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GOUGET,Louis(1877-1915) : Lerêve du Substitut (1910). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (13.VII.2005) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe et graphieconservées. Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 211) del'éditiondonnée à Caen en 1926 par Jouan et Bigot dans lerecueil Dansle Cinglais : nouvelles et légendes normandesavec des illustrations de Charles Léandre. Lerêve du Substitut par Louis Gouget, ~*~ Nous venions d’achever un bon déjeuner, M. leSubstitut et moi, dans la salle du Grand-Cerf, une des meilleureshôtelleries de Falaise en ce temps-là. Nos tassesde café fumaient comme des cassolettes et des claros, jauneset craquants, ainsi qu’il sied, entre le pouce etl’index nous tentaient en leur étuid’argent. Monsieur le Substitut que j’avais connuau temps joyeux où nous faisions ensemble notre droità Caen était magistrat de pied en cape, comme onest soldat ou comme on est prêtre, il était juge,aurait dit Balzac « comme la mort est la mort ». -Aussi l’estimais-je beaucoup et l’aimais-jesincèrement. Il n’avait rien de ces arrivistes,rares heureusement chez nous, qui se coulent dans la magistrature,comme ils se fourraient dans une affaire louche ; ils ont bec et ongles: bec non pour prononcer quelque magnifique oraison, mais pourcalomnier autrui ; ongles, non pour agripper les voleurs, mais pourégratigner leur prochain : ni talent, ni coeur, nienthousiasme, seulement de l’appétit et un peu deroublardise et d’intrigue, tout autant qu’il enfaut pour se faire remorquer par les politiciens, autres rossestarées et fourbues. Mon ami, n’avait rien de ces gens-là. Il adoraitsa profession, son métier, comme il disait simplement. Pour cela et d’autres qualités encore, il meplaisait et c’était en toutesincérité que je le félicitais de sondernier succès, la capture des assassins des bords de laRouvre. - « Oui, me dit-il, je suis bien content que cetteinstruction soit enfin terminée : c’est en effetun succès, ajouta-t-il sans fausse modestie : mais vous nedevineriez jamais comme je suis parvenu àdébrouiller l’écheveau de cettedifficile affaire. - Non, répondis-je, vous savez bien que je suis toutà fait incapable de deviner quoi que ce soit etqu’il faut tout me dire ». Il sourit et convint qu’en effet, soit paressed’esprit, soit distraction, je n’avais jamais pudeviner la moindre charade, résoudre le moindreproblème, fut-il de géométrie, niflairer, ce qui est plus grave, la moindre intrigue ; de sorte que mescontemporains m’avaient toujours roulé, ce dontils se gaudissaient les misérables, tandis que philosophe,je haussais, chrétiennement les épaules. - Eh bien, poursuivit M. le Substitut, je vais donc tout vous dire etce ne sera pas long. Je dois mon succès à unrêve ». Malgré mon extrême naïveté,cela était si fort que tout de même, je sursautai.. - A un rêve !!. Le mot farceur était sur meslèvres, mais je ne le prononçai soit par respectprofessionnel pour la magistrature, soit que fixant le visage de monami et le voyant grave, je le jugeai incapable d’uneplaisanterie même légère,dès lors qu’il s’agissait de sonmétier. - « Oui à un rêve, reprit-il, avez-vouslu les mémoires de M. Gorron ?. » J’avouai qu’à mes heures de «farniente » j’avais parcouru les trois ou quatrevolumes des contes que Gorron, ce policier de génie, appelleses « mémoires » et quoi que jen’aie pas l’âme d’un concierge,j’y avais trouvé quelque plaisir. - Puisque vous connaissez ces mémoires vous avez lu lechapitre intitulé le Rêve. - Mon Dieu oui, et s’il m’en souvient bien, Gorronprétend, qu’il a découvertl’assassin de la veuve Bazire à la suited’un songe. - C’est cela. La mère Bazire était unedévote qui avait l’étrange manie deserrer son livre de messe dans une malle et de rouler ensuite cettemalle sur le parquet. La voisine de l’étageinférieur, une vieille femme à demi-folles’exaspérait à ce bruit : «Cela m’agace, dit-elle, d’entendre un tramwayau-dessus de ma tête ». Un matin, on trouve le corps de la femme Bazire, étendu surle parquet, au pied du lit, la face contre terre. L’assassinl’avait étranglée, puis sur le dosavait placé une lourde malle, une malle de trèsvieux modèle, garnie de roulettes. Autre détail,la pendule de la mère Bazire avait disparu. Qui avait commisce crime ? M. Gorron, habile pourtant, avait cherché,chercheras-tu ! il ne trouvait rien et je serais tenté dedire qu’il en jetait sa langue au chat, si la locutionn’était trop désobligeante pour unlimier aussi illustre. Harassé à la suited’une journée infructueuse il se coucha et voicique, comme dans la Bible, Dieu lui envoya un songe. Il revit la chambrede la mère Bazire avec ses bannièresaccrochées aux murs, ses Vierges et ses saints-Josephsuspendus au-dessus de la commode. La pauvre vieille rentrait de la Messe, tenant sous le bras son gros livre : elle étaitessoufflée d’avoir montél’escalier : un instant elle s’assit sur une chaisepour reprendre haleine, puis elle se leva, ouvrit sa porte et allachercher sur le palier sa malle qu’elle roula au milieu de lachambre avec un grand bruit de roulettes. Tout à coup unevieille femme échevelée, une sorte demégère trouvant la porte entr’ouverte,entra dans la chambre, elle tenait une corde à la main et labrandissait comme une arme : « J’en ai assez,j’en ai assez de tes bondieuseries, cria-t-elle - Ah ! tu neme réveilleras plus avec ton tramway, sale bête». Ce disant, elle se jeta sur la femme Bazire etl’étrangla. Un râle et tout fut fini.Alors, en rêve toujours, M. Gorron reconnut la vieille femmeéchevelée. C’était lavoisine de l’étage inférieur Madame X.« Tiens, cria-t-elle la voilà tasatanée malle, vieille bigote, tu ne m’ennuierasplus avec… » et la mégèreposa la lourde malle sur le corps de la mère Bazire dont lesjambes eurent un dernier tressaillement et se raidirent comme cellesdes lapins qui viennent de recevoir un coup mortel. Effaréela femme X regarda autour d’elle, s’en fut sur lepalier pour voir s’il ne venait personne, prit sur lacheminée la pendule, la cacha sous son tablier ets’en alla en fermant la porte. Tel fut le songe de M. Gorron, songe à la suite duquels’étant éveillé en sursaut,baigné de sueur, ce qui n’a rien destupéfiant, il se précipite chez la voisine deMadame Bazire et en obtint des aveux complets. Ce songe est fort joli, concluai-je, il est conté avec art :Ce n’est point du Racine, ni de l’Eschyle, maiscela ne ferait pas mal à côté decertain conte d’Edgar Poë, puis si non e vero benetrovato ; quand on écrit ses mémoires, il fautbien avant tout que le papier se vende. - « Ainsi vous ne croyez pas au rêve de M. Gorron. - « Modérément ! et vous ? » - Vous oubliez, cher ami, que ma profession m’obligeà croire comme évangile, ce que constatent, propuis sensibus, les gendarmes et officiers de police - et puisquand vous m’aurez entendu, moi, vous jugerez. - « Certainement, repris-je, je ne jugerai pas sans entendre.Je ne suis pas de la 8e chambre. Monsieur le Substitut fronçalégèrement le sourcil. Toute flèchesatirique, même mince comme une épinglel’ennuyait dès lors qu’elle visait cequ’il aimait le plus au monde, la magistrature.Néanmoins il continua : - Vous vous souvenez qu’en juillet 1899, je passai ma licenceet me trouvai assez fatigué par les Concours. - Délicieuse fatigue et profitable, interrompis-je,puisqu’elle vous valut une mention au Concoursgénéral et vous classa parmi les meilleursjurisconsultes en herbe de cette époque. - Sans doute, mais tout de même,l’énervement commençait à meprendre au point que je consultai un médecin, notre ami X. - Il vous conseilla donc le vin, car c’est le plus fierbiberon que j’aie connu et la brasserie Rémy sesouvient de ses exploits. - Vous n’y êtes point : il me vanta les voyages, jel’écoutai, je ne partis point pour la Suisse oupour l’Italie, attendu que je n’ai aucungoût pour aller repêcher dans le lac du Bourget leslarmes qu’y versa Lamartine, que j’abhore la pollenta et que j’ai l’horreur des lourdescuisines helvétiques aussi bien que de la crasse napolitaine. - Ma foi je suis de votre avis. La Suisse me rappelle tropl’Opéra-Comique et quant à ce que vousdites de la saleté italienne, elle n’est que tropréelle, elle est physique et morale tout ensemble : elles’attache à la peau et vajusqu’à l’âme. Ma parole, elledoit faire frémir de dégoût dans lesurnes, les cendres des Romains antiques, grands baigneurs, commel’on sait. - « Je restai tout simplement en Normandie, c’estle pays où j’ai reçu le jour et rienn’est plus beau comme le dit Bérat en des verscontestables, mais immortels. J’entrepris de visiter seul,à pied et par étapes, les coteaux et les vallonsqui s’incurvent sur la Rouvre. C’est une bellevallée qui vaut bien celle de l’Orne, que vousavez chantée sur tous les tons, soit dit sans reproche, moncher ami. Je commençai donc par Saint-Clair-la-Pommeraye. Cen’est point encore le pays de Rouvre, mais c’en estune des avenues. Ma bonne étoile m’y conduisit, le18 juillet, le jour de la fameuse Foire. Je pus donc aprèsavoir fait ma visite obligatoire à laFontaine-aux-Fées, dont les eaux limpides frissonnent sidoucement au fond d’une clairière,après avoir rêvé sur les ruines duchâteau Ganne aux murs épais, contemplerà loisir le curieux spectacle qu’offre la foireSaint-Clair. Je ne vais point vous la décrire, vous laconnaissez, vous êtes du pays. Vous savez que cette foire,vraiment internationale que fondèrent, dans les temps, lesmoines de l’abbaye du Val, conserve un caractèretout particulier. Tandis qu’on y parle toutes les langues,l’allemand, l’espagnol, le français ouplus exactement le patois normand, qu’on y trafique de toutessortes de bêtes, un prêtre dans le recueillementd’une petite chapelle au milieu du champ de foire, dittranquillement la messe, interrompue par le bruit des encans, lecliquetis des écus roulant dans les sacoches, leshennissements des poulains normands, et aussi les beuglements, lents,doux, mélancoliques et quasiment maternels des vachessuperbes de votre pays. - C’est biblique, cher ami celarappelle les psaumes : « Laudate Dominum, omnes gentes,bestia et universa pecora. » J’avoue que mescourses matinales et les moeurs curieuses quej’avais observées m’ouvrirentl’appétit. J’entrai sous une de cestentes qui, serrées l’une contrel’autre, claquant au vent, font ressembler ce champ de foireà un campement primitif, et ma foi, j’ydévorai une tranche de mouton assaisonnée de grossel et historiée d’oignon qui me parut un metsdigne des guerriers d’Homère. Ajoutez àcela que j’y bus d’excellent cidre qui me mit engaieté, j’entends une gaietédécente, au point que moi, pauvre étudiant, jedonnai jusqu’à deux francs de pourboire au pauvre« tourneux de gigot » qui suait d’ahan,la main sur la broche et la tête au soleil. - J’admire votre générosité,interrompis-je et j’aurais été capablede l’imiter, car ce « tourneux de gigot »eut certainement évoqué en moi la magnifiqueballade où notre Beuves’élève à la hauteur deVillon. - Mais pourquoi, diable, me tenez-vous si longtempsà la foire Saint-Clair. Dans tout cela que devient votrerêve. - « Cher maître, me dit le Substitut, commes’il eut voulu me rappeler à l’ordre :depuis quand, vous et vos confrères, avez-vousaccoutumé de vous placer au palais « in medias res? » Tout au contraire, vous aimez expliquer tout par lemenu, à tourner autour du pot, vous vous attardez auxbagatelles de la porte ; méthode longue, mais parfoisexcellente en affaires ». - « Pas toujours, à dédaigner en amour,fis-je assez étourdiment. - Quant à moi, que je conte ou que je cheminej’aime rêver au long du voyage. j’ai celade commun avec Jean-Jacques Rousseau. - C’est d’ailleurs, affirmai-je vivement, la seulechose qui vous rapproche de lui. Car autant votre esprit est net,droit, et bienveillant, autant celui de ce genevois hirsuteétait tortueux, ennuagé et plein de broussailles. - Je ne suis pas là, reprit en riant le Substitut, pourfaire chorus à vos haines littéraires, et je vousen punirai, en n’exaltant point le délicieux coinde Pont-d’Ouilly, dernière merveille de ceVal-d’Orne qui vous tient tant au coeur,poète.» Je ne relevai point avec trop d’acrimonie cettedernière épithète ; M. le Substitutn’étant point de ces gens qui prennent le mot« poète » au sens péjoratifde minus habens, mais au contraire un de ces espritsdélicats qui se consolent de leur besognejournalière et se rafraichissent en lisant au soir nos plusgentils et suaves rimeurs. - Poète soit, dis-je, mais pour Dieu, hâtez-vous. - Je me hâte donc en filant comme un trait au long de cesrives fraîches de la Rouvre dont les cascades blanchissantes,chantent encore à mes oreilles, disant un dernier adieu auxabruptes roches d’Oître, semblables àdes heaumes de pierre, panachées de sapins flottants, je metransporte au Mesnil-Gondoin ; - Pourquoi au Mesnil-Gondoin. - Il y avait là un être délicieux. - Une femme, sans doute. - Mon cher ami, un curé : mais un curé artiste etdont l’église est une merveille, du moins en songenre. - Figurez-vous, un imaigier du moyen-âgeégaré dans la vallée un peu sauvage dela Rouvre : et qui traduit dans la pierre ou dans le bois car ici onsculpta surtout sur bois, des rêves étranges etd’extraordinaires fantaisies, vous aurez le curéde Mesnil-Gondoin. Il me fit voir de si belles choses que je crusentrer de plain pied dans l’apocalypse. De ma vie, jen’avais admiré saints si bizarres,taillés à coups de serpe,agrémentés de belles barbes, enjolivésde tels sourires que les mascarons les plus affreux de noscathédrales semblent à côtéd’eux des amours gracieux et joufflus. - «Remarquez, me disait le brave imaigier, comme tout cela est naturel. -En effet, dis-je, mais cela demande un travail énorme. -Vous croyez ; pas du tout. Ainsi tenez, j’avaissculpté une vierge : mais elle avait un si singulier sourirequ’elle paraissait faire des grâces àsaint Martin, le saint d’en face, cen’était pas convenable, qu’enpensez-vous. - Pas trop. - N’est-ce pas, alors je l’aidétrônée. - Pas possible. - Mais si, enlui ajoutant à l’aide d’un cep de vigne,l’indispensable appendice j’en ai fait un diable etl’ai mise à la porte del’église, ce n’était pasbête hein ! si vous êtes artiste, vous devez sentircela ». J’avouai presque honteux que jen’étais point artiste mais tout simplement juristeet qu’au demeurant je ne sentais rien du tout. - «N’importe, fit mon compagnon d’un air consolateur,chacun a son génie. - « Je fus excessivementflatté que l’imaigier de Mesnil-Gondoin eut bienvoulu élever mon génie à la hauteur dusien. - « Mon Dieu, mon cher Substitut, interrompis-jeimpatienté, le curé de Mesnil-Gondoin peutêtre un original, picaresque et sympathique personnage, maisvous vous oubliez un peu trop en sa compagnie et qui pis est, vous enoubliez votre rêve. - « Non, je ne l’oublie pas j’y arrive,comme vous dites, vous autres, messieurs, j’y arrive.Laissez-moi seulement serrer en hâte la main de mon imaigier,souffrez que je m’égare et que la nuit mesurprenne en plein bois sur les bords de la Rouvre et donnez-moi letemps de frapper à la porte d’unechaumière quêtant un gîte, car on netrouve pas d’auberge en un pareil endroit. Un homme d’une quarantaine d’années, auxtraits rudes, hâlés par le soleil, portant unpantalon rapiécé, en bras de chemisem’ouvrit. Je vous avoue qu’il n’avaitrien d’aimable et que le ton brusque dont il me demande -« Qui qu’vos voulez ? » ne me satisfitqu’à moitié. Visiblement cethôte ne connaissait point, comme telle dame de vos amies,l’art de mettre ses invités àl’aise. Pourtant lorsque je lui expliquai que jem’étais perdu dans le bois, que j’avaisgrand faim, que j’étais recru de fatigue etqu’au surplus, sans être riche, j’avaisde quoi payer, il s’adoucit « Entrez toujours,j’allons biè vèe. » dit-il enhochant la tête, comme quelqu’un qui se demandes’il fait une bonne affaire, ou seulement une simple sottise.J’hésitai un instant sur le seuil, pris je ne saisde quel pressentiment, puis au souvenir de ma coursedésespérée dans le bois,j’entrai. La chaumière où jepénétrai était meubléed’une table boiteuse et de quelques chaises de paille. Dansla grande cheminée, flambaient des branches de sapin, au murjaune, ni buis, ni crucifix, seulement un fusil tout chargé,posé en travers sur deux crochets, puis d’autresobjets qui me firent augurer que mon hôte devaitêtre un bûcheron, doublé d’unbraconnier de pêche et de chasse. D’uncôté, cette dernière profession de monhôte me chagrinait, je hais les braconniers, mais del’autre, ici je confesse un péché degourmandise, elle me faisait espérer que j’auraisau souper une de ces truites délicieuses dont les ventresargentés se prélassent au fil des eaux vives dela Rouvre. Aussi éprouvai-je une sorte dedésappointement lorsque mon hôte demandaà un pauvre être, maigre et rechignéqu’il appelait « not femme » -« Eh bié, qui qu’j’avonsà mangi - et que celle-ci répondit « unbrin de jambon »…. Un brin de jambon, cela ne me disait rien, j’avais soif. - Je crois bien, fis-je, que vous avez eu tort, M. le Substitut, car lejambon que nos paysans fument eux-mêmes, avec un soin quiconfine à l’amour, n’a rien de communavec cette horrible viande mal cuite que débitent lescharcutiers - C’est proprement un délice et undélice national, Rabelais le connaissait et l’amagnifiquement chanté. - Laissez donc Rabelais chanter son jambon et suivez monrécit, tandis que je savoure le mien. - J’enmangeai de nombreuses tranches que mon hôtedécoupait avec un grand couteau, qui malgré quej’en eusse me faisait frémir. Je ne disais mot, nimes commensaux non plus, fermés qu’ilsétaient et lugubres comme des tombes. Je ne sais pourquoi,c’est stupide de le dire, mais je tremblais : les deuxvisages que j’avais devant moi, me paraissaient sinistres, etbien qu’ils semblassent m’offrir unehospitalité très cordiale, je devinais chez euxune arrière-pensée, dirai-je criminelle ? - Oui,il faut bien que je le dise, puisque telle était monimpression, aussi lorsque l’homme m’offrit un petitverre d’eau-de-vie qui, toute fraîche sentait lecuivre, je n’osai pas refuser, bien que mon coeur sesoulevât, quand j’approchai cette rude liqueur demes lèvres. La tête un peu tournée, jemontai, comme je pus, l’horrible escalier de moulin quiconduisait au premier étage. Là se trouvait unlit dont les draps étaient peu tentants, je vous assure« Si vos voulez vos couchi, v’la un lit »dit l’homme sans plus de cérémonies, jen’en pouvais plus et je me couchai. - « Ah ! ah ! dis-je, nous y voilà, nous allonsenfin entrer dans le rêve ». - Nous y entrons, car à peinem’étais-je étendu que je fus la proied’un terrible cauchemar. Deux personnes, un homme et unefemme montaient à pas lents dans ma chambre. Bienqu’ils eussent pris la précaution de sedéchausser, j’entendais distinctement, craquer uneà une sous leurs pas, les marches de l’escalier.Sans bruit, l’homme poussa la porte de la chambre.D’une main il portait une torche de résinequ’il voilait autant que possible, et de l’autre ungrand couteau, le même qui m’avaiteffrayé durant le repas. La femme le suivait,dissimulée derrière lui, elle gagnal’endroit où j’avais pendu par salanière, ma maigre sacoche d’étudiant,la soupesa et dit tristement : « Il n’y a pas grandd’quay là-dedans » L’homme eutun grognement sourd et s’approcha du lit, le couteaulevé. Je faisais des efforts inouis pour me dresser et medéfendre, mais la femme sauta sur moi,m’étreignit les bras de ses mainsd’acier, tandis que le mari m’enfonçaitle couteau jusqu’à la garde et me tranchait lagorge. Leur crime accompli les deux assassins, me prenant àbrassées, m’emportèrentjusqu’aux bords de la Rouvre ; ils m’yjetèrent à un endroit que j’avaisremarqué le jour même, parce qu’un sapindesséché, y penchait sur les eaux son squelettemélancolique. A ce point de mon rêve, je m’éveillai ensursaut avec la sensation que je me noyais ; l’eau mecouvrant la poitrine et me faisant haleter d’angoisse. Enréalité, j’étaisbaigné de sueur et j’avais un furieux battement decoeur. - « Bah, pensai-je, lorsque j’eus repris mes sens,effet de digestion, c’est le jambon ». Toutefois,je ne me rendormis pas et j’entendis des bruits dansl’escalier - quelque chat sans doute en maraude. Vous pouvez croire que je fus debout dès patron-minette etque je pris au plus vite congé de mes hôtes. Ilsétaient tous les deux, l’homme et la femme assisen un coin et ils me regardèrent en dessous,acceptèrent l’offrande que je leur fis, maisretirèrent vite leurs mains, comme s’ils avaienteu peur du contact des miennes. Je ne pusm’empêcher de leur trouver à tous deuxdes têtes de bandits. Leurs visages osseux, leurs longuesdents, leurs cheveux raides, prêtant à lacomparaison, il me souvient que je vis en eux comme de grands loupsmaigres, qui attendent dans un coin de forêt, le passage dequelque bonne provende. J’eus donc un soupir de soulagementen quittant leur toît, puis je n’y pensais plus. D’ailleurs, le gai soleil qui jouait à travers leschênes de la Rouvre et dorait l’écumedes cascades, chassa d’un seul rayon lesténèbres de mon rêve. Mon voyage sepoursuivit heureusement. Les paysans qui dans cette vallée,sont comme partout en Normandie hospitaliers par nature, mereçurent à bras ouverts, tuèrent pourmoi les meilleurs poulets de la basse-cour, tirèrent auxmeilleurs tonneaux et pour ne pas être gris tous les soirs,il me fallut soutenir des luttes quasi-héroïques.Bref je gardai de la Rouvre le meilleur souvenir : j’oubliaimon rêve, ou si parfois il me revenait en mémoire,je disais, « c’est la jambon »… - « Cela ne finit point ainsi, dis-je, voyant M. le Substituts’arrêter et prendre une gorgée decafé : il doit y avoir un épilogue. - « Assurément, sans cela… Monexcursion datait déjà de quelquesannées quand je reçus ma nomination de substitutà Falaise, le séjour ne me déplaisaitpas. Cette ville normande est si pleine de beaux et grands souvenirs,qu’elle enchanta et enchantera longtemps encorel’archéologue que je me piqued’être. Le donjon des ducs normands, leVal-d’Ante, les églises Trinité etSaint-Gervais et les restes picaresques de l’antique foire deGuibray charmèrent donc mes loisirs. Toutefois, au point devue professionnel, ma vie eut durant quelques mois une certainemélancolie. Il venait peu de chose à mon Parquet: quelques procès de chasse, quelques légersvols, des coups et blessures, le menu fretin de la policecorrectionnelle ; notre greffier criminel, un vieux brave de laprocédure, à la moustache blanche, s’endésolait. Je n’ose point dire tout haut que jepartageais son sentiment ; il ne faut pas décemmentsouhaiter le crime ; mais tout de même je sentais que jem’enlisais quelque peu. Or un soir, pour tuer le temps, j’entraiaccompagné d’un de vos confrères auMusée Malfilâtre : j’y lisais endégustant un doigt d’hydromel, cette liqueur duWalhalla, le livre d’or de la maison.Précisément nous étionstombés sur une ballade de vous, mon cher, balladeoù vous comparez Malfilâtre àGuillaume-le-Conquérant, ce qui nous amusait assez, quandnotre hôte lui-même, toujours solennel et portantgravement sa belle tête encadrée de longs favoriss’approcha de moi et mystérieusement me dit -« M. le Substitut, on vous demande, un grand crime aété commis. »C’était le crime connu depuis sous le nom de crimede la Rouvre. Je ne vous donnerai pas le détail desnombreuses visites de lieux, des enquêtes et expertises quej’entrepris à ce sujet. Ce serait long et de nulintérêt, attendu que tous lesévénements de procédure furentd’abord infructueux. Nous passâmes deux mois, sansretrouver l’assassin de ce malheureux clerc de notaireporteur d’une dizaine de mille francs qui avait disparu unsoir, dans la vallée de la Rouvre, nous ne pûmesmême pas retrouver le cadavre. J’étaisdonc fort perplexe, quand un jour on vint me dire au parquet, que deuxpersonnes, un homme et une femme attendaient dans le vestibule etdésiraient me voir à part pour me donner desindices sur le crime qui passionnait toute la région. -« Qu’ils entrent, dis-je ». Tout d’abord je ne les reconnus pas : mais il faut croirequ’eux me reconnurent - car leurs yeux s’ouvrirenttout grands ils eurent presque un imperceptible mouvement de recul.Mais il était trop tard, car déjà jeleur faisais signe de s’asseoir et je lesdévisageais me demandant où j’avais purencontrer ces deux figures qui, j’en étaiscertain, ne m’étaient pas tout à faitinconnues. L’homme alors parla et il n’eut pointdit deux mots que soudain mes souvenirs jaillirent en foule :j’eus un éclair de lucidité quiillumina tout un instant du passé, comme une lampeélectrique jette une clarté immédiateet complète dans un appartement tout àl’heure plongé dansl’obscurité. J’en étaismaintenant certain, j’avais devant moi les deux loups maigresde mon rêve, le braconnier et sa femme. Choseétrange, ils tremblaient et me considéraient avecune indicible crainte : la casquette de l’homme tournaitpiteusement entre ses doigts : ce trouble me frappa. Tout àcoup, j’eus une idée, ou si vous lepréférez une inspiration bizarre. Mûcomme par un ressort, je me levai, j’enveloppaid’un regard dur ces deux êtres lamentables etdebout à mon bureau, scandant d’un coup de poing,chacune de mes paroles, je leur jetai à la face, comme si jeprononçais un réquisitoire « Vous venezme donner des indications sur le crime, c’est inutile : jesais comment et par qui il a été commis.» - « Ah ! - Oui, le clerc de Me H. s’est égarédans le bois, a frappé à la porte d’unechaumière, y a soupé et bu un verred’eau-de-vie, On lui a donné un lit au premierétage ; mais à peines’était-il endormi, qu’un homme et unefemme montaient à pas lents l’escalier. Tous deuxs’étaient déchaussés pourfaire moins de bruit. L’homme ouvrit la porte de la chambre,il portait une torche de résine d’une main et del’autre un grand couteau. La femme le suivait ets’éloigna un instant pour soupeser la sacoche dumalheureux clerc : elle eut un rictus de joie lorsqu’elle vitque cette sacoche était pleine. Alors l’hommes’approcha du lit et d’un coup de couteau tranchala gorge de la victime que la femme maintenait dans ses rudes mains. Lemalheureux n’eut pas un mouvement. Leur coup fait lesassassins prirent le corps à brassées et lejetèrent dans la Rouvre, à l’endroitoù se penche un sapindésséché. » Tandis que je parlais, la femme prise d’angoisse se cachaitle visage avec son tablier, cependant que l’homme serrait lespoings, grinçait des dents, blémissait ourougissait tour à tour. - « Bon Dieu ! cria-t-il,en se dressant d’un bond - j’avais bien dità notre femme que vous étiez le Diable… - Le Diable !!! - Oui, car vous avez tout deviné, - on ne peut rien vouscacher. C’est vrai, c’est nous qui avonstué le clerc. Et puis maintenant, je puis tout vous dire,cela n’a pas d’importance. La nuit que vousêtes venu à la maison, j’ai voulu vostuer itou. mais quand j’eus levé mon couteau, vousne faisiez pas un mouvement, mais vos yeux étaient grandsouverts, si durs et si terriblement fixes, que j’eus peur etque je « m’écappis comme un couillon -Ah bon Dieu ! si j’avais su. » J’avoue qu’en entendant ces mots j’eus unfrisson retrospectif en me disant que je l’avaiséchappée belle et que je me félicitai« in petto » de dormir parfois les yeux ouvertscomme font : à ce que dit Rabelais « les vigilantslièvres de champaigne ». Toutefois, je ne laissai rien paraître et ce fut avec ungrand calme que je dis à mes interlocuteurs. - «J’enregistre vos aveux et vous inculped’assassinat, accompagné ou suivi de vol.C’est un crime dont vous aurez àrépondre devant la Cour d’Assises. En attendant jedélivre contre vous un mandat de dépôt» - Et voilà, conclut, M. le Substitut, commej’arrêtai les assassins de la Rouvre. «Dites, cher ami, que vous semble de mon rêve ?? » - « Ma foi !... » répondis-je, enallumant un claro suffisamment jaune et sec et qui craquait ainsiqu’il sied entre le pouce et l’index, - Ma foi, je crois que Shakespeare a raison lorsqu’il faitdire à son Hamlet « Il y a plus de choses dans leCiel et sur la Terre que n’en conçoit notrephilosophie, ô Horatio. » |