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RICHARD, Charles : Bibliographiedes fous.- Rouen : Imprimerie de NicétasPériaux, rue de la Vicomté, 55, [1835].- 16 p.- 2f. de pl. ; 21,5 cm. - (Extrait de la Revue de Rouen, Décembre 1835).

Saisie du texte : O. Bogros pour la collectionélectroniquede la Médiathèque André Malraux deLisieux (28.XI.2005)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplairede la médiathèque (BmLx : norm 1502). 

Bibliographie des Fous (1)
par
Charles Richard


A M. CH. NODIER.

Mon cher Bibliographe,

Je prends la liberté de vous recommander quelqu'un dont lesort m'intéresse vivement et pour qui vous pouvez beaucoup.Soyez sans inquiétude : je ne prétends pasutiliser votre protection au profit d'un danseur qui désireentrer à l'Opéra (2). Il s'agit simplement d'unfou de mes amis, en faveur duquel j'ose solliciter une petite loge dansle grand Charenton littéraire que vous édifiez ence moment. Cette fois-ci, du moins, vous n'avez pas àcraindre de devenir victime d'un quiproquo. Je pourrais chercherà attirer sur mon fou normand une part del'intérêt que vous inspire notre belle province,une parcelle de votre bonne amitié pour moi ; mais,franchement, il n'en a pas besoin. Mon protégéremplit, je crois, toutes les conditions voulues par le programme de la Bibliographie des fous ; il me semble placé bien endeça du tour de compas qui en a tracé la limite.Je vais plus loin : j'ose dire que, de tous ceux dont vous nous avezjusqu'ici révélé lesélucubrations, nul n'est plus digne d'émouvoir lecœur d'un bibliophile, d'exalter le cerveau d'un bibliomane.Enfin, c'est un fou littéraire du XIXe siècle,qui déjà appartient à votre collectiond'outre-tombe. Cette espèce curieuse est probablement fortrare ; car il doit y en avoir bien peu de morts, si j'en juge par lenombre de ceux qui sont encore vivans.

J.-Bruno Chevalier était cultivateur à Limetz,village des environs de Vernon. Par une belle matinée deprintemps, sans doute, voyant le soleil se lever et inonder de sesrayons les riches campagnes ; voyant la nature entièregermer et se régénérer comme par unenouvelle création, le pauvre paysan crut voir Dieu. Et, lesoir, assis sous ses pommiers en fleurs, au souffle de la brise qui luiapportait à la fois de l'harmonie et des parfums, lorsqu'ilentendit le gazouillement joyeux des petits oiseaux et le murmure graveet lointain de la forêt, l'homme simple crut entendre la voixde Dieu.
   
De cette illusion naïve, de cette pieuse hallucinationà la folie, il y avait bien loin. Mais dans quels rapidesprogrès, en tous genres, ne nous précipitent pasles prodiges de notre admirable civilisation ? Le perfectionnementsocial parvint à convertir réellement enaliénation mentale, en monomanie, en délireextravagant, ces délicieux élans d'une ame ingénue qui s'élevait vers le ciel,dans les accès d'une douce et ravissante extase. Il y avaità Limetz des plumes, de l'encre et du papier, et BrunoChevalier s'avisa qu'il pourrait fort bien écrire. Latypographie envoyait au village des échantillons de sesmerveilles, dans la boîte du facteur, dans lagibecière du marchand de chansons, dans la corbeille ducolporteur de livres ; et Bruno Chevalier se mit en tête dese faire imprimer. C'est véritablement là que safolie a commencé, de même que celle d'une fouled'honnêtes gens de qui personne, moins que moi, n'a le droitde se moquer.
   
Le jour où Bruno Chevalier saisit gauchement une plume de samain calleuse, si adroite à manier la bêche ;l'instant où il griffonna sa première phrase,furent le jour et l'instant où le démon de lapublicité, qui avait déjà mis un pieddans son cerveau, en prit définitivement possession et puts'écrier : Encore un fou ! Arrivé à cemoment solennel où l'on rend visible son intelligence,où l'esprit devient matière, où laredoutable, la désespérante formuleétrique et dessèche cette pensée qui,dans l'ame, était si grande et siféconde ; au moment où il écrivit, enun mot, tout se matérialisa pour lui. Ses songesrevêtent un corps ; ses belles visions affectent la formegrotesque de son style. Ce n'est plus Dieu qui emprunte, pour luiparler, la voix de la nature ; c'est l'aimable, le respectable,l'estimable Père-Éternel qui vient, enpersonne, causer familièrement avec lui.Dès-lors, J.-Bruno Chevalier, ami duPère-Eternel, a sa place marquée entre GuillaumePostel, qui attendait le messie, et Simon Morin qui croyaitl'être.
   
Bientôt, afin que nul profane ne vînt troubler sescommunications avec le ciel, il chassa de chez lui sa fille et songendre. Pour pouvoir s'appliquer sans contrainte et sans distraction ausoin de recueillir les enseignemens qui devaient assurer le bonheur del'humanité, il renonce à ses plus utiles travaux.Tout prend autour de lui un aspect de désolation et detristesse. L'herbe étouffe les fleurs de son jardin ; sesfruits, qu'il ne cueille plus, tombent et se pourrissent àterre ; les arbres de son verger inculte languissent et meurent, et lavigne, dont les pampres décoraient sa porte, erreabandonnée et laisse traîner au loin ses rameauxinféconds. L'extérieur mélancolique etdésordonné de sa demeure afflige plus encorequ'il n'étonne : c'est l'emblême de sa folie,dont le caractère étrange diffèreégalement du ridicule de la monomanie scientifique et del'horreur de ces ignobles et terribles démences qui naissentdans la fange des cités.

Une fois il fut sur le point d'échapper aux griffes dumauvais esprit qui l'obsédait. Au plus fort de sonaccès de rage graphique, il hésitetout-à-coup, s'arrête et jette sa plume, assaillipar un doute. Il s'inquiète de ce que le Père-Eternel ne l'a pas confirmé par unesanction assez explicite dans la haute mission qu'il s'estdonnée. La publication des confidences del'Être-Suprême sera-t-ellerécompensée comme un acte méritoire oupunie comme une coupable indiscrétion ? Pour sortir de cetteincertitude, le brave homme se soumet à uneépreuve du succès de laquelle vadépendre l'avenir du genre humain. Il donne huit joursà Dieu pour se décider ; c'était bienplus qu'il ne fallait. Si dans huit jours il est mort, ce sera un signeinfaillible que Dieu veut qu'il se taise ; s'il est vivant, il devraparler.
   
Après une semaine remplie par ses ferventesprières, il était plus vivant que jamais.Cependant il balançait encore, et ce doute, quiétait presque de la raison, allait peut-êtrel'emporter, lorsque la civilisation vint, à l'aide d'unincident bizarre, achever l'oeuvre de son aliénationcomplète, qu'elle avait si heureusementcommencée. Un matin, elle pénètre danssa chaumière sous la figure de deux gendarmes qui lesaisissent, le garrottent et l'entraînent en la compagnied'un voleur de grands chemins. Chevalier croit aller àl'échafaud et marche avec le courage modeste et lasérénité d'un martyr. Il est conduità Bicêtre et incarcéré commeécrivain politique, comme coupable -ceci n'est point uneplaisanterie - d'avoir, par ses écrits, mis dans le plusgrand danger la restauration naissante. On eut le bon-sens de letransférer, au bout de quelques jours, dans le quartier desfous, où aurait dû êtreenvoyé d'abord, avec une recommandation expresse, leprocureur du roi qui avait trouvé un sens aux divagations deChevalier. Le médecin des aliénés luipalpe le crâne dans un moment de distraction, et lui faitsubir un interrogatoire auquel l'autre, tout imbu de sesidées de martyre, répond fièrementqu'il ne craint pas la guillotine. Le médecin letranquillise et l'assure que sa tête restera saine etintacte, et qu'il ne court aucun danger de la perdre ; sur quoil'administration, prenant le docteur au mot, s'empresse de mettreChevalier à la porte.

Vous comprenez qu'après une manifestation aussiéclatante de la volonté du Père-Eternel, qu'après une approbation aussimiraculeuse et aussi positive de l'apostolat de Chevalier, la vocationde celui-ci fut fixée irrévocablement : il futdoté d'une monomanie viagère etinaliénable. Aussi le premier usage qu'il fit de saliberté fut-il de rassembler une énorme provisionde plumes, de papier et d'encre ; et puis il retourna dans son village.

Quoique Chevalier ait immodérément usédu droit qu'ont tous les hommes de noircir du papier, ce qui reste deses ouvrages est peu considérable. Excepté unfragment dont je dois la communication à mon amiAndré Pottier, notre bibliothécaire, tout ce quej'ai sous les yeux appartient à un de nos concitoyens, bienconnu de vous, qui met, avec l'abnégation la plusgénéreuse, au service de ses amis, lescuriosités de son cabinet, les ressources de son talentspirituel, et les trésors de son érudition sivaste et si admirablement variée. Vous avez nomméE.-Hyacinthe Langlois. La partie la plus importante de ce qu'il m'aconfié est un manuscrit in-4° de seize pagesseulement. Mais il n'en faut pas tant pour contenir bien desextravagances ; et Chevalier les resserre et les entasse avec uneconcision et une économie de terrain qui lui font le plusgrand honneur. De peur d'en négliger une seule, il commenceavant la création, et, de là, conduit le mondejusqu'au règne de Louis XVIII, sans réussirà le tirer du chaos où il l'avait pris.
   
Ce manuscrit se divise en trois parties. La première, qui apour titre : Détail précis de l'heureux oumauvais sort de l'homme, et la seconde intitulée : Explication du plan merveilleux, occupent sept pages chacune. Jen'abuserai pas de votre patience, au point de chercher àdévider avec vous cet inextricable écheveau.Chevalier organise le ciel et la terre, dans ces deux morceaux quipourraient, sans inconvénient, n'en faire qu'un seul. Cemonde nouveau, créé par lui, est uneimpénétrable cohue, au milieu de laquelle leSaint-Simonisme, le Fouriérisme, le Mysticisme, les Messieset l'estimable Père-Eternel, dansent, cabriolent, secroisent, se heurtent et s'entremêlent, aux accords d'unephraséologie barbare et discordante. Les dieux sontdivisés en trois cents classes, selon leurcapacité ; les hommes sont appelés àformer une grande association sous la protection de Louis XVIII : nousdevenons des espèces de Shakers (3), avec cettedifférence que le mariage, loin d'être proscrit,s'accomplira en public jusque dans ses détails les plusmystérieux ; le péché d'Adam vaêtre pardonné; les anges vont redescendre sur laterre et visiter les hommes ; ils se livreront ensemble àtoutes sortes de plaisirs : les plus délicieux seront dedanser au violon et de jouer à la main-chaude et aucapifos-cornu (4) en présence et à la grandesatisfaction de l’aimable Père-Eternel.

Voilà ce que j'ai cru apercevoir à travers unstyle - s'il est permis de qualifier ainsi cet alignement baroque demots incohérens - capable de changer en problèmeinsoluble la proposition la plus claire. L'obscurité de cestyle est encore épaissie par une orthographe oùquelques réminiscences et beaucoup d'invention se combinentde manière à produire un tout que rienn'eût jamais surpassé en ridicule et enabsurdité, si des gens, qui n'avaient pas pour excused'être officiellement fous, n'eussent imaginél'orthographe perfectionnée.
   
Je vais justifier tout ce que je viens de dire, en transcrivantlittéralement et intégralement latroisième partie de ce galimatias. La tête de cedernier chapitre est illustrée d'un dessin à laplume (5). Ce dessin se compose d'une circonférence, dechaque côté de laquelle règne uneespèce de mur à corniche ; sur chacun de ces pansde mur est tracé un tableau. Je crois, après unexamen attentif et consciencieux, pouvoir vous donner une explicationà peu près satisfaisante de ce grossier etmonstrueux hyéroglyphe. La circonférence,bordée et presque remplie par une multitude de petits rondsde toutes dimensions, me paraît n'être pas autrechose que l'image allégorique des trois cents classesd'éternels rangées hiérarchiquementdans le ciel. Le Père se distingue par ses proportionscolossales et par un épais faisceau de rayons, quis'élance de son centre. Le tableau de gauche est couvertd'un gribouillage sur lequel se détachent deux zig-zags d'unrouge vif. J'ai décidé qu'il fallait voirlà l'enfer avec ses ténèbres et sesflammes. Sur le mur de droite, le sujet est plus compliqué.Au bas du tableau figure un fort beau gigot, dans lequel estfichée une fourchette, comme pour indiquer qu'il n'y a plusqu'à le découper. Cette pièce derésistance est flanquée de deux bouteilles que jeprésume être pleines, de plusieurs verresvariés dans leur forme, d'un morceau de pain et d'uncône de sucre. De la corniche, c'est-à-dire duciel, descend un animal que j'affirme positivement être unlièvre, à moins que ce ne soit un lapin. Sansavoir ma compétence en pareille matière, on peutfacilement reconnaître, à la proximitéoù il se trouve encore d'un énorme soleil, quecet animal tombe tout rôti. Enfin, pour pendant àce soleil, brille une jolie petite comète dont la queuedescend sur l'une des deux bouteilles, comme une délicateallusion à l'âge et à laqualité du vin qu'elle contient. Il n'est personne qui,étant mis au régime d'Ugolin pendant quelquesjours, ne comprenne parfaitement alors que ce second tableaureprésente le paradis.
   
La délicatesse me fait un devoir de vous avouer que masagacité iconographique ne mérite pas toutl'honneur de cette découverte. J'aiété singulièrement aidédans mes conjectures par l'inscription suivante, placée entravers, à l'une des extrémités de lavignette; je traduis : « Choisissez : lequel des deux boutsvoulez-vous? »
         

DE LA PARE DE DIEU ;

On peu conté et ettre assuré que lesobjeé
Si dessue espliquiee ceront en usage cant il ni
Oré que pour ces pauvre petie orfelins et les

INMÉE PUISSANCE ETRANGERE.

ON doiet avoiere une plainne et entiere confience a lamie le ROY Louis18. Vue estre la plus estimable perssonne de tout la terre et sa luyapartien detre le premiez maître et chefe de tous les chefeet dessuite san ocupé.

AFIN de ce faire inmé des eternele et pour lassurance etmintien de ce bonneure ces que tout perssonne de tout jenre doievedénoncé et ettre contre linraisonnable qant ilesoré du même età.

LE derniere avie est de comencere par la soumicion les marcenaire ontporté des ecrie a leure superieure qui est soumicion etparler les premiez cest avoiere fai leure devoiere et on orédu répondre a leure demande en attandant la dessizion deDIEU puisque la providence a donne labondance pour lannee mervellieusequil prene des force pour pouvoiere suportere la joieeprparée et si on atan que DIEU les ecssite luymême a cet soumicion japreande je ne suie pas le juge mes jecrois bien que la pente de la juste justice de DIEU pourra ettre mesore le ROY et son inmable famille que les plus riche nepoureé point avoiere plus de vere cent arpans de terre lesurplus seré partagé a pure don aux monde senmetiez et sen terin aussi à ceuce qui en on quune petiteporcion ; * la terre est a DIEU et ile en est le maître et onoré pas besoin de contras et sa viendret aux mêmed'un profie générale des grains cherre. Sendoutque le ROY dessidré que ses biens donneé paireeplus de contribucions que les autre et sa fairé diminuereles impos et patente de maniere que tous le monde sansentiré.

DIEU est justice pour luy même; les crie glorieux et autre sanest point luy quil die ni qui mel faire dire; c'est moy qu'il die ; etquiesce qui mel fai dire ; cest la raison ; et que nous devons toutecriere aux réjouissence gloiere a DIEU vive le ROY il ete die etle clergé mes ayans vue les ecrie et ne les pas avoiere apuyezcest une preuve quilnaime pas estre glorifiez inssi en place criez fore en buvanscarionnans chantans les chanssons cantique que javons parmie voussemeé ;

GLOIERE A DIEU ; VIVE LE ROY ; A BAS LE SOUSSI.

DIEU fra que le ROY entandra luy et le MESSI reglerons tout ces afaire; et ces aussi les moyens de vous preparer a recevoiere DIEUET LES ENGE.

Ces ceux qui vous prandre les plus de croyence qui sron les moinsgeneé destre epouventée.

Moyennans laide de DIEU composé par P. J. Bruno Chevalier enma maison a Limest pres Vernon dept de Leure.

Je garantie ces écrie estre des nouvele du ciele ; inssidonc ajire conme il dise est obeire a DIEU et a la raison ; donc non amoy ; ne rien faire est desobeire a DIEU et vous metre endengé.

Amies je lonneure de vous salué.

J. B. Chevalier.

O mon très savant, très spirituel,très ironique et très excellent ami, vous quisavez du grec autant qu'homme de France, je vous en supplie,construisez-moi un mot, ce mot dût-il tenir d'icijusqu'. Pontoise - ce qui lui donnerait un avantage dequinze lieues sur les mots de Petit-Jean ; - dûssiez-vous,pour en bien trier les élémens,dévaster le jardin de Lancelot : de grâce,construisez-moi un mot qui exprime tout ce qu'il y a de saugrenu,d'incongru, de tortu, de pointu, de décousu,d'imprévu, d'ambigu, de superflu, de biscornu, d'hurluberlu,dans les deux pages que vous venez de lire, et je vous promets, quoiqueje ne sois guère plus avancé qu'Henriette, devous embrasser pour l'amour du grec à la premièreoccasion.
   
Ce n'était rien que d'avoir griffonné incognitoces incroyables choses ; il fallait encore que le démon dela publicité triomphât jusqu'au bout. Chevalierdébarque à Rouen et court, un gros rouleau demanuscrits sous le bras, frapper à toutes les presses. Maisil lui arriva ce qui, de nos jours, n'arrive en France àaucune absurdité, à aucune niaiserie,à aucune sottise, je dirais presque à aucuneinfamie, Chevalier ne trouva pas d'imprimeur !
   
Jusqu'ici mon fou ne s'était distingué desvôtres que par sa condition exceptionnelled'écrivain campagnard et la simplicité de sesmoeurs villageoises. Vous allez le voir s'élancer d'un bondà leur tête, et conquérir glorieusementla première place qui lui est due.
   
Chevalier n'avait pas trouvé d'imprimeur, et ses oeuvresfurent imprimées!!
   
J'en tiens la preuve : c'est une brochure petit in-8° de huitpages, dont la première et les cinq dernièressont imprimées en rouge et les deux autres en noir (6). Cesquatre feuillets offrent un résumé desbillevesées religieuses, politiques et sociales deChevalier, mises à la portée du vulgaire, entrois inintelligibles chansons sur l'air : En avant Fanfan la Tulipe.Je ne puis insister sur l'excentricité de ces couplets ; ilsont subi une censure qui interdit toute critique : la brochure estrevêtue d'un visa de l'Être-Suprême !Je néglige donc le corps de cet opuscule, ni plus, ni moinsinsignifiant, d'ailleurs, qu'une foule de livres curieux, rares et fortchers, pour ne m'arrêter qu'à la fin.

Voici ce que j'y lis ; écoutez bien et ne manquez pas d'enfaire part à votre ami M. Peignot (7)

LIMEST, IMPRIMERIE DE J. BRUNO CHEVALIER.
Ven en gros et en détaille et autre écrisrlatife.


Il n'est peut-être aucun de vos fous qui, rebutépar les imprimeurs, ne fût allé se jeterà l'eau, après avoir jeté au feu sesmanuscrits. Chevalier, lui, ne se décourage pas pour si peu,et pousse la typomanie jusqu'à ses dernièresconséquences. Eclairé par une inspiration subitequi ne descendait certainement pas du ciel, il invente laxilographie, court à Limetz, entre dans son verger, abat unpoirier, l'équarrit, le scie, le réduit enplanches, s'arme d'un couteau, et le voilà qui sculpte avecardeur ses extravagances, stéréotypelaborieusement ses lubies et fonde une imprimerieparticulière que M. Peignot lui-même n'a pasaperçue sous le chaume qui la dérobaità ses recherches.
   
En présence d'une autorité livresque aussiimposante que la vôtre, il ne m'appartient pas, àmoi chétif, de hasarder la moindre réflexion surce phénomène ; je me contente de le soumettreà la loupe de votre éminent savoir.
   
Parvenu au sommet de la folie de Chevalier, il ne me reste plusqu'à descendre. Ce que j'ai à vous dire encore vaparaître aussi pâle que le vers accoupléavec l'incomparable qu'il mourut ! même en adoptant lavariante de M. Keratry.

Il faut pourtant que je n'omette rien.

En outre de la brochure ci-dessus mentionnée, il existe,pour spécimen des produits de cette typographiechampêtre, une bande de papier longue comme deux fois la mainet large de quatre doigts, sur un côté de laquellesont imprimées quinze lignes, en encre rouge. On y remarquele compliment que Chevalier était dans l'usage d'adresser au Père-Éternel son cher ami, pour lui offrir sesvoeux, le premier jour de chaque année.
   
Il paraît que, plus tard, afin qu'aucun genre d'illustrationne manquât aux folies de Chevalier, les imprimeurss'adoucirent en faveur de celui qui avait étéleur confrère. Cela est attesté par une brochurein-8° de huit pages, qui contient une Chanson nouvelle, endix-sept couplets, sur le chagrin des filles de ce que leurs amanssont sans cheveux ; air de la Catacoua. L'imprimeur, qui gardel'anonyme, a dénaturé , en les rectifiant, lestyle et l’orthographe de Chevalier; de sorte que cettechanson, privée de tout le pittoresque de sarusticité native, est devenue raide, gauche etguindée, comme une paysanne habillée en dame. Jeme ferais cependant un plaisir de vous en citer quelques couplets ;mais elle est semée très dru de gravelures dontpourraient s'effaroucher nos lecteurs, plus délicats que le Père-Eternel de Chevalier, qui loin d'en être lemoindrement scandalisé, n'a pas trouvé mauvaisqu'elles fussent publiées sous son patronage.

Un inventaire exact des lambeaux que nous avons pu recueillir del'héritage biblio-typographique de notre fou,était tout ce que je devais et tout ce que je pouvais faire.Le voilà : je vous le livre. Nous serions bientrompés si ces travaux d'un paysan n'acquéraientpas un grand prix, lorsque vous leur aurez donné le piquantet le relief qui leur manquent ici, et qu'ils s'offriront aux amateurs,rehaussés de toute la puissance de votre suffrage, de toutela célébrité de votre nom.

Quant à moi, maintenant que j'ai fini ma tâche, jesens le besoin de régler avec vous le compte de maconscience.

Sachez que je suis dans la position de ces poltrons qui, en nombreusesociété, affectent uneincrédulité railleuse, et se moquent des revenansdont la seule pensée leur cause des horripilations et desdéfaillances aussitôt qu'ils sont seuls. Mevoilà donc seul, en face de mon ombre, et je suiseffrayé de ce que j'ai écrit. Mes plaisanteriessur ce malheureux fou m'épouvantent comme autant desacrilèges, et pèsent sur mon coeur comme unremords. Recevez l'aveu entier de ma faiblesse : j'éprouvepour les fous un sentiment indéfinissable. Ce n'est passeulement une pitié sympathique accordéeà ce malheur qui peut venir demain frapper ma tête; ces hommes encore vivans, et à qui Dieu semble avoirdéjà retiré leur ame,m'inspirent une crainte superstitieuse, un respect religieux dont jesuis loin de chercher à m'affranchir. J'aime, au contraire,à m'humilier devant ces mystères ; je trouve uncharme dans ces profondes incertitudes. Bien inférieurà ces esprits logiques et vigoureux qui rejettent aunéant tout ce qui est doute, et s'ingénientà pénétrer au fond de toute chose,moi, je craindrais d'apprendre ce qu'il fautpréférer des infirmités de la folie,ou des misères de notre raison.

Vous allez trouver peut-être que j'enrichis votre curieusecollection de deux sujets, tandis que mon intention était dene vous en envoyer qu'un seul ; et je serais le dernier àoser prétendre que vous ayez tout-à-fait tort.Mais j'ai compté en vous écrivant surl'exécution loyale des engagemens que vous avez pris. Je meréfugie derrière macontemporanéité, je m'en fais un rempart ; etlà, sous la sauve-garde de ma santé florissante,je vous dis tout ce qui me passe par la tête et je suis parfaitement tranquille.

Tout à vous de coeur,

Ch. RICHARD (Rouen).

NOTES :
(1) Voir les deux feuilletons publiés dans le Temps, parM. Ch. Nodier.  
(2) M. Charles Nodier, de qui la bonté facile etl'extrême obligeance sont aussi connues que sa profondeérudition et son délicieux talent, avaitécrit une lettre de recommandation pour quelqu'un quipostulait un emploi à l'opéra. Lesecrétaire chargé d'y répondreconfondit le signataire avec le porteur, et bientôt le savantphilologue reçut un billet par lequel on lui faisait savoirque : le personnel de l'opéra étant au grandcomplet, M. Charles Nodier ne pouvait pas être admisà danser dans le corps de ballet.
(3) Les Shakers forment aux États-Unis une associationd'individus des deux sexes. Cette secte adore Dieu au moyen de dansesconvulsives, proscrit le mariage et ne se recrute que par leprosélytisme.
(4) Je n'ai pu trouver nulle part l'orthographe nil'étymologie de ce mot qui signifie Colin-Maillard ; jel'ai écrit comme Chevalier.
(5) Voir le fac-simile, n° 1.
(6) Voir le fac-simile, n° 2.
(7) Auteur des Recherches sur les imprimeriesparticulières.