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GOUGET,Louis(1877-1915) : LeChanoine Foudre (1911). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (09.IX.2005) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe et graphieconservées. Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 211) del'éditiondonnée à Caen en 1926 par Jouan et Bigot dans lerecueil Dansle Cinglais : nouvelles et légendes normandesavec des illustrations de Charles Léandre. Le Chanoine Foudre par Louis Gouget, ~*~ A M. l’Abbé D… Ceux qui cherchent les vestiges du passé, et se complaisentaux ruines, étant en cela de la lignée deChateaubriand, trouvent dans notre Cinglais un merveilleux champd’études. C’est un peu commeà Florence, où l’on ne peut faire unpas sans rencontrer des chefs-d’œuvre. Icifourmillent les églises romanes ou gothiques,taillées, comme disait Wace : « dans le quarrel etle granit », les masures, les antiques manoirs et aussi lestrès anciennes Abbayes. A vrai dire, cesdernières ne sont plus que des ombres ! Leurs augustesrestes, profanés et dédaignés desarchéologues modernes, s’effritent àtel point que bientôt pèsera sur eux lamélancolique parole latine : « Etiam periereruinæ ». C’est l’effet de laRévolution qui sabote l’art, comme la Socialesabotera l’industrie. On transforma en pressoir la sallecapitulaire du Plessis-Grimoult, où sont de si bellescolonettes composites ! On remplit de foin les chapelles gothiquesd’Ardenne, de Troarn, de Barbery. On encaissa les cheminsavec des pierres trois fois saintes, sacrées par lareligion, sacrées par l’art, sacréespar les siècles. Oh ! le beau travail, d’autantplus beau, o ironie, qu’il fut accompli, au nom deslumières, de la liberté et de lafraternité humaine. Jugez un peu, comme on dit deversMarseille, s’il eût étéaccompli, au nom de la bêtise, de la tyrannie et de la haine. On fit bien mieux que cela, vous le savez. Il ne suffisait point desaccager l’abbaye et d’en exiler leshôtes, il convenait de les traîner sur la claie del’histoire et de les vêtir d’opprobres.C’est ici le comble. Voilà des hommes qui avaientdéfriché des landes sauvages,créé des foires illustres où lesnations se donnaient rendez-vous. Avec des outils primitifs, ilsavaient construit des métairies, bâti des manoirs,érigé des cathédrales ;courbés sur d’illisibles parchemins, ils avaient,au prix de leurs veilles, conservé les lettres antiques,sacrées et profanes. Leur œuvreimpérissable était écrite par la plumesur le vélin, sur la pierre de taille par le burin dusculpteur, enfin sur le sol même par la charrue !C’étaient des agriculteurs, des banquiers, desartistes, des saints ! On en fit des ignorants, des lâches,voire même des goinfres et des paillards. Aprèscela, vous conviendrez qu’il en fautdésespérer de rien, et que l’homme debien peut sans crainte confier sa mémoire au jugement de lapostérité et de l’impartiale histoire. Il m’arrive parfois de songer à ces choses,lorsque j’erre, par hasard, sur les ruines del’abbaye de Barbery, jadis bâtie enlisière du Cinglais, à tel point que ces ogivesélégantes semblaient continuer la courbe desarceaux de la forêt. J’y ai même, par unancien du pays, entendu raconter une jolie histoire que jebrûle de vous dire. Elle n’est point tragique, nihagiographique, elle est même, un soupçon,irrévérencieuse. Mais vous me la pardonnerez,parce que vous êtes libéral et qu’ellevous amusera. Est-il rien en effet qui nous charme tant quel’équipée comique d’unconfrère, quelle que soit au reste la corporationà laquelle nous nous targuions d’appartenir. Il y avait donc, une fois, un excellent novice de Barbery, jadischanoine de Cambremer, qui, sur la fin de ses jours, pour fairepénitence, disait-il, s’étaitretiré du monde, était passé duclergé séculier dans le régulier etsuivait, censément du moins, la règle de saintBenoît. « Pourquoi, me direz-vous, surcharger votrephrase de formules dubitatives. En usez-vous ainsi, en tant quenormand, qui ne dit ni oui, ni non, ni vère ? » -Patience j’ai mes raisons. C’est qu’eneffet, Maître Patye, c’est le nom du chanoinesoi-disant pénitent, ne semblait nullement se confondre avecles hôtes réguliers de l’abbaye. D’abord, il portait le costume séculier, des basnoirs, une soutanelle, une petite calotte, plantée sur lesommet de sa belle tête fine de Normand ; puis, il se levaittard, pour conserver sa santé, et se couchait àune heure fort avancée de la nuit. Aux repas, il nes’en tenait point aux légumes fades ; le prieurlui faisait parvenir une aile de poulet qu’il nedédaignait pas ; joignez à cela qu’iln’avait point l’horreur du bon vin, et aimait detemps à autre faire raison aux «honnêtes gens » du voisinage qui le priaientà dîner. Il s’asseyait volontiers devantla table rustique couverte d’une nappe immaculéeet sentant bon la lavande ; le cliquetis de la faïence deRouen qu’on sortait du buffet à quatre volets luirappelait, en mieux, le carillon des matines et il riait aux ondesdorées du cidre qui tombait des pichetsd’étain. N’allez pas croirequ’il succombait pour cela au péché degourmandise, mais il avait le palais comme l’esprit,délicat. Il aimait la conversation des gensd’esprit ; et où peut-on mieux converserqu’à table. Ses hôtesd’ailleurs l’avaient envénération : c’étaient desgens sensés et fort à leur aise, car il eststupide de croire que nos ancêtres étaient desserfs vils. Leurs meubles si finement sculptés oùse becquetent les colombes, où s’étalele bouquet de mariée, oùs’épand la corne d’abondance, leurvaisselle solide et artistique, leurs dentelles silégères et si riches, protestent contre lesmensonges des barbouilleurs d’histoire. Les Normandsd’autrefois n’étaient ni des gueux nides esclaves, encore qu’ils ne connussent nil’alcool, ni les doctrines démagogiques,incontestables bienfaits du temps présent. Maître Patye se plaisait en leur compagnie et leurdébitait des histoires tantôt profondes,tantôt malicieuses, tantôt abracadabrantes, car cechanoine était normand jusqu’au bout des ongles,c’est-à-dire « malin, fier et vanteor». Les paysans disaient parfois de lui « Monsieurle chanoine est bon homme, mais un brin sorcier. » Ilconnaissait cette réputation et en riait, ne croyantd’ailleurs que fort peu à la sorcellerie. Il avait plutôt un penchant marqué pour lapharmacopée et se plaisait à cuisiner dessimples. C’est même pour cela, disons le tout desuite, qu’il avait quitté Cambremer et leministère sacerdotal, pour se réfugierà l’ombre de l’abbaye de Barbery. Un beau matin, le père abbé entenditrésonner le marteau de la porte-cochère.C’était maître Patye qui,accompagné d’un pays d’Auger, venaitdroit de Cambremer dans une charrette. - « Mon cher Abbé, dit-il, je viens vous demanderl’hospitalité. » Vous savezqu’en ce temps l’hospitalitéétait un devoir, souvent un honneur, parfois un plaisir ;qu’en tout cas, on ne pouvait s’y soustraire. Lepère abbé ne put donc dire àMaître Patye - « Fugite, partes adversæ», comme il est écrit sur le portail deMesnil-Gondouin, mais au contraire, il s’inclina :« Soyez le bienvenu parmi… » -« Respect de vous, n’oubelliez pas vos affutias», dit le pays-d’Auger, qui jusque-làavait assisté impassible à l’entrevuede deux hommes d’église, «j’vas pas,j’crés bien, remporter chaà Cambremé ». Les « affutias », c’était unénorme bouquin, in-folio pour le moins, et vêtu depoussière de pied en cape, quelques éprouvettes,quantité de pots, de filtres,d’écuelles, de flacons, de casseroles et demarmites et surtout une superbe cornue, aussi fantastique que celleprêtée par Rembrandt au docteur Faustus. Mon Dieu, nous vous logerons, vous et votre mobilier, dansl’ancienne demeure du père Procureur, ajoutal’abbé, vous y serez à votre aise. - Je vous remercie, repartit le chanoine, c’est un honneurpour moi et un vrai plaisir que d’être parmi vous. - Oh, monsieur le chanoine, tout l’agrément estpour nous. » L’abbé parlait ainsi par politesse, - onétait toujours poli dans l’ancienne France - maisau fond il n’en pensait pas un mot ; car toutl’agrément qui lui revint de la fugue deMaître Patye ce fut un bon procès que lui fitl’Ordinaire, conjointement et solidairement avec le chanoine; un de ces bons procès ecclésiastiques quijustifient la maxime « sacerdos, sacerdoti lupissimus» et dont on peut voir le modèle dans celui que lefameux Daniel Huet soutint contre le prieur de Culey-le-Patry.Finalement quand furent épuisés lesmémoires, et closes les enquêtes, on transigea.Maître Patye conservait son titre, sa prébende,était autorisé à résiderà Barbery, mais « ce néant-moins» demeurait assujetti aux « règles,obligations, charges, devoirs et observances » des chanoineshonoraires ou titulaires de l’insigne églisecathédrale de Bayeux. Parmi ces obligations, une surtoutchagrinait notre ami. Chaque année, et à tour derôle, Messieurs les chanoines devaient se rendre àRome, la nuit de Noël, et y dire la messe depuisl’Introibo, jusqu’à l’Evangilede Saint-Jean. Ce n’était point une petite affairequ’un semblable voyage, en plein hiver, à traversles Alpes et les Apennins. « Ah ! vrai, quel impair ont bienpu commettre nos antécessors pour se voir imposer unesemblable charge. Si c’était pour avoirmangé lard en carême, envérité leur étourderieégale celle d’Adam, qui, par friandise, adamné le genre humain ». Ainsi pensait quasi touthaut Maître Patye se disant que son tour viendraitbientôt et sentant déjà par avance lefroid de décembre lui glacer les os. Machinalement, ilapprochait les mains de sa cornue, où bouillaientà petit feu d’étranges mixtures. Cartripoter dans le laboratoire, nettoyer des éprouvettes,amalgamer des herbes de toute espèce, telle étaitmaintenant l’occupation journalière duchanoine. Il n’eût pas fait bon ledéranger dans ses combinaisons, lorsque la soutanelle auvent, les cheveux en désordre et émergeant partouffes de la calotte, les mains tachées de diversescouleurs, les yeux hors de l’orbite, il surveillait sacuisine. Hirsute comme un solitaire de la forêt prochaine, ilvous eût répondu, éclatant decolère : « Dieu ! que vous êtesembêtant, mon garçon ». Aussi lesmoines, malicieux comme des chèvres, gais comme des pinsons,candides comme des colombes et dont les âmesfraîches s’amusaient d’un rien,l’avaient baptisé : « Le chanoine Foudre». Le chanoine Foudre, cette plaisanterie monacale avait franchi lecloître, car les quolibets passent partout, comme le Furet duBois-Joli, seulement les bonnes femmes ne prononçaient pointce nom sans une certaine terreur. Maitre Patye eût-il parhasard senti le fagot, n’avait-il point commerce avec lediable ? Les superstitieux commençaient à lecroire quand surtout ils voyaient les fenêtres del’ancienne Procure « égaluer commel’feu d’lenfei » - Cependant commemaître Patye trinquait avec grâce et demeuraitjovial ; s’il avait commerce avec le démon, ce nepouvait être qu’avec un bon diable, pas trop duraux pauvres gens. Le 15 octobre 16.. un cavalier vint àfranc-étrier à l’abbaye, sautad’un bond de sa monture et tendit àMaître Patye le billet suivant revêtu du sceau duchapitre : « Monsieur le chanoine etestimé collaborateur. « Vous n’ignorez pas l’obligation quipèse sur chacun des membres de notre chapitre. Votre tourest venu cette année. En conséquence nous vousrequérons qu’il vous plaise, accomplir dans ledélai de deux mois, le voyage de Rome, vous trouverà minuit en l’Eglise Saint-Pierre et ycélébrer la messe depuis Introïbo,jusqu’à, y compris l’Evangile deSaint-Jean. Faute de quoi serez déclaré forclos,privé de vos droits et insignes et condamné auxpeines édictées par le Droit Canon pour semblableforfaiture. « Sur ce, que Dieu vous garde et nous aussi. « Fait à Bayeux. « Le Chapitre ». - Bon, se dit Maitre Patye, en mettant la requête en sapoche, sans en lire un traître mot, c’est encore dupapier timbré, quelque signification de Jugement sans doute; ils reprennent le procès, très bien. Laissonsfaire à la procédure son petit bonhomme dechemin. Nous avons deux mois pour faire appel sans compter le« dies a quo » - nous lirons le libelle dans deuxmois, ce sera bien de l’honneur lui faire…retournons à nos fourneaux » - Et sans plus penserau billet resté au fond de sa poche, il chercha deux moisdurant à combiner dans les flancs de sa cornue, la rhubarbe,la menthe et la jusquiame pour la dyspepsie et la bradypepsie. Le 24 décembre au soir, comme il veillait, attendantpaisiblement que la cloche de l’abbaye sonnâtl’heure de l’office, il pensa au billetreçu le 24 octobre et voulut le lire attentivement.« Voyons un peu ce qu’ils ont grabelélà-dedans. Voyons ce que contient ce placet qui sent lemoisi comme tout un greffe. » Ce qu’il contenaitvous le savez et vous imaginez facilement le visage de Me Patye,à mesure que les lettres de l’invite lui sautaientaux yeux, comme les poignards entraient dans le cœur de lamère d’Hamlet. « Tonnerre,s’écria-t-il, c’était donccela que contenait ce fatal papier ? Où avais-jel’esprit ? Que ne l’ai-je lu plus tôt. Mevoilà pour toujours déshonoré.ruiné, taxé de forfaiture. Etre à Romeà minuit, il est onze heures. Un ange seul pourrait lefaire. Et Dieu sait si je suis un ange. Au fait un diable aussi enviendrait à bout et les Lettres disent, que rapide comme levent, pareil à la tempête, fougueux tell’ouragan. Asmodée… ». - « Me voici, répondit une voix caverneuse dont lasonorité fit cliqueter les éprouvettes etosciller la cornue. - Hein ! fit le chanoine interloqué, qui a parlé ? - Moi ! Il se retourna et aperçut un grand garçondégingandé, boîtant d’unpied, la figure en lame de couteau qui le regardait avec des yeuxbrillants comme des flammes. - Qui êtes-vous ? - Asmodée, parbleu. Vous appelez Asmodée.C’est moi. - Tu te trompes, mon garçon, Asmodéec’est un diable, par conséquent… - Je suis un diable, poursuivit l’autre, voyez. »Et, ce disant, il ôta son chapeau et montra ses cornes, tirases mains de ses poches et fit voir ses griffes, enfin posa sansfaçon son pied sur la bancelle et indiqua qu’ill’avait fourchu. - C’est bien en effet un diable, pensa le chanoine, etc’est moi qui l’ait fait venir. Singulier avatarpour un homme d’église. » Ets’amusant à cette idée : «Tiens, réfléchit-il, le diable vient àpoint, si bien qu’on pourrait croire que c’est Dieuqui l’envoie. Je ne vois point qu’il soit nullepart défendu de se servir du diable au besoin. Il y a lamanière, c’est vrai, mais je suis Normand et jem’en tirerai de mon mieux. - « Asmodée, dit-il tout à trac,j’ai besoin de toi, il faut que tu me portes àRome, tout de suite, « en pensée de femme». - Ce qui veut dire ? - Rapidement, comme la foudre, tu entends, comme la foudre, tu necomprends donc pas. Tu me parais bête pour un diable. - Monsieur le chanoine, je suis comme l’on m’afait. La bêtise est commune dansl’humanité. Chez nous c’est àpeu près de même. Néanmoins je puisvous conduire à votre désir, mais j’ymets le prix. - Et c’est ? - Presque rien, maître, votre âme tout simplement. - Comment, faquin, tu appelles cela presque rien, une âme denormand, une âme de chanoine, une âme de savant,dirais-je, si je n’étais la modestieelle-même. Et tu veux que je te baille cela tout de go, sansconditions. - Je n’ai point dit que ce fût sans conditions fithumblement Asmodée, qui se sentait atteléà forte partie. - Enumère donc tes conditions et fais attentionqu’elles soient casuelles ou mixtes et non purementpotestatives, car le contrat serait nul, dit M. Patye, sur un tonpéremptoire et qui convenait à un homme assezsouvent malheureux en procès pour n’ignorer pointles termes sacramentels de la Jurisprudence. - Soit, fit Asmodée, qui voyait avec déplaisirsurgir devant lui le spectre de la chicane, c’est fort simple: Vous m’imposerez, durant que vous direz la messe quatretravaux. S’ils sont terminés avant le dernierEvangile, vous êtes à moi ; sinon vousêtes libre. Cela va… - Tope-là, cria-Maître Patye, qui pour un peueût frappé dans la paume du diable…Tope là… et maintenant en route. Asmodée ouvrit toutes grandes, ses larges ailes,l’autre, comme s’il n’eût euque vingt ans lui sauta à califourchon sur le dos etfisstr… ils partirent comme flèches.Décrire la chevauchée de ces deux hippogriffesest au-dessus de mes forces. Les plaines, les monts, les fleuves, lesforêts, fuyaient sous leur vol ; à peine de tempsà autre apercevaient-ils des clochers dont les finesdentelures se poudraient de givre en cette nuit de Noël ;à peine entendaient-ils une furtive volée, ouquelques chants joyeux que leur apportaient les airs.Asmodée n’en allait que plus vite, furieux deconstater que partout on célébrait la naissancedu Christ. Ils allèrent de telle allure qu’au boutde quelques instants, ils entendirent dans l’abîmeun bruit formidable. Cela, roulait, plaignait, gémissait,grondait, se brisait tout à tour. Le chanoine Foudre, quipourtant n’était point timide, eut un vaguefrisson, et le diable sentit qu’il tremblait sur sonéchine. Alors par manière de nargue, il luirécita ce distique latin, qui n’a point de sens,comme beaucoup de paroles Infernales et qui peut se lire àl’envers tout aussi bien qu’àl’endroit. Jugez-en : « Signa te, Signa temere, me tangis, et angis Roma tibisubito motibus ibit amor. » - « Me prends-tu pour un primaire, cria du coupMaître Patye, furieux. Ne sais-je pas bien à quoitend ton latin de cuisine : « Signa te ». Tu veuxque je me signe et puis tu t’enfuirais comme un pleutre, meplantant au beau milieu de la mer, car c’est elle dont lagrande voix monte jusqu’à nous. Point, je ne suispas sot et je n’aime pas l’eau, fût-ellesalée. Va, ce que le diable porte est toujours bienporté. En route ». Et joignant le gesteà la parole, Maitre Patye saisit pour mieuxs’assurer les cornes du diable et lui porta dans le flanc unsi fort coup d’éperon qu’il engémit d’ahan et se tut bouche cousuejusqu’à Rome. A la trouble clarté de la lune, apparurent, ornésde neige, les sept coteaux géants de la Ville Eternelle.« Tiens, dit Maitre Patye, nous y sommes, « voicile Janicule, le Mont-Sacré, le Vatican, l’Aventin,le Latran, le Quirinal et le Palatin. C’est tout demême beau une ville comme Rome qui possède septcollines, quand Saint-Bénin en a tout juste une. Il est vraiqu’au printemps, elle se couvre de si beaux lilas etdévale si gentiment vers l’Orne, que je donneraispour elle toutes les collines romaines etl’Hélicon par dessus le marché.Hé ! Hé ! cette place là-bas,c’est le forum. » C’est là qu’au temps lointain, Leverbeux Cicéron débitait son latin. En vérité je l’aurais cru plus grand.C’est un mouchoir de poche ; il tiendrait dans le champ defoire de Saint-Clair. Oh ! ces anciens nous en ont-ils conté! Cette fois, fini de rire, nous sommes à Saint-Pierre.» Son fantastique coursier venait en effet de le déposer surle seuil de l’immense église et des’éclipser comme un ciel homérique quise couvre d’un nuage. La soutanelle relevée,tricotant des jambes, Maître Patyepénètre dans la nef.L’église est pleine jusqu’aux bords, etles douze coups de minuit sonnent lentement dans les tours. « Je suis peut-être un peu en retard, dit notre amià une sorte de sacristain, occupé àallumer les cierges d’un autel au-dessus duquel on pouvaitlire : « Altare canonici bajocensis. » - Per ché. - « répondit le custos, quine connaissait que la langue du Dante. » - « Oui, mon ami, répondit en riant le chanoine,j’étais un peu haut perché, mais, jesuis descendu, Dieu merci, c’est par ici la sacristie. ?? - Per ché ! C’est un imbécile, pensa le chanoine, et il gagnala sacristie. Une heureuse surprise l’y attendait. Un gentilabbé accourut à lui. - « C’est bien vous, maitre Patye, le chanoine deBayeux. - Mais oui. - Alors je vais vous répondre la messe, imaginez-vous que jesuis du diocèse. - Comme on se retrouve ! - N’est-ce pas. Je suis là, depuistantôt deux ans, au séminaire françaiset je réponds la messe de minuit au chanoinefrançais de service. - Fichu service. - Vous croyez, c’est possible… ainsi,continua-t-il : l’an dernier j’airépondu la messe de Noël à M. lechanoine Siméon et depuis lors, je la lui répondstous les jours. - Comment tous les jours, il est donc resté àRome ? - Mais oui. - Non ce Siméon, il a eu la paresse de ne pas rentrer enFrance ; car c’est par paresse, j’imagine,qu’il est resté ici. - Monsieur le chanoine, on ne doit pas, bien sûr,médire de son prochain, surtout d’un homme aussihaut placé dans la hiérarchieecclésiastique que M. le chanoine Siméon.Toutefois, il faut convenir... - Que c’est une marmotte renforcée, que pour lui,il n’est pas de bien plus précieux que le sommeil,et que pour un empire, disons mieux, pour une mître, on ne leferait pas se lever avant dix heures. Avouez-le. - Mon Dieu ! - Si parbleu, mon garçon, je le connaissais avant vous, noussommes du même âge : je l’avaissurnommé Morpheus. Il n’a jamais rien fait,c’est une chenille, tandis que moi… Mais il esttemps et si vous voulez… Le chanoine, s’étant acheminé versl’autel, commençait sa messe. Invisible, maisprésent, Asmodée le tira par le pan del’aube. « Hé bien ! Maître etnos conditions. - Tiens l’autre, dit Me Patye, en effet j’oubliais.Allons pour premier travail, va-t-en dépaver la ville. Nousverrons après ». Asmodée boîtant, s’encourut, et se miten devoir de dépaver la ville de Rome. Il allait de via envia et de piazza en piazza, s’écorchant lesdoigts, bavant de colère, mais dépavant la villeavec une extraordinaire vélocité. Les gaminsriaient à gorge déployée, mais lesRomains graves étaient atterrés. Qu’onconvoque le Sénat et s’il le faut les Comices.Caveant consules, saperlipopette ». Les édilescrevaient de rage. « Notre ville n’étaitpas déjà trop propre, elle sera souillonà l’envi de Naples, diavolo ! » etNathan, profond comme Homais et spirituel comme Joseph Prudhomme, ditavec beaucoup d’à-propos. «C’est un coup des Jésuites. » En cinq minutes, sablier en main, la ville futdépavée. Asmodée, pour ladeuxième fois, tira la manche de notre ami : «C’est fait, la ville est dépavée.» C’est bon repave-la, mon garçon.Asmodée repava la ville. Les gamins ne riaient plus et lesgraves Romains se plaignaient d’autre façon.« Comment, on repave déjà,c’est inepte, on n’a pas eu seulement le temps devérifier les acqueducs et de conforter leségoûts. Dieu, que nos édiles sontbêtes, mehercule ! » Cette fois, profond commeJoseph Prudhomme et spirituel comme Homais, Nathan,s’écria : « Je consens àêtre vendu trans Tiberim, comme esclave et chien circoncis,si ce n’est pas encore un nouveau coup desJésuites. » Lorsque, pour la troisième fois, le diable vint demander del’ouvrage à Maître Patye - il enétait à peine à l’Evangile-. « Oh ! oh ! pensa notre ami ; j’ai beau mehâter dans mes oraisons, le diable va me gagner de vitesse.» Néanmoins, se croyant très fort, illui ordonna de prendre une peau de bique noire comme charbon et de larendre blanche comme l’hermine. Atterré, quelquessecondes, Asmodée se gratta l’oreille :« Le diable lui-même peut-il changer le noir enblanc ! » Il frotta et lava la peau aux bords du Tibre ; elledemeurait noire. Il se désespérait quand il seressouvint avoir conduit en Enfer, la semaine passée,l’âme d’un vieux procureur au parlementde Rouen, qui connaissait plus d’une ficelle. Le tempsd’évoquer cette âme, qui s’envint accompagnée d’un corps maigre etd’un crâne pointu, et le diable apprit comment, ence temps-là, on avait coutume de vous noircir et de vousblanchir la peau à volonté. Voilà donc la peau de bique, quis’étale immaculée aux yeux deMaître Patye, cependant que, se tournant vers lesfidèles, il disait « l’Orate, fratres». Suffoqué, notre ami pensa : « Je suisperdu. O humiliation de voir un homme comme moi devenir la proied’un dégingandé de cetteespèce. » - Reste un quatrième travail, maître, ditAsmodée, toujours humble, mais crevant d’ironie.» Ma foi le maître était tout prêtà donner sa langue au chat, ou, qui pis est, sonâme au diable, quand, tout à coup, je ne saiscomment, il en vint, singulière associationd’idées, à penser à sonconfrère Siméon : « Tiens cetteidée, c’est peut être le salut,essayons. » - Tu demandes ton quatrième travail mon garçon. - C’est dans le pacte, excellent maître. - Eh bien, va, de ce pas, faire se lever mon confrèreSiméon. - Oh, oh, pensa le diable, réveiller MaîtreSiméon ce sera fait en un tour de main. Nous vous tenonsMaître Patye. Vous avez l’esprittroublé, mon pauvre homme, et vous serez bientôtà Moi. Ah ! je vous soignerai bien, n’ayezcrainte, et ma diablesse aussi, vous soignera d’importance.» Et comme s’il brandissait une fourche invisible« tiens attrape, voilà pour ton âme dechanoine, voilà pour ton âme de savant,voilà pour ton âme de normand, vieux grippeminaud,vieux grigou, vieux chicanier. » Ainsi parlant tout seul, il parvint au logis de MaîtreSiméon, qui, couché chaudement, coifféd’un bonnet falaisien, dormait à poingsfermés. « Levez-vous, MaîtreSiméon, levez-vous. » Mot. « Levez-vous,vous dis-je, Rome brûle, les barbares sont aux portes, leTibre va déborder. » Dans un demi-sommeildélicieux, notre compatriote entendait ces cris etpoursuivait son idée fixe de dormir, sans heurt, peine, nisouci, et quoi qu’il advînt jusqu’auxpremiers baisers de l’aurore : « que je melève ! à quoi bon ! - Le Tibredéborde, c’est grand dommage, mais je ne sauraisl’endiguer. Les Barbares sont aux portes, allez dire cela auxVélites et aux Légionnaires. Romebrûle, dites-vous, qu’y puis-je ; ne suis-je paschanoine ! et qu’ai-je d’un pompier ? »Ceci fort judicieusement pensé, ourêvé, si mieux on aime, il fit gémirles coussins sous sa molle épaisseur et continua son augustesommeil en songeant avec délices qu’il disait samesse seulement à onze heures du matin. Asmodéeeut beau secouer le marteau de la porte, se cramponner à lasonnette et même y nouer sa queue pour tirer de toutes sesforces, il ne secoua pas la sage torpeur de notre compatriote. Iln’y gagna qu’une cruche d’eau froide quelui envoya la dona Carolina, dame d’âge plus quecanonique, qui le prit pour un étudiant en goguette,échauffé par le Réveillon. Quand, piteux, il regagna Saint-Pierre, Maître Patye sedévêtait. - Vous ne nous restez pas, lui demanda le petit abbé. - Impossible, cher ami, mon cocher m’attend. Le cocher attendait en effet, pas fier, grelottant. - « Eh bien ? - Eh bien j’ai perdu, on ne réveille pas unchanoine endormi. » Et, ouvrant à nouveau ses ailes, il reprit son fardeau etrepartit vers la France. Maitre Patye aperçutbientôt nos collines du Cinglais et dit : « Ici onrespire, » à la vue de la jolie flècheromane de Quilly sur laquelle la lune se piquait, comme unsablé normand sur un crâne pointu. Le diabledéposa notre ami au haut de la *Criquetière* etle quitta avec un cri effroyable. Il regagna son infernal séjour où sa diablessel’attendait, inquiète. - Eh bien, minet, as-tu pensé à mon petitNoël. » Le Minet, portant bas l’oreillen’avait point l’air du moussieu qui va faire uncadeau à la dame de ses pensées. «Allons, es-tu muet, réponds, d’oùviens-tu à pareille heure, traînard. »Dans l’espoir d’apaiser sa moitié,l’autre, de bout en bout, narra sonéquipée. L’effet futdésastreux. - « Imbécile ! tu te frottes à unpareil homme, à un chanoine et à un chanoinenormand, et tu espères le faire quinaud ! Ah pauvrebête ! Tiens je te donne à méditer lafable du Renard et du Bouc, tu n’es pas le Renard. - « Je suis le bouc alors, interrogea le malheureux. Au faitajouta-t-il, en tâtant son échine et ses cornes,c’est possible. » Quant à Maitre Patye il fit à pied pour seréchauffer les quinze cents mètres qui leséparaient de l’abbaye. Il arriva au momentoù les offices de nuit terminés les moinesentraient au réfectoire pour le réveillon. Lafaim le tenaillait, et ma foi, il fit comme eux. « Comment,vous voilà, M. le chanoine, dit un peu pointu, lepère abbé qui achevait le Benedicite et croisaitses mains dans ses vastes manches.., Je vois que, pour certains, lamaxime peu chrétienne, courte messe et long dînerest parfois de mise, et que si l’on ignore le chemin de lachapelle, on retrouverait, les yeux fermés, celui duréfectoire. » Les moines des novices aux plusanciens, riaient sous cape, autant pour faire leur cour aupère abbé que pour narguer un peu le bonséculier. Maître Patye n’avait point salangue dans sa poche et il riposta du tac au tac, ou mieux du froc aufroc. « J’ignore si c’est àmoi que ce discours s’adresse, mais si l’on veutconnaître la longueur de ma messe. Qu’on aille ledemander à Rome ! - A Rome ? - D’où je reviens ! - Vous êtes allé à Rome et comment ? - Comme la foudre. Et vous en êtes revenu ? De même… Et comme tous demeuraient stupéfaits, Maîtrepatye, en l’enjolivant, raconta son aventure. Ses auditeursrestaient partagés entre la terreur, l’angoisse etl’admiration. A la fin ils applaudirent quand ils virentqu’un Normand comme eux s’étaitmontré plus malin que le malin lui-même. Seul le père abbé restait songeur. « Ah, finit-il par dire. si Monseigneur le savait Mais Monseigneur ne le sut jamais. |