartie de chasse. Il espérait que M. de Vascogne, seigneurdu château de la Pomme de Pin, et M. de Liberge,curé de Moyaux, qui était gentilhomme,l'accompagneraient. Sachant que le jeune de la Morye étaittrès friand de ce genre d'amusement, il lui avaitenvoyé, par M. de Marsilly, une invitation. Mais lorsque, aujour dit, à huit heures du matin, le jeunecollégien était arrivé au rendez-vous,son désappointement avait été grand dene trouver rien de préparé. M. de Vascogne et lecuré de Moyaux, à cause de la fête dulendemain, s'étaient excusés. On imagine lechagrin du jeune homme. Il le manifesta. M. de Boissimon,après quelques hésitations, consentit âsortir. Le soleil était déjà haut, onne s'écarterait pas. Les chasseurs partirent. M. deBoissimon était monté sur sa petite jument ; M.de Marsilly et le jeune de la Morye, armés chacun d'unfusil, allaient à pied ; treize ou quatorze chiens hurlaientautour d'eux. Vers quatre heures de l'après-midi, nos gensrevenaient et ils étaient arrivés à uncarrefour qu'on appelle la Croix-Maillard, à peu de distancede l'endroit où, en 1595, un Boissimon avaitété assassiné, lorsqu'ils firent unefatale rencontre. Ce même jour, 24 de décembre, à huitheures du matin, quatre hommes avaient quitté- lechâteau de Mailloc, à Bonneville-sur-Toucque,résidence de Mme de Saint-Julien. Deux de ces individus, lesnommés Brière et Boëssel,étaient des soldats d'une compagnie appartenant au marquisde Saint-Julien-Mailloc, officier au service du roy. Faits prisonniersau mois d'août 1704, dans la désastreusejournée de Hochstaedt, ils étaientrestés pendant quatre ans en Hollande. Letroisième, sorte de sergent recruteur, répondaitau nom de Bellerose. Enfin, le quatrième, que ses camaradesavaient décoré d'un nom de guerre, « Lajeunesse ou La fortune, » était nouvellementengagé. Bellerose l'appelait son soldat. Ces quatrecroquants se proposaient d'aller àSaint-Léger-d'Ouillie réclamer, en force, aufermier de M. du Houlley, seigneur de la baronnie d'Ouillie, une petitesomme d'argent qui, disaient-ils, était due à larecrue sur des gages anciens. Ils avaient mauvaise mine.C'étaient des figures ou des façons de soldats.L'un d'eux portait un fusil, un autre un pistolet, les deux autres desbâtons ; les vêtements de Brière et deBoëssel, qui n'avaient pas étérenouvelés, gardaient les marques de leur longuecaptivité. Pour aller de Bonneville-sur-Toucque àSaint-Léger-d'Ouillie, ces hommes devaient passer parBlangy, le Brèvedent, le Faulq, le Pin et Moyaux. Ils ne sepressaient pas et jalonnaient leur route par des mutineries. Ilstiraient sur les poules, sur les pigeons, causaient des attroupements,demandaient et se faisaient donner à boire. A Moyaux, ilsétaient manifestement en étatd'ébriété. Les trois anciens soldatschantaient ; le nouvel engagé pleurnichait. Ilsentrèrent chez un nommé Morin, charpentier, qui,lui aussi, pour fêter la veille de Noël,s'était enivré. Quand ils sortirent de la maisonde Morin, après d'autres libations, ilsdemandèrent le chemin de Ouillie ; on le leur indiqua ; maisà ce moment, ils se divisèrent. Celui qui portaitun fusil, ayant perdu une des pièces de son arme, resta enarrière pour la chercher. Il était quatre heuresdu soir. Cependant, du côté opposé, M. deBoissimon et ses deux amis débouchaient. L'ordre de leurmarche n'était pas le même qu'audépart. M, de Boissimon s'avançait le premier,à pied ; M. de Marsilly suivait, chargé des deuxfusils, également à pied ; et le jeunecollégien montait la petite jument que M. de Boissimon luiavait prêtée. Les deux troupes se croisèrent. Un chien s'étant misà aboyer, l'un des soldats le frappa d'un coup de bâtonqu'il accentua d'une parole grossière. M. de Boissimon,vêtu en Nemrod campagnard, que rien ne signalaitextérieurement comme maître de la meute, pointa versl'homme, lui dit de passer son chemin et le secoua rudement par lebras. Les deux camarades du soldat se rapprochèrent. M. deMarsilly vint au secours de M. de Boissimon ; une mêlées'engagea. Comme les soldats se servaient de leurs bâtons, M. deBoissimon prit un fusil et l'arma. Le coup partit et roussit la manched'un des agresseurs. Celui-ci, tirant alors de sa ceinture le pistoletdont il était porteur, le déchargea, àbrûle-pourpoint, sur M. de Boissimon. Cette scène violentes'était accomplie très rapidement, sans que le jeune dela Morye, resté à cheval, y eut pris part. Les troishommes craignant qu'on ne fît usage, contre eux, des fusils dechasse, les emportèrent en fuyant vers Ouillie. On ne lespoursuivit point. M. de Boissimon n'était pas tombé, et il ne se crut pasd'abord mortellement blessé. Soutenu par M. de Marsilly et parplusieurs personnes que le bruit des détonations avaitattirées, il put rentrer chez lui. On le mit sur un fauteuil aucoin de la grande cheminée de sa cuisine. Mais bientôt lessymptômes les plus alarmants se succédèrent. Levicaire de Moyaux, M. l'abbé Cornu, fut mandé. Ilreçut la confession de M. de Boissimon et lui donna les dernierssacrements. Des médecins arrivèrent et ne purent queconstater l'imminence d'un fatal dénouement. Pendant ces heurestragiques, diverses particularités furent remarquées.Parlant de ses meurtriers, M. de Boissimon disait : «Je leurpardonne... c'est ma faute, ma propre faute !... »Prévenue par son petit-fils, Mme veuve de la Morye étaitaccourue de la Féronnière. A la vue de M. de Boissimon,elle fondit en larmes, mais ne perdit pas la tête. Elle retournaà son logis et revint bientôt avec la reconnaissance quiavait été préparée au mois de novembre,où M. de Boissimon, pour lui et ses héritiers,renonçait à opposer la prescription des arrérageséchus et non payés de la rente de seize cents livres.- Ondemanda au moribond s'il consentait à signer cet écrit :« Cela est juste », répondit-il, et il signa. M. dela Morye qui, ce jour-là, dînait à Combré,chez M. de Combré, fut également averti. Il arriva versdix heures et témoigna à son voisin de campagne unegrande sensibilité. Il lui fit demander par le vicaire de Moyauxs'il voulait bien lui laisser en souvenir une de ses chiennes de meutequ'on appelait Superbe. « Certainement, dit M. de Boissimon, etsi » Dieu dispose de moi, qu'il prenne la meute toutentière ». Puis, se tournant vers Mme de la Morye :« Madame, dit-il, j'ai une prière à vous faire,c'est d'emmener les chirurgiens souper chez vous ». A minuit, M.de Boissimon expira. Le lendemain, mardi, jour de Noël, le sergent de la Querelle,Gombaut, faisait parvenir à Orbec l'avis de la mort de M. deBoissimon. Le 26, M. Fouques, seigneur de la Pilette, lieutenant civilet criminel au bailliage d'Orbec, se transportait à Moyaux etprocédait à une enquêté ; un chirurgienjuré de la vicomté l'assistait. Celui-ci fit la visite ducorps et constata que la mort était le résultat d'un coupd'arme à feu qui avait pénétré jusqu'auxpoumons. Le jeudi, 27 de décembre, les obsèques de M. deBoissimon furent célébrées dans l'église dela paroisse, en présence de MM. de Moyaux, de Vascogne, deCombré, de Clercy, de Saussey et des prêtres des environs.Il fut inhumé dans la chapelle de sa famille. II Le trépas de M. de Boissimon était assurémentdigne de deuil et de pitié ; mais un concours de circonstancesfortuites, au premier rang desquelles il faut compter l'imprudence dela victime elle-même, l'avait causé, et nul ne pouvaitprévoir qu'un débordement de procédures, hors deproportion avec l'importance et le caractère del'évènement, en naîtrait et aboutirait à demonstrueuses conséquences. Les parents de M. de Boissimon étaient nombreux etdispersés. Ils croyaient sa succession opulente ; on leur avaitparlé d'une cassette et d'un pot à beurre plein depièces d'or. En réalité, aucune somme d'argentn'avait été trouvée ; le mobilier étaitsans valeur ; et dans la nuit même du décès, ledéfunt avait reconnu une dette considérable qui auraitété sujette à contestation.L'héritière exclusive des meubles était unevieille dame, Mme de Banville, tante de M. de Boissimon, plaideuseà dire d'experts. Elle donna sa procuration à son fils l'abbé de Banville,et celui-ci, sous couleur d'une vengeance pieuse, saisit le jugecriminel. Le 17 janvier 1709, l'abbé de Banville présentait auxmagistrats du bailliage d'Orbec une requête tendant àfaire publier des Monitoires. Pour appuyer sa demande, ilalléguait que le meurtre de M. de Boissimon n'était pas,comme on voulait le faire accroire, le fait d'une rencontreaccidentelle. Les individus qui l'avaient assailli et navrén'avaient contre lui aucun motif personnel de ressentiment ; ilsn'étaient que les agents soudoyés d'ennemis secrets etpuissants dont M. de Boissimon s'était attirél'animadversion, et qu'une instruction judiciaire serréedévoilerait infailliblement. Sur cet exposé, les monitoires furent autorisés. Les monitoires étaient, comme chacun sait, des injonctionsadressées du haut de la chaire et affichées aux portesdes églises. Toutes les personnes qui possédaient desrenseignements vrais ou supposés sur les auteurs oul'accomplissement d'un crime étaient tenues de lesdénoncer à leur curé, qui lui même lestransmettait directement et discrètement au magistrat ordinaire.Se taire intentionnellement emportait l'excommunication. Si cette coercition morale pouvait quelquefois forcer lavérité récalcitrante à se découvrir,les inconvénients l'emportaient, de beaucoup, sur les avantages.Les faits articulés par les plaignants étaient, le plussouvent, exagérés et noircis. « C'est une chosehorrible, disait un témoin de l'information Boissimon,d'entendre ce qui est contenu dans les monitoires. Cela serait-il bienvrai ? » Les femmes surtout, effrayées par l'encours descensures ecclésiastiques, croyaient avoir vu ce qu'elles avaientseulement ouï dire ou ce que leur imagination troublée leursuggérait. L'instruction marcha pendant plusieurs mois d'un pied boiteux sansamener de solution. Les quatre garnements qui avaient passé parMoyaux, dans l'après-midi du 24 décembre 1708,n'étaient pas restés à Bonneville-sur-Toucque. Mmede Saint-Julien, peu curieuse d'héberger de semblableshéros, les avait congédiés. On disait qu'ilss'étaient dirigés vers Arras, où leur capitaine etsa compagnie étaient logés. La France luttait alorsdésespérément contre l'Europe coalisée ;« guerre forcée et malheureuse », dit Saint-Simon.De continuels combats décimaient les armées, et lesofficiers ne livraient pas facilement leurs hommes à la justicede droit commun. Quoi qu'il en soit, les magistrats du bailliaged'Orbec ne paraissent avoir déployé, pour les joindre,aucune diligence sérieuse. On procéda contre eux parcontumace. Mais les choses allaient prendre une face nouvelle. III Le 23 septembre 1709, suivant clameur de haro, le sergent de laQuerelle, Gombaut, arrêtait, dans la paroisse de Saint-Gervais,un homme prévenu d'avoir, sur le grand chemin de Cormeillesà Thiberville, volé un cheval et un sac de blé.Cette arrestation avait été provoquée par M. deCarré, seigneur d'Asnières et de Saint-Gervais,conseiller du roi au Parlement de Normandie, qui, pendant les vacances,habitait son château d'Asnières. Le voleur, conduit parGombaut dans les prisons royales d'Orbec, se nommait Guillaume Gilles,dit Bréholles ; il était âgé de vingt-cinqans, exerçait la profession de journalier et demeurait àSaint-Gervais, où il était né. Il avait un fâcheux renom et le méritait. Cinq joursaprès son arrestation, le 28 septembre, M. de Liberge,curé de Moyaux, écrivait au procureur du roi d'Orbec que« à sa connaissance générale, Gilles ditBréholles était un coquin, un voleur, unscélérat, capable des plus mauvaises actions ». M.d'Asnières, avec l'autorité de son nom et de saqualité - car tout magistrat était, à cetteépoque, officier du ministère public, - avertissait cemême fonctionnaire que Bréholles était « unhomme d'une très mauvaise réputation, et qu'il le luienvoyait pour en faire justice et pour en » purger le pays». Une information fut donc ouverte contre Bréholles quiprétendait avoir trouvé le cheval volé ; maisvoici que, dans le cours de la procédure, on apprenait que cethabitant de Saint-Gervais avait tenu à l'occasion de la mort deM. de Boissimon des propos singuliers. « Il connaissait, avait-ildit, les auteurs du meurtre ; il savait d'où ils venaient etcomment ils s'étaient débarrassés des fusils pareux emportés ». Les juges d'Orbec qui, jusqu'alors, avaient fait buisson creux,s'empressèrent de l'identifier avec un des individus qui avaientpris part à la scène meurtrière du 24décembre 1708, c'est-à-dire avec le soldat innomméde Bellerose, et de le poursuivre sous cette nouvelle inculpation. Bréholles ne parait pas avoir été formellementtouché des soupçons dont il était l'objet avant le27 mars 1710, c'est-à-dire lorsque les monitoires avaient remplileur dangereux office ; et cet homme, qui était un voleurmanifeste, se défendit très énergiquementd'être un meurtrier. « Il n'avait pas tenu les discoursqu'on lui attribuait, ou on les avait mal entendus. Il n'étaitjamais allé chez Mme de Saint-Julien. Il n'avait jamais eu derapports avec les soldats du marquis. Loin d'avoir songéà s'enrôler avec eux, il avait, quelques jours avant lesfêtes de Noël de l'année 1708, quittéSaint-Gervais pour échapper à l'appel des milices. Ils'était alors rendu dans le pays de Caux, où ilétait resté jusqu'à la mi-carême ».Bréholles alléguait donc un alibi. A l'appui de ce moyende justification qu'il offrait d'établir par témoins, ilproduisait trois certificats émanant des maîtres chezlesquels, pendant la période suspecte, il avaittravaillé. L'une de ces attestations adressée aulieutenant criminel d'Orbec et signée Dupin, s'exprimait ainsi :« J'ai reçu une lettre d'un nommé Guillaume Gillesqui, depuis longtemps, est détenu dans vos prisons, le quelétait chez moi en l'année 1708, trois ou quatre joursavant les fêtes de Noël de ladite année. Je l'aimené, le lundi des fêtes de Noël, chez M. deGueudeville, mon beau-frère, à Saint-Jouin-sur-Mer. Il yresta jusqu'à une partie du carême de 1709 quiétait le grand hiver. Ensuite de là, M. de Gueudevillelui donna son congé pour aller où il voudrait ».Rien de plus clair ; aussi le procureur du roi au siège d'Orbec,quand on lui communiqua le dossier, estima que l'accusé devaitêtre admis à faire la preuve de son allégation,l'alibi étant, à ses yeux, le plus pressant, le plus fortet le plus péremptoire de tous les faits justificatifs. Sescollègues ne partagèrent pas son avis. « Il fautremarquer, dit le criminaliste Rousseaud de Lacombe, qu'on ne doitadmettre la preuve des faits justificatifs de la part d'unaccusé que lorsqu'il paraît innocent, et non en faveurd'un coupable, car, en ce cas, sa demande serait un faux-fuyant pourtâcher de se dérober à la punition ». Or,pour les juges du bailliage d'Orbec, la culpabilité deBréholles, à l'encontre de tous les certificats,était pleinement constatée par l'instruction locale. Unevachère d'Ouillie, Françoise Leprince, déclaraitque « le jour où M. de Boissimon avait ététué, elle avait vu, nuit fermante, derrière une haie,trois hommes occupés à charger des fusils. Deux avaientfigure de soldats et lui étaient étrangers ; mais, dansle troisième, elle avait parfaitement reconnu Bréhollesà qui, plus d'une fois, elle avait versé à boire». Françoise Leprince passait pour une fille de mauvaisesmoeurs. Sa déposition ne pouvait être, sous d'autresrapports, considérée comme classique, car à mesureque les faits s'éloignaient, ses souvenirs, au lieu des'affaiblir, prenaient corps et se précisaient ; mais sontémoignage se trouvait indirectement corroboré par celuide plusieurs autres personnes. Les unes affirmaient queBréholles avait été rencontré aux environsde Moyaux, le vendredi 21 décembre, trois jours avant la veillede Noël ; les autres disaient l'avoir vu et reconnu, àl'issue de la messe de minuit, se tenant sur les marches de la croix,dans le cimetière de Saint-Gervais. La réunion et laconcordance apparente de ces éléments, et, par-dessustout, la détestable réputation de Bréholles,l'accablèrent. N'oublions pas que les magistrats de cetteécole, par un très respectable scrupule de conscience,préféraient ne pas juger d'après leur intimeconviction. L'enquête écrite leur était soumise.Ils épluchaient et pesaient tous les indices ; ils lesrangeaient par degrés, par catégories ; et quand ils enavaient extrait, par un calcul de probabilités dont lajurisprudence indiquait les règles, une démonstrationlégale, ils se bouchaient les oreilles et laissaient crier toutehypothèse contraire ou divergente (2). Bréholles fut interrogé, pour la troisième fois,derrière les barreaux, c'est-à-dire à la barre, lejeudi 30 mars 1713, et ce même jour, les magistrats du bailliaged'Orbec, sous la présidence de M. des Hautières,rendirent leur jugement. Brière, Boëssel et Bellerose,convaincus d'avoir, à la complicité les uns des autres,tué le sieur de Boissimon, étaient condamnés, pardéfaut, à être pendus et étranglés.La même peine frappait Bréholles qui étaitdéclaré coupable, en bloc, de vols et decomplicité dans le meurtre de M. de Boissimon. Le jugementajoutait que le condamné, avant de subir le dernier supplice,serait appliqué à la question ordinaire et extraordinaire; mais comme, aux termes de l'ordonnance de 1670, aucune condamnationà la question n'était définitive qu'aprèsavoir été confirmée par un arrêt de Cour, lasentence resta en suspens pour l'exécution. IV Le nom de M. de la Morye n'avait pas jusqu'alors étécompromis dans les actes de l'instruction criminelle. Le fait est qu'ildiscutait avec les héritiers de M. de Boissimon les clausesd'une transaction destinée à trancher lesdifficultés qui avaient surgi entre eux, sa mère et luiau sujet des arrérages de la rente de seize cents livres dont ila été parlé. Après de longues et nombreusescavillations, l'accord, au mois de novembre 1716, semblait devoir seconclure. Mais, au dernier moment, tout avait été rompupar le refus de Mme de Banville de contribuer en rien aux fraisexposés ; et au mois de février 1717, l'intraitableplaideuse, reprenant sa requête du mois de janvier 1709,introduisait contre M. de la Morye une instance criminelle et seportait partie civile. La première pièce de son dossier étaitnaturellement la sentence du bailliage d'Orbec de mars 1713. Il enrésultait, d'après la demanderesse, que le meurtre de M.de Boissimon avait été commis de guet-apens et avecpréméditation. Les auteurs matériels de ce crimeétaient maintenant connus et condamnés ; mais la justicen'avait accompli que la moitié de son oeuvre ; il lui restaitdésormais à convaincre et à punir celui qui avaitracolé et payé les assassins. Et quel était cetincitateur secret ? Nul autre que M. de la Morye ! Voici comment Mme deBanville, habile procédurière, échafaudait sonacte d'accusation. M. de la Morye, disait-elle, irrité des projets de mariage de samère et voulant, à tout prix, en prévenir laréalisation, avait résolu de supprimer M. de Boissimon.Il s'était donc abouché avec des gens qu'il savaitcapables d'accepter ses propositions ; il leur avait promis etdonné de l'argent. Il s'était, en outre, engagéà attirer M. de Boissimon dans un guet-apens et à le leurlivrer. Son fils, malgré son jeune âge, avaitété l'ouvrier de cette abominable trame. C'étaitson fils qui avait entraîné M. de Boissimon dans unepartie de chasse à laquelle le gentilhomme répugnait, etc'était son fils qui, à la Croix-Maillard, en prenantsoin de se tenir à l'écart, avait désignéle malheureux Boissimon aux coups de ses meurtriers. Ce roman judiciaire était un tissu de perfidies. Des faits donton argumentait, les uns étaient absolument faux, les autresoutrageusement dénaturés. Le talent avait consistéà les disposer et à les colorer de manièreà leur faire prendre un air d'enchaînement et devérité. L'issue de l'affaire n'était pas douteuse; mais à Orbec, dans le pays même oùrésidaient M. de la Morye et les membres de sa famille, lescandale serait énorme. Plutôt que de boire un semblablecalice, le châtelain d'Hermival ne préférerait-ilpas faire un sacrifice d'argent (3). Ses ennemis y comptaient. Cette première branche de la spéculation de Mme deBanville cassa. En sa qualité de haut magistrat, M. de la Moryecommença par décliner la compétence du bailliaged'Orbec ; et comme, d'un autre côté, l'appel formépar Bréholles du jugement du 30 mars 1713 n'était pasencore vidé, les deux affaires, arrivées à leurpoint de jonction, furent portées ensemble devant le Parlementde Normandie, qui, par un arrêt du 13 juillet 1717, ordonna queles témoins approchés à Orbec seraientréentendus, et que l'autorité ecclésiastiqueserait invitée à publier de nouveaux monitoires, aggraves et réaggraves, à l'extinction des chandelles, au son des cloches avec malédiction. Pour que la procédure fût en état, M. de la Moryedevait d'abord être interrogé. Il se présenta le 31juillet. En tête du procès-verbal de son audition, on litqu'il demeurait habituellement à Hermival, et que, lorsque sesfonctions de conseiller à la Cour des Comptes le retenaientmomentanément à Rouen, il descendait à l'Auberge de l'Epée Royale,rue des Carmes, paroisse Saint-Lô. Aux questions qui lui furentposées par M. François Hubert,conseiller-enquêteur, il répondit sans hésitationni détours. Voici un passage de cette étonnanteinstruction : « A lui demandé s'il n'a pas connaissanceque le meurtre de M. de Boissimon eût étéprémédité ? - A dit qu'il n'en a aucuneconnaissance, et que, s'il avait su quelque chose, il en auraitdonné avis au sieur de Boissimon. - A lui remarqué que saréponse ne paraît pas véritable, étantprouvé au procès que ladite action étaitpréméditée et passait pour telle par le bruitcommun et que la raison pour laquelle il affecte deméconnaître qu'il le sait est que le soupçon decette machination est tombé sur lui seul. - A réponduqu'il méconnaît avoir eu directement ou indirectement partà la dite action. » Quand on lui demanda s'il ne savaitpas que Bréholles était un des assassins de M. deBoissimon, il dit qu'il savait qu'une condamnation avaitété prononcée à Orbec, pour ce fait, contrecet homme, mais rien de plus. Dix-huit mois ne furent pas de trop pour l'exécution del'arrêt du 13 juillet 1717. Le 1er février 1719, M. de laMorye fut décrété de prise de corps. Ilétait malade ; et ne souciant pas de confier aux gardiens de laConciergerie, le soin de son rétablissement, il se cacha, etattendit jusqu'au 17 février 1720, pour se constituer prisonnier. L'affaire fut alors mise au rôle de la grande Chambre duParlement. Mme de Banville, plaignante, étaitreprésentée par Me Lechevalier, le jeune. M. de la Moryeavait pour avocat Me Pigache. Les orateurs étaient diserts. Ilsdevaient faire connaître et commenter cent soixantedépositions, confrontations, récolements,récusations, c'est-à-dire un véritable labyrinthe.Leurs plaidoiries et leurs répliques occupèrent plusieurssemaines. La parole ayant enfin été donnéeà M. de Menibusc, avocat général, l'honorableorgane du ministère public conclut « àdéclarer la procédure abusive, à jugerentière la décharge de M. de la Morye, à le tenirbien et dûment purgé de la mort de M. de Boissimon età lui ouvrir les prisons. » (4) Il semblait que, à la suite de ce débat et de ceréquisitoire, M. de la Morye dut être immédiatementmis hors de cause : cependant, l'arrêt rendu par la Cour, le 14mai 1720, ordonna que, tous indices maintenus, manentibus indiciis,le procès serait continué. Détail accessoire, lesfrais de justice à la charge de la partie qui succomberaits'élevaient alors à plus de trente mille livres. On ne peut que difficilement sonder la conscience des juges etdécouvrir quels ressorts firent mouvoir leur décision.Les échos non encore éteints de la premièreaffaire de Boissimon les hantaient certainement. Deux meurtres commisdans la même paroisse, sur deux membres de la même famille,resteraient-ils impunis ? M. de la Morye était riche, bienapparenté, magistrat supérieur en exercice ; M. le duc duMaine avait écrit, en sa faveur, à M. le Présidentde Tourville, une lettre qui avait été lue en audiencepublique ; ne croirait-on pas, si l'accusé étaitrenvoyé absous avant que tous les moyens de faire jaillir lavérité eussent été épuisés,que des interventions extra-judiciaires s'étaient produites ? Etsi, légalement, la Cour avait à sa disposition unedernière épreuve, pouvait-elle y renoncer ? V Gilles dit Bréholles, le condamné à mort du moisde mars 1713, avait été, dès le mois de juilletsuivant, transféré des prisons royales d'Orbec àla Conciergerie du palais de justice de Rouen. Mis au cachot enarrivant, il y était resté pendant une année ; aubout de ce temps, il avait été versé avec lesautres prisonniers, et, depuis lors, il couchait sur la paille infecte,mangeait le pain noir et buvait l'eau fétide de la geôle :intéressant par sa misère. On allait le juger (5). Le mardi, 10 février 1722, Bréholles était extraitde la Conciergerie. Sa longue détention et la menace constammentsuspendue sur sa tête d'une mort ignominieuse n'avaient pointabattu son courage. « Ne connaissait-il pas, lui dit leconseiller-enquêteur, les meurtriers de M. de Boissimon ? -Assurément non, répondit l'accusé ; s'il les avaitconnus, se serait-il laissé pourrir pendant quatorze ans enprison !... On lui objecta certaines réponses singulièresqu'il avait faites au bailliage. Il dit naïvement que, devant lepremier juge, il avait cru qu'on se moquait quand on lui imputaitd'avoir participé à la mort de M. de Boissimon. Ilrépétait invariablement que, à l'époque del'événement, il était au pays de Caux,c'est-à-dire à vingt lieues loin de Moyaux ; et ilrenouvelait la demande qu'il avait faite à Orbec d'êtreadmis à prouver son alibi. L'affaire, sur le rapport de M. Hubert, fut mise en délibéré. On sait par les notes prises par l'un des magistrats que les opinionsne furent pas unanimes. Ceux qui étaient favorables à larequête de Bréholles faisaient remarquer que lescertificats par lui fournis émanaient de personnes riches,honorables et distinguées ; que les témoins quidéclaraient l'avoir vu à Moyaux pendant les fêtesde Noël avaient été reprochés, et que si cesreproches n'étaient pas suffisants pour faire rejeter absolumentleurs dépositions, ils en affaiblissaient, dans une largemesure, la crédibilité... Mais ces observations netriomphèrent pas. La majorité considératrès probablement que les vols constatés par le bailliageà la charge de Bréholles justifiaient à eux seulsla condamnation à la peine de mort et à la questionpréalable qui avait été prononcée, et que,par conséquent, il échoyait de la confirmer sansmodification (6). Bréholles allait donc souffrir la question préalable. Cesupplice avait pour objet, dans l'esprit de l'ordonnance de 1670,d'obtenir de la bouche du condamné, non l'aveu de sa propreculpabilité qui était chose irrévocablementjugée, mais la révélation de ses complices.C'était ce que, dans le style de la pratique, on appelaitle testament de mort. Lajurisprudence professait que les déclarations ainsipassées constituaient contre ceux qu'elles concernaient unecharge qui ne manquait pas de gravité. « Cette questionest très importante, disait Rousseaud de Lacombe ; elledécouvre souvent des complices. Les condamnés qui voientqu'il n'y a plus d'espérance de sauver leur vie, se laissentplus facilement convaincre ». Comme le testament de mort deBréholles pouvait exercer, sur le point de savoir si M. de laMorye était innocent ou coupable du meurtre de M. de Boissimon,une répercussion juridique, la cour, avant de rendre sonarrêt définitif sur la plainte de Mme de Banville, avaitvoulu connaître ce testament, et c'est ce qui explique, en partiedu moins, l'arrêt de surséance du 14 mai 1720. A Rouen, on appliquait la question en suspendant le patient par lespouces à l'aide de tenailles, de cordes et de poulies. Pouraugmenter la pesanteur du corps et rendre la douleur plusintolérable on attachait, par gradation, aux pieds, un certainnombre de poids. Deux membres de la cour, le conseiller rapporteur etl'un de ses collègues, présidaient. Ils recueillaient lescris de désespoir, les supplications, les aveux ducondamné et ils les dictaient à un greffier. Comme ilsétaient présumés avoir quelques instinctspitoyables, ils étaient autorisés, suivant les cas,à modérer les tourments. Le conseiller rapporteur, M.François Hubert, en charge depuis 1690, était un vieuxjuge que le spectacle fréquent de la torture avaitbronzé, et qui n'allait pas facilement à lamodération. Le lundi 2 mars 1722, à trois heures de relevée,Bréholles fut introduit dans la chambre qui était leréceptacle de ces horreurs. Là, il subit un nouvelinterrogatoire, au début duquel il dut prêter serment. Acinq heures, on le déshabilla. Deux médecins, MM. deGruchy et de Manneville, et un chirurgien, M. de Manoury, levisitèrent et le trouvèrent en état de supporterla géhenne. On lui attacha les pouces. Il fut guindé et élevé. « Ah ! mon Dieu ! ayez pitié de moi ! Vengeance sur lesfaux témoins ! je ne connais rien à la mort de M.de Boissimon… J'étais dans le pays de Caux... Je n'enpuis plus... Si je savais quelque chose, je vous le dirais ! » Telles furent les premières et lamentables interjections deBréholles. Il avoua cependant que, en 1709, quelque temps avantson arrestation, il avait commis, à Saint-Gervais, deux volsà l'aide d'escalade et d'effondrement. Après quoi, enessayant de se ramasser dans ses liens, il pria et supplia sesbourreaux pour qu'on le descendît : « Je suis mort ! S’écriait-il ... Donnez-moi un moment de relâche ... Descendez-moi ! ... Je m'envais vous dire tout ce que vous voudrez... vous n'avez qu'à medire ce que voulez que je dise... Sainte Vierge ! Soulagez-moi !Messeigneurs, descendez» moi !... Je vous en prie, pour l'honneurde Dieu !... » On descendit Bréholles, mais sans lui retirer les ceps de latorture, et le misérable, voyant qu'il n'avait pas d'autreressource que celle d'une confession mensongère, déclaraqu'il était un des quatre soldats qui, le 24 décembre1708, à Moyaux, avaient attaqué et blessémortellement M. de Boissimon. Ses nombreuses confrontations, sesprécédents interrogats, les indications suggestives duconseiller enquêteur lui permirent de prêter à sespseudo-aveux un simulacre de solidité. A onze heures du soir, les magistrats, satisfaits de ce premiersuccès professionnel, et ayant besoin de reprendre des forcespour continuer, allèrent souper ; mais ils nes'absentèrent que l'un après l'autre. A minuit, letourmenteur juré put reprendre sa besogne. Bréhollesétait à jeun (7). En exhalant, sous l'étreinte de la torture, la triste confessionde sa complicité chimérique dans la mort de M. deBoissimon, Bréholles n'avait proféré aucuneaccusation formelle contre M. de la Morye ; mais il n'en étaitencore qu'à la question ordinaire et il lui restait àsouffrir l'extraordinaire. A minuit donc, le patient fut de rechef élevé et guindé.Les poids attachés à ses pieds furent doublés. Leprocès verbal de cette exécution a du moins, pour sefaire haïr, le mérite de la sincérité. Ilconstate que Bréholles criait : « Ah ! mon Dieu ! Ah ! lesbras ! je demande pardon ! Je suis mort ! » Dans cette seconde etplus terrible séance, le juge-commissaire put recevoir, et legreffier consigner des déclarations où lesupplicié, haletant, raconta que, « quinze jours environavant les fêtes de Noël de l'année 1708, laproposition avait été faite par M. de la Morye àBoëssel et à lui-même de le » défaire deM. de Boissimon par rapport à ce qu'il voulait épouser samère; que M. de la Morye avait donné cinquante livresà Boëssel qui avait dit, en recevant cet argent, que, pourle même prix, il tuerait son père ; que lui-mêmedevait recevoir quinze livres ; que M. de la Morye avait dit qu'ilfallait tuer M. de Boissimon dans une partie de chasse, et qu'il sechargeait de l'y engager... que le marché avaitété conclu dans un coin de la cour du châteaud'Hermival... que le jour avait été fixé... queleur intermédiaire était un nommé Goubé,homme d'affaires de M. de la Morye. » Ayant ainsi parlé, Bréholles déclara, engémissant, qu'il n'avait rien autre chose à dire et,qu'il ne dirait rien quand on lui ferait déchirer le corps parmorceaux. Il ajouta cependant que, « dans les prisons d'Orbesc,il avait été sollicité de ne pas trahir M. de laMorye par un nommé Saint-Denis, ancien archer de lamaréchaussée, hôtelier de l'auberge des Trois Maries. » Ce n'était pas encore la fin. Les juges étaientinexorables parce qu'ils croyaient accomplir un devoir. Ils firentretirer les poids et ils les remplacèrent par d'autres engins,raffinement de cruauté, que, sans doute à cause de leurforme, on appelait les Flustes.Mais la douleur n'avait plus de prise sur la chair du pauvreBréholles. Le procès-verbal enregistre la clôturede son martyre dans les lignes suivantes : « L'interrogé adit qu’il n'y avait point d'autres personnes qui aientété dans le complot de l'assassinat de M. de Boissimon,ainsi qu'il vient de l'expliquer. Les flustes lui furent alors retirées..... Mais lorsquedélié et couché sur le matelas qui faisait partiedu mobilier de cet infernal séjour, Bréholles futassuré qu'on ne pouvait plus le ressaisir, son premier hoquetfut pour se rétracter. (8) « Rien de ce qu'il avait dit dusieur de la Morye n'était véritable. Il ne l'avaitaccusé que pour éviter les tourments, et dans la crainted'en souffrir davantage (9).» Les commissaires se transportèrent alors dans la cellule de laconciergerie où M. de la Morye était détenu. Saqualité de gentilhomme et de membre d'une Cour souverainel'exemptait de la torture. Il fut encore une fois interrogé, etil persista dans ses dénégations. A six heures du matin, la grande chambre du Parlement connut, par lerapport de M. Hubert, le résultat de cette affreuse etinterminable nuit. La délibération ne fut pas longue etse termina par un arrêt qui fixait le sort des deuxinculpés : M. de la Morye était définitivementacquitté ; Bréholles serait, le jour même,livré au dernier supplice (10). En conséquence, àl'heure où M. de la Morye sortait de la Conciergerie, unconfesseur entrait dans le cachot où Bréholles avaitété déposé (11). C'était unreligieux de l'ordre des Carmes dont le couvent, àproximité du Palais, occupait la place qui porte encoreaujourd'hui ce nom. « Le bon moine, nous dit un contemporain,trouva le condamné le coeur rempli des sentiments les pluschrétiens. Il tenait un crucifix qu'il embrassait tendrement,pleurant sur les désordres de sa vie, pardonnant à sesaccusateurs et aux témoins dont les fausses dépositionsavaient causé son fatal destin ». A quatre heures del'après-midi, au gibet ordinaire de la ville, cettedéplorable épave humaine fut délivrée deses misères. Le manoir seigneurial des Boissimon a été détruit.Son emplacement est marqué par une vaste cheminée qu'on alaissée toute seule et toute nue, sans défense contre lesinjures du temps, en dehors de la construction moderne. Cettecheminée est celle sous le manteau de laquelle, dans lànuit de Noël de l'année 1708, mourut le dernier desBoissimon. NOTES: * D'après la dédicace manuscrite de l'exemplaire de la médiathèque : "De la part du fils de l'auteur. A monsieur Guillonneau. souvenir de Moyaux. P. Boivin-Champeaux". (1) A. FLOQUET, Histoire du privilège de Saint-Romain,t. 1. p. 94. B, C., Bernay et la Ligue, p. 17. (2) Il n'est pas sans exemple que des tribunaux souverains aientprononcé des arrêts de condamnation qui étaientjustes parce qu'ils étaient fondés sur les charges duprocès, quoique les condamnés fussent innocents. Tout lemonde a su l'arrêt qui intervint au Parlement de Paris contre lesieur de Lenglade. Il y avait au procès des témoignagessi pressants contre lui que sa réputation et la bonnevolonté des juges ne purent le garantir de la condamnation ; etcependant, son innocence s'est manifestée dans la suite. -Mémoire pour M. de la Morye. (3) Quand ils ont mis au jour ce pernicieux projet, ils se sont crutout permis pour l'exécuter. L'honneur et les biens de M. de laMorye seraient devenus la proie de leur imposture. (Mémoire pourM. de la Morye). (4) Marc-Antoine Hellouin, sieur de Menibusc, avocatgénéral, mourut le 28 février 1721, avant la findu procès Boissimon. (5) Ces inconcevables lenteurs traduisaient-elles un sentiment humain exprimé par la maxime : nulla unquam de morte hominis cunctatio longa est ? Nullement. Le regretté M. de Stabenrath, ancien juge d'instruction au tribunal de Rouen, dans son Histoire du Palais-de-Justice,rapporte que, au XVIe siècle, « les accusésentassés dans la Conciergerie passaient des mois et desannées avant d'obtenir la faveur d'être jugés.Ils étaient fort à plaindre, manquant des objets les plusnécessaires à la vie, privés d'air et delumière, sans eau pour laver leur linge, enfermés dansdes cachots humides et malsains ». Cette situation nes'était pas sensiblement améliorée auXVIIIème siècle. (6) On convient que la Cour a confirmé la sentence qui acondamné Bréholles à perdre la vie, mais lacomplicité du meurtre de M. de Boissimon a-t-elle seuledéterminé son arrêt ? Bréholles étaitcoupable de plusieurs vols ; c'en était assez pourmériter la mort. Peut-être la Cour eût ellebalancé davantage, si Bréholles n'eût eu sur soncompte que l'accusation d'avoir eu part à la mort du sieur deBoissimon. (Mémoire pour M. de la Morye.) (7) On donne la question à jeun. Il y a même quelquesauteurs qui disent qu'un condamné à la question ne doitni boire ni manger dix heures avant d'y être appliqué. -Rousseaud de Lacombe. (8) L'accusé ne pourra être appliqué deux foisà la question pour le même fait. (Ordonnance de 1670). (9) La raison pour laquelle l'ordonnance et la pratique veulent que,après la question, on interroge de rechef l'accusé estpour voir s'il persévère dans sa confession. Car s'il nepersévère pas, la confession qu'il a auparavant faitedans les tourments n'est pas suffisante. (Bornier, sur l'art. 11, titre19 de l'ordonnance). (10) Les jugements seront exécutés le jour mêmeoù ils auront été prononcés. (Ordonnance de1670.) (11) Le sacrement de confession sera offert aux condamnésà mort et ils seront assistés d'un ecclésiastiquejusqu'au34eaf du supplice. (Ordonnance de 1670.) |