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Béquillesdu Diable boîteux - [Sl. : sn., 17...]. -11 p. : ill. ; 16 cm. Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (26.I.2006) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographeet graphieconservées. Les slongs, les i/j et u/v ontété restituées et lesabréviations résolues. Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : nc). BÉQUILLES DU DIABLE BOITEUX. M. PUISQUE voussouhaitez que je vous mande quel succès a le DIABLE BOITEUX,je vais vous le dire. Ce Diable, quelque boîteuxqu’il soit, va un si bon train, que ceux qui sontmontés sur des Echasses ; ces gens par exemple, siélevés par le sublime qu’on les perd devue, ne vont pas assurément si vîte que lui :quoique ses allures soienttrès-précipitées, il marche droit,ferme, & ne cloche point. A dire vrai, si celui qui l’a fait paroîtreà Paris, l’avoit produit tel qu’onl’a vu en Espagne, je doute fort que ses démarcheseussent été aussi assuréesqu’elle le sont, & qu’on eût iciautant d’empressement qu’on en a pour le voir. Vousle savez, & on le peut dire sans flatter, il faut avoir pourplaire aux François, un je ne sai quel mélange dedélicatesse, de solidité, de politesse &de vivacité, parce que c’est par ce mêmemélange qu’ils plaisent eux-mêmes auxautres. Les Diables en savent bien long, il est vrai, mais commecelui-ci en sait encore plus long que tous les autres, parcequ’il est d’une profession qui l’engageà avoir du commerce dans tous les Etats, il a connu ce quenous aimons, il s’est appliqué àl’acquérir ; & c’est pourquoi ilest tant aimé. Il faut voir comme tout le monde court après lui, non paspour s’en mocquer, comme vous le pourriez croire,à cause de l’idée ridicule que son nompeut vous donner de sa figure, mais pour l’admirer, pour lecaresser, pour s’en divertir. Il est bien reçupar-tout ; il entre avec la même hardiesse chez lesMagistrats & chez les Artisans, chez les Courtisans &chez les Bourgeois, chez les petits Maîtres & chezles plus Réguliers. C’est à qui lepossédera. On se l’arrache pour ainsi dire desmains. On ne lui donne pas même le temps des’habiller ; on vient en poste pour l’enlever ;enfin, ne l’a pas qui veut. Je ne crois pas que jamais Diableait été tant fêté. Ne vous étonnez pourtant pas de ce qu’il va sivite, de ce qu’il marche si ferme, de ce qu’en sipeu de temps il a fait tant de chemin. Deux excellentesBéquilles qui le soutiennent,très-deliées, il est vrai, par ladélicatesse avec laquelle elles sont faites, maistrès-solides par le bon sens dont elles sontcomposées ; ces deux Béquilles, dis-je, lui ontdonné la hardiesse de se produire sans crainte, &lui procurent une entrée facile par-tout où ilveut. Un François pourroit-il se résoudreà fermer la porte au nez de celui qui lui montre de ladélicatesse & de la solidité ? Celle-ciseule ne lui plairoit pas long-temps, mais il ne peutrésister quand l’adresse a su les unir. Jecrierois volontiers à présent sur les toits : Auteurs, profitez de cet avis. Vous jugez pourtant bien que le succès desdémarches du Diable boîteux n’a pasmanqué d’exciter la jalousie de ceux qui ne sontpas si favorablement reçus que lui. Voyez, disent-ils, enmurmurant, l’injustice des hommes ; nous sommesd’honnêtes gens, notre entretien n’estque de choses solides, & que nous pouvons assurer sansprésomption êtretrès-nécessaires pour leur conduite ; cependantpersonne ne nous demande, on nous rejette même ; si nous nousprésentons, nous restons toujours oùl’on nous a une fois placés, & voyons avecchagrin que nous sommes à charge à ceux qui nousayant mis au jour, ont intérêt de nous mettre dansle commerce du monde, pendant qu’un petit Diableestropié est souhaité avec ardeur de cesmêmes gens qui nous méprisent, quoiqu’ilse raille de leur défauts, quoiqu’il se moqued’eux, quoiqu’il les tourne en ridicules : ô tempora ! ô mores ! J’entends souvent faire ces plaintes, &malheureusement pour ceux qui les font, elles sont très-bienfondées. En effet, on voit courir de touscôtés le Diable boîteux à lavue de ceux qui sont étalés, &à la barbe de la moisissure d’uneinfinité d’autres, qu’on ne daigneroitpas délier pour leur donner la libertéd’aller prendre l’air. Je crois qu’à présent on ne feroitcommerce que de Diable boîteux, si l’on pouvoit enavoir assez pour y fournir ; le débit en paroît siavantageux, que c’est un bonheur pour le public de cequ’il n’est pas permis d’en vendrepar-tout ; car si l’on avoit cette permission, nous courrionsrisque de manquer des choses nécessaires à lavie, parce qu’on ne voudroit plus les commercer. Les Pédans sonttrès-dégoûtés de leurtrafic. Il y a long-temps qu’ils devroient êtredans ce dégoût & en profiter ; car leurmarchandise reste presque toujours dans la poussiere &n’en sort que pour servir d’enveloppes, ou (ce queje n’oserois expliquer) pour des usagers plus profanes. Sipeu de gens en ont besoin, qu’il est difficilequ’elle soit d’un grand profit ! On ne serésout enfin à en faire provision, que quand onne peut pas absolument s’en passer. Disons franchement la vérité, il n’y aque le Sage & le vrai habile homme, que celui qui fait joindrel’utile avec l’agréable, utile duici,qui puisse du Diable même, c’est-à-dire,de ce qu’il y a de plus méchant, en faire quelquechose de si bon, qu’il convienne a tout le monde, &cela par le secours de ces deux Béquilles, dont je viens deparler. C’est de ces deux mêmesBéquilles qu’il donne des coups, tantôtà l’un, tantôt àl’autre de ceux qui plaisent aux honnêtes gens,& qui par conséquent ne lui plaisent pas. Quoiqueces coups soient donnés en plaisantant, en badinant, enriant, ils ne laissent pas de bien porter ; cependant ceux qui lesreçoivent sont obligés d’en rire, aussibien que ceux qui les voient recevoir. Il faut donc regarder les coups de Béquillles du Diableboîteux seulement comme de vives & courtescorrections qui frappent si subtilement & avec tantvîtesse, qu’elles ne sont de la douleurqu’autant qu’on en a de besoin, pourconnoître le mal qu’on fait, & pour exciterà faire mieux. Un coup de Béquille donné par exempleà une vieille coquette pour lui faire sentir son ridicule,quand, après avoir voulu faire la jeune pendant lajournée, elle se voit obligée de mettre le soirsur sa Toilette l’attirail de sa jeunesse apparente,c’est-à-dire, ses cheveux, ses sourcils &les dents. Un autre bien appliqué à un chercheurde Pierre philosophale, pour l’avertir qu’il netrouvera jamais ce que tant de Souffleurs, du moins aussi habiles quelui, ont inutilement cherché pendant plus de cinquantesiecles. Un autre coup donné à un soi-disantDévot, pour lui apprendre, puisqu’il semblel’ignorer, que c’est une pratiquetrès-contraire à la profession qu’ilfait, que de pousser sa délicatessejusqu’à envoyer chercher le Médecinpour avoir toussé deux ou trois fois lorsqu’ilétoit couché. Un autre enfin, à unUsurier hypocrite, pour lui reprocher l’usage qu’ilfait de son Chapelet & d’autres œuvres depiété, dans le temps mêmequ’il traite sans miséricorde, pour vendrel’argent beaucoup plus qu’il ne vaut. Tous cescoups, ce me semble, sont un très-petit mal, dont onpourroit tirer un très-grand bien, si l’on enfaisoit un bon usage. Ceux qui sont ainsi frappés, nedevroient-ils pas juger que leur conduite est extrêmementrepréhensible, puisque le Diable même y trouveà redire. Quand ce Diable boîteux remontre par un coup deBéquille à un homme entêtépour les Anciens, qu’ils peuvent faire de grands fous, aussibien que de grands hommes, ne devroit-il pas regarder cette remontrancecomme un avis judicieux pour le rappeller à cequ’il doit aux modernes ? De quoi cetentêté a-t-il à se plaindre.N’est-il pas moderne lui-même ? Pourquoi vouloirdevenir faux frere ? Ne devons nous pas savoir bon gré à notre Diable,lorsqu’il donne un coup de Béquille àcette fameuse Sorciere que les femmes mécontentes vonttrouver, que les esprits foibles vont consulter comme un Oracle poursavoir ce qu’elle ne sait pas elle-même. A cetteimpudente diseuse de bonne Aventure, à cette hardie tireused’Horoscopes, qui ne posséde pointd’autre secret, que celui de pouvoir persuaderqu’elle en a de vivre commodément auxdépens des dupes. Pour moi je m’imagine alorssentir un contre-coup, qui m’avertit que je dois toujours metenir sur mes gardes contre les gens extraordinaires, me munir deprincipes, & ne m’en point écarter. Sil’on prenoit ces précautions, on ne croiroit pastant de choses impossibles qu’on en croit. Lorsque ce Diable dit qu’il parle la langued’Athènes, qu’il parle Grec cent foismieux que certaines gens qui se piquent aujourd’hui de lebien parler, & que toutefois il n’en est ni plus sotni plus vain, ces certaines gens ne devroient-ils pas faire attentionsur leur vanité & sur leur sottise pours’en corriger ? Je parcourrois ici volontiers tous les coups de Béquillesqu’il donne. Par exemple, aux Peres & àleurs Enfans, aux Avares, aux Musiciens, aux Maîtresà danser & aux Poëtes, à laComédie, aux Comédiens & auxComédiennes, aux Filles & aux Veuves, aux Auteurs,aux Imprimeurs & aux Libraires, aux Dévots, auxPrudes, &c. Mais comme je vous l’envoie, je vous laisse le soin decontinuer mes réflexions, ne doutant point que vous ne vousen acquittiez mieux que moi. Adieu. Je suis, MONSIEUR, Votre très-humble &très-obéissant serviteur…. |