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GOUGET,Louis(1877-1915) :  Jehan de Falaise (1910).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (31.V.2005)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphieconservées.
Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 211) de l'éditiondonnée à Caen en 1926 par Jouan et Bigot dans le recueil  Dansle Cinglais : nouvelles et légendes normandes avec des illustrations de Charles Léandre.
 
Jehande Falaise
par
Louis Gouget,

~*~


A. M. MALOIZEL, Avocat.

 Vous ne l’avez pas connu, bien sûr,puisqu’il vivait au XVIIe siècle, maisà tout le moins avez-vous rencontré dans lesvieilles rues de la cité falaisienne, quelque silhouettequi, à trois cents ans de distance, évoque assezbien la figure de mon héros.

Il se prénommait Jehan et n’avait pointd’autre nom. Bâtard et d’ailleursabandonné par sa mère dèsl’enfance, il eût étéincapable de retrouver sa généalogie.

Tout au plus soupçonnait-il une petite vieille, rabougrie,quinteuse, édentée, occupée tout lejour à faire retentir son battoir et sa langue sur les bordsde la fontaine d’Arlette de lui avoir fait le don contestablede la vie. Ses soupçons paraissaient fondés, carphysiquement il était à peine mieuxpartagé que sa mèreprésumée.

Ne croyez pas que je le charge à plaisir, ni quej’en fasse une caricature, soyez convaincu que le portraitci-après n’est que l’expression de laplus stricte vérité historique. Ses jambes, noncontentes d’être courtes, se targuaientd’être torses, par surcroît. « Deux pouces de gambe et le cultout de suite » dit énergiquement leproverbe normand. Jehan de Falaise vérifiait le dicton. Ilest vrai que par contre ses bras et ses mains étaientd’une longueur anormale et que son épine dorsalefigurait un assez complexe labyrinthe ; dominant le tout,s’arrondissait sa tête énorme. Ainsiaccoutré, il eut semblé un gnôme fortréussi, tel que Gustave Doré en crayonne dans sonRabelais ou si vous préférez quelque Quasimodo.Mais Dieu merci pour lui, il n’était point ineptecomme un pantin romantique et quelque chose le sauvait,c’étaient ses yeux. Rarement vîtes-vousdes yeux aussi perçants, aussi doux, aussi purs, aussichangeants, aussi malins, aussi beaux. Si je voulais dire tout cequ’il y avait dans ses yeux, je manquerais de souffle avantque d’épithètes. Donnez-moi leprécieux secours de votre imagination. Chasseur que vousêtes, évoquez le renard qui guette une proie,c’est Jehan de Falaise méditant un bon tour.Souvenez-vous des yeux de la chevrette, lorsqu’elle meurtdans les larmes, ce sont les yeux de notre héros, quand,pris de mélancolie et de vin, il rêvait auxétoiles.

Ce que faisait Jehan de Falaise vous l’avezdéjà deviné. Il appartenaità l’estimable corps de la Basoche et tout le jourcourbé sur les parchemins, en l’étudede Me Loyauté, procureur de son état, ilgrossoyait, grossoyait, grossoyait. Et je vous prie de croirequ’il grossoyait un peu mieux que nos clercs contemporains,au rang de dactylographes.

L’écriture de Jehan était superbe,c’est qu’aussi, il s’appliquait ;arrondissait sa bosse en se courbant sur le pupitre, et tiraitconsciencieusement la langue, tandis que sur le vélinchantait sa plume d’oie.

Par surcroît, le clerc était quelque peupoète. C’est là un défaut,disons, si vous le voulez un vice, qui se rencontrait alors et serencontre parfois encore chez les bazochiens. C’est une plumeélégante au chapeau d’un jeune hommeque ce talent de rimeur. Pour le pauvre Jehan ce fut sa gloire et aussisa perte.

Lorsqu’il entendit chanter en lui l’harmoniesouveraine des vers, il se dit tout comme un autre « plenus rimarum sum» et puis il fit couler de-ci de-là ses rimes. -Holà Jehan ! chante-nous la DemoiselleHéloïse qui ne trouve plus d’amis». - Et Jehan faisait une chanson, spirituelle le plussouvent, mordante parfois, toujours goûtée.

- « Par la mort dieu, monsieur le rimeur, le nezbourgeonné de Maître Thaddée vaut biensix couplets ». Et le rimeur y allait de ses six coupletsplus un Envoi plein de sel pour le septième à lademi-douzaine.

Cela rapportait tant bien que mal une livre ou deux qui ne moisissaientpas dans la doublure du pourpoint. Prestement elles se trouvaientplacées qui à la «BelleEstoile», qui à la «Testenoire», qui à«l’Epée Royale», cabaretscotés et de grand renom en ce temps-là.

A ce métier de chansonnier satirique, bienqu’anonyme, vous vous doutez que notre héros ne sefaisait pas que des amis. Sans doute il y avait une sorte decompensation. La demoiselle Héloïse,piquée au vif, pouvait s’adresser à sontour au poète et faire, dans une nouvelle satire,traîner sur la claie son ancien et infidèle amiMessire Lencornet. Jehan de Falaise prêtait à toussa plume. Mais bien maladroit qui, perdant vingt amis par un bon mot,pense en regagner dix par un bon mot contraire. Les blessuresd’amour-propre s’enfoncent dans la chair,semblables aux javelots qui frémissent sur les cibles :elles ne se cautérisent jamais.

Toutefois, la drôlerie et la verve du poète luifaisaient à peu près pardonner tout. -C’était le Bonhomme Normand del’époque. « Quel vilain singe, disait-on», mais tout de même on ne pouvaits’empêcher de rire de ses boutades et ses chansonsétaient sur toutes les lèvres. On vitmême des ménétriers les transporter defoire en foire et les chanter à la Saint-Clair de laPommeraye, à la Saint-Mathieu d’Harcourt,à la «Saint-Gire » de Condé, àl’abri de leurs grands parapluies rouges.C’était la gloire, cela, la vraie gloire ; je nedirai pas qu’elle grisa Jehan de Falaise ; le gaillardétait de son pays et savait se griser d’autresorte ; mais tout de même elle lui monta quelque peuà la tête.

Précisément vers ce temps-là, vintà la Guibray le fameux Gautier Garguille. Ce n’estpas à vous que j’apprendrai l’originenormande de ce célèbre farceur et chansonnier.Né à Caen sur la paroisse Notre-Dame, Garguille,de son vrai nom Hugues Guéru, avait, au moment oùje vous parle, accompli d’assez jolis exploits. Il avaitrénové la farce, fait éclater de rirele bon roy Henri, et déridé, ce qui est unsuccès, le sévère, maisdélicat Richelieu. Garguille était doncquelqu’un, il n’était pas encoreMolière, mais il rendait témoignage deMolière : rois et gueux, gentilshommes et vilains, et laVille et la Cour le tenaient en faveur. C’était leRostand de l’époque, à celaprès qu’il étaitcompréhensible et que ses vers coulaient nombreux, non de lasource gasconne, mais de la claire fontaine franco-normande. Les damesdu temps qui aimaient le bel esprit (le progrès les en aguéries) raffolaient de lui…

Gauthier aural’honneur que les plus belles dames
Emprunteront ses vers pour descrire leurs flammes
Et le dieu des neuf soeurs
Apprendra ses chansons pour donner des oracles
Car leurs charmes et leurs douceurs
N’ont que trop de pouvoir à faire des miracles !!!

Aussi quelle joie ce fut à Falaise, quand s’ydressèrent les tréteaux du Farceur. Tout le mondevoulut le voir et notre Jehan tout le premier. Quand, au moment de laparade, Gaultier aperçut devant lui ce personnageétrange qui goguenardait dans la foule, et lui renvoyait sesquolibets. « Tout beau ! garçon, lui cria-t-il, taplace n’est point parmi les badauds, monte à moncôté tu me donneras la réplique.» - « Tout de même ! »acquiesça l’autre qui au fond del’âme avait une parcelle de cabotinage. Levoilà pour la saison engagé dans la troupe et jevous jure qu’on ne s’ennuya point. La Farces’esclaffa à son aise et la Satire coulaà pleins bords. On se moqua de tout et l’onchansonna tout le monde, les vivants et les morts, les grands et lespetits, jusqu’à la Régente, cettepauvre Anne d’Autriche, jusqu’au Ministre, cetillustre Mazarin dont on imitait l’accent italien, le tonpatelin, les révérences onctueuses. Dans ce tempsles Ministres étaient bons diables, les Reines avaient bondos et les Rois bon caractère. Les frondeurs pouvaient tirerla barbiche de Mazarin, il ne bronchait point. Essayezaujourd’hui de tirer barbiche d’un vigneron devenugrand personnage et vous verrez ce qu’il vous encoûtera.

Jehan de Falaise s’amusa à coeur joie etil ne lui en coûta de rien. Roi, Reine, Ministre, aucun ne sefâcha. Oui mais ; prenez garde à ce «oui mais » qui marque le passage du plaisant ausévère et de l’allegro au lamento ; oui maisJehan voulut rire aux dépens et frais de M. le BaronPincedur de la Rapière, lieutenant criminel au Bailliage etnon seulement aux dépens d’icelui, maisà ceux de son épouse, dont lecaractère acariâtre, irascible et vindicatifétait connu et apprécié des Falaisiensde cette époque. Notre héros nes’avisa-t-il point de dire publiquement que si la damePincedur de la Rapière avait les pieds menus,c’était pour courir, légère,aux rendez-vous, de beaux et longs cheveux,c’était pour enchaîner lescoeurs, et le nez en trompette, c’étaitpour sonner le rappel des galants. Rois et Ministres avaient ri etpardonné, Mme la lieutenante rit jaune et ne pardonna point; Jehan de Falaise fit connaissance avec la paille des cachots,déjà humide dans ce temps-là et quin’a guère séché depuis. Vousdirai-je qu’il protesta quand s’abattit sur lui lamain de l’exempt, vous dirai-je qu’ilfrémit quand il entendit grincer dans la serrurel’énorme clef qui refermait la porte de lageôle, vous dirai-je que, demeuré seul au fond dunoir cachot, il s’enfonça dans unemélancolie plus noire encore. Vous ne me croiriez pointn’est-ce pas, et vous savez que notre homme étaitde ceux qui, ayant touché le fond de la vie, nedésespèrent jamais et se résignenttoujours. Tout au plus eut-il un haussementd’épaules et une grimace de dédain ; lemorceau de pain noir que lui apporta le geôlier luiévoqua piteusement les grasses poulardes d’antan,et il se ressouvint des grands vins jadis bus, àl’aspect de l’énorme cruched’eau qui lui tendait les anses. Pour tuer le temps, il rima,non plus des chansons bachiques et légères, maisau contraire de beaux et édifiants poëmes morauxbien propres à inciter à résipiscence.Je conserve de lui un joli palinod que je vous montrerai quelque jour.

Ainsi se distrayant, Jehan de Falaise atteignit le jour oùil devait comparaître devant la Chambre Criminelle. Troisjuges l’attendaient, impassibles. Leurs foudres toutesprêtes.

- … Comment vous appelez-vous ?
- Jehan de Falaise.
- Où êtes-vous né ?
- A Falaise…
- Et vous habitez ?
- A Falaise…

Ici se termine l’interrogatoire, car à toutes lesautres questions, Jehan, faisant le sourd, répondit par un« Plaît-il ? » qui eut le dond’exaspérer les juges. Il avait lu quelque partque feu Thibaut l’Agnelet se tira jadis d’affaireen répondant toujours « bée,bée », et lui espérait mêmesort en répondant « Plaît-il ?» Ce n’était pas si sot, faire labête est d’un secours puissant dans la vie.

A bout de ressources, le président prononça :« Me Jambinet, vous avez la parole », et MeThomas-Praxède Jambinet rajusta tant bien que mal saperruque, secoua du doigt son rabat jauni, où le tabac etles mouches avaient laissé des souvenirs, et voici quelentement, en nasillant, il plaida… «Me… es… sieurs ». Vousn’attendez pas de moi que je refasse le plaidoyer deJambinet, lequel fut long, diffus, incohérent, lourd,prolixe, compendieux et soporifique. Trois fois, Me Jambinet descenditau ton le plus grave, trois fois il monta jusqu’au plus aigu,il adjura à deux reprises les dieux, prit àtémoin Cicéron et la Kabbale, que son clientétait un pauvre d’esprit et qu’ilfallait le mettre aux petites maisons, comme stupide, abruti,lunatique, mélancolieux et fol à lier.

Du coup, Jehan de Falaise n’y tint plus, et, sur le champ, ilimprovisa le couplet suivant, soigneusement recueilli dans les notesd’audience et conservé au plumitif dusiège folio XV, anno 1644.

           « Dans un jetd’éloquence
           Mon avocat verveux
           Me traite en pleine audience
           De fol et de gâteux
           Bast, le plus fol des deux
           N’est pas celuiqu’on pense ».

Cette sortie coupa la parole de Me Jambinet qui s’effondratout d’un coup, les yeux grands ouverts, la bouchebée, les bras ballants.

Je voudrais bien ne pas parler du réquisitoire. Lelieutenant criminel avait tenu à siégerlui-même. Il fut féroce : il déchiraitce pauvre Jehan que c’en était pitié :« Il est allé jusqu’àtraîner une femme irréprochable dans la boue, illui prête des moeurs dissolues, il n’estpas jusqu’au nez de sa victime qui ait pu trouvergrâce devant lui. Ah ! Jehan de Falaise, vous osez, usantd’une métaphore grossière, dire de cenez qu’il est en trompette. Et bien soit, ce mot vouscondamne, que cette trompette soit pour vous…, celle dujugement dernier ». Un frémissement parcourut lafoule à cette éloquente péroraison. -… « Jehan  de Falaise, dit lePrésident, vous n’avez rien à ajouterà votre défense.» - « Non,Monsieur le Président, restons sur cette trompette,j’en savoure l’éclat ». -« Le Tribunal se retire pourdélibérer… »

Façon de parler, vous entendez bien, car au bout de moins dedeux minutes, le Tribunal reparaissait armé d’unesentence terrible : « Attendu que le sieur Jehan, dit deFalaise, soi-disant clerc de Procureur, mais exerçant enréalité la peu louable professiond’écrivain et de comédien, a commis ledélit de diffamation, d’injures,d’outrages envers de nombreux habitants de la ville deFalaise et notablement envers haute et très respectable dameAugustine de Buisson-Aigu, épouse de Pincedur de laRapière. Qu’il est, en outre convaincu desocialisme, sorcellerie, mauvaiseté,lèse-majesté, autant divine qu’humaineet, de plus, est dangereux ennemi de la chose publique. Que nulleindulgence ne saurait lui être accordée.Qu’à la vérité son honorabledéfenseur, Me Jambinet, excipant del’irresponsabilité, argue de la faiblessed’esprit de son client ; mais qu’une semblableexcuse ne saurait être admise : qu’en effet, si labêtise était la cause d’absolution,où irait-on ? le nombre des sots, selon Salomon,étant infini…, etc…, etc. »

Les attendus se suivaient ainsi, l’un traînantl’autre, et le second aggravant le premier, image de la vieoù les maux se succèdent sans discontinuer,probablement pour que les humains ne perdent pas la douce habitude dela douleur. Finalement : « Par ces motifs, le tribunalcondamnait le susdit Jehan, dit de Falaise, à êtrebranché, pendu la hart au col étranglécourt et net, le quinze juin ensuivant, sur la Place Guillaume».

Lorsqu’il entendit cette sentence, Jehan de Falaise, parmanière de nargue, tira la langue. «Bien, mongarçon, dit le Président, vous nous la ferez voirbien mieux encore le quinze juin prochain. Archers, emmenez lecondamné».

Il serait téméraire de s’imaginer quenotre farceur fut stupéfait du jugement ; clerc deprocureur, la Justice lui laissait peu d’illusions etd’ailleurs il n’avait pas le loisir de secréer de vaines émotions. « Mourir, monDieu, il faut le faire une fois ou l’autre ; nosaïeux qui nous valaient bien l’ont fait avant nous,reste la question de temps, or un peu plus tôt, un peu plustard, ce n’est pas grande différence. Si mourirc’est en terminer avec les soucis, la faim, la soif,l’impécuniosité, si c’estlâcher les importuns, les fâcheux, les bavards etles sots pour rentrer dans le doux silence et la paix du Seigneur, mafoi, celui qui quitte la vie ne perd pas au change… et puisaprès tout nous verrons bien ». Ainsi raisonnaitJehan de Falaise, tandis qu’encadréd’archers, escorté de la foule, partiesympathique, partie hostile, il regagnait la maison de force. Ilétait nuit tombante, les flèches de Saint-Gervaiset de la Trinité n’étaient plus que despoints noirs, qui se confondraient tout à l’heureavec le noir du ciel : pour toutes lumières, des lanternesfumeuses, dont les poulies grinçaient au vent et dont latrouble clarté se mourait dans les flaques d’eau,innombrables en la rue mal pavée. Le décorn’était point gai, vraiment ; mais Jehan ne levoyait point. Absorbé dans ses pensées, ilconvenait de mourir, mais tout au moins en beauté et enjoie, non piteusement comme un vulgaire philistin, mais la farce auxlèvres et le rire aux dents… A peine repassa-t-ille seuil de la geôle, qu’il se frotta les mains, ilavait trouvé…

*
**
       
« CHER VIEIL AMI LA TAILLE,

Tu sais qu’une sentence sévère mecondamne en la peine de la hart, et que, grâce àDieu, c’est toi qui seras chargé del’exécuter. A ce sujet, je ne serais pasfâché de te voir en ma prison et de te faire mesrecommandations. Viens donc me voir au plus tôt, ainsi que lepermet la coutume de Normandie, combinée avec la loi XV auDigeste alinéa 3, paraphe 2. De capitis de minutionibus. Jet’attendrai sans faute après demain matin.

                  Ton biendévoué,

                         JEHAN DE FALAISE».

Celui auquel s’adressait cette épître senommait Jacques la Taille, ivrogne par goût, bourreau deprofession, au demeurant coeur noble et sensible.

Je tiens à lui rendre ce sincère hommage, car lesromantiques qui, du reste, ne comprenaient pas grand-chose,n’ont jamais compris le bourreau. Ils le vêtentd’un pourpoint rouge, le dotent d’une mine macabreet d’un coeur de fer. Or, si Jacques la Tailleportait le pourpoint rouge, par contre, personnen’était moins rude et moins macabre que lui.Avez-vous remarqué que les fossoyeurs ont la plaisanteriefacile et les grands comiques la larme toute prête. Ce quiprouve, en somme que bien peu de gens ont l’esprit de leurprofession. Eh bien, il en était ainsi de messire Jacques.Il faisait son métier consciencieusement et vous tranchaitla tête sans douleurs ; il faut vivre, n’est-ce pas! Mais, pour cela, il ne vous en voulait nullement et, hormis sesfonctions, il eût été prêtà vous rendre mille services. Il aimait Jehan de Falaise,parce qu’ayant peu d’esprit, il avait besoin, pours’amuser, de l’esprit d’autrui etqu’avec notre ami, il était sûr de nechômer point.

Cordieu, les joyeuses lippées qu’ils avaientprises ensemble ! Cordieu, les noctambulesques randonnées deGuibray, les farces admirables que l’on jouait de concert aupère Lapoule ou à la mère Lavoine,hôtesse de la « Teste-Noire », barbuecomme un sapeur, fort-en-gueule comme un dragon, simple comme unecolombe. O, le souvenir des grands crus bus à plein verre,des chansons grasses entonnées à plein gosier,des rues mal pavées arpentées àpleines enjambées. Tout cela était doncà tout jamais fini, puisque la corde attendait Jehan deFalaise.

Le pauvre la Taille en avait le hoquet et ses yeux étaientencore bouffis de larmes, tandis qu’il frappait àl’huis du cachot où gisait son lamentable ami. Ason grand étonnement, il ne la trouva pasaccablé. Il eut un mot de compassion : « Ah !pauvre vieux. » - Mais Jehan lui rit au nez - «Hé, maître Jacques, hé sac àvin, fais-moi grâce de tes larmes, j’aidéjà trop d’eau ici, j’ensuis noyé, parlons affaires ».

- Affaires, hélas, pauvre ami, te voilà devenumon client, où sont les bons moments que nous avonspassés ensemble ? Où sont…

- Je t’arrête, messire Jacques, n’aggravepas ma douleur. Tu ne sais donc pas que les poètes disentqu’il n’est rien de plus ennuyeux que de sesouvenir dans la peine présente de la liessepassée.

- Je n’en savais rien, je ne lis pas les poètes.

- Tant pis pour toi ; mais, dorénavant, suis leur conseil etabstiens-toi de gémir en ma présence, jet’ai fait venir pour te demander un service ».

Incontinent, messire Jacques crut qu’il s’agissaitd’argent et, désespéré, ilfrappa des deux mains sur sa bourse vide.

- « Tu n’y es pas, poursuivit notre homme, ceservice concerne ton métier…, je veux dire tanoble profession.

- Ah ! ah ! s’écria la Taille, soudainrasséréné, ah, mon gaillard ! tu veuxque je te pende en artiste ; n’aie pas peur, je te ferai unependaison de première classe.

- Je n’attendais pas moins de toi, cher vieux, mais jevoudrais encore autre chose.

- Parbleu, je vois où le bât te blesse, tu netiens pas à te balancer trop longtemps au bout de la corde,pour y recevoir, une fois branché, la visiteintéressée des corbeaux, tiercelets et autresoiseaux mal veillants. Sois assuré que j’ytiendrai la main.

- Je t’en remercie encore, mais il y a autre chose.

- Quoi donc ?

- Eh bien, il faut que tu me laisses adresser un petit compliment aupublic avant que de me mettre la hart au col ! »

- Un petit discours ! hem, hem ! fichtre, moi je n’y vois pasd’inconvénient ; mais il y a le patron, lesatané patron… Ah ! au fait, tu sais pour unefois, tu parleras, je le veux et tant pis pour le patron.

Le patron vous le comprenez, c’était leLieutenant-criminel. Si le bourreau le craignait, au fond il nel’aimait guère. « Notre ennemi,c’est notre maître », dit le roussin deLafontaine. Il n’y a pas que les roussins àraisonner ainsi. Jacques la Taille n’était pasfâché de jouer un bon tour à MePincedur de la Rapière, et lui qui était venuà la geôle les larmes aux yeux, il s’enretournait presque avec un sourire. Ce satané Jehan deFalaise avait fait ce miracle.

………………………………………………

Le quinze juin arriva ; c’était le jour fatal.Surgi de son grabat dès le patron-jacquet, Jean de Falaise,ayant mis le nez à la meurtrière, constataqu’il faisait un temps superbe et qu’une fouleénorme encombrait la place Guillaume. Il seréjouit alors en son coeur, lui qui avait toujourscraint de mourir seul et sous la pluie. Il sourit mêmeapercevant la potence qui se dressait quasi radieuse dans le matinclair. « Oh, oh, dit-il, les bois sont peints de frais et lacorde est toute neuve, Jacques a bien fait les choses. Il est douxd’avoir un véritable ami. » Et sonâme inclinant ainsi doucement vers la philosophie, il sedemanda, sincèrement, s’il regrettait la vie.

Il y avait bien le vin, mais pour une bonne bouteille, combienn’en boit-on pas de médiocres, et mêmed’inférieures. Il y avait bien les femmes ; maispour une fidèle, combien de légères ;les plus sages étaient réduits à dire«notre femme !» ou la femme de « cheuxnous » comme les paysans, n’osant dire, par trop deprésomption « ma femme ». Il y avaitbien les blagues, les bons tours, les farces, mais sur ce point Jehanétait tranquille, il ne lui en restait qu’uneà jouer, mais, pour Dieu, c’était labonne.

Il en était là de ses pensées quand ilentendit retentir le bruit des clefs, qui ne tintaient pas lugubrement,mais rendaient par ce beau temps, un son net, clair etléger. La porte s’ouvrit, les archers parurent etle condamné les suivit. Il les suivit, ma foi, commes’il allait en fête, égayépar les milliers de visages qui se pressaient autour de la potence. Ilsétaient venus, ces bons bourgeois, parce que c’esttoujours une distraction de voir pendre son semblable etqu’ils n’étaient pointfâchés de saisir au passage la dernièregrimace de Jehan de Falaise. Leurs sentiments étaientcomplexes ; ils plaignaient un peu le condamné parchrétienté, ils le narguaient un brin parjalousie, ils le regrettaient un tantinet pour sa drôlerie,mais ils lui en voulaient tout de même au fond parce quetous, qui plus, qui moins, avaient été, soit unjour, soit l’autre, égratignés par saterrible plume. Néanmoins, tout autre sentiment fit placeà la stupéfaction, lorsqu’onaperçut le condamné, non point la têtebasse et les yeux contrits, mais, au contraire, plus droit que jamais,passant sa langue sur ses lèvres et guilleret comme unmeunier qui vient de voler son client. Le plus ébahi detous, ce fut Pincedur de la Rapière. Il étaitlà, le cruel et en grande tenue, sa simarre rouge sedétachait dans les groupes, et sa haute taille se dessinaitsous le ciel, comme une statue pédestre de feu Don Quichotte.

Tandis qu’il passait tout près,derrière lui, Jehan, que les archers ne surveillaientguère, mais qu’ils suivaient, le nez au vent, plusbadauds que les badauds eux-mêmes, Jehan secoua ses mainschargées de menottes, les haussajusqu’à l’épitoge dulieutenant-criminel, tira dessus et dit en nasillant : «Hé, compère, c’est pasd’l’hermine, c’est d’la peau delapin ! » La Rapière eut un sursaut decolère : il ne grinça pas des dents, attenduqu’il n’en avait plus, mais il secoua son long nez,fit trembler sa perruque qui ne tenait qu’à peine,et impérieux, il dit : « Allons, emmenez-le etfaites vite ».

Jehan grimpa sur la plate-forme, où, toutbouleversé, l’attendait son ami, le pauvre diablede bourreau. Messire Jacques avait les membres flageollants :« Capon, lui dit Jehan, ne tremble donc pas, tun’aurais même pas la ressource de dire quec’est de froid, il fait un temps superbe ». Puis,sans perdre de temps, il se retourna vers la foule, fit deux ou troispas en avant sur l’échafaud et d’un tonmajestueux, il commença : « Gentilshommes, noblesdames et bourgeois de l’antique cité de Falaise,je… ». - « Silence ! » hurlale Lieutenant-criminel. - « Non ! non ! qu’il parle,c’est son droit », qu’il parle, cria lafoule. - « Je parlerai donc ». -« Non ». - « Si, si, si…»

La foule était houleuse : une fois encore Jehanl’avait reconquise ; on entendait de-ci, de-là :«Ah ce Jehan, est-ce un malin, est-ce un vrai truand ? est-ilplus aimable farceur ? qu’il parle, qu’ilparle». Le Lieutenant-criminel, vert de colère,roula des yeux, mais ne dit mot, il était deceux-là qui craignent naturellement les coups : «Eh bien, nobles et manants, poursuivit notre ami, je ne vous dirai pasque je meurs repentant, vous vous en doutez : je ne vous dirai pas queje crains la justice de Dieu, convaincu que les coeurs joyeuxcomme le mien vont au Paradis pour en esjouir les glorieuxhôtes ». A chaque mot, la foule, amusée,s’esclaffait, les bouches s’armaient d’unrire large et les bedons dansaient sous les pourpoints. « Jevous demande une dernière grâce ».« Accordé » ! fit la fouled’une seule voix. Le Lieutenant-criminel étaitpâle comme un mort. « Eh bien donc, vousrépéterez avec moi le refrain suivant, il estcourt et facile à retenir, le voici :

               Troisânes dans un pré
              Paissaient l’herbe tendre
               Hihan !Hihan ! Hihan !

Consciencieusement, presque pieusement, la foule en un gigantesquetutti reprit : « Hihan ! hihan ! hihan ! » Ce futune cacophonie si formidable qu’on l’entendit desMonts d’Eraines. Quand le bruit se fut un peuapaisé. «Je meurs content, dit Jehan de Falaise,je n’avais de ma vie entendu tant d’ânesbraire du même coup ». Ce fut un coup dethéâtre, la foule qui se vit moquée,changea de sentiment, les poings se tendirent, les bouches eurent descontorsions de fureur, des clameurs de rage montèrent :« Ah le vilain ! Ah le bougre ! Ah le pouacre ! Ah lepoëtasse ! A la potence ! A la potence ! ».« On y va, dit tranquillement notre Jehan, qui mit latête dans le noeud coulant en se tenant encore lescôtes…

Un coup de genou sur l’épaule, et, à cemoment précis, notre ami cessa de vivre. Mais unléger vent, un zéphyr de juin fit pirouetter soncorps et le mit face à face avec le Lieutenant-criminel.Incontinent celui-ci parut fou, il prit à poignéesa perruque et la piétina, son doigt demeurapétrifié dans la direction de la potence etd’une voix rauque il tenta de rugir : « Oh !l’insolent, tout mort qu’il est, il me tire encorela langue ».

Après celle-là, vous conviendrez qu’iln’y avait plus qu’à tirerl’échelle. Ce qui fit, en sanglots, le bourreau.

Bretteville-sur-Laize, 14août 1910.