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[Colportage] : La Bergèredes Alpes, conte nouveau augmenté d'ariettes analogues.-Caen : A. Hardel, [s.d.].- 41 p. ; 14 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (22.VII.2008)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe etgraphieconservées (y compris, fautes et coquilles de l'édition).
Texte établi sur l'exemplaire de laMédiathèque (bm Lx  : Norm br 1141).

LaBergère des Alpes
conte nouveau
augmenté d’ariettes analogues.

~*~

DANS les montagnes de Savoye, non loin de la route de Briançon àModène, est une vallée solitaire, dont l’aspect inspire aux voyageursune douce mélancolie. Trois collines en amphithéâtre, où sont répanduesde loin en loin quelques cabanes de pasteurs, des torrens qui tombentdes montagnes, des bouquets d’arbres plantés ça et là, des pâturagestoujours verts, sont l’ornement de ce lieu champêtre.

La marquise de Fonrose retournait de France en Italie avec son époux.L’essieu de leur voiture se rompit, et comme le jour était sur sondéclin, il fallut chercher dans cette vallée un asile où passer lanuit. Comme ils s’avançaient vers une de[s] cabanes qu’ils avaientaperçues, ils virent un troupeau qui en prenait la route, conduit parune bergère dont la demarche les étonna. Ils approchent encore, et ilsentendent une voix céleste, dont les accens plaintifs et touchansfaisaient gémir les échos.

« Que le soleil couchant brille d’une douce lumière ! C’est ainsi(disait-elle) qu’au terme d’une carrière pénible, l’âme épuisée va serajeunir dans la source de l’immortalité. Mais, hélas ! que le termeest long, et que la vie est lente ! » En disant ces mots, la bergères’éloignait, la tête inclinée ; mais la négligence de son attitudesemblait donner encore à sa taille et à sa démarche plus de noblesse etde majesté.

Frappés de ce qu’ils voyaient, et plus encore de ce qu’ils venaientd’entendre, le marquis et la marquise de Fonrose doublèrent le pas pouratteindre cette Bergère qu’ils admiraient. Mais quelle fut leursurprise, lorsque sous la coëffure la plus simple, sous les plushumbles vêtemens, ils virent toutes les grâces, toutes les beautésréunies ! Ma fille, lui dit la marquise, en voyant qu’elle évitait, necraignez rien ; nous sommes des voyageurs qu’un accident oblige àchercher dans ces cabanes un refuge pour attendre le jour ! Voulez-vousbien nous servir de guide ? Je vous plains, Madame, lui dit la bergèreen baissant les yeux et rougissant, ces cabanes sont habitées par desmalheureux, et vous y serez mal logés. Vous y logez sans doutevous-même, reprit la marquise ; et je puis bien supporter une nuit lesincommodités que vous souffrez toujours. Je suis faite pour cela, ditla bergère avec une modestie charmante. Non certainement, dit M. deFonrose, qui ne put dissimuler plus long-temps l’émotion qu’elle luicausait : non, vous n’êtes pas faite pour souffrir, et la fortune estbien injuste ! Est-il possible, aimable personne, que tant de charmessoient ensevelis dans ce désert, sous ces habits ? La fortune,monsieur, reprit Adelaïde, (c’était le nom de la bergère), la fortunen’est cruelle que lorsqu’elle nous enlève ce qu’elle nous a donné. Monétat a ses douceurs pour qui n’en connaît pas d’autres, et l’habitudevous fait des besoins que n’éprouvent pas les pasteurs. Cela peut être,dit le marquis, pour ceux que le ciel a fait naître dans cettecondition obscure ; mais vous, fille étonnante, vous que j’admire, vousqui m’enchantez, vous n’êtes pas née ce que vous êtes ; cet air, cettedémarche, cette voix, ce langage, tout vous trahit. Deux mots que vousvenez de dire, annoncent un esprit cultivé, une âme noble. Achevez,apprenez nous quel malheur a pu vous réduire à cet étrange abaissement.Pour un homme dans l’infortune, répondit Adelaïde, il y a mille moyensd’en sortir ; pour une femme, vous le savez, il n’y a de ressourcehonnête que dans la servitude ; et dans le choix des maîtres, on faitbien, je crois, de préférer les bonnes gens. Vous allez voir les miens; vous serez charmés de l’innocence de leur vie, de la candeur, de lasimplicité et de l’honnêteté de leurs moeurs.

Comme elle parlait ainsi, on arriva à la cabane. Elle était séparée parune cloison, de l’étable où l’inconnue fit entrer ses moutons, en lescomptant avec l’attention la plus sérieuse, et sans daigner s’occuperdavantage des étrangers qui la contemplaient. Un vieillard et sa femme,tels qu’on nous peint Philémon, et Biracis, vinrent au-devant de leurshôtes avec cette honnêtteté villageoise qui nous rappelle l’âge d’or.Nous n’avons à vous offrir, dit la bonne femme, que de la paillefraîche pour lit, du laitage, du fruit, et du pain de seigle pournourriture ; mais le peu que le ciel nous donne, nous le partageronsavec vous de bon coeur. Les voyageurs, en entrant dans la cabane, furentsurpris de l’air d’arrangement que tout y respirait. La table étaitd’une seule planche de noyer le mieux poli ; on se mirait dans l’émaildes vases de terre destinés au laitage. Tout présentait l’image d’unepauvreté riante, et des premiers besoins de la nature agréablementsatisfaits. C’est notre chère fille, dit la bonne femme, qui prend soindu ménage. Le matin, avant que son troupeau s’éloigne dans la campagne,et tandis qu’il commence à paître autour de la maison l’herbe couvertede rosée, elle lave, nétoie, arrange tout avec une adresse qui nousenchante ! Quoi ! dit la marquise, cette bergère est votre fille ? Ahmadame, plût au ciel, s’écria la bonne vieille, c’est mon coeur qui lanomme ainsi, car j’ai pour elle l’amour d’une mère ; mais je ne suispas assez heureuse pour l’avoir portée dans mon sein, nous ne sommespas dignes de l’avoir fait naître ! Qui est-elle donc, d’où vient-elle,et quel malheur l’a réduire à la condition des bergères ?

Tout cela nous est inconnu. Il y a quatre ans qu’elle vint en habit depaysanne s’offrir pour garder nos troupeaux ; nous l’aurions prise pourrien tant sa bonne mine et la douceur de sa parole nous gagnaient lecoeur à l’un et à l’autre. Nous nous doutâmes qu’elle n’était pas unevillageoise, mais nos questions l’affligeaient, et nous crûmes devoirnous en abstenir. Ce respect n’a fait qu’augmenter à mesure que nousavons mieux connu son âme ; mais plus nous voulons nous abaisser devantelle, plus elle s’humilie devant nous. Jamais fille n’a eu pour sespère et mère des attentions plus soutenues, ni des empressemens plustendres. Elle ne peut nous obéir, car nous n’avons garde de luicommander ; mais il semble qu’elle nous devine, et tout ce que nouspouvons souhaiter est fait avant que nous apercevions qu’elle y pense.C’est un ange descendu parmi nous pour consoler notre vieillesse. Etque fait-elle actuellement dans l’étable, demanda-t-on ? Elle donne autroupeau une litière fraîche ; elle trait le lait des brebis et deschèvres. Il semble que ce laitage pressé de sa main, en devienne plusdélicat ; moi qui vais le vendre à la ville, je ne puis suffire audébit ; on le trouve délicieux. Cette chère enfant s’occupe, et gardantson troupeau, à des ouvrages de paille et d’osier que tout le mondeadmire. Je voudrais que vous vissiez avec quelle adresse elle entrelacele jonc flexible. Tout devient précieux sous ses doigts. Vous voyez,madame, poursuivit la bonne vieille, vous voyez ici l’image d’une vieaisée et tranquille, c’est elle qui nous la procure. Cette fillecéleste n’est occupée qu’à nous rendre heureux. Est-elle heureuseelle-même, demanda madame de Fonrose ? Elle tâche de nous le persuader,reprit le vieillard, mais j’ai fait souvent apercevoir à ma femme,qu’en revenant du pâturage elle avait les yeux mouillés de larmes, etl’air du monde le plus affligé. Dès qu’elle nous voit, elle affecte desourire ! mais nous voyons bien qu’elle a quelque peine qui la consume; nous n’osons la lui demander. Ah ! madame, dit la vieille femme,quelle pitié me fait cette enfant, lorsqu’elle s’obstine à mener paîtreses troupeaux malgré la pluie et la gelée ! Cent fois je me suis mise àgenoux pour obtenir qu’elle me laissât prendre sa place, ma prière aété inutile. Elle s’en va au lever du soleil, et revient le soir,transie de froid. Jugez, me dit-elle avec tendresse, si je vouslaisserai quitter votre foyer, et vous exposer à votre âge aux rigueursde la saison. A peine y puis-je résister moi-même. Cependant elleapporte sous son bras le bois dont nous nous chauffons, et quand je meplains de la fatigue qu’elle se donne : Laissez, laissez, dit-elle, mabonne mère, c’est par l’exercice que je me garantis du froid ; letravail est fait pour mon âge. Enfin, madame, elle est bonne autantqu’elle est belle ; et mon mari et moi nous n’en parlons jamais que leslarmes aux yeux. Et si on vous l’enlevait, demanda la marquise ? Nousperdrions, interrompit le vieillard, tout ce que nous avons de pluscher au monde ; mais si elle devait être heureuse, nous mourrionscontens avec cette consolation. Hélas ! oui, reprit la vieille enversant des pleurs, que le Ciel lui accorde une fortune digne d’elle,s’il est possible ! Mon espérance était que cette main si chère mefermerait les yeux, mais je l’aime plus que ma vie. Son arrivée lesinterrompit.

Elle parut avec un sceau de lait d’une main, de l’autre un pannier defruits ; et après les avoir salués avec une grâce charmante, elle semit à vaquer au soin du ménage, comme si personne ne s’occupait d’elle.Vous vous donnez bien de la peine, ma chère enfant, lui dit lamarquise  Je tâche, madame, répondit-elle, de remplirl’intention des Maîtres, qui désirent vous recevoir de leur mieux. Vousferez, poursuivit-elle, en déployant sur la table un linge grossier,mais d’une extrême blancheur, vous ferez un repas frugal et champêtre.Ce pain n’est pas le plus beau du monde, mais il a beaucoup de saveur ;les oeufs sont frais, le laitage est bon, et les fruits que je viens decueillir, sont tels que la saison les donne.

La diligence, l’attention, les grâces nobles et décentes aveclesquelles cette bergère merveilleuse leur rendait tous les devoirs del’hospitalité, le respect qu’elle marquait à ses maîtres, soit qu’elleleur adressât la parole, soit qu’elle cherchât à lire dans leurs yeuxce qu’ils désiraient qu’elle fît, tout cela pénétraitd’étonnement  et d’admiration monsieur et madame de Fonrose.Dès qu’ils furent couchés sur le lit de paille fraîche qu’elle avaitpréparé elle-même : notre aventure tient du prodige, se dirent-ils l’unà l’autre, il faut éclaircir ce mystère, il faut amener avec nous cetteenfant.

Au point du jour, l’un des gens qui avaient passé la nuit à faireréparer leur voiture, vint les avertir qu’elle était en état. Madame deFonrose, avant de partir, fit appeler la bergère.

Sans vouloir pénétrer, lui dit-elle, le secret de votre naissance et lacause de votre infortune, tout ce que je vois et tout ce que j’entendsm’intéresse à vous. Je vois que votre courage vous a élevé au-dessus dumalheur, et que vous vous êtes fait des sentimens conformes à votrecondition présente ; vos charmes et vos vertus la rendent respectable,mais elle est indigne de vous. Je puis, aimable inconnue, vous faire unmeilleur sort, les intentions de mon mari s’accordent parfaitement avecles miennes. Je tiens à Turin un état considérable : il me manque uneamie, et je croirai rapporter de ces lieux un trésor inestimable, sivous voulez m’accompagner. Ecartez de la proposition, de la prière queje vous fais, toute idée de servitude ; je ne vous crois pas faite pourcet état, mais quand ma prévention me tromperait, j’aime mieux vousélever au-dessus de votre naissance, que de vous laisser au-dessous. Jevous le répète : c’est une amie que je veux m’attacher.

Du reste, ne soyez pas en peine du sort de ces bonnes gens, il n’estrien que je ne fasse pour les dédommager de votre perte ; au moinsauront-ils de quoi finir doucement leur vie dans l’aisance de leurétat, et c’est de vos mains qu’ils recevront les bienfaits que je leurdestine.

Les vieillards, présens à ce discours, baisant les mains de lamarquise, et se prosternant à ses genoux, conjuraient la jeune inconnued’accepter ses offres généreuses ; lui représentaient, en versant deslarmes, qu’ils étaient au bord du tombeau, qu’elle n’avait d’autreconsolation que de les rendre heureux dans leur vieillesse, et qu’àleur mort, livrée à elle-même, leur demeure deviendrait pour elle uneeffrayante solitude. La bergère, en les embrassant, mêla ses larmesavec les leurs, elle rendit grâces aux bontés de Monsieur et de Madamede Fonrose, avec une sensibilité qui l’embellissait encore. Je ne puis,dit-elle, accepter vos bienfaits. Le Ciel a marqué ma place, et savolonté s’accomplit, mais vos bontés ont gravé dans mon âme des traitsqui ne s’effaceront jamais. Le nom respectable de Fonrose sera sanscesse présent à mon esprit. Il ne me reste qu’une grâce à vousdemander, dit-elle en rougissant et en baissant les yeux, c’est devouloir bien renfermer cette aventure dans un éternel silence, etlaisser à jamais ignorer au monde le sort d’une inconnue qui veut vivreet mourir dans l’oubli. Monsieur et Madame de Fonrose, attendris etaffligés, redoublèrent mille fois leurs instances ; elle futinébranlable, et les vieillards, et les voyageurs et la bergère seséparèrent les larmes aux yeux.

Pendant la route, Monsieur et Madame de Fonrose ne s’occupèrent que decette aventure. Ils croyaient avoir fait un songe. L’imaginationremplit de cette espèce de roman, ils arrivèrent à Turin. On se doutebien que le silence ne fut pas gardé, et ce fut un sujet inépuisable deréflexion et de conjecture. Le jeune Fonrose, présent à ces entretiens,n’en perdit pas une circonstance. Il était dans l’âge où l’imaginationest la plus vive, et le coeur le plus susceptible d’attendrissement ;mais c’était un de ces caractères dont la sensibilité ne se manifestepoint au-dehors, d’autant plus violemment agités, quand ils viennent àl’être, que le sentiment qui les affecte ne s’affaiblit par aucuneespèce de dissipation. Tout ce que Fonrose entend raconter des charmes,des vertus et des malheurs de la bergère de Savoye, allume dans son âmele plus ardent désir de la voir. Il s’en fait un image qui lui est sanscesse présent : il lui compare tout ce qu’il voit, et tout ce qu’ilvoit s’efface auprès d’elle. Mais plus son impatience redouble, plus ila soin de la dissimuler. Le séjour de Turin lui est odieux, la valléequi cache au monde son plus bel ornement, attire son âme tout entière.C’est là que le bonheur l’attend. Mais si son projet est connu, il yvoit les plus grands obstacles : on ne consentira jamais au voyagequ’il médite : c’est une folie de jeune homme dont on appréhendera lesconséquences ; la bergère elle-même effrayée de ses poursuites, nemanquera pas de s’y dérober ; il la perd s’il est connu. D’après toutesces réflexions, qui l’occupaient depuis trois mois, il prend larésolution de tout quitter pour elle, d’aller sous l’habit de pasteurla chercher dans la solitude, et d’y mourir ou de l’en tirer.

Il disparaît et on ne le revoit point. Ses parens qui l’attendent, enont d’abord de l’inquiétude, leur crainte augmente chaque jour. Leurattente trompée jette la désolation dans la famille ; l’inutilité desrecherches met le comble à leur désespoir. Une querelle, un assassinat,tout ce qu’il y a de plus sinistre se présente à leur pensée, et cesparens infortunés finissent par pleurer la mort de leurs fils, leurunique espérance. Tandis que sa famille est dans le deuil, Fonrose,sous l’habit d’un pâtre, se présente aux habitans des hameaux voisinsde la vallée qu’on ne lui avait que trop bien décrite. Son ambition estremplie, on lui confie le soin d’un troupeau.

Les premiers jours il le laisse errer à l’aventure, uniquement attentifà découvrir les lieux ou la bergère menoit le sien. Ménageons,disoit-il, la timidité de cette belle solitaire : si elle estmalheureuse, son coeur a besoin de consolation ; si elle n’a que del’éloignement pour le monde, et que le goût d’une vie tranquille etinnocente la retienne dans ces lieux, elle y doit éprouver des momensd’ennui, et désirer une société qui l’amuse ou qui la console :laissons lui rechercher la mienne. Si je parviens à lui rendreagréable, ce sera bientôt pour elle un besoin, alors je prendraiconseil de la situation de son âme. Après tout nous voilà seuls dansl’univers, et nous serons tous l’un pour l’autre. De la confiance àl’amitié il n’y a pas loin, et de l’amitié à l’amour le pas est encoreplus glissant à notre âge. Et quel âge avait Fonrose quand ilraisonnait ainsi ? Fonrose avait dix-huit ans, mais trois mois deréflexion sur le même objet, développent bien les idées ! Tandis qu’ilse livrait à ses pensées, les yeux errant dans la campagne, il entendde loin cette voix dont on lui avait vanté les charmes. L’émotionqu’elle lui causa fut aussi vive que si elle avait été imprévue. «C’est ici, disait la bergère, dans ses chants plaintifs, c’est ici quemon coeur jouit de l’unique bien qui lui reste. »

    Oui, pour moi le malheur a des charmes,
Dans ces lieux où me fixe le sort,
Je sens en répandant des larmes,
Doucement avancer à la mort.

    La douleur, le seul bien qui me reste,
Dans mon âme étouffe tout désir ;
Pour un coeur il n’est rien de funeste,
S’il ne sait que pleurer et gémir.

    O paisible et chère solitude !
Tout ici s’attendrit avec moi,
Pleurer est une douce habitude,
Lorsqu’amour en a prescrit la loi.

Ces accens déchiraient le coeur sensible de Fonrose. Quel peut être,disait-il, la cause du chagrin qui la consume ? Qu’il serait doux de laconsoler ! Un espoir plus doux encore osait à peine flatter ses désirs.Il craignit d’allarmer la bergère ; s’il se livrait imprudemment àl’impatience de la voir de près, et pour la première fois, c’étaitassez de l’avoir entendue. Le lendemain il se rendit au pâturage, etaprès avoir observé la route quelle avait prise, il fut se placer aupied d’un rocher, qui le jour précédent lui répétait les sons de cettevoix touchante. J’ai oublié de dire que Fonrose, à la plus jolie figuredu monde, joignait des talens que ne néglige pas la jeune noblessed’Italie. Il jouait du hautbois comme *Bezuzzi*, dont il avait pris lesleçons, et qui faisait alors les plaisirs de l’Europe. Adelaïde, plusprofondément ensevelie dans ses affligeantes idées, n’avait pointencore fait entendre sa voix, et les échos gardaient le silence.Tout-à-coup, ce silence fut interrompu par les sons plaintifs duhautbois de Fonrose. Ces sons inconnus excitèrent dans l’âme d’Adelaïdeune surprise mêlée de trouble. Les gardiens des troupeaux errant surces collines, ne lui avaient jamais fait entendre que les sons destrompes rustiques. Immobile et attentive, elle cherche des yeux quipeut former de si doux accords. Elle apperçoit de loin un jeune pâtreassis dans le creux d’un rocher, au pied duquel paissait son troupeau ;elle l’approche pour le mieux entendre.

Voyez, dit-elle, ce que le seul instinct de la nature ! L’oreilleindique à ce berger toutes les finesses de l’art. Peut-on donner dessons plus purs ? Que de délicatesse dans les inflexions ! Quellevariété dans les nuances ! Que l’on dise après cela, que le goût n’estpas un don naturel.

Depuis qu’Adelaïde habitait cette solitude, c’étoit la première foisque sa douleur, suspendue par une distraction agréable, livroit son âmeà la douce émotion du plaisir. Fonrose, qui l’avoit vue s’approcher ets’asseoir auprès d’un saule pour l’entendre, n’avait pas fait semblantde s’en apercevoir. Il saisit sans affectation le moment de saretraite, et mesura la marche de son troupeau, de manière à larencontrer sur la pente de la colline, où se croisaient leurs chemins.Il ne fit que jetter un regard sur elle. Mais, que de beautés ce regardavait parcourues ! Quels yeux ! Quelle bouche divine ! Que ces traitssi nobles et si touchans dans leur langueur, seraient plus ravissans sil’amour les ranimait ! On voyait bien que la douleur seule avait ternidans leur printemps les roses de ses belles joues ; mais de tant decharmes, celui qui l’avait le plus vivement ému, était l’élégance noblede sa taille et de sa démarche ; à la souplesse de ses mouvemens, oncroyait voir un jeune cèdre, dont la tige droite et flexible cèdemollement aux zéphirs. Cette image, que l’amour venait de graver entraits de flamme dans sa mémoire, s’empara de tous ses esprits. Qu’ilsme l’ont peint faiblement, disait-il, cette beauté inconnue à la terre,dont elle mérite les adorations ! Et c’est un désert qu’elle habite !Et c’est le chaume qui la couvre ! Elle qui devrait voir les rois à sesgenoux, s’occuper du soin d’un vil troupeau ! Sous quels vêtemenss’est-elle offerte à ma vue ! Elle embellit tout, et rien ne la dépare.Cependant, quel genre de v poeiut un corps aussi délicat ! Des alimensgrossiers, un climat sauvage, de la paille pour lit ; grands dieux ! Etpour qui sont faites les roses !

Le sommeil interrompit ses réflexions, mais n’effaça point cette image.Adelaïde de son côté, sensiblement frappée de la jeunesse et de labeauté de Fonrose, ne cessait d’admirer les caprices de la fortune. Oùla nature va-t-elle rassembler, disait-elle, tant de talent et tant degrâces ! Mais, hélas ! Ces dons qui ne lui sont qu’inutiles, feraientpeut-être son malheur dans un état plus élevé. Quels maux la beauté necause-t-elle pas dans le monde ! Malheureuse, est-ce à moi d’y attacherquelque prix ? La réflexion désolante vint empoisonner dans son âme leplaisir qu’elle avait goûté, elle se reprocha d’y avoir été sensible,et résolut de s’y refuser à l’avenir. Le lendemain Fonrose cruts’apercevoir qu’elle évitait son approche ; il tomba dans une tristessemortelle. Se douterait-elle de mon déguisement, disait-il ? Meserais-je trahi moi-même ? Adelaïde n’était pas si loin, qu’elle ne pûtbien l’en-tendre, et son silence l’étonna. Elle se mit à chanterelle-même.

    De ces lieux les échos
Partagent mes alarmes,
Ces limpides ruisseaux
Semblent rouler des larmes,
Le zéphir attendri
Gémit par ce feuillage ;
L’oiseau, sous son abri,
N’a qu’un triste ramage.

    Partout autour de moi
Je vois ma douleur peinte ;
Et sans avoir pourquoi,
Tout répète ma plainte.
Je chante, vous paissez ;
Brebis intéressantes ;
Je pleure : vous errez
Tristes et languissantes.

    Quand je vous vois bondir
Je fuis votre présence,
Et pour mieux m’attendrir,
Je cherche le silence.
En vain de me cacher ;
Du sommet des montagnes,
Vous venez me chercher
Au milieu des campagnes.

Fonrose, attendri par ces chants, ne put s’empêcher d’y répondre.Jamais concert ne fut plus touchant que celui de son hautbois avec lavoix d’Adelaïde. O Ciel, dit-elle, est-ce un enchantement ! Je n’ose encroire mon oreille : ce n’est pas un berger, c’est un dieu que je viensd’entendre. Le sentiment naturel de l’harmonie peut-il inspirer cesaccords. Comme elle parlait ainsi, une mélodie champêtre, ou plutôtcéleste fit retentir le valon. Adelaïde crut voir réaliser les prodigesque la poésie attribue à la musique, sa brillante soeur. Apercevant leberger, il ignore dit-elle, le charme qu’il répand autour de lui ; sonâme simple n’est pas plus vaine, il n’attend pas même les éloges que jelui dois. Tel est le pouvoir de la musique ; c’est le seul des talensqui jouisse de lui-même, tous les autres veulent des témoins. Ce don duCiel fut accordé à l’homme dans l’innocence ; c’est le plus pur de tousles plaisirs. Hélas ! c’est le seul que je goûte encore.

Les jours suivans, Fonrose affe[c]ta de s’éloigner à son tour ;Adelaïde en fut affligée. Le sort, dit-elle, semblait m’avoir ménagécette faible consolation ; je m’y suis livrée trop aisément, et pour mepunir, il m’en prive. Un jour enfin qu’ils se rencontrèrent sur lepenchant de la colline : Berger, lui dit-elle, menez-vous bien loin vostroupeaux ? Ces premières paroles d’Adelaïde causèrent à Fonrose unsaisissement qui lui ôta presque l’usage de la voix. Je ne sais, dit-ilen hésitant, ce n’est pas moi qui conduit mon troupeau, c’est montroupeau qui me conduit moi-même ; ces lieux lui sont plus connus qu’àmoi ; je lui laisse le choix des meilleurs pâturages.

D’où êtes-vous donc, lui demanda la bergère ? j’ai vu le jour au-delàdes Alpes, répondit Fonrose. Êtes-vous né parmi les pasteurs,poursuivit-elle ? Puisque je suis pasteur, dit-il en baissant les yeux,il faut bien que je sois né pour l’être. C’est de quoi je doute, repritAdélaïde, en l’observant avec attention. Vos talens, votre langage,votre air même, tout m’annonce que le sort vous avait mieux placé. Vousêtes bien bonne, reprit Fonrose ; mais est-ce à vous de croire que lanature refuse tout aux bergers ? Êtes-vous née pour être reine ?Adélaïde rougit à cette réponse, et changeant de propos : l’autre jour,dit-elle, au son du hautbois vous avez accompagné mes chants C’estvotre voix qui en est un, reprit Fonrose, dans une simple bergère. --Mais personne ne vous a-t-il instruit ? -- Je n’ai, comme vous,d’autres guides que mon coeur et mon oreille. Vous chantiez, j’étoisattendri ; ce que mon coeur sent, mon hautbois l’exprime ; je luiinspire mon âme ; voilà tout mon secret, rien au monde n’est plusfacile. Cela est incroyable, dit Adélaïde. C’est ce j’ai dit en vousécoutant, reprit Fonrose ; cependant, il l’a bien fallu croire. Quevoulez-vous ? La nature et l’amour se font un jeu quelquefois de réunirtout ce qu’ils ont de plus précieux dans la plus humble fortune, pourfaire voir qu’il n’y a point d’état qu’il ne puisse ennoblir.

Pendant cet entretien, ils avançaient dans la vallée ; et Fonrose,qu’un rayon d’espérance animait, se mit à faire éclater dans les airsle son brillant que le plaisir inspire. Ah ! de grâce, dit Adelaïde,épargnez à mon âme l’image importune d’un sentiment qu’elle ne peutgoûter. Cette solitude est consacrée à la douleur ; ici tout gémit avecmoi. J’ai de quoi m’y plaindre dit le jeune homme ; et ces motsprononcés avec un soupir, furent suivis d’un long silence. Vous avez àvous plaindre, reprit Adelaïde ! le Ciel nous donne à l’un et à l’autreune consolation dans nos peines ; les miennes sont comme un poidsaccablant dont mon coeur est oppressé. Qui que vous soyez, si vousconnaissez le malheur, vous devez être compatissant, et je vous croisdigne de ma confiance ; mais promettez moi qu’elle sera mutuelle. Hélas! dit Fonrose, mes maux sont tels que je serai peut-être condamné à neles révéler jamais ; Ce mystère ne fit que redoubler la curiositéd’Adelaïde. Rendez-vous demain, lui dit-elle, au pied de cette colline,sous ce vieux chêne touffu, où vous m’avez entendu gémir. Là, je vousapprendrai des choses qui exciteront votre pitié. Fonrose passa la nuitdans une agitation mortelle. Son sort dépendait de ce qu’il allaitapprendre. Mille pensées effrayantes venaient tour à tour. Ilappréhendait sur-tout la confidence désespérante d’un amour malheureuxet fidèle. Si elle aime, dit-il, je suis perdu.

Il se rendit au lieu indiqué. Il vit arriver Adelaïde. Ce jour étaitcouvert de nuage, et la nature en deuil semblait présager la tristessede leur entretien. Dès qu’ils furent assis au pied du chêne, Adelaïdeparla ainsi : « Vous voyez ces pierres que l’herbe commence à couvrir,c’est le tombeau du plus tendre et du plus vertueux des hommes, à quimon amour et mon imprudence ont coûté la vie. Je suis Française, d’unefamille distinguée et trop riche pour mon malheur. Le comte Dorestanconçut pour moi l’amour le plus tendre, j’y fus sensible, je le fus àl’excès. Mes parens s’opposèrent au penchant de nos coeurs, et mapassion me fit consentir à un hymen. L’Italie était alors le théâtre dela guerre. Mon époux y allait joindre le corps qu’il devait commander.Je le suivis jusqu’à Briançon ; ma folle tendresse l’y retint deuxjours malgré lui. Ce jeune homme, plein d’honneur, n’y prolongea sonséjour qu’avec une extrême répugnance. Il me sacrifiait son devoir,mais que ne lui avais je pas sacrifié moi-même ? En un mot, jel’exigeai, il ne put résister à mes larmes. Il partit avec unpressentiment dont je fus moi-même effrayée ; je l’accompagnai jusquesdans cette vallée où je reçus ses adieux ; et pour attendre de sesnouvelles, je retournai à Briançon. Peu de jours après se répandit lebruit d’une bataille, je doutais si Dorestan s’y était trouvé, je lesouhaitais pour sa gloire, je le craignais pour mon amour, quand jereçus de lui une lettre que je croyais bien consolante ! je serai, teljour, à telle heure, me disait-il, dans la vallée et sous le chêne oùnous nous sommes séparés ; je m’y rendrai seul, je vous conjure d’allerm’y attendre seule ; je ne vis encore que pour vous. Quel était monégarement ! je n’aperçus dans ce billet que l’impatience de me revoir,et je m’applaudis de cette impatience. Je me rendis donc sous ce mêmechêne. Dorestan arriva, et après le plus tendre accueil ; vous l’avezvoulu, ma chère Adelaïde, me dit-il, j’ai manqué à mon devoir dans lemoment le plus important de ma vie. Ce que je craignais est arrivé. Labataille s’est donnée, mon régiment a chargé, il a fait des prodiges devaleur, et je n’y étais pas…. Je suis déshonoré, perdu sans ressource.Je ne vous reproche pas mon malheur, mais je n’ai plus qu’un sacrificeà vous faire, et mon coeur vient le consommer.

A ce discours, pâle, tremblante et respirante à peine, je reçus monépoux dans mes bras : je sentis mon [sang] se glacer dans mes veines,mes genoux ployèrent sous moi, et je tombai sans connaissance. Ilprofita de mon évanouissement, pour s’arracher de mon sein, et bientôtje fus rappelée à la vie par le bruit du coup qui lui donna la mort.

Je ne vous peindrai point la situation où je me trouvai, elle estinexprimable et les larmes que vous voyer couler, les sanglots quiétouffent ma voix, en sont une trop faible image. Après avoir passé unenuit entière auprès de ce corps sanglant, dans une douleur stupide, monpremier soin fut d’ensevelir avec lui ma honte : mes mains creusèrentson tombeau. Je ne cherche point a vous attendrir ; mais le moment oùil fallut que la terre me reparât des tristes restes de mon époux, futmille fois plus affreux pour moi, que ne peut l’être celui qui sépareramon corps de mon âme. Épuisée de douleur et privée de nourriture, mesdéfaillantes mains employèrent deux jours à creuser ce tombeau, avecdes peines inconcevables. Quand mes forces m’abandonnaient je mereposais, sur le sein livide et glacé de mon époux. Enfin, je luirendis les devoirs de la sépulture et mon coeur lui promit d’attendre,en ces lieux que le trépas nous réunît.

Cependant la faim cruelle commençait à déchirer mes entraillesdesséchées. Je me fis un crime de refuser à la nature les soutiensd’une vie plus douloureuse que la mort. Je changeai mes vêtemens en unsimple habit de bergère, et j’en embrassai l’état comme mon uniquerefuge. Depuis ce temps, toute ma consolation est de venir pleurer surce tombeau qui sera le mien. Vous voyez, poursuivit-elle, avec quellesincérité je vous ouvre mon âme. Je puis avec vous désormais pleurer enliberté ; c’est un soulagement dont j’avais besoin ; mais j’attends devous la même confiance. Ne croyez pas m’avoir abusée. Je voisclairement que l’état de pasteur vous rai vos travaux, je partageraitoutes vos peines ; et vous verrai pleurer sur cette tombe ; j’ymêlerai mes larmes à vos pleurs. Vous ne vous repentirez point d’avoirdéposé vos ennuis dans un coeur hélas ! trop sensible. Je m’en repensdès-à-présent, dit-elle avec confusion ; et tous les deux, les yeuxbaissés, se retirèrent en silence. Adelaïde, en quittant Fonrose, crutvoir sur son visage l’empreinte d’une douleur profonde. J’ai renouvelé,disait-elle, le sentiment de ses peines, et quelle en doit êtrel’horreur, puisqu’il se croit encore plus malheureux que moi !

Dès ce jour, plus de chant, plus d’entretien suivi entre Fonrose etAdelaïde ; ils ne se cherchaient ni ne s’évitaient l’un l’autre ; lesregards, où la consternation était peinte, faisaient presque leurunique langage ; s’il la trouvait pleurant sur le tombeau de son époux,le coeur saisi de pitié, de jalousie et de douleur, il la contemplait ensilence, et répondait à ses sanglots par de profonds gémissemens.

Deux mois s’étaient écoulés dans cette situation pénible, et Adelaïdevoyait la jeunesse de Fonrose se flétrir comme une fleur. Le chagrinqui le consumait l’affligeait elle-même d’autant plus vivement que lacause lui en était inconnue. Elle était bien éloignée de soupçonnerqu’elle en fût l’objet. Cependant, comme il est naturel que deuxsentimens que partagent une âme s’affaiblissent l’un l’autre, lesregrets d’Adelaïde sur la mort de Dorestan devenaient moins vifs chaquejour, à mesure qu’elle se livrait davantage à la pitié que luiinspirait Fonrose. Elle était bien sûre que cette pitié n’avait rienque d’innocent, il ne lui vint pas même dans l’idée de s’en défendre,et l’objet de ce sentiment généreux, sans cesse présent à sa vue, laréveillait à chaque instant. La langueur, où était tombé ce jeunehomme, devint telle, qu’Adelaïde ne crut par devoir le laisser pluslong-temps livré à lui-même. Vous périssez, lui dit-elle, et vousajoutez à mes douleurs, celle de vous voir consumer d’ennuis sous mesyeux, sans pouvoir y apporter remède. Si le récit des imprudences de majeunesse ne vous a pas inspiré pour moi du mépris, si l’amitié la pluspure et la plus tendre vous est chère, enfin, si vous ne voulez pas merendre plus malheureuse que je ne l’étais, avant de vous avoir connu,confiez-moi la cause de vos peines : vous n’avez que moi dans le monde,pour vous aider à les soutenir. Votre secret fût-il plus important quele mien, ne craignez point que je le répende. La mort de mon époux amis un abyme entre le monde et moi, et la confidence que j’exige serabientôt ensevelie dans cette tombe, où la douleur me conduit à paslents. J’espère vous y précéder, dit Fonrose en fondant en larmes.Laissez-moi finir ma déplorable vie, sans vous laisser après moi lereproche d’en avoir abrégé le cours. -- O Ciel ! qu’entends-je ?s’écria-t-elle éperdue. Qui ? moi ! j’aurais contribué aux maux quivous accablent ? Achevez, vous me percez le coeur. Qu’ai-je fait ?Qu’ai-je dit ? Hélas ! je tremble. O Ciel ! ne m’as-tu mise au mondeque pour y faire des malheureux ? Parlez, vous dis-je, il n’est plustemps de me cacher qui vous êtes ; vous en avez trop dit pour vousdissimuler plus long-temps. --- Eh ! bien, je suis…. je suis Fonrose,le fils des voyageurs que vous avez pénétrés d’admiration et derespect. Tout ce qu’ils ont raconté de vos vertus et de vos charmes,m’a inspiré le dessein fatal de venir vous voir sous ce déguisement.J’ai laissé ma famille dans la désolation, croyant m’avoir perdu etpleurant mon trépas. Je vous ai vue, je sais qui vous attache en ceslieux, je sais que le seul espoir qui ma reste est d’y mourir en vousadorant. Epargnez-moi des conseils inutiles et d’injustes reproches. Marésolution est aussi ferme, aussi inébranlable que la vôtre. Si entrahissant mon secret, vous troubliez les derniers moments d’une viequi s’éteint, vous auriez inutilement un tort avec moi, qui n’en auraijamais avec moi.

Adelaïde, confondue, tâcha de calmer le désespoir où ce jeune hommeétait plongé : rendons, dit-elle, à ses parens, le service de lerappeler à la vie ; sauvons leur unique espérance ; le Ciel m’offrecette occasion de reconnaître leurs bontés ; ainsi, loin del’effaroucher par une rigueur déplacée ; tout ce que la pitié a de plustendre, tout ce que l’amitié a de plus consolant, fut mis en usage pourle calmer.

Ange du Ciel, s’écria Fonrose, je sens toute la répugnance que vousavez à faire un malheureux : votre coeur est à celui qui repose dans cetombeau, je vois que rien ne peut vous en détacher, je vois combienvotre vertu est ingénieuse à me cacher mon malheur ; je le sens danstoute son étendue, j’en suis accablé, mais je vous le pardonne. Votredevoir est de n’aimer jamais, le mien est de vous adorer toujours.

Impatiente d’exécuter le dessein qu’elle avait conçu, Adelaïde arrivedans la cabane. Mon père, dit-elle à son vieux maître, vous sentez-vousla force de faire le voyage de Turin ? J’ai besoin de quelqu’un deconfiance, pour donner à Monsieur et à Madame de Fonrose l’avis le plusintéressant. Le vieillard  répondit que son zèle pour lesservir lui en inspirait le courage. Allez, reprit Adelaïde, vous lestrouverez pleurant la mort de leur fils unique ; apprenez-leur qu’ilest vivant, qu’il est en ces lieux, et que c’est moi qui veux le leurrendre ; mais qu’il est d’une nécessité indispensable qu’ils viennenteux-mêmes le chercher.

Il part, il arrive à Turin, il se fait annoncer pour le vieillard de lavallée de Savoie. Ah ! s’écria Madame de Fonrose, il est peut-êtrearrivé quelque malheur à notre bergère. Qu’il vienne, ajoute lemarquis, il nous annoncera peut être qu’elle consent à vivre auprès denous. Après la perte de mon fils, dit la marquise, c’est la seuleconsolation que je puisse goûter au monde. Le vieillard est introduit.Il se prosterne, on le relève. Vous pleurez un fils, leur dit-il, jeviens vous dire qu’il est vivant : c’est notre cher enfant qui l’adécouvert dans la vallée, elle m’envoie vous en instruire ; mais vousseuls, dit-elle, pouvez le ramener. Comme il parlait ainsi, la surpriseet la joie avaient ôté à Madame de Fonrose l’usage de ses sens ; lemarquis éperdu, égaré, appellé au secours de sa femme, la rappelle à lavie, embrasse le vieillard, annonce à toute sa maison que leur filsleur est rendu. La marquise reprenant ses esprits : Que ferons-nous,dit-elle, en saisissant les mains du vieillard, et les serrant avectendresse, que ferons-nous pour reconnaître un bienfait qui nous rendla vie ?

Tout est ordonné pour le départ. Ils se mettent en voyage avec le bonhomme ; ils marchent nuit et jour, ils se rendent dans la vallée oùleur unique bien les attend La bergère était au pâturage ; la vieillefemme les y conduit ; ils approchent. Quelle est leur surprise ! leurfils, ce fils bien-aimé est auprès d’elle sous l’habit d’un simplepasteur, leurs coeurs plutôt que leurs yeux le reconnaissent. Ah ! cruelenfant, s’écria la mère en se jettant dans ses bras, quel chagrin vousnous avez donné ! Pourquoi vous dérober à notre tendresse ? Et queveniez-vous faire ici ? Adorer, dit-il, ce que vous avez admirévous-même. Pardon, Madame, dit Adelaïde, tandis que Fonrose embrassaitles genoux de son père qui le relevait avec bonté, pardon de vous avoirlaissé si long-temps dans la douleur ; si je l’avais connu plutôt, vousauriez été plutôt consolée. Après les premiers mouvemens de la nature,Fonrose était retombé dans la plus profonde affliction. Allons, dit lemarquis, allons nous reposer dans la cabane, et oublier tous leschagrins que nous a donnés ce jeune fou. Oui, Monsieur, je l’ai été,dit Fonrose à son père qui le menait par la main ; il ne fallait pasmoins que l’égarement de ma raison pour suspendre dans mon coeur lesmouvemens  de la nature, pour me faire oublier les devoirs lesplus sacrés, pour me détacher enfin de tout ce que j’avais de plus cherau monde ; mais cette folie, vous l’avez fait naître, et j’en suis troppuni. J’aime sans espoir ce qu’il y a de plus accompli sur la terre.Vous ne voyez rien, vous ne connaissez rien de cette femme incomparable; c’est l’honnêteté, la sensibilité, la vertu même ; je l’aime jusqu’àl’idolâtrie ; je ne puis être heureux sans elle, et je sais qu’elle nepeut être à moi. Vous a-t-elle confié, demanda le marquis, le secret desa naissance ? J’en appris assez, dit Fonrose, pour vous assurerqu’elle ne le céde en rien à la mienne ; elle a même renoncé à unefortune considérable, pour s’ensevelir dans ce désert. -- Et savez-vousce qui l’y a engagée ? -- Oui, mon père, mais c’est un secret qu’elleseule peut vous révéler. -- Elle est mariée peut être. -- Elle estveuve, mais son coeur n’en est par plus libre ; ses liens n’en sont queplus forts.

Ma fille, dit le marquis, vous voyez tourner la tête à tout ce quis’appelle Fonrose. La passion extravagante de ce jeune homme ne peutêtre justifiée que par un objet aussi précieux que vous. Tous les voeuxde ma femme se bornaient à vous avoir pour compagne et pour amie, cetenfant ne peut plus vivre s’il ne vous obtient pour épouse ; je nedésire pas moins de vous avoir pour fille ; voyez combien de malheureuxvous feriez avec un refus. Ah ! Monsieur, dit-elle, vos bontés meconfondent ; mais écoutez, et jugez-moi. Alors, en présence duvieillard et de sa femme[,] Adelaïde leur fit le récit de sa déplorableaventure. Elle y ajouta le nom de sa famille, qui n’était pas inconnu àM. de Fonrose, et finit par le prendre à témoin de la fidélitéinviolable qu’elle devoit à son époux. A ces mots le consternation serépandit sur tous les visages. Le jeune Fonrose, que les sanglotsétouffaient, se précipita dans un coin de la cabane pour leur donner unlibre cours. Le père attendri vola au secours de son enfant : voyez,disait-il, ma chère Adelaïde, dans quel état vous l’avez mis. Madame deFonrose qui était auprès d’Aledaïde, la pressait dans ses bras en labaignant de ses larmes. Eh ! quoi, ma fille, dit-elle, vous nous ferezpleurer une seconde fois la mort de notre cher enfant !

Le vieillard et sa femme, les yeux remplis de pleurs et attachés surAdelaïde, attendaient qu’elle prît la parole. Le Ciel m’est témoin, ditAdelaïde, en se levant, que je donnerais ma vie pour reconnaître tantde bontés. Ce serait mettre le comble à mes malheurs, que d’avoir à mereprocher le vôtre ; mais je veux que Fonrose lui-même soit mon juge ;laissez-moi, de grâce, lui parler un moment. Alors se retirant seuleavec lui : écoutez, lui dit-elle, Fonrose, vous savez quels lienssacrés me retiennent en ces lieux. Si je pouvais cesser de chérir et depleurer un époux qui ne m’a que trop aimée, je serais la plus misérabledes femmes. L’estime, l’amitié, la reconnaissance, sont des sentimentsque je vous dois : mais rien de tout cela ne tient lieu d’amour ; plusvous en avez conçu pour moi, plus vous avez lieu d’en attendre ; c’estl’impossibilité de remplir ce devoir, qui m’empêche de me l’imposer.Cependant je vous vois dans une situation qui attendrirait le coeur lemoins sensible ; il m’est affreux d’en être la cause, il me serait plusaffreux d’entendre vos parens m’accuser de vous avoir perdu. Je veuxdonc bien m’oublier dans ce moment, et vous laisser autant qu’il est enmoi, l’arbitre de notre destinée. C’est à vous de choisir celle desdeux situations qui vous paraît la moins pénible, ou de renoncer à moi,de vous vaincre et m’oublier ; ou de posséder une femme, qui, le coeurplein d’un autre objet, ne pourrait vous accorder que des sentimenstrop faibles pour remplir les voeux d’un amant. C’en est assez, ditFonrose. Je serai jaloux des pleurs que vous donnerez à la mémoire d’unautre époux ; mais la cause de cette jalousie, en vous rendant plusrespectable, vous rendra plus chère à mes yeux.

Elle est à moi, dit-il, en venant se jetter dans les bras de ses parens; c’est à son respect pour vous et à vos bontés que je la dois, etc’est vous devoir une seconde vie. Dès ce moment, leurs bras brasfurent des chaînes dont Adelaïde ne put se dégager.

Ne céda-t-elle qu’à la pitié, à la reconnaissance ? je veux le croirepour l’admirer encore ; Adelaïde le croyait elle-même. Quoi qu’il ensoit, avant de partir, elle voulut revoir ce tombeau qu’elle nequittait qu’à regret. O mon cher Dorestan, dit-elle, si du sein desmorts tu peux lire au fond de mon âme, ton ombre n’a point à murmurerdu sacrifice que je fais ! Je le dois aux sentimens généreux de cettevertueuse famille, mais mon coeur te reste.

    O sort cruel ! alternative affreuse !
De quels chagrins tu déchires mon coeur,
Puis-je jamais désirer être heureuse,
De mon époux quand j’ai fait le malheur !

    Cher Dorestan, puis-je oublier ton zèle ;
Que ton amour a causé ton trépas ?
Puis-je cesser de te rester fidèle,
Quand ton image est toujours sur mes pas.

    Mais, quels parens ! quelle tendrefamille
Vient me presser, vient m’offrir le bonheur !
Quelle amitié dans leur âme pétille !
Quelle tendresse en l’écho de leur coeur !

    Ah ! ne crois pas que jamais je t’oublie,
Cher Dorestan, précieux souvenir !
Mais de leur fils dans mes mains j’ai la vie ;
Un non, un non va le faire mourir.

    Tendres parens, en vains je vous résite ;
Oui, sans retour je me rends à vos voeux ;
Que pour Fonrose Adelaïde existe.
Et que mes soins puissent vous rendre heureux.

On ne l’arracha de ces lieux qu’avec une espèce de violence ; mais elleexigea qu’on y élevât un monument à la mémoire de son époux, et que lacabane de ses vieux maîtres, qui la suivirent à Turin, fût changée enune maison de campagne, aussi simple que solitaire, où elle seproposait de venir pleurer les égaremens et les malheurs de sajeunesse. Le temps, les soins assidus de Fonrose, les fruits de sonsecond hymen, ont depuis ouvert son âme aux impressions d’une nouvelletendresse ; et on la cite pour exemple d’une femme intéressante etrespectable.

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FABLE.

LA FAUVETTE ET LE ROSSIGNOL.
LES SOUCIS
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Sur l’air, J’ai perdu ma liberté.

               CHARMANTRossignol, pourquoi,
               Disaitune Fauvette,
               Tevoit-on demeurer coi
               Comme unAnacorète ?
           Et d’où vient encore, dis-moi,
               Que lavoix est muette ?
                 N’EN vois-tu pas la raison ?
               Répondl’Oiseau qu’on raille ;
               Me voicidans la saison
               Où j’aide la marmaille :
           Crois-tu qu’ayant soin à foison,
               Au passetemps on aille.
                 Dès qu’on se trouve chargé
               Dufardeau d’un ménage,
               De soucistoujours rongé,
               Heureuxsi l’on n’enrage !
                  Au moins faut-il prendre congé
               De joieet de ramage.

FIN.