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GOUGET,Louis(1877-1915) : LaDouche de Plomb (1910). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (01.IX.2005) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe et graphieconservées. Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 211) del'éditiondonnée à Caen en 1926 par Jouan et Bigot dans lerecueil Dansle Cinglais : nouvelles et légendes normandesavec des illustrations de Charles Léandre. La Douche de Plomb par Louis Gouget, ~*~ A G. LENOTRE. Votre héroïne, Madame Acquet deFérolles, est incontestablement du Cinglais. Cependant, ellen’a rien des femmes de chez nous. Cette petite brune, follede son corps, ardente au plaisir, mais prompte àl’abattement et qui tourne de beaux yeux apeurésdès qu’elle est prise, ne rappelle, en quoi que cesoit, les rudes ménagères, blondes, sages etcourageuses de mon pays. Aussi la contrée de Donnay, deCesny, de Bonnoeil et de Langannerie, où elleaccomplit ses exploits tragiques et sentimentaux, garde àpeine son souvenir. Le bois du Quesnay l’a sûrementoubliée. C’est maintenant une futaie et un taillisqui appartiennent je crois à la famille de Meiflet. Nous yfaisons, vienne le Printemps, des hécatombes de corbeaux,nos coups de carabines y déchirent la brume, mais nerappellent que de très loin, la fameuse fusillade que votreattachant volume « Tournebut » évoqua sibien naguère. En somme si vous demandiez àl’un de nos paysans, s’il a dans le temps, entenduparler de Madame Acquet, il est à parier qu’ilvous répondait. - « La femme Acquet, connais pas,qui qu’c’est qu’cha ». Il en est autrement de sa mère, madame de Combray - le nomest encore populaire - On s’en souvient, commed’une grande dame, une dame de château, qui on nesait trop pourquoi, arrêtait des diligences. C’estbien vague et de nature à nous inciter à lamodestie ; l’oubli pèse sur nous aprèsla mort : pulvissumus et umbra ; même si cettepoussière fut tragique, personne ne la remue, àmoins que des chercheurs comme vous qui ont le sens si parfait dupassé. Le souvenir de la chouannerie n’est pourtant pas toutà fait éteint dans la région.Seulement les faits y sont disséminés : les ansont agi ici comme la brume qui montant de l’étangde Meslay, dissimule les futaies, et mue les arbres, aucrépuscule, en autant de spectres indistincts. Dans ma toute première jeunesse, j’ai connu lesdescendants, pas très éloignés, desauteurs ou tout au moins des figurants de votre drame ; les fils defermiers de la Bijude et de Bonnoeil, les H (ébert) et les T(ruffaut) étaient des intimes de mon père.C’étaient des hommes bâtis en force, devrais colosses, aussi doux et polis du reste, qu’ilsétaient forts. L’un d’eux surtout,semblait par sa stature, un normand de la conquête ; jetremblais quand il m’élevait comme unfêtu jusqu’à sa moustache blonde. Il estmort trop jeune et nous le pleurons encore. Au reste chez eux nulrappel du passé. Leurs aïeux avaientlutté pour le roi, leur seigneur et leur foi : lesavaient-ils, je l’ignore. En tout cas, ils ne s’ensouciaient point ; ils tenaient, qui pour le PrinceImpérial, qui pour la République ; du Roi, peu denouvelles ; ils étaient calmes, laborieux, braves gens,respectueux de l’ordre, et je vous assure qu’ileût fallu les payer cher, pour les faire chouanner la nuitdans les bois, fût-ce par un beau clair de lune. Toutefois les bonnes femmes de la contrée, qui viventpresque autant que les ormes noueux, auxquels elles ressemblent,ruminent parfois au long du chemin des histoires de chouannerie ; ceshistoires se confondent pour elles avec les contes de revenants et deloups-garous : mais elles les gardent précisémenten la gibecière « de leur mémoire». Me permettez-vous de vous raconter vaille que vaille, deuxou trois anecdotes que je leur ai prises. Ce ne sera point m’acquitter à votreégard. Car ces faits insignifiants ne vous feront pas lemême plaisir que j’éprouvai àlire les romanesques aventures de Madame de Combray et du barond’Aché, racontées par vous avec tantd’impartialité, d’exactitude, et decharme. * * * Sans nul doute, vous connaissez le « Vieux Honnier» c’est la longue côte, assez malencaissée du reste, et peu propice aux autos, qui monte versla ferme du Grand-Donnay, quand on arrive de Thury-Harcourt. Au bas dela côte, il y a un vallon fort étroit, un vraicoupe-gorge, - dont le renom est sinistre - C’estlà qu’au temps jadis, les brigandsarrêtaient les gens pacifiques. Les meuniers qui avaienttoujours après le marché, la bourse garnie et latête cassée par le cidre, les maquignons toutfarauds qu’ils fussent, les herbagers, ces rois de Normandie,en ont vu là de fort dures. Traverser le Vieux Honnier dansles ténèbres, est aussi imprudent que des’égarer dans la Lande de Lessay,immortalisée par nos grands Manchois, Barbeyd’Aurevilly et Louis Beuve. Maître Jean Groussardfaillit bien en faire l’expérience. Ils’en allait au trot de son bidet, vieux comme lui, sage commelui, pas pressé comme lui, ruminant aux bonnes affairesqu’il escomptait à la Guibray de Falaise. Dans son cabriolet dont la capote ondulait comme la voiled’une felouque, il dormait quasiment. Tout à coup,au Vieux Honnier, précisément, le chevals’arrêta net, le cabriolet est rudementsecoué et Maître Groussard sort de sonrêve. Une voix lui crie dans la nuit : « La bourseou la vie », du premier abord Maître Jean eut peur: une peur toute physique, comme celle du Béarnais ou deTurenne. Mais il se reprit et saisissant un vieux pistolet qui nepartait jamais : « Méfie-toi, Jean de la Pie,cria-t-il à pleine voix, si tu ne lâches pas moncheval, je vais te brûler la cervelle, s’ilt’en reste. » C’était bien en effet, Jean de la Pie, qui sortanttout à coup d’un hallier, avait saisi le chevalpar la bride et arrêtait Maître Jean Groussard pourlui faire un mauvais parti. Qu’était-ce que ceJean de la Pie. ? Un ancien chouan célèbre jadisdans le Cinglais, mais ruiné par l’âge.On eût pu chanter de lui, ce qu’on chantait duchouan de Gaignon. « Le vieux chouand’Gaignon Avec sonair dindon Ah !c’est un fier fripon ! On levoit à l’église Dès qu’il entend prêcher Il se metà pleurer Il songeau temps passé. « Où qu’est le temps passé J’égorgeais sans pitié J’assommais sans trembler Jefouillais les armoires. J’nettoyais les tiroirs… Il songeau temps passé. » … Il se met à pleurer Jean de la Pie, après la pacification n’avait plusassommé personne ni nettoyé aucun tiroir : iltrainait les chemins, tendant la main, faisant de temps àautre une corvée, battant en grange et scandant avec sonfléau de vieilles chansons royalistes. Cesoir-là, la nostalgie de la maraude l’avaitrepris, et ne pouvant arrêter une diligence, ilarrêtait un cabriolet. Par malheur pour lui, il tombait fortmal. Maître Groussard était son bienfaiteur, luibaillant, de temps en temps, une vieille culotte, une «blaude » usée et une goutte par-dessus lemarché. Il fut donc décontenancé, luiqui croyait avoir affaire à un riche horsain. Mais il neperdit pas son sang-froid et très digne il s’entira en normand. « Tiens, pardié, j’vousavais bien reconnu, Maître Jean, et si je vous aiarrêté, c’était pas pour vousfaire de la peine, bien sûr. - Mais votre «chevà » a vu de quay de blanc. Càpourrait bien être le fantôme de la dame de Combrayqui revient par là. Il a fait un écart, et sansmé, vous étiez parti dans le fond du VieuxHonnier. Maître Jean Groussard trouva la réponse sidrôle qu’il en rit aux larmes, fouetta son bidet etpartit. Convenez que voilà bien un trait de chez nous etqu’il n’est breton, vendéen ou manceau,eût-il chouanné dix ans, capable de se tirerd’un mauvais pas avec tant d’à-proposque ce vieux chouan normand de Jean de la Pie. C’est la première anecdote. - Voici la seconde :M. de Montreuil, de Saint-Martin-de-Sallen, avaitété, lui aussi, un chouan notoire.C’était un jeune seigneur, hardi, brave, maiscomme les compagnons de Jeoff de la Croix-Jugan, grand buveur etdébauché impénitent. - « Cesgens, dit superbement l’auteur de l’Ensorcelée,se corrompaient au sang des femmes quand ils ne seregénéraient pas au sang des ennemis. »De Montreuil, c’était Don Juan, entreprenant commele héros espagnol, il était aussi fort et vantardque lui. Pas une femme de la contrée ne luirésistait. - « Quoi ! lui dit son ami Chapelle,pas une ? - Non, monsieur, pas une ! - Même la Rambissonne ?- Même. » Il faut vous dire que la Rambissonneétait deux fois mythologique, tenant d’Herculepour la force et de Diane pour la vertu. Avec cela fort jolie, joignantà sa taille plus que masculine une grâceféminine des plus agréable. - « Par mafoi, dit Chapelle, vous me pardonnerez, mon cher Montreuil, mais sivous n’embrassez, moi présent, la Rambissonne, jedirai hautement que vous avez menti ». L’autre sepiqua au jeu et jura par Richelieu qu’il frotterait samoustache aux joues fleuries de la demoiselle. Il la trouva dans songrenier, en train de remuer du blé ; il monta laissantChapelle dans la route. La Rambissonne qui était fille debleu, bleue elle-même s’étonna de sevoir face à face avec un ancien chouan.Néanmoins, sans s’inquiéter, ellechargea seule sur son dos un énorme sac de blé etse prépara à descendre. Montreuil mit son chapeauà la main et lui débita des galanteries -quoiqu’elle ne fût pas sotte, elle n’yentendit goutte, ou plutôt, suivant l’expressionvulgaire, elle n’entendit pas de cette oreille-là.- Montreuil redoubla. - « Tirous de mon chemin »dit simplement la Rambissonne ; alors, le galant voyant que les parolesétaient insuffisantes, voulut user du geste ; mal lui enprit, car la Rambissonne, sans lâcher son sac deblé, prit Montreuil par le cou, le souleva comme une plumeet tout tranquillement, le jeta par la trappe du grenier. Il tomba dansla route, aux pieds de Chapelle, qui le reçut enéclatant de rire. Je ne vous ai conté cette histoire de la Lucrècenormande, plus habile que la romaine, puisqu’elle se tirad’affaire avant l’irréparable et sans lesecours du poignard, que pour réhabiliter les dames de monpays. Franchement votre héroïne fut si volage,attelant pour le moins à trois, le Chevalier, Buquet etChauvel, que sa légèreté jette sonmauvais vernis sur nos aïeules. Dieu merci, ellesn’en étaient pas toutes là,à côté de la galanterie, il y avait dela vertu et de la robuste. Ne la passons point sous silence. Ne virtutes silecentur,dit Tacite, qui parle avec sobriété, maistoujours d’or. * * * Tacite eut jugé indigne de son stylet les personnages de matroisième histoire. Mais Balzac les eut crayonnésavec amour. C’étaient deux bons hobereaux, quin’avaient rien oublié, pour la raisonqu’ils n’avaient jamais rien appris. Appelons-les,le vicomte des Marettes et le baron du Hamel-Douillet ; ils ontvécu âgés, leurs descendants respirentpeut-être encore, soyons prudent. Dans leur prime jeunesse,ils avaient arboré la cocarde blanche, suiviFrotté, Commarque, d’Hugon etc. Ils avaient faitcela, pour l’amour de Dieu et du Roi, sans doute, mais aussi,parce que c’est toujours amusant, à vingt ans, decoucher à la belle étoile, en pleineforêt, parce qu’il n’est pas sans charmede se tapir derrière une haie dans l’attented’un ennemi, parce qu’enfin il est toujoursréconfortant de se battre. Ilss’étaient donc battus de tout coeur,jusqu’au jour où la mort de Frotté,leur fit poser les armes. Encore ne les posèrent-ilsqu’à demi et essayèrent-ils detirailler encore à la dérobée. Mais lejeu devenait inutile et dangereux ; l’empires’affermissait par la victoire, le roi gardait le silence, etma foi nos deux héros revinrent en leursgentilhommières fort endommagées par laRévolution. Ils enrageaient de concert aux triomphes deBonaparte ; ils auraient voulu le haïr, mais dans letréfonds, ils admiraient son génie. - «C’est une canaille, disaient-ils, mais tout de mêmeun rude lapin ». Hélas le rude lapin finit un jour sous les pattes du renardanglais, et ce fut la Restauration. Tout d’abord le baron etle vicomte exultèrent : le jour où le roi rentraà Paris ils se prirent les mains, pleurèrent etdirent en même temps : « Cette fois, çay est, vive le Roi ». Mais ilsdéchantèrent. Ils apprirent que le souverainprenait pour ministre le fameux Foucher. «Comment le ducd’Otrante, tout couvert du sang de notre amid’Aché ! ». Ils firent la moueméprisante des dupes. S’ils ne perdirent point lafoi et ne renièrent pas leur passé, ilsn’eurent plus qu’un amour médiocre pourLouis XVIII. Ils se surprirent même, tous les deux un beaumatin fredonnant des couplets peu respectueux pour la personne royale.Des Marettes chantonnait : « Vive Henry quatre Vive ce roi vaillant Quatorze et quatre N’en feront pas autant. et ma foi entre ses dents de loup Du Hamel d’Ouilletmâchonnait : « O le bon roi qui nouscoûte un milliard C’est payer cher quatre quartiers de lard. Comme s’ils avaient blasphémé tous lesdeux, ils s’arrêtèrentscandalisés l’un par l’autre, il y avaitde quoi. Puis ils se souriaient avec mélancolie. De leursefforts que leur revenait-il ? Rien. mais ils avaient cette chose sidouce, « le Souvenir » et voici qu’ils semirent à se narrer l’un l’autre leurscommuns exploits. C’étaient des « Te souviens-tu, vicomte! - « Et toi, baron -as-tu mis en mémoire ?» à n’en plus finir.L’épisode qu’ils narraient le plusvolontiers c’était le jugement et la mort deFrotté, auxquels ils avaient assisté, impuissantset navrés, déguisés en paysans, perdusdans la foule. - « Tu te rappelles, comment durantl’interrogatoire, Frotté flétritfièrement l’odieux Guidal ? - « Parbleu, vicomte, s’il m’en souvient.Et quand les juges allèrent aux opinions, notre chef demandaà boire, - on lui apporta du vin. - « Il remplit les verres de Commarque, d’Hugon etde Verdun, puis il dit : « Messieurs, au Roi ». - « Au roi, répondirent les autres d’unemême voix, ce fut un toast splendide, comme leshéros antiques, les compagnons burent etbrisèrent leurs verres. - « Oui mais, un quart d’heure après,ils étaient condamnés à mort et on lestraînait au supplice. - « Hélas sinistre convoi que celui-là.» - «Sinistre, mais glorieux ; un peloton nombreux lesentourait, une musique du diable leur jouait le «Çà ira ». Frotté marchait aupas, tête droite, comme à la parade. Toutd’un coup il s’arrêta : «Comment, lui fit Commarque, vous perdez le pas, Frotté !» - « Excusez, cher ami, c’est de lafaute à cette sacrée musique. ». - « Ce fut hélas, sa dernière parole,car bientôt les bleus le fusillèrent avec sescompagnons, ils tombèrent sans défaillance auxcris de « Vive le roy » - non point morts ducoup… car il fallut les achever par terre. » Chaque jour que Dieu faisait, ou peu s’en faut, les deuxchouans se racontaient cette tragique et sublime histoire. Ils la racontaient non seulement au coin de leur feu, mais encorepartout où ils allaient, et notamment au marchéd’Harcourt, le mardi. Pour rien au monde, ilsn’eussent manqué le rendez-vous qu’ilsse donnaient pour ce jour-là, au « Caféde la Halle ». Ils s’asseyaient à lamême table que le père M***… un vieuxdébris de l’Empire avec lequel, choseinouïe, ils sympathisaient. On les voyait tous les troisfraterniser autour d’un pot de « grosbère » et de quatre sous de marrons : Chouans etbleus trinquant avec cordialité. Spectacle plus bizarreencore, les deux hobereaux écoutaient pieusement ce vieuxgrognard, lorsqu’il contait éternellement labataille d’Austerlitz, où il avait perdu la jambe.Sans doute, ils ne pleuraient pas tout à fait, lorsque lepère M*** éclatant en sanglots finissait surl’immortelle proclamation… et il vous suffira de dire,j’étais à Austerlitz, pourqu’on réponde « Voilà unbrave » mais tout de même, ilstiraient leurs mouchoirs et s’essuyaient furtivement lesyeux. Le père M*** d’ailleurs rendait lapolitesse, il écoutait de bout en bout la « mortde Frotté et manquait rarement de conclure. « C’était un chouan,pardié vère, mais, diable m’emporte, iln’était pas couillon ! ». O le beau tableau que celui de ces trois vieux héros quiavaient lutté sans profit dans les camps ennemis et quirendaient une réciproque justice à leur bravoure.Spectacle bien Français après tout. Car pourvuque chez nous on ferraille, qu’importe pour qui : leFrançais verse son sang pour Jacques ou Jean, le roi, larépublique, l’empereur, il s’en moque.Il lui suffit de faire de beaux gestes, qu’il pourra raconteraux dames, ou simplement aux amis, dans le cabaret, et avec cela il estcontent. Parfois les choses se gâtaient. On entamait la politique etalors l’accord parfait n’existait plus - des motsgrondaient comme des tonnerres - ils échangeaient desparoles regrettables qui jetaient pour un temps du froid entre lesconvives. Etait-ce la faute de ces gens de coeur, non, maiscelle de nos grands crus de cidre qui cassent en un rien de temps, lesplus solides têtes. A part cette hebdomadaire débauche, le vicomte et le baronfuyaient le monde. Ils chassaient ensemble du lever del’aurore à la chute du jour. Ils avaientinventé cela pour tuer les heures. Consciencieusement ilsarpentaient les landes, élevaient des riquets qui lesruinaient, tuaient des lièvres qui leurrépugnaient et se bottaient de rhumatismes àl’affût des bécassines. La chasse,c’est l’image de la guerre : pour eux elleétait le souvenir et la consolation… Un doux soir d’automne, l’automne, cette saison siattachante chez nous, et qui tombe, « comme un fruitmûr dans la corbeille du temps », ilss’en revenaient tous les deux rompus de fatigued’avoir depuis le matin, poursuivi un chevreuil.L’air détiédi leur apportait le parfumdes sarrasins coupés et aussi des feuilles rousses deschênes qui commençaient de mourir. Mais ces hommesrudes n’étaient point sensibles à lapoésie et si la mélancolie de leursâmes s’harmonisait avec la tristesse ambiante de lanature, c’était parfaitement à leurinsu : ils allaient, traînant leurs pieds, les chiensn’en pouvaient et l’on sentait qu’unechose morne, « La bredouille », pesait sur chacun.Ce fut des Marettes qui rompit le silence. - « Nous voilà harassés comme au soird’une bataille, mon vieux du Hamel, gémit-il danssa barbe grise. - « Oui, reprit l’autre, mais non point, aussicontents. - C’est vrai, pourtant que nous manque-t-il. La chasse et laguerre, même tabac au fond. - Non, mon vieux, non. - Pourquoi ? - Je n’en sais rien… Puis ils continuèrent leur chemin sans mot dire ; au boutd’un moment des Marettes reprit : - Je vois maintenant ce qu’il nous manque à lachasse. Ce n’est pas l’émotion, si tuveux, c’est autre chose ! - Et quoi donc ! - Le frisson du danger… - Qu’est-ce que tu veux dire par là ? - Je veux dire qu’il n’y a rien de plus enivrantque de courir un danger, un vrai danger et d’ensortir… Oh ! se dire qu’on va peut-êtredans une seconde recevoir une bonne balle… entendre lesplombs chanter à vos oreilles et respirer la poudre qui vousvêt comme un nuage… voilàl’ivresse de la guerre… La douche de plomb, oh !vieux, que c’est bon, que c’est bon… - Des Marettes, mon vieil et excellent ami, tu es fou. - Je le nie pas, mais fais-moi un plaisir. - Je veux bien. - Eh bien, j’irai devant et tu me tireras dessus. - Hoh !. - Oh pas tout près, bien entendu, et pas dans la figure,ventrebleu ! je ne tiens pas à gâter mon miroirà demoiselles, mais à distance pour quej’accuse le coup seulement, et dans le dos, tum’entends, dans le dos. Il ne dit pas dans le dos, ce vieux réaliste de DesMarettes, il dit un autre mot, un mot qui ferait, de voluptéÉmile Zola se retourner dans sa tombe. Mais jen’aime point Zola et ce mot je nel’écrirai pas… Ma foi le programme fut de tout point exécuté, duHamel tira dans cette nouvelle, étrange, mais receptiblecible… Il eut même une seconde de trac. Lafumée lui cachait son ami, et puis on ne sait jamais. Maisil fut bientôt rassuré « Ah ! parfait,mon ami, cria des Marettes joyeux, tu as visé commeà vingt ans. Il y a même un plomb qui apénétré, il y a une goutte de sang,j’en suis sûr. En véritéj’ai cru que j’y étais encore et quec’était pour de vrai. Ah ! la douche de plomb,çà regaillardit, c’est bon. Et tout deux rajeunis par illusion, vivant à nouveau lepassé, regagnèrent en chantant leurdemeure… cependant que le crépusculetrès doux et très lent, venait, oubliant auxcimes des arbres des banderolles de brume, si blanches etténues, qu’on eût dit les cocardes deschasseurs du Roi… |