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GAUMENT, Jean & , Camille :  Contes normands(1935).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (05.IX.2008)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe etgraphieconservées.
Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 1002) des Contes normandes publiésà Rouen chez  Defontaine en 1935 avec une préface de AndréMaurois et des dessins de Raymond Dendeville.

Contesnormands
par
Jean Gaument & Camille Cé

~*~


PRÉFACE

Les hasards de lavie peuvent contraindre un homme à vivre loin des lieux où il passa sonenfance. Il ne peut faire que les premiers paysages qui se réfléchirenten ses yeux ne demeurent pour lui les plus précieux. S’il m’est permisde citer mon propre exemple, il est rare aujourd’hui que je vienne àRouen, à Caen, à Elbeuf ; pourtant je puis encore dire en toutesincérité que la Normandie m’a enseigné presque tout ce que je sais dela vie. Sur un livre qui décrit le Midi, ou la Touraine, je metromperai parfois lourdement, mais il suffit qu’un roman se passe enNormandie pour qu’aussitôt je trouve en moi un juge infaillible etsévère. Là je reconnais le faux du vrai, parce que j’ai vécu le vrai.C’est pourquoi j’ai peut-être le droit de dire avec certitude au seuilde ce livre de contes que je le trouve émouvant et fort.

J’en ai nonseulement le droit mais le devoir, parce que l’un de ses auteurs vientde mourir, que je l’ai bien connu et qu’il était mon ami. Que de fois,au temps où je vivais à Elbeuf, j’ai vu entrer dans mon bureau JeanGaument. Sur ma table, parmi les échantillons et les papiers, il posaitson large chapeau de feutre, puis il caressait sa longue barbetolstoïenne et nous parlions. J’aimais son langage ; j’y trouvais cettedouble saveur, rare et plaisante, que produit le mélange d’une grandeculture et d’une vie volontairement restée proche du peuple. Il avaitun goût littéraire juste et fin ; il fit une année sur les grandsclassiques un cours qui enthousiasma ses auditeurs ; mais, suivant latradition même de ces classiques, il voulait chercher les sujets de seslivres non « parmi les crocheteurs du Pont au Change », mais parmi les« soleils » du Pont Boïeldieu, ou parmi ces petits bourgeois deNormandie dont il connaissait si exactement le vocabulaire et leshabitudes.

Camille Cé, surtoutes ces choses, était en accord avec lui. Souvent j’interrogeaisGaument sur leur collaboration. Le travail de l’écrivain me paraît cequ’il y a au monde de plus individuel et je n’ai jamais compris quel’on pût collaborer. Mais il me répondait avec bon sens qu’il en est dece mystère comme de tous les autres, qu’il est simple pour ceux qui ensont les acteurs et que la possibilité de marier deux esprits se prouvecomme toute action en agissant. Il avait certainement raison, carl’accord entre les deux auteurs est ici tellement étroit que le lecteurle plus attentif ne peut découvrir les joints de la maçonnerie, ni lesnuances de deux styles.

C’est une heureuseidée, pour élever à la mémoire de Gaument un monument durable, qued’avoir réuni et un beau livre ces contes normands. Ils montrent desaspects très divers du talent de Gaument et Cé. Les Rouennais yretrouveront tous les décors familiers de Rouen, la Foire Saint-Romain,la rampe noire et morte de Beauvoisine et le vieux bandagiste de la rueGrand-Pont qui s’est retiré sur les hauteurs de Bihorel. Mais lesfermiers y sont aussi vrais que les gens des villes ; des histoirescomme Le Rebouteux, La Nouvelle Heure eussent enchanté Maupassant.

Car elles sont àla fois divertissantes et profondes. Il y a chez Gaument et Cé un arttrès délicat de la satire suggérée plutôt qu’exprimée. L’Hommequi salue est unetendre et amère peinture du caractère « bourgeois » du mendiant. Lesportraits du conservateur et du radical normand qui se trouvent audébut de La Saint-Romain m’ont rappelé mille souvenirsdes temps d’élection en nos pays.

Je ne sais si l’ona assez indiqué les deux traits qui, selon moi distinguent, enlittérature, le Normand des autres Français. Le Normand aime lesromans, les contes ou les drames bien construits, solidementcharpentés. Qu’il s’agisse de Corneille, de Flaubert, de Maupassant,travail de Normand, est, avant toute autre qualité, « de l’ouvrage bienfaite », comme disaient les ouvriers elbeuviens. Ensuite, peut-êtreparce qu’il est voisin et conquérant de l’Angleterre, le Normandpossède, ce qui manque totalement à d’autres provinces, « un sens del’humour ».

Je retrouve chezGaument et Cé les deux traits. Leurs contes sont solides, leur humeurimpassible et secret. Lisez Le Passeur ; il faut être du pays pour encomprendre tout le comique. Mais, comme chez Dickens, l’humour chez nosauteurs n’étouffe pas l’émotion. Le portrait du Grandoncle Casimir est unadmirable exemple de dosage précis des deux ingrédients.

Nul ne peutdécrire une société s’il n’en possède parfaitement le vocabulaire.Gaument et Cé là-dessus sont bien ferrés. Leurs phrases de patois sontpures et correctes. J’aime qu’ils aient noté ces vieux mots de Rouenqui sont des survivances classiques. Le grand oncle Casimir dit de sonneveu, collégien : « Tu es bien montré… Si j’avais été montré commetoi… » Cela veut dire : « Tu reçois une bonne éducation… » Il fautremonter, je crois, à Molière pour trouver la phrase dans les livres.

Je ne voudrais pasterminer cette préface sans dire tout le bien que je pense des dessinsde Dendeville. Ils sont simples et vrais. Ici l’illustrateur, comme lesauteurs, ne dit que ce qu’il sait. Aussi le dit-il à merveille.

André MAUROIS.


LA SAINT-ROMAIN


A la mémoire de Ch.-Th. Féret.


HECTOR était rouge ; Alcide était blanc.Quand Hector avait bu un verre de trop, il criait : « Vive laRépublique ! » Au deuxième litre de gros cidre, Alcide criait : « Vivel’Empereur ! »

Alcide ne savait pas très bien à quel empereur il souhaitait longuevie, et Hector ne savait pas très bien quel espèce de bonheur laRépublique lui apporterait. Mais Alcide savait que les rouges étaientdes partageux, et Hector savait que les blancs étaient des jean-foutres.

Ils savaient aussi qu’ils étaient frères, le hasard leur ayant donné lamême mère et peut-être le même père ; une mère qu’ils n’avaient pointconnue, un père qui avait oublié de les reconnaître.

Parce qu’il y avait dans la chapelle de l’orphelinat un petit poêle defaïence blanche qu’on n’allumait jamais, Hector gardait de la messe dumatin le souvenir révolté d’une prison glaciale, et de la même messe dumatin, Alcide gardait le souvenir d’un paradis un peu froid où l’onpeut rêver qu’on a chaud.

*
*   *

A onze ans, on est d’âge à gagner sa vie. Comme Alcide, l’aîné, étaitbien vu des bonnes soeurs, on l’avait placé dans une ferme où la vieétait douce pour les enfants. Il ne se levait qu’à six heures en hiveret à quatre en été. Aux fêtes carillonnées, on le soûlait comme unegrive pour faire un brin rigolbocher les grandes personnes.

Quant il partit pour tirer ses sept ans, le maître, qui était un bonmaître, lui donna une pistole. Quand il revint, ayant laissé en Algériedeux doigts de son pied gauche, la maîtresse, qui était une bonnemaîtresse, le régala d’une cuite soignée. Puis, boitillant, et un balaisur l’épaule, il fit le tour de la table en chantant la Casquette dupère Bugeaud.

Devenu valet d’écurie, Alcide se faisait des mois de quinze francs. Ildépensait dix sous pour son tabac, un petit écu pour sa partie deboules, le dimanche, et il mettait le reste dans un coin du coffre àavoine dont il avait la clef.

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*   *

Hargneux et gringalet, Hector avait fait, à vingt ans, toutes lesusines de la vallée, depuis Darnétal jusqu’à Barentin. Il avait faitaussi tous les caboulots où l’on fichait à bas le Badinguet, laprêtraille et toute la sacrée boutique. Homme de cour, dans lesfilatures, il ouvrait la grand’porte aux camions, donnait de la gueulepour faire démarrer les chevaux et crachait dans ses mains quand lesouvriers déchargeaient les lourdes balles de laine.

Cependant, une espèce de mariage derrière l’église l’avait un peuassagi. Sa particulière tenait serrés les cordons de la bourse, et iln’était point facile de la rouler. C’était une vaste commère, aimablecomme une poignée d’orties, et qui, après avoir dans sa jeunesse pasmal rôti le balai, avait pris sur le tard le goût des distractions oùl’on ne s’arsouille point. Tous les dimanches, elle rasait elle-mêmeHector, l’engonçait dans un faux-col raide, le couronnait d’unecasquette de drap d’Elbeuf, et le conduisait, comme un chien en laisse,faire un tour en ville : rue de la Grosse-Horloge, rue des Carmes etpetite Provence.

Au bout de quelques années, l’habitude de s’ennuyer à heure fixe, unefois par semaine, devint pour Hector un plaisir distingué. Son âmerestait républicaine, mais les coins s’arrondissaient. Il glissait à delâches concessions. « L’Empire est une saloperie, mais ça n’est pas detout chambarder qui fait marcher les affaires ! »

Une passion d’économie remplaça subitement la passion des petitsverres. Hector thésaurisa. Il acheta dix francs de rente, l’année del’Exposition. Sa bourgeoise, de son côté, se priva, fit des ménages, secreva de besogne et rêva d’un petit fonds de commerce.

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Au premier billet de mille, ils achetèrent, payé comptant, le chalet denécessité du boulevard Beauvoisine. Mme Hector, qui avait du goût, fitajouter une aile : un cabinet réservé qu’elle meubla d’un bout de glaceet d’un porte-serviette. Lavabo : dix centimes. Le luxe se paie. Uncoup de peinture brun clair sur la façade, des rideaux blancs à lafenêtre, et la maison prit un petit air engageant : si vous n’aviezqu’à moitié envie, vous vous laissiez tenter.

Pendant les quatre semaines de la Saint-Romain, on gagnait tout cequ’on voulait. Les jours de presse, Hector aidait sa bourgeoise etmettait la main à la pâte. Affables et empressés, ils coupaient dupapier et calmaient d’un sourire les impatients qui attendaient leurtour en trépignant d’angoisse. C’étaient de pénibles journées, maisvers minuit, quand on faisait la caisse et qu’on fermait boutique, lecabas de Mme Hector était trop petit pour contenir tous les gros sous.

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Le lundi de la Toussaint 1868, il arriva qu’un richard en blaude àliserés blancs, s’étant laissé pousser dans le lavabo à dix centimes,s’en échappa aussi brutalement qu’un diable hors d’un bénitier. Ilbraillait à tue-tête qu’on avait voulu le filouter, que c’était tropcher de plus de moitié et qu’il aimait mieux se retenir un brin enattendant qu’une place à un sou fût libre. La douleur, cependant, luivrillait les entrailles. Il serrait ses lèvres rasées, et sous lablouse, il enfonçait de son poing rude son ventre hurlant.

Cette héroïque leçon d’endurance et d’économie rurale rappela tout àcoup à Hector qu’il avait un frère à la campagne. Il retrouvapéniblement son prénom dans sa mémoire et conclut qu’après tantd’années écoulées, Alcide devait avoir un magot rondelet. S’il était,par chance, demeuré vieux garçon, c’était à son cadet d’hériter de lui,un jour à venir. La chose valait qu’on y pensât. Hector s’informa : «Vous n’auriez pas connaissance, des fois, d’un nommé Alcide ? » De filen aiguille, il trouva le nom du pays et le nom du fermier. C’était ducôté de Préaux, et le maître s’appelait Heurtevent. Hector lui envoyaun mot d’écrit et mit un timbre pour la réponse. Heurtevent, poste pourposte, lui fit assavoir qu’Alcide était un bon serviteur qui avait poursûr quelques sous de côté. L’affaire étant ainsi emmanchée, Hectorinvita son frère à venir manger la soupe avec eux, le dernier dimanchede la Saint-Romain, rapport qu’il y a ce jour-là moins de cassement detête dans le métier.

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Pour être sûr de s’éveiller avant le chant du coq, Alcide se couchaavec le soleil. Dans l’écurie tiède, allongé sur sa paillasse, ilécouta passer les heures : au tournant de minuit, la jument grise seréveille et tape dans le bas-flanc ; quand la chouette enrouée cesse deululer et que les souris s’arrêtent de grignoter le bois du coffre,c’est que les étoiles commencent à pâlir dans le ciel glacé d’hiver.

Alcide, pour la première fois de sa vie, ne peut fermer l’oeil. Deschoses sans queue ni tête sonnaillent dans sa caboche. De vieuxsouvenirs d’enfance qu’il croyait perdus défilent en galopant. Ils’applique gauchement à imaginer les traits de ce frère qu’il neconnaît pas. Par instants, il lui vient des rages de parler à perte devue, comme si Hector était là déjà pour l’écouter. Il lui racontel’affaire du jour où le Bédouin, d’un coup de son sacré vieux sabre,lui a coupé un bout du pied et le godillot avec… Ils rigolent tous lesdeux à ventre déboutonné ; et Alcide a comme ça tout un chapeletd’histoires à dévider ; toute une pauvre vie qui paraissait vide etqu’emplit brusquement le grand désir d’aimer.

Dans la tête bouillonnante comme une pleine barrique de cidre nouveau,un tas d’idées furieuses poussent autour de la bonde leur mousselégère. Plus il essaie de les calmer, plus les diablesses reviennent àla charge : un bon gueuleton qu’il va payer à Hector… baguenauder aulong des rues, devant les beaux magasins, voir les belles dames quipassent…

La paillasse d’Alcide est rembourrée de cailloux qui lui meurtrissentles côtes. Son porte-monnaie, cousu dans sa chemise, se trémousse commeune bête et lui ronge le coeur. Il est temps, à la fin des fins, de sepayer un peu de bon temps ! A la lueur incertaine du falot d’écurie, ilmet bas son gilet à manches et la chemise de coton rugueux. Le torsenu, il sort dans le froid qui pique et, la tête sous la pompe, râcleles vieux suints. Puis il passe un coup d’étrille dans sa tignasse etlampe à même son bouteillon une rasade de Calvados qui tue le ver etréchauffe les boyaux.

Son panier est prêt de la veille. Il a dedans un poulet de grain,plumé, flambé, tout embroché, et six pommes de canada, grosses chacunecomme les deux poings.

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*   *

L’ombre est si épaisse qu’Alcide d’abord tâtonne en aveugle du bout deson bâton de coudre. Il longe la mare où clapotent des bruits mous,passe au trou de la haie et fait rouler sous ses souliers ferrés lescailloux du raidillon. Passé Quincampoix, un fil de jour se glisse auras de l’horizon. L’aube, née de la terre, monte comme une fumée roseque le vent rabat sur la cîme des arbres.  Alcide,tout-à-coup, heureux de vivre, entonne un vieux refrain de régiment.

A Isneauville, il s’arrête pour casser la croûte et comme il a le coeurgai, il paie à un roulier un sou de café aux trois couleurs. Pendantqu’ils bavachent, le nez dans leur tasse, le matin sec court sur lesplaines, et quand Alcide ressort, le grand air riche de novembre leravigote d’une claque en plein museau. Sur les bords de la route, lesmaisons se rapprochent et s’accotent. De tous les chemins de traverse,débouchent des gens endimanchés dont la foule descend vers la villeprochaine. Son âme accroche au passage toutes ces âmes : « Salut ! lacompagnie ! »

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Comme il n’avait pas revu Hector depuis vingt ans, il le retrouva unpeu forci. Il le trouva surtout autrement qu’il ne s’attendait à letrouver. Si bien qu’à la place de la joie massive dont il s’étaitrégalé à l’avance, il lui fallut se contenter d’une surprise quin’était plus tout-à-fait une surprise.

- Te v’la ?

- Me v’la !

Ils restaient l’un devant l’autre, les bras ballants, et Alcide ayantembrassé sa belle-soeur, s’essuya poliment la bouche du revers de lamain.

Mme Hector vida sur la table le contenu du panier et fut aimable. Elledéplora seulement de ne pouvoir elle-même faire rôtir le poulet : «Vous devez vous y connaître, Monsieur Alcide. Faites-nous un petitfrichti soigné. Moi, faut que je file, parce que le dimanche, dansnotre métier, il y a des gens qui viennent dès le matin ».

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La cuisine était une pièce noire et chaude d’où l’on avait vue sur unmur de briques. Hector montra à son frère le lit cage qu’on ouvriraitpour lui, ce soir, dans le corridor. Puis il bourra le poêle decharbon, et Alcide regretta un peu qu’il n’y eût point de cheminée pourdorer le poulet à la flamme, mais l’autre rigola : « On voit bien quet’es de la cambrousse ! »

Ce croquant lui faisait l’effet d’un bon garçon, pas très dégourdi etqui paraissait un peu choquard. En attendant que le four soit rouge,Alcide, assommé de lourde chaleur, fit un tour dans l’appartement pourse dégourdir les jambes. En trois enjambées de semeur, il arrivait aubout de la pièce, se cognait le nez contre le mur et revenait à l’autremur. Il voulut plaisanter : « J’ai été une fois à la boîte du temps queje faisais mon temps, et ma cellule, fiston, était plus large que toncageot ».

Hector, qui n’avait jamais été soldat, prit la mouche : « Quand on aété en prison, il n’y a pas de quoi s’en vanter ».

A tout propos leurs deux âmes fraternelles s’élançaient ainsi l’unevers l’autre, comme pour se pénétrer, et retombaient vaincues de sentirentre elles tant de choses étrangères.

Pour tout rabibocher, Alcide demanda s’il n’y aurait pas moyen d’allerquelque part s’arroser le gosier d’une bolée de cidre. Hector leconduisit rue Ganterie, dans un petit café comme il faut, où le garçondemandait aux clients : « Qu’est-ce que ces messieurs désirent ? »Hector désira un apéritif compliqué et Alcide, pour s’éviter l’embarrasdu choix, prit la même chose que lui. Il devint bavard et débita plusde mots en un quart d’heure qu’il n’en lâchait d’ordinaire en toute uneannée. A son frère attentif, il confia ses projets. Quand il auraitencore travaillé vingt ans dans sa ferme, il ne serait pas loin d’avoirdevant lui deux cents pistoles bien comptées : une bicoque, un bout dejardin, et le roi n’est pas mon cousin ! Mais une supposition que lebon Dieu lui fasse signe avant l’heure d’aller manger le pissenlit parla racine, Hector saurait où dénicher le magot : « Tu n’aurais qu’àdire au maître : c’est moi le frère, et à demander la clef du coffrepour remplir ta pouquette ».

L’alcool et l’émotion lui faisaient le coeur mou ; le grand air de larue le ragaillardit. Ils remontèrent les quatre étages, mirent dans lepanier d’Alcide le poulet charbonneux, les pommes de canada et un livrede vin ; puis ils allèrent rejoindre Mme Hector.

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De midi à deux heures, le boulevard était quasi désert et le chaletchômait. Ils s’empiffrèrent sans hâte, chacun mangeant sur ses genoux,autour d’un petit poêle de fonte qui vous cuisait le visage. Au café,on parla politique. Alcide était demeuré blanc et le rouge d’Hector,qui depuis quelques années pâlissait, redevint agressif. Alcide disait: « Nous autres, dans nos campagnes… » Et Hector répliquait : « Lescampagnards, ça n’est bon qu’au cul des vaches. C’est à l’ouvrier desvilles de leur montrer la route du Progrès ! » La discussions’échauffait, quand un client arriva. On baissa la voix, pour ne pas legêner, et dans le demi-silence, on entendait des bruits confus.

Par reconnaissance pour le poulet, Mme Hector permit aux deux hommesd’aller faire un tour à la foire jusqu’à l’heure de la sortie desbaraques. Elle se débrouillerait toute seule, et pourvu que son épouxsoit là pour le coup de feu…

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*   *

Le flot humain les charria de parade en parade. Hector, petit ethabitué à la foule, se faufilait souplement entre les rangs pressés ;mais Alcide, bousculé, se laissait entraîner où le courant le portait.Comme un faucheur qui, du milieu de la plaine, hèle un passant sur laroute, il levait en l’air ses grands bras et, par-dessus les têtes,hélait Hector. Des loustics se fichaient de lui ; d’autres, par blague,lui poussaient leur pépin dans les côtes. Un groupe de blancs becs leharcelant de trop près, il se dégagea d’un coup de reins et se mit enposture de cogner : « J’ veux sorti de d’là d’dans ! » Hector, un peuhonteux, le tira par sa manche et le guida jusqu’au Boulingrin.

Les chevaux de bois hurlaient ; les orgues de barbarie éparpillaientdes cris pointus. Ils échouèrent sous une tente où des buveurs, àchaque table, gueulaient des chansons dont les refrains se heurtaientcomme des coups de poing. Il fallait, pour se faire entendre, braillerplus fort que les voisins, et Alcide renonça à parler. Coincé sur unbanc, et sa figure glabre appuyée au creux de sa large main, ilrevoyait, les yeux à demi-fermés, le clos derrière la ferme, à l’heureoù le soleil allonge jusqu’au ruisseau l’ombre des pommiers.

Et, subitement, il fut pris d’une rage fiévreuse de se payer du bontemps et d’entrer dans les baraques : « Les écus, c’est rond : faut queça roule ! » Ils allèrent chez Bidel, mais toutes ces bêtes ennuyéesn’inspirèrent à Alcide qu’une espèce de pitié triste. Dans un coindédaigné de la ménagerie, il contempla longuement un petit chacalsemblable à ceux qu’il avait vus rôder autour des tentes, quand lacolonne du duc d’Aumale s’enfonçait vers les sables.

Au Panorama, les deux frères s’aplatirent le nez sur les ronds de verrebrouillé. On voyait en raccourci tous les événements sensationnels desdernières années : des bateaux coulaient ; des incendies flambaient ;un assassin découpait en tranches le corps d’une fillette. Alcide enavait la chair de poule, et il souhaita quelque chose de plus gai.Hector proposa le musée de cire, parce que c’était instructif etamusant.

Dans des boîtes noires, il y avait des ventres ouverts, des crânesdécalottés, toute une tripaille sanguinolente qui attirait les deuxhommes pleins d’épouvante et les retenait penchés sur ces boyaux nouéscomme des serpents. Alcide ne pouvait croire qu’on eut tant de saletésdans la carcasse, et Hector qui, d’abord, avait voulu faire le malin,demeurait sans souffle, la plaisanterie collée au bec, comme un mégotéteint.

Pour un petit supplément de cinquante centimes, une vraie femme, envraie viande, le poussa dans le cabinet de Vénus. Quand ils se furentglissés derrière le rideau mystérieux, ils se trouvèrent seuls et àdemi-tremblants dans un monde d’horreur. Un grouillement d’organestortus, monstrueux, souillés de lèpres et de chancres, dansait autourd’eux la ronde macabre des accidents de l’amour. Sur les cuisses d’unenégresse, des tétons vidés pendaient. Alcide, grelottant sous unsouffle empesté, tournait autour des boîtes, s’arrachait de l’une etretombait sur l’autre. Affolé, il voulut fuir et ne retrouva point laporte. La nuit venait ; les souffles rudes de la foule, au dehors,secouaient par instants la toile mince de la loge. Deux médecins entablier de boucher enfonçaient leurs couteaux dans le ventre d’un hommedont la bouche muette criait. Alcide était sur le point de crier luiaussi, mais Hector, plus maître de lui, trouva la force de faire lecrâneur et d’appeler : « Ohé, la petite dame ! Par ousqu’on sort devotre sacré bazar ? »

La dame aux accroche-coeurs huileux vint les délivrer : « Heureusementqu’il y a encore sur la terre des petites femmes propres avec qui onpeut s’amuser sans danger ! »

Elle les fit sortir par une porte de derrière et, dans l’ombre, colléecontre Alcide, elle tâchait de le pousser vers l’énorme voiture bassesur pattes et dorée comme un paradis. « Si le coeur t’en dit, concédaHector, je t’attendrai bien un petit quart d’heure ! » Mais Alcide,tirant sur sa longe, lâcha une ruade à la femelle qui le traita depétrousquin. Et, sans parler, ils revinrent par la rampe Beauvoisine,noire et morte.

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On mangea un morceau sur le pouce dans le chalet encombré. Les clientspressés bataillaient, âpres à ne pas se laisser chiper leur tour ; maisune fois installés, ils en prenaient à leur aise et s’éternisaient dansun bien-être sonore. Il fallait parlementer à travers les portes, etAlcide n’avait pas eu seulement le temps de s’asseoir pour avaler unebouchée que sa belle-soeur le houspillait et le forçait à déloger.

Cependant, elle n’oubliait pas, au milieu de tout ce tintouin, quel’héritage serait un jour bon à ramasser. Parce qu’on n’a rien sanspeine, elle se résolut au sacrifice : « Allez au cirque tous les deux.Vous me retrouverez à la maison sur les minuit, et votre lit, MonsieurAlcide, sera prêt dans le collidor ».


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Devant le cirque, la cohue moutonnante s’allonge entre deux cordestendues sur des piquets. « On va prendre la queue », dit Hector. Desgens, pour se réchauffer, battent la semelle ; d’autres, éreintés, sesont assis sur la bordure du trottoir et, le col du paletot relevé,claquent des dents. Alcide s’assied aussi et regarde la lune geléemonter de branche en branche jusqu’au coupet d’un marronnier noir. Lamasse humaine, par instants, est secouée de longs remous, et la pousséed’un flot nouveau force Alcide à se relever : « C’est pas le marché dela Villette où les veaux vont en charrette ! » Des coudes le marublent,et lui qui, pourtant, n’est pas douillet, souffre mille morts.

Alors, tranquillement, comme un homme arrivé devant une conclusion dontil n’est point le maître, il déclare à Hector : « J’ vas t’ dire unebonne chose, mon fré ; j’ veux m’ n’aller ». - « Tu veux t’en aller où? » - J’ veux m’ n’aller cheux mé ». Toutes les raisons raisonnables del’homme de la ville s’effritent contre ce doux entêtement de simple. -« J’tai vu, mon fré, et j’ sieux bé cotent ; mais à c’ t’ heu, j’ veuxm’ n’aller ». - « Va-t’en si tu veux, croquant, moi je reste ».

Les autres, autour d’eux, pouffent de rire ; mais Alcide, sans rancune,embrasse son frère et, petit à petit, regagne le bout de la file. Aceux qui résistent et lui barrent le passage, il explique bien polimentson affaire, et à ceux qui le traitent de malin de La Bouille, iloppose son invincible bonne volonté de brave homme pas pressé et qui adevant lui l’éternité des jours : « J’ veux m’ n’aller. C’est mon dret».

Pour ne point se perdre au long du boulevard, il avance d’arbre enarbre jusqu’à retrouver enfin le chalet et sa belle-soeur indignée : «Ça n’a pas de bon sens, Monsieur Alcide, puisque votre lit est faitdans le collidor ». Mais il recommence inlassablement son explicationqui n’explique rien : « J’ai r’vu mon fré ; j’ sieux bé cotent, mais àc’ t’heu, j’veux m’ n’aller ». Et Mme Hector ne peut comprendrepourquoi il renonce au plaisir d’avoir du plaisir.

Il est las de repos, las des hommes entassés et de leurs joiesbruyantes ; las de toute la lassitude éternelle des pauvres diables,qui, depuis que le monde est monde, courent par tous les chemins, aprèsdes semblants de bonheur qui sans cesse les fuient.

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Du tournant de la côte d’Ernemont, Alcide regarde une dernière fois laville en fête incendier la nuit. Puis il tourne la tête et il s’en vadroit devant lui par la route silencieuse qui coupe en deux les champsbleuis de lune. Son âme simple n’est point surprise de la beauté deschoses et ne lui est point non plus étrangère. De temps en temps, ilralentit le pas pour jouir plus longuement de la lumière laiteuse quicoule sur la forêt. A partir d’Isneauville, les chiens, du fond descours, reconnaissent le traînaillement de sa marche inégale. Pour rien,pour le plaisir, il se dit tout bas le nom des fermes aux toits dechaume. En passant auprès de la mare des Trois-Ormes, il tapote du boutde son bâton l’eau morte qui commence à geler sur les bords. Et soncoeur, tout-à-coup, s’emplit d’aise, de voir là-bas, dans la nuitclaire, au fin bout de l’horizon, le soc brillant de la charrue dumaître.

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Il a dormi une couple d’heures sur sa paillasse, et au premiercasse-croûte du matin, le maître l’a blagué : « Tu t’en es payé unebosse, Alcide ? » - « Comme ça, comme ça ». - « Qu’est-ce que tu as vude plus beau à la Saint-Romain ? » et Alcide a un peu haussé lesépaules, comme un homme qui vraiment ne sait plus. Mais il a regardépar la fenêtre de la cuisine les feuilles brunes du grand poiriertourbillonner au vent de novembre ; puis il s’est mis à rire, un peubêtement, un peu douloureusement aussi :

« On est cotent de s’ n’aller, bé sûr, on est cor pus cotent d’ s’enêtre rentourné ».



LE REBOUTEUX


A SOIXANTE-HUIT ANS que j’aurai bientôt, le souvenir de mon premierclient me ramène au temps des voitures à chevaux, au temps où lesautres médecins avaient des voitures et des chevaux ! Car je nepossédais alors, pour tout instrument de locomotion, qu’un vélocipède àcaoutchoucs pleins qui ne consentait à prendre un peu de vitesse qu’endescendant les côtes. Et le diable était que pour aller aux « TroisPipes » la côte montait : trois quarts de lieue sous le soleil de juin.

Quand j’arrivai, recru de chaleur et de fatigue, je trouvai le maladecouché en travers du lit et qui beuglait comme un boeuf. Il étaitcependant de l’espèce rude et qui ne se plaint pas pour un bobo, maisces luxations de l’épaule sont terriblement douloureuses.

Si novice que je fusse alors en déontologie, j’avais eu soin d’attraperau passage quelques renseignements sur Maître Honoré Bonnetot.Cinquante ans, veuf et riche, il faisait marcher avec un personnelréduit cette ferme posée sur le rebord du plateau. On m’avait prévenuque j’aurais du mal à lui faire délier les cordons de sa bourse, maisla souffrance avait eu vite fait de travailler pour moi et il acceptad’emblée, sans marchander, ce que je lui proposai. Il n’y avait dureste point de choix et la technique d’une réduction n’a guère variédepuis que les pièces du squelette sont emboîtées de telle sorte qu’unrien suffit à les déboîter… et à les remboîter. Maître Bonnetot avaitd’ailleurs tenté de faire rentrer lui-même économiquement la tête deson humérus dans la cupule de son omoplate ; mais il avait dû yrenoncer, tant le moindre mouvement lui était intolérable.

Sans perdre de temps, je m’attelai à la besogne et je commençai commele veut le manuel, « par la douceur ». La douceur fut sans effet. J’eusrecours à la force. Piété sur le plancher, les reins tendus, la sueurau front, je tirai sur le bras du bonhomme. Peine perdue. Le patient, àbout de souffle, menaçait de tourner de l’oeil. D’un commun accord,nous interrompîmes le jeu. L’affaire prenait mauvaise allure pour maréputation et mon porte-monnaie. Parmi tant de sciences inutiles qu’onapprend à l’école, on avait oublié de m’enseigner celle de cacher monignorance. J’insinuai timidement que je pourrais demander partélégraphe le secours d’un confrère de Rouen. Maître Bonnetot, contremon attente, saisit l’idée au vol, mais non sans la modifier quelquepeu. Il acceptait les frais d’une « consultation », pourvu que le choixdu consultant lui fût laissé ; et il me proposa (il m’imposa plutôt !)le nom d’un rebouteux dont je savais seulement qu’il raflait laclientèle à dix lieues à la ronde.

Je sursautai. L’honneur du corps médical, l’intérêt du malade et lapeur du gendarme s’opposaient à ce que j’examinasse seulement ceprojet. Maître Bonnetot traita mes scrupules de foutaises. Qu’aurais-jeà redouter puisque ce serait censément par hasard, que je rencontreraischez lui le rebouteux ? - « C’est un homme qui sait tenir sa langue.Vous n’aurez qu’à en faire autant : ni vu ni connu, et le profit estpour vous deux ». Aussi bien, la chose était à prendre ou à laisser.

Il y a, dans les débuts de toute carrière, une petite lâcheté (ouplusieurs !) dont le souvenir, à la longue, s’atténue. Je ne voulus passavoir à quelle heure le rebouteux viendrait, mais je me trouvai «censément par hasard » sur son chemin comme il montait aux « TroisPipes » vers la fin de l’après-midi.

En passant à ma hauteur, il arrêta son élégant cabriolet, mit pied àterre et me tendit la main. Il était exactement le contraire dupersonnage de vaudeville à quoi je m’attendais. Il était jeune, pleind’aisance et de distinction, malgré sa mise cavalière et volontairementbohême : lavallière flottante, pantalons bouffants et veste de veloursà côtes.

Je me trouvai gêné, assis dans le cabriolet, à côté de ce singulierrebouteux. Son oeil malicieux parut s’amuser un temps de mon embarrasqui me raidissait dans une dignité supérieure, jusqu’à ce que, lavoiture s’engageant dans un petit bois de chênes, il ouvrit un richeportefeuille et me tendit de mystérieux papiers. Avec méfiance, je lesdépliai et lus avec stupéfaction. Il éclata d’un beau rire de jeunesse.Docteur en médecine, patenté sur peau d’âne et fort légalement investide son jus purgandi, coupendi et tuendi, il avait eu l’idée génialede se faire passer pour guérisseur marron : - « Ainsi, dit-il, laclientèle qui tournait le dos à ma science s’est ruée sur ma feinteignorance. Et tout le monde trouve son compte à ce tour de passe-passe: les malades, les imbéciles et les autres.. parce qu’il n’y a rien,mon cher confrère, à quoi les pauvres hommes tiennent tant qu’aumiracle ! »

Au dernier tournant de la route, j’aperçus ma victime sur le seuil desa porte et qui gesticulait joyeusement de ses deux bras. Je n’enpouvais croire mes yeux et je ne me fiai guère plus à mes oreillesquand je l’entendis nous crier de loin ces mots dépourvus de sens : «L’échelle ! L’échelle ! » Toutefois, il était parfaitement clair qu’iln’avait plus besoin de nos services et je commençai à redouter dejamais voir la couleur de son argent.

Cependant, le rebouteux sauta de voiture et prit tranquillement laparole en homme qui connaît le fort et le faible des âmes : - « MaîtreBonnetot, vous avez raccommodé votre épaule, comme c’était votre droit,en vous suspendant aux barreaux d’une échelle. Le procédé est classiqueet, puisqu’il a réussi, nous dirons qu’il est bon… »

Le fermier riait à pleine barbe. Le rebouteux continua :

« Outre qu’il y a eu de votre part exercice illégal de la médecine,vous n’en devez pas moins, à monsieur et à moi-même, le montant del’opération, soit cinquante francs. Vous êtes parfaitement libre derenier votre dette, mais, en ce cas… » Il posa sur l’homme un regard desorcier… « avant que nous ayons regagné la vallée, votre épaule seredisloquera et cette fois pour toujours.

Maître Bonnetot, tremblant de peur, alla quérir dix pièces de centsous. Le rebouteux en prit huit et m’en donna deux.

J’ai fait depuis, avec des as du bistouri, des dichotomies moinsavantageuses.



L’HOMME QUI SALUE


IL ÉTAIT auguste, ce vieillard. Calme penseur, il avait compris quetout travail est ingrat et qu’on peut vivre, si l’on est raisonnable,du trop-plein de ceux qui regorgent. La vie n’est triste que pour lespauvres qui sont bêtes ; la rue est belle et la vieillesse est doucepour les malins. Le tout est de savoir s’y prendre. Le grand secret ence bas monde est d’être poli. Les puissants aiment les politesses et laplatitude des humbles.

Il avait eu des revers dans le temps, vers 1892. Les hommes l’avaienttrompé, sa femme aussi. Petite, maigre et toussotante, celle-ci faisaitdes ménages dans le quartier Saint-Julien, à Caen, et le vendredi, àSaint Sauveur, elle vendait des jarretières et de la dentelle à un soule mètre. Cette feignante là gagnait à peine de quoi le faire vivre.

Lui, las d’aller chercher de l’ouvrage, vendait dans un parapluie rougedu papier à lettres, brodé de myosotis, enluminé d’hirondelles, ou descartes comiques pour le poisson d’avril : têtes de veau ou têtes decornard. Seulement il était faible de la poitrine, ce qui l’obligeait àaller prendre de temps à autre un sou de café bien chaud à la carre dela rue de l’Odon. Il allait encore, des jours, aider Ernest à fendre dubois ou à piler les pommes ; mais, étant tous deux délicats de santé,ils éprouvaient le besoin de se remonter avec une moque de gros bère etune platée de grosses tripes chez la mère Picodeau, qui les faisaitbonnes. Un homme ne peut tout de même pas se tuer. Le dimanche, enchemise de couleur et en paletot jaune, il faisait le zigoteau, surtoutà la foire Mirlourette et aux assemblées de Vaucelles.

Mais un beau soir, sa carogne d’épouse tarda à lui rapporter sesvingt-cinq sous ; il l’attendit d’abord en tambourinant sur sonassiette de caillou, puis en grignotant un reste de petit salé, puis endéfonçant de rage le placard ; elle ne revint pas ce soir-là, ni lelendemain ; Madame avait disparu avec un grand en peau de bique,Gadouleau dit Biscuit, parce qu’il vendait sur le marché Saint-Sauveurgauffrettes et macarons dans les boîtes de fer blanc : il n’y avait dechance que pour ces Marie-couche-toi-là !

Une sorte de découragement l’avait saisi, un immense dégoût du travail,un inexprimable mépris de tout. Il était « futé ». Elle avait brisé sacarrière !

Il baguenauda un temps sur les quais, mais on ne vit pas de soleil etd’eau claire. Il se laissa enfin embaucher pour décharger le minerai ;c’était dur, humiliant, mais il gagnait ses cinquante sous, il pouvaitse payer un tas de douceurs, des tripes, du calvados ou de la terrinée…Seulement, à des métiers pareils, on s’use comme des forçats, on vous ades airs de Peau-Rouge. Et puis, il n’était pas né pour cette sociétéd’arsouilles. Par un sentiment de dignité, il lâcha le minerai pour lebanneau.

La pelle sur l’épaule, nonchalamment, en père Peinard il suivait lechar débordant de papiers gras, de fanes et de côtes de melon ; àchaque monceau d’ordures, il beuglait : « Ouâ » à la rosse fourbue quifaisait halte ; poussait d’un coup de pied le tas sur la pelle, lançaitun : « Ahi » et ils repartaient, le cheval, le banneau et l’homme,paresseusement dans les ruelles tortueuses dont le soleil matinaljaunissait les lucarnes. Un petit bonjour en passant au laitier dans sacarriole, au boucher sur sa porte, aux couvreurs sur le toit.

C’était le bon temps ; ç’avait duré un été ou deux, mais l’hiverc’était trop dur, la boue, c’était trop sale. Alors, il s’était mis àvendre sur le « Marché aux puces » de vieilles lampes, des tableauxcrevés, quelques nippes crasseuses ; il somnolait sur une chaise à côtéde son assiette de fricot et de sa petite bouteille. Quelquefois, lesgouttes de pluie le réveillaient, alors il se soulevait, couvrait sa «peuffe » d’une vieille bâche, et courait s’abriter chez Vavasseur, enface, pour trinquer et culotter des pipes avec les cochers deSaint-Pierre. Mais l’un d’eux ayant dévoilé ses infortunes conjugales,on ne lui demanda plus que des nouvelles de Mme Gadouleau et de sesbiscuits. Froissé, il déserta et le café Vavasseur et le « Marché auxpuces ». Il essaya de crier des fromages dans les rues, mais lesLivarot lui tournaient le coeur.

Il traîna la savate pendant un mois, revendant des peaux de lapin àDésiré, de la rue Froide. Dépenaillé, il expliquait une fois à Poulot,l’homme-sandwich des « Folies Caennaises », sa grandeur défunte : «Oui, mon vieux, tu me croiras si tu veux, mais j’ai eu melon, j’ai eupardessus, j’ai eu falzar, j’ai eu tout ! » Et Poulot de s’émerveiller,les yeux ronds.

Par bonheur, un poste vacant s’offrit : celui de Mimiche, l’idiotbaveux à l’entrée de la Prairie : c’était un métier aimable, maisréclamant du tact et de la souplesse ; il s’agissait, du fond d’uneétroite guérite, d’ouvrir à l’aide d’une longue corde, la barrièreblanche aux promeneurs ; pareil au marinier qui hâle vivement l’amarre,il fallait le voir ramasser la corde d’un coup de main preste, lesourire sur ses lèvres de vieux faune ; les timides se croyaientobligés d’acquitter ce prétendu droit de péage. Il faisait un bout decausette avec celui-ci ou celui-là, qui le mettait au courant deschoses, puisqu’il vivait en ermite, loin des bruits de la terre.

Un matin, il revit Ernest, devenu camelot ; en passant par Lisieux ilavait aperçu, au milieu du marché, sous une belle tente de toile, safemme, plutôt forcie, avec son monsieur en peau de bique, quirigolaient au milieu des croquignoles. Leur commerce avait l’airprospère, elle ne s’ennuyait pas. Alors, il tapa du pied de rage : «Tout pour ces traînées là, donc ! » et cracha par terre. Il avait commeun écoeurement. Il comprit enfin le néant de l’effort. Il s’était assezéchiné pour la société : à Dieu maintenant de le nourrir !

Dès lors, il se jeta à corps perdu dans la religion : il assistait à lagrand’messe, aux vêpres, au salut ; les prêtres en quêtant letrouvaient à genoux, la tête grise humiliée, sous les grandes orgues ;le samedi, il se cramponnait à la soutane de ces Messieurs et leurdéroulait la litanie de ses malheurs sur un ton pleurnichard : ilvoulait travailler pour l’Eglise, pour le bon Dieu.

« Vous pourriez peut-être aider le père Tintin à sonner les cloches ? »

« Alas ! j’ai pu ni bras, ni jambes, mon pauvre cher Monsieur ! » - «Ou bien cirer la sacristie… » - « Je suis tantôt mort, monsieur l’Abbé! » - « Vous pourriez tout de même épousseter les prie-Dieu et, ledimanche, vendre la Semaine Religieuse ? »

- « Merci à genoux, vous êtes bon comme le bon pain, vous verrez si cesera propre et tout. »

Tout alla bien l’hiver ; l’église, c’est comme une poule qui tient sespoussins au chaud quand il gèle. Mais quand le soleil d’avril perça lesverrières, à rester tout le jour dans la pénombre froide, il s’ennuyaitet bâillait à se décrocher la mâchoire. Il essaya de lire la « SemaineReligieuse », mais s’endormit dessus, et parfois en rôdant par lesbas-côtés de la maison du Seigneur, il jurait des N… d… D… à faire fuirles bigotes en bonnettes, marmottantes dans l’ombre des chapelles.

Il avait soif de grand vent : aux premiers jours de mai, il donna à M.le Vicaire un prétexte poli et lâcha là ses prie-Dieu et sesbondieuseries.

Il retrouva les gaietés et l’air vif de la rue. Dans le Vaugueux, surun tas d’ordures, un matin, il ramassa une vieille hotte, il sel’attacha au dos avec des ficelles et s’en alla, se dandinant, sefaisant vieux, chancelant ; il sonnait aux portes bien pensantes etdemandait d’un air mourant si des fois on n’aurait pas des courses àlui faire faire ; devant cette ruine branlante qui se serait écrouléesous le poids d’une bûche, la bonne pitoyable allait prévenir Madame etremettait une pièce, un quignon de pain : ça réussit un temps, puis lesportes lui claquèrent au nez. Un beau soir, las de sa hotte, il lareflanqua d’un coup d’épaule sur le tas d’ordures.

Il avait compris sa vocation, en contemplant son reflet dans le miroird’une flaque : sa barbe blanche et ses cheveux ruisselaient en largefleuve : il était majestueux et sale comme un prophète.

*
*   *

Par les quartiers opulents des hauteurs, loin des boues populaires, ilalla désormais, pensif, tel qu’un roi dépossédé. Il n’exerçait plus deces métiers de gueux, comme ce Pouettre qui pousse une boîte à savonsur roues, où, pêle-mêle, sur une litière d’os et de peaux de lapins,dorment de petites loques humaines, tandis que la femme saoule et samarmaille l’escortent de rauques aboiements.

Il ne glapissait point de complaintes aux carrefours, ne distribuaitpoint d’horoscopes bleus ou roses prédisant à Eugénie la blonde unmariage cossu avec le beau Polyte qui frise au fer. On ne l’entendaitpoint moudre sur un orgue barbare : « Connais-tu le pays où fleuritl’oranger ? » On ne le voyait pas exhiber, à l’instar de ces mendigotsbéquilleux une patte de crabe ou un moignon, ficelé au bout, comme unsaucisson sanglant. Il dédaignait ces simulations vulgaires du farceurhier aveugle, aujourd’hui cul-de-jatte. Il ne tendait pas une mainquémandeuse ; la police n’avait rien à dire ; sa conscience non plus :il avait une profession, il saluait !

Si vous passiez en pardessus noir, la cravate noire épinglée d’or, ils’arrêtait, soulevait avec précaution son melon pisseux, découvrait sonchef tout chenu, et longuement, solennellement, révérencieusement, ilvous saluait, la barbe balayant sa poitrine, l’oeil chassieux mouilléd’infinis respects : il vous saluait comme il aurait salué Dieu, lePère Eternel. Il ne quêtait pas ; seulement vous étiez libre de déposerdeux sous dans sa coiffure. Le salut valait bien cela.

Si vous passiez, méprisant et rigide, en détournant les yeux, excédé deses politesses, il vous saluait quand même, inlassablement poli, vingtfois, trente fois, il vous saluait ; à tous les coins de rue, dans lesvenelles, dans les jardins, son salut vous persécutait, il finissaitbien par vous arracher ses deux sous.

Il connaissait son monde ; il ne saluait pas les petites gens, vareuseset vestons de travail ; il saluait les grands pardessus noirs. Iln’aimait point le bas peuple ouvrier, il évitait les pauvres ; il nefrayait pas avec la « ratatouille ».

A tout il préférait les grosses dames en fourrures ; elles goûtaientses dévotions et ses regards de chien soumis, et les doigts gantéslaissaient tomber la pièce blanche. Il les humait au passage, comme quidirait des bouquets de violettes.

Midi sonne à Saint-Julien-le-Pauvre, à Saint-Julien-l’Hospitalier. Ilrôde le long des jolies maisons neuves de l’avenue de Courseulles.Devant les grilles d’un sous-sol, il attend. Un soupirail s’entr’ouvre,une main tend une bouteille et un paquet blanc ; il met le paquet dansune poche, la bouteille dans l’autre et soupire : « Merci ! ». C’est ledéjeuner de l’homme qui salue.

Il y a des gueux qui disputent aux bêtes leur vie dans les boîtesd’ordures ; lui, ne mange jamais de ce pain-là.

Quant la saison est verte, les tilleuls du cours en fleurs, il vas’asseoir sous les feuillages qui sentent bon. Sur un banc il développeson paquet, d’une main curieuse d’enfant gâté : « Voyons ça ».Aujourd’hui de l’aloyau, demain des tranches de mouton, une autre foisdes abatis de volaille. S’il lui arrive deux jours de suite d’avoir duveau froid, il murmure d’une voix contrariée : « Encore ! ». Il aime lavariété, il mastique avec des lenteurs savantes ; ses narines friandesse dilatent ; il a des gaietés sensuelles de vieil égipan : « Ça, c’estbougrement bon ! » fait-il en se pourléchant ses doigts malpropres. Ilcoupe son pain géométriquement avec un couteau de poche, boit à petitesgorgées son petit cidre. Il mange à son aise, puisque toute la saintejournée il n’a rien à faire que manger et saluer.

Parfois les pierrots lui tenaient société ; il leur faisait à son tourla charité de miettes, et il lançait, à quelque bâtard errant,généreusement, un os : c’était une espèce de Saint François d’Assise.

Quand il avait fini, il se suçait la moustache humide ; c’était l’heured’étirement délicieux où sa main fouillait sous sa chemise et grattaitsa poitrine velue ; une ondulation lui passait sur l’échine, luicourait d’une épaule à l’autre, voluptueuse et lente ; il se pouillaiten rêvant, les yeux perdus dans les hauts clochers de Saint-Etienne oudans la voûte des feuilles ensoleillées. Puis, il se levait, se mettaiten route pour se déraidir les jambes et faciliter les renvois.

Il descendait la rue Vilaine et la rue de Geôle qui dévale en courbevers Saint-Pierre, s’acheminait derrière la Poissonnerie et sefaufilait rue Saint-Malo, face à la tour Le Roy dans le caboulot de laveuve Cabieu. M. le Pauvre allait prendre son café. C’était une maisonsimple mais comme il faut ; il évitait l’heure des débardeurs et despeuffiers : quand on est parvenu à un certain échelon social, on n’aimepas à coudoyer ceux qu’on a jadis connus au bas de l’échelle.

En un coin de la salle basse pleine de relents chauds, ils’engourdissait dans la fumée d’un cigare (car il ramassait les boutsfumants derrière les pardessus noirs, les faisait sécher avec soin,choisissait les plus blonds, les plus craquants ; il aimait le londrèsbien sec). La vieille en caraco gris servait le café avec une petite «demoiselle » d’eau-de-vie de cidre, et retournait silencieuse, tricoterà son comptoir. Quatre sous, le café et la demoiselle, ce n’est pas lePérou. Ça réchauffe quand il fait froid, ça réveille quand il faitchaud. En partant il laissait même des fois, généreusement un sou depourboire.

Puis il remontait par la rue Porte-au-Berger et les derrièrestranquilles du Château, au long des douves transformées en verger, ouflânait par les grands Cours pour revoir au fond de sa Prairie lepanache de vapeur des trains, l’herbe qu’on fauche, les lignes depeupliers droits, le profil des coteaux qui, au loin, bleuissent. Ilsoupirait d’aise : « Bougre ! il fait gentil ! » et reniflait la brisedu renouveau. Il se sentait plus fort pour reprendre son délicat métier.

A la nuit tombante, il se retirait dans la Gaillon, au fond d’une cour,n’étant pas de ces miséreux qui dorment à cropetons sous une portecochère ; il avait un domicile honorable ; une vieille dame de la hallelui abandonnait une soupente fétide et mal close ; mais avec unmatelas, une couverture et la crasse du corps, on n’a jamais froid.

A la Noël, à Pâques, à la Pentecôte, au sortir de l’office sous leporche, il ne manquait jamais de faire, après M. le Curé, sa petitequête pour les pauvres. Les bonnes âmes lui donnaient au moins de quois’acheter du pain, avant de s’offrir la sainte brioche du dimanche.

Et les jours de pèlerinage à la Délivrande, il fallait le voir à laqueue de la procession, derrière les cierges coulants, misérable etbiblique, louer à pleine bouche le Seigneur qui nourrit les colombes etles paresseux.

*
*   *

Cet auguste vieillard n’est plus. Les bourgeois rembourrés et leschattemites grasses ont regretté la disparition de cette ruine quifaisait bien dans le paysage un peu monotone de leur bien-être. Cettechose aux yeux chassieux et serviles leur permettait d’établir sur laroute des comparaisons flatteuses qui insinuent aux âmes un peudélicates le chatouillement d’un sourire. Quelle saveur aurait la viedes malheureux propriétaires sans le spectacle de ceux qui ne possèdentrien ? Celle d’un ragoût sans thym ni feuille de laurier.

Il est parti, ce vieillard, pour un monde plus beau, encore quecelui-ci ne fût point sans secrètes douceurs. Sur les parvis divins, iltire maintenant son melon verdâtre au Seigneur Dieu.

Les voisins du Gaillon, ses héritiers directs, ont fouillé son matelas,espérant y dénicher des obligations du Canal de Suez, comme dans lapaillasse de la mère Frigot qui mangeait des croûtes sur les bornes ;mais en ceci ils ont été grandement déçus : on n’a découvert dans lalaine crasseuse que la somme dérisoire de trois mille huit centquatre-vingt-dix-sept francs, des jetons et des puces.

Ce n’était pourtant pas un homme de grande dépense…



TITRE DE PROPRIÉTÉ


ISIDORE Malpertuis n’était pas plus canaille que les autres honnêtesgens. Si l’on ne savait pas se débrouiller en ces temps où la vies’embrouille de jour en jour, on serait perdu.

Isidore avait femme et enfants, et il ne voyait pas pourquoi il ne leurpaierait pas des vacances. Il était greffier du tribunal de Vauramort,en Vallée d’Auge ; il avait pour voisin un nommé Couliboeuf qui, éleveurde chevaux, avait gagné gros comme lui - ce qui n’était pas peu dire -et qui possédait des villas à louer et à vendre tout le long de la côtede Cabourg à Honfleur. Couliboeuf traînait - goutteux et poussif - sabedaine, comme une futaille de cidre, agitant un trousseau de clés,clés de paradis d’année en année de plus en plus chers. Il louait seschalets comme il voulait, sauf un qu’il avait acheté dans le temps,perché tout au haut d’une falaise brune. La mer, à coups de lames s’entaillait chaque hiver, une tranche, comme on découpe - à coups depelle, au dessert - une glace au chocolat. Si bien que la villa restaitsuspendue sur le bord de l’abîme, volets clos, comme une personne quiferme les yeux pour ne pas se voir rouler dans le trou.

Depuis trois ans elle n’était pas louée, mais Isidore avait fait sontour par là ; le sol était encore solide et, jusqu’à l’hiver prochain,la maison tiendrait peut-être encore le coup. C’était un risque àcourir, et il proposa - sur un ton badin - au père Couliboeuf, deuxcents francs : « histoire de voir, un jour de grand vent, comment onfaisait la culbute ». Isidore Malpertuis avait le goût du risque, frèredu goût de la grande aventure. M. Couliboeuf était dans son jardin, àl’heure douce du café, entre un carafon de fine et un de calvados, etil soufflait comme un marsouin s’égayant entre deux eaux. Il fut bonprince, et il se contenta de doubler le prix, tout en doublant sa dosede gloria.

Au premier août, Isidore et sa femme s’installèrent en priant à voixbasse le vent de ne pas souffler trop fort et la mer de rester biensage dans son lit.

Isidore se croyait à la tour de Pise et quand sa femme - qui était unpeu boulotte - se penchait à la fenêtre, il l’a tirait par la jupe, depeur qu’elle n’emportât la maison.

La nuit ils éprouvaient les sensations fortes du cinéma et, hantés parle film de Charlot, ils se croyaient tous dans la cabane en balançoireau bord du gouffre. Cela donnait un étrange piment à leur villégiatureet quand la brise du large rôdait à travers les ténèbres, ils avaientdes vertiges, des réveils fous en sursaut, se croyant, lit par-dessustête, effondrés au milieu des éboulis de la falaise. C’étaient desterreurs délicieuses et ils se répétaient, avec des gloussements derire, qu’ils avaient pour quatre cents francs un balcon incomparablesur la mer qui, reculé de dix pas seulement, se serait loué dans lesquatre mille !

Par prudence, cependant, interdiction absolue aux enfants de jouerautour de la maison et, s’ils descendaient sur la grève, on leur criaitd’en haut de ne pas se tenir juste en dessous, mais de courir un peuplus loin, de crainte que le chalet ne déboulât sur eux.

Il y a des précautions qui ne sont pas inutiles. On avait même amarréune forte corde, de la girouette à un chêne voisin, avec le confusespoir qu’elle retiendrait la maison, un jour de tempête.

Isidore flânait dans Pommeville, une oreille au bruit de la mer, uneautre au bruit des ragots. Il avait un vieil ami, clerc principal dunotaire de l’endroit, qui lui avait confié des secrets : M. le marquisde la Courtepaille possédait le château non loin de la falaise ; sesterrasses se trouvaient très exposées, et la commune venait de votercent mille francs - dont le marquis payait la moitié - pour bâtir unmur de soutènement, bien épaulé sur les rochers ; le mur prolongéétayerait la villa branlante, considérée comme danger public, et unepropriété du maire, également menacée…

Le père Couliboeuf s’était désintéressé de cette maison, désespérémentvouée à l’abîme, et ne fichait plus les pieds à Pommeville, tout occupéde ses villas neuves de Cabourg.

Les travaux du mur étaient commencés, et une équipe d’ouvrierscimentait des blocs.

Isidore prépara son coup, comme le prince impérial son coup d’Etat.

Quand tout fut machiné, il loua une auto, retrouva - comme par hasard -mon Couliboeuf, installé à Dives au café des Herbages, son quartiergénéral, lui signala une armoire normande à colombes, une merveillequ’il avait repérée chez un paysan dans la campagne de Villers, et quele bonhomme lâcherait pour cinq cents francs. Le père Couliboeufs’intéressait aux vieilles armoires - non pour la beauté de leurssculptures, mais pour la beauté des bénéfices - car il les revendaitcher.

« - Tenez,  j’ai ma bagnole, je vous y conduis, c’est à unepetite lieue d’ici ».

Un matois de paysan prévu (et prévenu) refusa de se séparer del’armoire de sa grand’mère : il ne la céderait qu’à mille francs…Enfin, tout de même, si l’on coupait la poire en deux… Et, finalement,sur un coup d’oeil entendu d’Isidore, il se résigna pour cinq cents.

Isidore, rembarquant son homme, lui proposa de déjeuner à l’Hôtelleriede la Langouste, s’engagea dans un chemin creux et, sans crier gare,franchit la grille, comme par hasard grande ouverte, de son châteaubranlant. Couliboeuf déjà pris par le vertige, voulut fuir, mais MmeMalpertuis était sur le perron entourée de ses enfants :

« - Voilà plus d’un mois que nous sommes ici, cher monsieur, et nous nesommes pas morts. Partagez donc notre déjeuner. Nous avons quelquesbons amis ».

Le père Couliboeuf ne voulut pas paraître plus couard qu’une femme et nese fit pas trop prier.

Les Malpertuis avaient justement une langouste qui n’avait pas l’airdétestable, et une jolie femme, qui accompagnait son mari, le premierclerc, ami d’Isidore.

M. Couliboeuf était homme sensible, malgré son âge : comme tantd’autres, il aimait la bonne chère, les vieilles armoires et les jeunesfemmes, et il s’installa à table de bon appétit.

Le repas fut gai, arrosé d’un petit chablis… « Ah ! mes gaillards, vousne vous embêtez pas ! » riait Couliboeuf en se torchant le bec après unerasade. On avait achevé le foie gras et on allait attaquer la bombeglacée, quand des bombes d’un autre genre éclatèrent dans la falaise endessous.

On tressauta. La jeune femme poussa des cris de pintade. M. Couliboeuf -qui était écarlate comme la langouste mangée - devint couleur du sorbetqui était à la pistache.

Une bande de forcenés hurlait sous les fenêtres : « A mort les proprios! Un coup de dynamite pour faire sauter la cambuse ! »

Isidore ne fit qu’un bond, se saisit d’un revolver, courut au balcon etrépondit aux meneurs par des : « Canailles ! Assassins ! Bolchevistes !» et par des « pan-pan » dans le vide.

La horde se retira en grondant ; quelques pétards encore, espacés, etle silence retomba - plus inquiétant que le tintamarre.

M. Couliboeuf faillit avoir une congestion. On dut le remonter avec del’eau froide sur les tempes et  de l’eau-de-vie dans le gosier.

Au milieu de l’émoi général, Isidore s’épanouissait : il sirotait soncafé, humait son cigare : « Moi, j’aime ça… J’aime le chahut, les coupsde Trafalgar, moi ! »

Les autres le regardaient avec stupeur, comme on regarde un fou.

« - Tenez, votre baraque, je vous l’achète deux mille balles… Tant pissi je dois sauter avec elle. » Et, magnanime, il tendait deux billets…

Sa femme et la femme du clerc se jetèrent sur lui, suppliantes, pourl’arrêter au bord de la folie, pendant que le principal chuchotait aubonhomme : « Saisissez l’occasion ! Demain, si ce n’est pas ce soir,votre maison croule ! »

Le père Couliboeuf leva les bras au ciel : « A n’importe quel prix, m’endébarrasser ! » Malgré sa terreur, il eut encore la présence d’espritd’en réclamer quatre mille francs, par une habitude qu’il avait dediminuer de moitié quand il achetait, et de doubler quand il vendait.

« - Je risque tout, je prends ! » cria Isidore exalté.

« - Prenez-le au mot, il est fou ! » souffla le clerc.

Un clerc de notaire, ça vous a toujours du papier timbré sur soi.L’affaire bâclée, signée, le père Couliboeuf - qui pouvait à peine tenirsur ses jambes tant par les nourritures et les vins que par la venette- sortit en titubant et en s’épongeant le front.

Lui parti et déjà loin, on fit : « Psitt » par la fenêtre aux dangereuxcommunistes, de braves maçons en blouse blanche, qui n’étaient pas plusque vous et moi ennemis de la propriété, puisque chacun avait sabicoque au soleil avec un bout de jardin autour. Mes gaillardsd’entrer, la cigarette sur l’oreille et la bouche fleurie.

Un billet de cinquante à chacun, et un royal « larmot » de calvados !On trinqua à la santé de cet âne de Couliboeuf, de ces dames et de lacompagnie ; la trogne enluminée, ils avaient le coeur chantant comme desrois ! A la tienne Etienne !

Et c’est ainsi que, pour la modique somme de six mille huit centquarante-huit francs et soixante-quinze centimes (faut compter lesfrais de vente et les petits à-côté) Isidore Malpertuis devinthonnêtement propriétaire d’un balcon de première classe sur l’infini !



TRICHERIES


IL me fut rarement offert de tricher, et pour une fois que je m’yrisquai…

C’était au temps de mon bachot. Il y avait une épreuve de mathématiquesdont je n’attendais rien de bon. Mon seul espoir était de forcer lamain à la chance, et nous étions, en « Première », une bonne moitié quine différions à ce sujet que sur l’emploi du meilleur système.

Parce que je m’appelais Verdurat, je choisis Verdure comme complice. Amoins de quelque fatalité, nous devions être, le jour de l’écrit,voisins de table par ordre alphabétique. Verdure n’était pas incapablede se tirer du problème, et la question de cours ne l’épouvantait pas.Il était donc convenu que vers la moitié de l’épreuve, nouséchangerions nos brouillons.

Le matin de l’examen, dans les jardins de l’hôtel de ville, à Caen,nous apportâmes les derniers perfectionnements à ce plan satanique.Loin de nous cacher, nous étalions la joie insolente de quiconque vientde découvrir une petite canaillerie nouvelle. Parmi les inconnus quiadmiraient de confiance notre audace, il y avait un gros rougeaud quisouriait onctueusement :

«  - Pas mèche de fricoter avec vous ! Tribouillard, c’esttrop loin de Verdurat et Verdure ! » Son attitude gluante gâtait àl’avance la joie d’un profit mal acquis.

Cependant, à l’appel des secrétaires, les candidats entraient dans lasalle. Quand ce fut le tour de Tribouillard, il s’engouffra d’un élansi hâtif qu’il faillit culbuter le surveillant, se raccrocha aux pansde sa jaquette, et lui crachota dans l’oreille ce que je pris pour desexcuses. Verdure et moi, nous étions l’un à côté de l’autre au bout dela table. On dicta les sujets, et je lus sur le visage de mon complicequ’il trouvait le problème faisable. D’un signe de tête, je lui fiscomprendre que la question de cours me convenait, et qu’il n’y avaitqu’à nous mettre au plus vite à notre honnête demi-tâche.

Mais le surveillant, comme s’il eut deviné le sens de nos gestesébauchés, se rapprocha de nous, et pendant toute la première heure, nenous lâcha pas une seconde de l’oeil. Nous n’y prîmes point garded’abord, parce que notre travail nous absorbait ; mais lorsque, monbrouillon terminé, j’envisageai les moyens de le faire passer à Verdun,cette vigilance de la tangente nous glaça. Pendant un bon quart d’heurenous épiâmes une occasion qui ne se présentait point, lorsquetout-à-coup Tribouillard, dans l’intention évidente de venir à notresecours, laissa tomber sa bouteille d’encre qui se brisa. Tous lesregards se levèrent sur le maladroit. La tangente accourut vers le lieude l’accident. Verdure en un clin d’oeil me passa ses papiers et pritles miens. Le tour était joué, et nous remerciâmes d’une muette actionde grâces Tribouillard et la Providence.

Notre joie fut brève. Le surveillant en trois enjambées revint sur nouset, par dessus mon épaule, allongea l’index vers mon brouillon quiétait le brouillon de Verdure.

« - Suivez-moi tous les deux jusqu’au bureau du Doyen. »

Le flagrant délit excluait toute dénégation, et nous fûmes honteusementexclus, avec menaces des pires conséquences.

Dans la rue Froide, Verdure éclata en sanglots. Pour moi, ni laconfusion, ni la crainte ne m’empêchaient d’éprouver une colère obscurecontre le Tribouillard. Car plus je me rappelais mes souvenirs, et plusje me persuadais que ce joufflu avait joué dans le drame le rôle dutraître. Mais j’avais beau me creuser la cervelle, je n’entrevoyaispoint quelle autre raison qu’une gratuite méchanceté l’avait pu pousserà nous dénoncer ?

Trois jours après, je vins contempler de loin les murs de la Facultésur lesquels on affichait la liste des admissibles. Ce n’était point,bien entendu, que je fusse assez naïf pour me berner de l’espoir d’unmiracle, mais j’étais déjà (et je suis resté) affligé d’une curiositépassionnée, à la façon des gens qui, à peine sortis d’une catastrophede chemin de fer, veulent connaître les causes du déraillement. Dans legroupe inquiet qui piétinait sous la galerie, j’aperçus monTribouillard, et le surveillai avec une prudence de policier. Quandl’appariteur vint coller son papier, les autres s’élancèrent pleins dehâte, mais Tribouillard s’avança tranquillement, en garçon qui savoured’avance le résultat. Un large sourire sur sa figure rouge ne me laissapoint de doutes : l’animal était admissible, et pourtant j’aurais misma main au feu qu’il était un parfait crétin.

Comme il se dirigeait vers le square Saint-Pierre, je lui fis signe deme suivre, et dès que nous fûmes à l’abri des curieux :

« - C’est toi, lui dis-je à brûle-pourpoint, qui nous as mouchardés ? ».

Devant l’aveu de sa face niaise, la rage m’empoigna et j’appelai lamorale à la rescousse :

« - Rien n’est plus lâche que de cafarder ! »

Il semblait tomber de la lune et prit le temps de se ramasser :

« - Pourquoi serait-il plus lâche de cafarder que de tricher à unexamen ? Chacun fait, à sa mode, ses petites saletés ».

Je me lançai dans un grand couplet sur l’honneur, et Tribouillard melaissa parler jusqu’à ce que je fusse à bout d’indignation et desalive. Puis il m’asséna en douce les coups d’un bon sens qui acheva dem’exaspérer :

« - Il y a les trucs qui réussissent, et ceux qui ne réussissent pas.Avec le mien, je décroche la timbale ; avec le tien, tu t’es cassé la …».

Je levai la main pour le gifler, mais d’une poigne plus solide que jen’aurais prévu, il me rabaissa le bras et me regarda presque en face :

« - Tu dois avoir soif, et moi j’ai chaud. Qu’est-ce que tu diraisd’une canette de bière ? Il y a justement, rue de la Monnaie une petitebrasserie… »

Je me sentis contraint de le suivre dans le dédale des vieilles ruelleshumides, et il commanda deux bocks avec l’assurance d’un vieux client,cependant que, déconfit, je bafouillais :

« - Enfin, me diras-tu ? Quel intérêt ?... »

Sa face de pleine lune s’illumina :

« - A la bonne heure ! Quand on parle intérêt, il y a toujours moyen detomber d’accord… Je n’étais pas plus fort en math que toi-même etVerdure, mais j’avais pris, comme vous, mes petites précautions : moncarnet dans ma poche, était bourré de notes. Il fallait seulementtrouver un système pour que la tangente me laissât tranquille. Alors,tu comprends… Pendant que je l’avais obligé à s’occuper de vous… »

Il choqua son verre contre le mien :

« - A ta santé, Verdurat ! Je te laisse payer la bière, mais je te faiscadeau de mon truc. Tu pourras t’en servir la prochaine fois… »



VER SOLITAIRE


CELA commença par un appétit formidable. Félicien, homme de batteriechez maître Dieudonné de Villainville ne mangeait pas : il dévorait ;il engloutissait. Ses trente francs de salaire quotidien passaient àtromper ses puissantes fringales. Il avait faim en s’éveillant etjusqu’à l’heure de se mettre au lit, il bâillait à gueule décrochéecomme si rien n’eut pu combler le vide infini de son estomac. Parcequ’il était intelligent, il eut tôt fait de comprendre qu’un tel excèsd’appétit n’était pas naturel - et il consulta. Non pas le médecin quiest douteux et pousse à la consommation, mais l’herboriste de Criquetotdont la science est solide et les conseils gratuits. L’herboristediagnostiqua la présence dans l’intestin d’un ténia inerme ou saginata,vulgairement appelé ver solitaire. Il en conservait un dans un bocal etle fit voir à son client. Le long ruban blanchâtre et la tête descaphandrier causèrent à Félicien une terreur mortelle. A la seulepensée qu’au fond de lui-même se trémoussait un monstre de six mètres,il se sentit plein de honte et de dégoût. Il ne reprit un peu decourage que lorsque l’homme aux tisanes lui eut affirmé qu’unemédication appropriée aurait vite fait d’expulser cet hôte indésirable.

Mais les semences de potiron, l’extrait de fougère mâle et la racine degrenadier furent sans effet : le ténia entêté refusait de sortir.Félicien perdit confiance dans l’art de l’herboriste et il décida detrouver lui-même ce qu’il convenait de faire. On ne prend pas lesmouches avec du vinaigre ni les ténias avec des drogues qui leurtournent le coeur. Il suffisait de réfléchir pour comprendre que ce veranémique manquait de vesée. La première chose à faire était donc de luidonner des forces. Pendant quinze jours Félicien le gava de finesnourritures qui lui coûtèrent les yeux de la tête. Tout ce qu’il avaitfait d’économies y passa - et la patronne du Petit Baril commença des’inquiéter. Elle n’aimait pas qu’un bon client fît des dettes et elleraisonna Félicien. Puisque son ver avait le toupet de s’engraisser àses dépens, il allait le mettre au régime et lui rationner lanourriture. On verrait bien qui des deux se lasserait le premier. Lafaim est de tous les moyens celui seul qui demeure le plus sûr pourchasser le loup du bois. Félicien supprima le casse-croûte de dixheures, et la collation. Au repas de midi et du soir, il ne s’accordaque le strict nécessaire pour ne pas tourner de l’oeil comme unedonzelle. Le diable était que si le ver souffrait de ces privations,son hôte n’en souffrait pas moins.

Dès le cinquième jour, Félicien pourtant de nature pacifique, cherchaune autre solution. Où la violence échoue, la sagesse veut qu’on essayela douceur. D’ailleurs, par une obscure sympathie, Félicien plaignaitson ver d’être ainsi condamné à vivre renfermé, sans air, et sanslumière. Il convenait d’éveiller en lui le désir de connaître ce mondeoù sont tant de bonnes choses. Félicien traita son ténia comme ontraite certains amis d’humeur difficile. Le bon vin, la bière fraîche,les liqueurs grasses engourdissent les hargnes. Sans aller jusqu’àenivrer son locataire, il l’entretenait dans une torpeur béate.Lui-même, parallèlement, s’acheminait vers une paresse molle etdélicieuse. Tout serait allé au mieux si la patronne du *Petit Baril*n’avait coupé tout crédit.

Le ténia exaspéré eut des réactions d’Américain qu’on fait sanstransition passer d’un régime à l’autre. Il trépigna, et ses gestesdésordonnés causèrent dans cet étroit espace d’étranges désordres. Sabonne humeur contrariée tourna au sur. Félicien, par contre-coup,ressentit d’affreuses nausées et des pincements à l’estomac qui luifaisaient venir au reproche toute alimentation solide. Le sommeil lefuyait. L’enfer avec toutes ses furies le harcelait. Il décidabrusquement d’en venir aux méthodes rudes et puisqu’il en coûtait tropcher de séduire son ennemi avec des boissons raisonnables, il résolutde l’assommer à coups d’alcools massifs et frelatés. Afin de seprocurer le capital nécessaire, il vendit sa montre et leva son livretde caisse d’épargne. Puis les vermouths secs, les bitters, lesabsinthes camouflées et toutes les variétés de cognacs fantaisiecoulèrent tout au long de l’intestin corrodé. Le ver noyé, brûlé,humilié eut de terribles soubresauts. Il se repliait sur lui-même, sedétendait comme un ressort et, de la tête à la queue, ses six mètresétaient parcourus d’ondes électriques qui secouaient toute la carcassede Félicien. Les autres hommes de la batterie le blaguaientcruellement. Quand il dansait la gigue comme un pantin désarticulé, ilsl’accusaient de jouer la comédie et de ne faire semblant de saouler sonasticot que pour avoir prétexte à se saouler soi-même.

Alors une rage folle l’envahit ; une colère de brave contre cet êtreflasque, sans muscle et sans os qui ne devait sa victoire qu’à salâcheté. Si bien qu’un jour, ivre de cicasse et de fureur, résolu àtuer le monstre, coûte que coûte, il but au goulot, d’une traite, lamoitié d’une bouteille d’eau de javel.

Vous pensez sans doute que Félicien en mourut et cette fin inique nevous arracherait qu’un sourire de pitié. Mais dans ce duel entre labrute et l’homme, la nature miséricordieuse ne permit point quel’intelligence fût vaincue ni la morale contrariée.

C’était au ténia de crever et le ténia creva.

Félicien en dansait de vengeance.

Il l’enferma dans un bocal comme un cadavre d’ennemi dans un cercueilde verre, pour mieux s’en repaître la vue.

Et il le montrait à tout le pays, avec chaque fois un rire qui était unhennissement.

- La faim s’était calmée au fond de lui, et il vivait désormais de lavie sobre de ceux qui n’ont pas le ver solitaire.

Il en conçut une mélancolie.

Il contemplait longuement son long ver dans l’esprit de vin du bocal.

Et il se sentait, comme lui, parfois, bien solitaire.

- Un dimanche, après un repas mangé sans grand appétit, on l’entenditémettre lentement ce soupir énorme :

« - Vous me croirez si vous voulez, et bien ! il y a des moments commeça, tenez, où je le regrette… »



GARÇON OU FILLE


JE n’étais pas plus tôt arrivé à La Londe que déjà on m’avait mis aucourant des extraordinaires prophéties du bonhomme Clavel, car il n’y arien dont une petite ville, et une grande, soient plus fières que deposséder un prophète. Ce Clavel ne lisait pas dans l’avenir tout ce quel’avenir contient : il y a trop de choses dans ce grand livre quivraiment n’intéressent personne. En fait, il prédisait uniquement lesexe des enfants à naître. De vingt lieues à la ronde, on le venaitconsulter et il ne s’était jamais trompé. Des gens dignes de foi me legarantissaient. Les amis chez lesquels j’étais descendu avaient cinqfois en cinq ans connu par expérience personnelle qu’une science à quoise mêle un peu de mystère n’en est pas moins une science. A quoi sertd’ailleurs de toujours discutailler ? Un fait cesse-t-il d’être un faitparce que nous manquons de raisons pour l’expliquer ?

Le sûr et certain est que depuis un quart de siècle qu’il faisait cemétier, le prophète avait amassé une petite fortune. Il habitait uneassez belle propriété sur le bord de la route du Pavillon et c’était àsa porte, certains jours, un véritable défilé d’autos. Le Syndicat desmédecins s’était, paraît-il, ému, mais il était trop clair qu’il n’yavait point là exercice illégal, et il n’y a pas encore de loi, grâceau Ciel, qui empêche l’odeur du miracle d’être, entre toutes, celle quiflatte le plus les narines humaines.

Cependant, le rationaliste impénitent que je suis eut vite fait de sepassionner pour ce problème difficile et je ne manquai point de meproposer d’abord toutes les objections d’un bon sens exaspéré. Dèsqu’un enfant est conçu, disais-je, il est de toute nécessité garçon oufille ; Dieu le Père lui-même n’y pourrait rien changer. Les prophétiesen pareille matière sont donc, en réalité, des prophéties du passé, etun honnête docteur peut, tout aussi bien, sans charlatanisme, prévoirtrois mois d’avance le sexe d’un candidat à la vie. Il m’apparaissait,en somme, que toute la science empirique du bonhomme Clavel se bornaità une interprétation subtile de signes extérieurs qui échappaientordinairement à des observateurs moins expérimentés ou seulement moinsfûtés… Mais toute ma doctrine s’effondra aussitôt que j’eus vu, de mesyeux, travailler le prophète.

Lorsque le flot des clients se fut retiré, je sollicitai quelquesminutes d’entretien qu’il m’accorda de bonne grâce, encore qu’il seméfiât des journalistes. Je rassurai de mon mieux, en Normand que jesuis, ce Normand du Roumois et, après l’avoir mis en confiance,j’abordai de biais la question épineuse. Il me regardait venir et meguettait avec une sorte de franchise cynique qui me déconcertait. Jem’étais attendu à toutes les finasseries d’un paysan matois et je metrouvais en présence d’un marchand moderne et carré qui me proposa toutde go de me vendre son secret. Il ne fallut que tomber d’accord sur leprix qui n’était pas mince, mais j’avais depuis longtemps appris quetoute science se paie. Il demeurait en outre entendu qu’au cas oùj’exploiterais le brevet à mon compte, ce serait hors de la région, etde sorte à ne point nuire à l’inventeur. Puis, le serment reçu etl’argent empoché, il expliqua :

- Notez, pour commencer, qu’en répondant au hasard garçon ou fille,j’ai une chance sur deux d’avoir raison, et voilà cinquante pour centde mes consultants qui sont satisfaits avec de bonnes raisons de l’être…

- Mais les autres ?

- Minute ! Sur ces cinquante autres, il y en a encore une bonne moitiéqui ne désirent nullement passer pour des poires, et leur silence estassuré. Cinquante et vingt-cinq font soixante-quinze.

- Restent vingt-cinq…

- Les rouspéteurs ! Le risque de toute entreprise. Mais, justement…

Une puissante voiture s’arrêta devant la porte et un homme en jaillitqui, entré en coup de vent, déballa tout à vrac sa mauvaise humeur. Onlui avait promis une fille et c’était un garçon qui s’était présenté.L’erreur était patente. On en verrait plus long.

Le bonhomme Clavel le laissa dire, puis :

- Vous êtes bien sûr que je vous avais annoncé une fille ?

- Bien sûr que j’en suis sûr !

- Tout un chacun peut se tromper. Mais, du moins, vous n’êtes pas hommeà renier votre signature ?...

Il ouvrit une manière de coffre-fort dans lequel des enveloppes étaientrangées à la façon de fiches.

- Votre nom, s’il vous plaît ?

L’autre donna son nom et, sur l’enveloppe scellée de cinq cachetsintacts, reconnut sa griffe.

- Ouvrez vous-même.

Pendant que le monsieur courroucé faisait sauter les cachets : «Manquer de mémoire, dit le prophète, est un accident fort commun. C’estpourquoi, ma prédiction faite, je le couche par écrit et la conserve. »

L’homme cependant tendit le papier avec une rage humiliée ; en grosseslettres, le mot garçon était écrit. Il grogna des excuses et fila.

- Vous voyez comme c’est simple, dit le bonhomme Clavel : j’écristoujours le contraire de ce que je dis. Ainsi sur deux prédictions ilfaut qu’il s’en trouve au moins une de bonne…

Puis il commanda à sa servante de nous aller tirer un pichet de cidrefrais.



PROMESSES

A la mémoire de Georges Dubosc.


J’AVAIS vingt-trois ans lorsque j’ai connu Amélie. Liaison banale. Jefaisais ma médecine et elle ne faisait rien sinon guetter l’occasion dequitter le grand magasin où elle était vendeuse. Nos deux routes nousconduisaient l’un vers l’autre selon la pente des lâchetés fatales.

Tout cela sans formalités, bien entendu ; je ne demandai pas à Améliede m’apporter le consentement de ses parents. Je doute qu’ils aientconsenti et je ne suis même pas sûr qu’ils aient existé. Simplification.

Amélie était une personne calme, réfléchie qui ne questionnait jamais,faisait discrètement son train-train silencieux dans mon appartementd’étudiant comme si les choses devaient durer toute l’éternité.

J’avais à la voir si tranquille quelques vagues inquiétudes et unremords avant la lettre, si je puis dire. Dans la correspondance quiavait précédé notre liaison, j’avais fait quelques simagrées etpromesses et joué l’inévitable comédie. Elle fait partie du thèmemusical - amours, délices et orgues. - Je t’aime - pour la vie -jusqu’à la mort.

Mais comme je suis, à ma manière, un honnête garçon, je lui avais, endouceur, déclaré après coup que ces amours éternelles devaient durer,exactement, quatre ans, le temps qui me restait pour pousser mes étudesd’interne jusqu’au doctorat. Quatre ans : les bons comptes font lesbons amis.

- On verra, fit-elle, d’un air doux et lointain.

Notre parfait amour fila comme une petite voiture sur une route un peuplate, au milieu des plaines sans variété.

Rien ne ressemblait moins à du dévergondage. Je m’en plaignaisintérieurement, avec ce soupir hypocrite que ces délices auraient unefin, sans orgues ni aucun instrument de musique.

Je lui offrais des robes décentes et d’un prix modeste ; elle mereprisait mes chaussettes, sans prétention au stoppage ; ou elle lisaitle roman-feuilleton, pendant que je lisais le roman du corps humain.

Dimanche, bon déjeuner dans un beau restaurant à 2 fr. 75 (c’étaitl’âge d’or, où il n’y avait pas besoin de beaucoup d’argent pour êtreriche, et se payer les plus grands luxes). Ce festin était suivi d’uneexcursion - par le chemin de fer de ceinture - au Bois de Boulogne,d’un champêtre bourgeois ; ou bien nous poussions jusqu’à Versailles,Chantilly pour voir les peintures et les ameublements. Elle avaitd’ailleurs quelque goût et se souhaitait une chambre comme à Trianon.J’approuvais ces modestes désirs et me promettais bien un salon LouisXVI authentique pour mon intérieur, le jour où elle ne serait pas làpour le meubler.

Comme j’arrivais à la fin de mon internat, il se présenta ce qui ne seprésente qu’une fois dans la vie d’un honnête homme : une bellesituation à prendre. On m’offrait à Rouen, et à des conditions trèsacceptables, une clientèle qui promettait d’être excellente. J’acceptaiet je remis à la dernière minute d’informer Amélie de ma décision.J’avais toujours redouté cette cérémonie qui s’appelle, selon lesnuances, la séparation à l’amiable, les adieux, la rupture et qui serègle, selon l’humeur des partenaires, avec un sourire, des larmes oudes balles.

J’expliquai donc à Amélie, en tirant les choses d’un peu loin, queRouen était une ville très collet-monté ; que la situation d’un jeunedocteur serait bien assez difficile sans qu’on la compliquât comme àplaisir ; qu’au demeurant nous avions passé ensemble de belles années,que j’en emporterais le souvenir ineffable… Enfin, je débitai de monmieux la rengaine aux trente-six couplets, si vieille et si usée qu’ons’étonne qu’il y ait encore des hommes pour l’ânonner et des femmespour l’entendre, sans pouffer de rire.

Amélie en m’écoutant manifesta beaucoup moins de surprise et de douleurque je ne l’avais redouté. Elle était d’une tristesse raisonnable. Ellefit seulement un geste résigné :

- Plus tard, on verra…

- C’est cela, plus tard, fis-je avec un geste très éloigné.

Je n’eus pas trop de peine à lui faire accepter notre logement dont jevenais de payer un semestre d’avance, ainsi que mon mobilier dont songoût, aidé par le mien, l’avait embelli, car j’avais déjà le sens dumeuble ancien. Elle accepta gentiment avec un baiser boudeur.

En me quittant, à la gare Saint-Lazare, elle prononça, les yeuxsongeurs et vagues :

- J’ai perdu, mais j’aurais pu gagner si j’avais joué avec un honnêtehomme…

Le mot juste et bien placé me piqua entre cuir et chair. J’estimai queje ne l’avais point volé et qu’au total je m’en tirais à bon compte.

Je lui servis ma dernière monnaie de singe ; qu’elle serait toujoursdans mes pensées… que si j’avais eu de la fortune… mais que je n’enavais pas… mais aussi que les premières sommes d’argent dont jepourrais disposer iraient à elle…

Elle eut un sourire dans ses yeux qui auraient voulu avoir des larmes…

Le train s’ébranla ; un regard suprême. Le tunnel passé, je l’oubliai.

J’étais tout entier à mes projets, à mon avenir. Tout s’annonçait sousun beau jour. J’avais un titre, une clientèle. Je partais du bon pied,en des temps où les médecins étaient moins nombreux et les malades plusindulgents.

Amélie m’écrivait, quand elle avait besoin de menues sommes, leslettres dignes des veuves qu’il faut peu de chose pour consoler. Moi,j’écrivais, de l’encre dont des générations d’hommes se sont servis :des serments, des promesses, de ces belles phrases d’affectioninaltérable et stéréotypée, comme on en fait écrire aux enfants dansles parages du jour de l’an, pour des cousines de province auxquellesils n’ont pas le temps de penser tout le reste de l’année. Et comme jevenais de faire quelques opérations réussies (chirurgicales,j’entends), et palpé de confortables sommes, j’enveloppai mes beauxsentiments d’un beau mandat pour cicatriser une blessure qui n’avaitjamais saigné. Je me sentis en règle avec ma conscience.

Mes affaires prospéraient. Quand on a la main heureuse en chirurgie, onse taille une belle part.

Je retrouvai à Rouen une amie d’enfance, fort agréable et intelligente.Elle n’avait pas de fortune, mais nos goûts et nos coeurs étaientd’accord ; j’ai ceci pour ma défense que, né pauvre, je n’ai jamais étéhomme d’argent.

Et je l’épousai (avec délices et orgues, cette fois).

Comme Amélie écrivait toujours de loin en loin, je lui envoyai - lemariage fait - la lettre aux hypocrisies prévues : je me mariais sansjoie… une femme douée de peu de charmes, mais d’une grosse dot… Sansfortune personnelle, je m’étais résigné…

Mon bonheur avec Suzanne fut sans nuages. Contrairement aux dires de malettre, elle n’avait pas de dot, mais elle avait un grand charme etl’art de mettre autour d’elle de la joie.

Notre seule peine fut de n’avoir point d’enfants. Et comme nous n’eûmespas d’enfants, nous eûmes d’innocentes manies. Après avoir acheté surles hauteurs vertes un joli pavillon, pour des prix fort doux, à unmalade reconnaissant, notre soin constant fut de l’orner de beaux vieuxmeubles. Il y en avait alors beaucoup dans notre antique Normandie.Avec mon auto, au cours même de visites, je rayonnai à travers noscampagnes. Une fois, je fus appelé aux Andelys. Ma consultationterminée, je rôdai dans la vieille ville, d’antiquaire en brocanteur,et j’aperçus, au milieu de meubles Louis-Philippe et sans valeur, unélégant secrétaire Louis XVI. Penché sur le meuble, je ne voyais pasAmélie. Elle souriait de son air calme, d’un sourire un peu étrange oùpassait une ironie vague.

Si j’avais été superstitieux et romanesque, j’y aurais lu le sourireénigmatique du Destin, et dans cette rencontre inattendue la surprisede la Destinée. Mais j’allai vers elle, cordialement. J’eus quelquesphrases théâtrales où je manifestais une joie inespérée. Elle eutl’amabilité froide que je lui avais toujours connue et qui n’était pastrès différente de celle des marchandes envers un client possible.Après quelques renseignements sur sa santé et sa situation qui étaientassez bonnes, elle fit un geste résigné, et nous revînmes bientôt à nosmoutons, c’est-à-dire… à nos meubles. J’achetai le secrétaire le prixqu’elle me le fit et promis de revenir.

Une correspondance irrégulière reprit où je mêlais par politesse lesentiment aux affaires. Comme en me quittant, elle avait laissééchapper un soupir, je lui assurai, avec la lâcheté des hommes, que mavie n’était pas un chemin de roses, que ma femme était jalouse commeune tigresse, mais peut-être qu’un jour… Et là-dessus, suivait lacommande d’une bergère ou d’une poudreuse Louis XV.

Amélie avait dans son métier acquis un certain flair et chez lespaysans elle trouvait des vaisseliers, des coffres, des étains ou desvieux-Rouen.

Et quand j’étais content de ces achats et que j’avais fait ou plutôtqu’elle avait fait une bonne affaire, par une espèce de reconnaissance,pour prendre congé avec moins de gêne, je lui disais qu’un jourpeut-être le rêve ébauché se réaliserait et lui refilais de cesformules à fort tirage qu’elle acceptait avec un sourire calme etdigne, comme cette fausse monnaie de papier qui aujourd’hui a remplacél’argent et l’or.

A dire vrai, quand notre maison fut meublée à notre goût, j’espaçai deplus en plus mes visites et mes achats ; ses affaires d’ailleurssemblaient prospères autant que les miennes, et son magasind’antiquailles était connu dans la région. Je finis par la perdre devue et par l’oublier, à la façon des anciens fournisseurs.

Pour Suzanne et moi, nous avions réalisé le bonheur qui est toujours unpeu égoïste quand on n’est que deux. A la vérité, nous n’avions pasthésaurisé. Tout ce que nous avions, avait pris la forme de beauté. Lesbeaux arbres de notre jardin enveloppaient de vagues vertes une maisonnormande à poutres brunes croisées. A l’intérieur, sur l’austéritéfauve des coffres anciens, l’éclair des cuivres, des émaux et desDelft. Des tapisseries pleines d’arbres prolongeaient les feuillagesqui s’inclinaient aux fenêtres. Ma femme avait disposé ces choses avecson goût exquis qui leur donnait une âme.

Nous fîmes aussi quelques beaux voyages en Corse, à Tunis. C’est mêmeau retour d’une belle course à travers l’Espagne que Suzanne tombamalade.

Car le sort se fait une cruelle joie de gâter la félicité des hommes.Ma pauvre femme dut subir une opération, et bien qu’elle fût entre desmains plus savantes que les miennes, elle traîna quelques mois, puis unsoir, elle me laissa tout seul dans la vie.

Je l’ai beaucoup regrettée parce que je l’avais beaucoup aimée, oupeut-être parce qu’elle m’avait beaucoup aimé. Peut-être trouvais-je àsa tendresse constante un léger poids d’affectueuse tyrannie ;peut-être le plaisir que j’avais d’être avec elle se trouvait-il un peudiminué chez moi par je ne sais quelle absurde nostalgie de solitude.Mais de qui puis-je espérer me faire plaindre, d’avoir enduré près d’unquart de siècle, le supplice d’être trop choyé ?

Cette confession, dans laquelle je ne mets point de cynisme, expliquerace qu’il y eut après mon premier chagrin vraiment profond, de doux etcomme d’inespéré dans les quelques mois qui suivirent mon veuvage. Jeme surprenais à calculer égoïstement qu’il me restait dix ans à vivredans la plénitude de mes facultés et cette absence totale de soucis quiest parfois le privilège des vertes vieillesses.

J’éloignai doucement, peu à peu, ma clientèle ; je ne recevais plusguère que l’après-midi ; quelques consultations de clients fidèles ;juste assez pour vivre honorablement.

Je savourai cette quiétude de la cinquantaine.

*
*   *

Un jour paisible et chaud, à l’heure du thé, une dame entra, bien prisedans un tailleur souple, encore fraîche… Amélie. Avec une tranquillitéparfaite, elle s’assit dans une bergère. Contrarié, je la saluai d’unevoix tout sucre et tout miel :

- Vous êtes venue, chère amie, consulter le médecin : je vous écoute.

Elle eut un beau sourire placide, défit ses gants avec lenteur, ouvritun petit sac, en tira un paquet de lettres soigneusement ficelé et leposa sur mon bureau.

- J’ai appris que votre femme n’était plus, et je viens vous rappelervos promesses faites par écrit.

Après avoir, avec une grimace, reconnu mes lettres aux hypocrisiessentimentales, je me mis à rire doucement : nous avions tous deux passél’âge du mariage et j’avais décidé de vivre dans la paix les quelquesannées qui me restaient à vivre.

« - Mais - elle m’interrompit - on ne passe jamais l’âge d’exécuter unepromesse. »

Je bafouillai un peu : certes, plus jeune, je l’avais aimée, mais jen’avais plus aujourd’hui qu’à lui offrir une bonne, une loyale amitiéet je dévidai l’écheveau des formules filandreuses.

Elle m’écouta avec une attention réfléchie, puis reprit, sur le tond’une commerçante, que le temps ne faisait rien à l’affaire, qu’elletrouvait mes cinquante ans fort convenables et puisque je la trouvaisencore d’une certaine fraîcheur… Une dette est une dette. Tout endiscutant posément, son regard errait sur mes meubles anciens. Je medébattais comme un débiteur pas pressé : plus tard, on verrait…

- Il faut voir tout de suite, dit-elle.

Elle fouilla dans son sac comme pour en tirer son mouchoir ou sa poudreet découvrit à demi un tout petit revolver à poignée de nacre. Un bijoude poche.

Je me levai doucement comme un qui n’aurait rien vu, l’enveloppai d’unmurmure galant, je me penchai même pour l’embrasser gaiement, promistout ce qu’elle voulait et la reconduisis à travers le jardin. Elle letrouva fort beau, et je cueillis pour elle trois roses.

Quelques heures plus tard, je collai sur ma grille : « Le docteur estallé aux eaux. »

Nous étions en juillet ; je fis ma valise, vérifiai mon auto, et lelendemain, dès l’aube, je filais vers Bagnoles-de-l’Orne. Avec lesfeuillages je respirai. J’étais depuis trois jours dans cet asile quandun matin frais, au fond d’une fuite d’allée, j’aperçus ou crusapercevoir… Je me dirigeai vers le garage, sautai dans mon auto etfilai à toute allure vers Mortain. Le voisinage des cascades merafraîchit. J’eus le loisir de penser au comi-tragique de ma situation.J’étais l’homme poursuivi des films américains, traqué d’hôtel enhôtel. Je passai pourtant à Mortain deux jours sans incident. Cettesilhouette au fond de l’allée à Bagnoles, c’était une projection de monesprit ridiculement hanté.

Tranquillisé, je roulai à petites étapes vers le Mont Saint-Michel pourrespirer l’air vif du large. Accoudé sur les remparts, j’oubliai, jefus tout entier aux rêves que souffle la mer avec ses vastes brises.Pour la première fois depuis huit jours je reposai la nuit avec unesécurité profonde. Le soleil et l’air matinal jouaient à mon réveilavec mes rideaux. J’avais commandé mon chocolat et des croissants, mesentant en appétit. Je m’apprêtais à déjeuner confortablement dans monlit. Un toc-toc discret à la porte. « Entrez », fis-je au garçon.

Ce fut, lentement, avec un beau sourire calme, Amélie qui entra. Elleme tendit la main et s’assit gentiment, posément dans un fauteuil.

- Ne vous dérangez pas, dit-elle, je viens simplement vous rappelervotre promesse. Je savais vous retrouver ici…

On frappa à la porte et le valet de chambre entra avec le plateau. Jefaillis avoir le ridicule de lui demander main-forte. Je devais êtrepâle comme le drap.

- Que je ne vous empêche pas de déjeuner, sourit Amélie, et elle fitmine de se retirer.

J’esquissai un geste courtois d’homme du monde.

Elle reprit, quand la porte se fût refermée sur le garçon :

- Vous êtes un homme d’honneur…

Je répondis, recouvrant mon sang-froid, que j’étais en effet hommed’honneur, mais que, depuis le temps, il y avait prescription…

- Pas encore, dit-elle. Et elle vint s’asseoir, familièrement, envieille amie, sur le bout de mon lit.

- Mais je suis libre, protestai-je avec force, et j’entends resterlibre.

- Croyez-vous ? murmura-t-elle.

Avec une infinie douceur, elle avait posé à côté d’elle sur lacourte-pointe de satin bleu comme sur un écrin, le canon d’acier d’unrevolver beaucoup plus éloquent que le premier.

Je fus tout de suite convaincu et me sentis perdu ; je me mis àplaisanter. Je lui proposai de partager mon petit déjeuner, ce qu’elleaccepta avec un rire de grand appétit et se chargea même du tout. Jen’avais plus faim.

Le mariage fut décidé. Ma conscience parla pour la première fois : « Unhomme d’honneur n’a qu’une parole ». Je ne sais même pas si j’eus bienconscience de ma lâcheté. Une longue tradition d’hypocrisies sociales,le bon droit, l’équité, la parole donnée et les mille fantômes verbeuxque depuis des siècles les hommes - et les femmes - poussent dans lesjambes des braves gens pour les faire trébucher, me dictaient mondevoir.

Nous eûmes, avant la lettre, si je puis dire, une agréable lune de mielsur les remparts du Mont. Notre oeil souriant suivait les côtes deCarolles à Cancale. Je crois que le mien, au loin, cherchait àl’horizon une voile pour m’enfuir ailleurs, mais il n’y avait pas devoile, il n’y avait que Tombelaine et les grands sables.

En attendant les papiers et les formalités, Amélie se trouvait bien del’air normand et du régime de l’hôtel. Une sérénité embellissait sonvisage et je me résignais : la mariée encore belle valait bien unemesse.

Elle se célébra dans l’abbaye rendue au culte, exprès sans doute pournous.

Presque tout de suite après la cérémonie, Amélie demanda à retourner àRouen, et elle pénétra dans ma demeure, en maîtresse.

Avouerai-je que lâchement j’allais m’accoutumer ? Amélie avait desqualités d’ordre, plus appréciables à mon âge qu’au temps de majeunesse : des repas bien préparés, aux heures dites. Elle me fit, unsoir, remarquer avec raison que le jour où je disparaîtrais - jourqu’elle ne souhaitait pas, ajouta-t-elle dans un baiser - elle pouvaitêtre réduite par des neveux chamailleurs à la misère, ou à voir toutvendre de ce que j’avais aimé.

Connaissant mes neveux et que sa crainte était juste, je lui fis devantnotaire une vente fictive de mes meubles et de l’immeuble avec sonjardin.

Son inquiétude s’apaisa et nous vécûmes plusieurs mois dans la paix.

Cependant elle s’affairait avec sa placidité coutumière, déplaçait lesobjets, défaisait doucement une harmonie, imposait aux choses son goûtfade et son implacable médiocrité.

La platitude de son âme mettait du désert dans ce qui aurait pu être ladouce solitude. Je la pris sourdement en haine. Je la comparais à machère compagne. Je crois qu’avec sa tranquillité exaspérante et sesfroideurs où perçait du mépris, elle activait volontairement cettehaine. Ma paix devint un enfer à froid. Cette contradictionperpétuelle… ces silences rogues… Une discussion qui couvait s’éleva unmatin où le vieux mouton que j’étais devint enragé. Je lui montrai lagrille du jardin :

- Sortez d’ici, fille !

Je crois que, sans rien connaître des classiques, elle jeta un : «C’est à vous d’en sortir ! », d’un ton calme si effrayant que jecompris.

Le jour même je fis mes malles.

J’ai quitté tout.

Et j’ai loué dans le bas de la ville, près de l’Hôtel-Dieu un petitlogement. A cinquante-cinq ans, j’ai dû refaire une clientèle,mesquinement dans un appartement meublé, comme un carabin qui débute.

Elle, vit là-haut, reine, au milieu de ce qui faisait encore ma raisonde vivre.

J’ai repris mon métier de chien, mais j’aime mieux cela. Libre !J’avais emporté quelques vieux livres où je puise, le soir, une ironie,une belle philosophie amère.

J’ai gardé aussi mon auto - en cas de danger -, pour fuir.



PROMENADEA DEAUVILLE


VOUS n’avez rien de mieux ?

Monsieur Mengaux laissa tomber de sa barbe la question insolente etrepoussa l’album : « DESMAREST FILS : locations de villas à Deauvilleet sur la côte ».

L’agent maigre examina par en dessous ce client plus maigre que lui etqui avait toute la mine d’un professeur endimanché. Mais sait-on jamais? Tel qui traîne un trench-coat fatigué s’offre pour y loger son amie,une boîte de vingt billets… et, à dix du cent pour l’agence, c’est uneaffaire qui vaut la peine. Desmarest fils reprit timidement l’attaque :

- J’aurais bien quelque chose de mieux, mais ce serait peut-être tropcher.

L’autre ne broncha point. Décidément, c’était un riche, car pourmépriser le soupçon d’être pauvre, il faut avoir de l’argent à gogo. M.Mengaux demanda :

- Le prix ?

- Vingt-deux mille.

- C’est loin ?

- Près de Touques. Une heure de marche.

Ce fut alors que Mme Desmarest entra dans le jeu à la façon d’unegrosse boule qui culbute les quilles :

- Ne reste pas, Eugène, les deux pieds dans le même sabot. Prends untaxi et conduis Monsieur voir la villa.

Elle ouvrit la porte et fit un geste d’appel. Un taxi verdâtre accouruten boitillant. M. Desmarest ne monta à côté du chauffeur qu’après avoircalé son client sur la banquette d’arrière.

La route était poussiéreuse et trouée. La villa trop loin de la plagefit faire la moue à M. Mengaux. Dans le jardin il posa des questionssaugrenues : « La lune, au mois d’août baigne-t-elle ce gazon ? - Y at-il des rossignols dans le bocage ? » L’agent expliqua que pourtrouver des clairs de lune et des rossignols authentiques il faudraitaller jusqu’en forêt de Saint-Gatien. Il avait justement par là, enpleine solitude, quelques propriétés à l’usage de messieurs lesartistes. Et le taxi roula par des chemins ombreux, de Bonneville àBerneville, de Berneville à Villerville. M. Mengaux ne trouva rien quifût tout à fait à sa convenance.

Cependant son refus à se décider n’était point catégorique : « Je nedis pas non. Je réfléchirai. Demain. J’aime tant les grands arbres ».Puis laissant à Desmarest fils le soin de régler la voiture il traversade biais l’avenue de Villers et s’engouffra dans l’agence Saccard.

Saccard avait la tête de Louis-Philippe, en plus distingué :

- Je vois, monsieur, ce qu’il vous faut. Une bonbonnière. Les Vignes,j’en suis sûr, vous plairaient : la reine d’Espagne y a fait un séjour.Ou Blanc Castel : c’est là que descendait le roi Georges quand iln’était encore que prince de Galles. Les Terrasses aussi ne sont pasmal : M. Doumergue…

Et d’une voix tonnante, Saccard lança dans la direction du garage : «Faites avancer la quinze ! »

La quinze se rangea au bord du trottoir. C’était une limousine géanteque pilotait un chauffeur minuscule à casquette de groom. Saccardénonça des ordres. L’auto s’arracha du sol comme si les quinze chevauxprenaient le mors aux dents. D’abord on visita Les Vignes suspenduesà flanc de côteau.

- Il y a trois amateurs, Monsieur, sur cette villa. Ne pas vous déciderimmédiatement serait commettre une erreur irréparable…

Parce que la tactique de Saccard était de ne jamais laisser au clientle temps de se retourner. Mais M. Mengaux demanda qu’on voulût bien luimontrer Blanc Castel qu’arrose la rivière. Ensuite il désira deconnaître Les Terrasses qui sont à Hennequeville. La quinze, d’unbond grimpa la côte. Sitôt la grille ouverte, M. Mengaux eut desexigences de nabab ou d’artiste. D’autres visitent les pièces : ilvoulait lui, « explorer le silence ». Après avoir prié Saccardd’arrêter pour un temps son bagout, il s’allongea sur un banc. Lesoleil de mai riait sur le sable des allées. Tout semblait tiède etfacile. Afin d’être prêts pour la saison, les oiseaux répétaient leursgrands airs. La brise se faufilait entre les feuilles neuves. M.Mengaux s’endormit.

Le sifflet d’un bateau rompit le charme et Saccard agrandit cettedéchirure :

- A quoi bon tellement tergiverser ? L’affaire est dans le sac et vousme remercierez de vous avoir, dans votre seul intérêt, mené tambourbattant.

Il poussa le client dans la quinze qui démarra. La baie de la Seine,les blanches falaises d’Harfleur et le poudroiement doré du soir surles flots défilèrent « à l’accéléré ». Quand on fut au bas de laCorniche, M. Mengaux se plaignit qu’on l’eût privé du retour calme etlent qu’il avait espéré.

M. Mengaux descendit d’auto ; il se plongea dans une méditation àmi-voix comme lorsqu’on parle en rêves : « Blanc-Castel… LesTerrasses… Les Vignes… Les Terrasses… Les Vignes… Blanc-Castel… L’unea l’espace, l’autre l’intimité des ombrages, l’autre quelque chose duchâteau de fées qui donne sur la mer… Je crois qu’Aurélie préférerait Les Terrasses, mais Blanc-Castel a des frissons d’eau verte… »

Il parut se réveiller, se tourna vers Saccard :

- Je vais demander à Aurélie. Elle est souffrante aujourd’hui mais,dans quelques heures, nous vous dirons notre choix. Vingt-deux mille,n’est-ce pas ?

Blanc-Castel est de vingt-cinq mille, corrigea Saccard, mais onvous le laisserait également à vingt-deux, pour vous faire plaisir…

- C’est bien.

Et M. Mengaux tendit sa main aristocratique et blanche.

Et le soir même, il envoya cette réponse à l’adresse des agencesDesmarest et Saccard :

« Monsieur, je vous remercie de l’exquise journée que vous m’avez faitpasser. Si jamais l’état de ma fortune me permettait une saison àDeauville, soyez persuadé que c’est à vous que je m’adresserais pour lalocation d’une villa. En attendant, permettez-moi de vous offrir àtitre de dédommagement, pour votre temps et votre essence perdus, unpetit conseil gratuit : faites verser cinquante francs d’arrhes auxclients du dimanche qui, sous prétexte de visiter, chercheraient às’offrir à vos dépens une ballade folle en auto, à travers nos chèrescampagnes normandes.

« Avec l’assurance, Monsieur, de ma considération la plus haute… »



ANESTHÉSIE


L’EXERCICE de la médecine ne devrait être autorisé qu’aux hommes ayantfranchi la cinquantaine : l’âge où se calment pour mieux renaîtrel’ambition et l’avidité. Mais je tremble chaque fois que la Facultélâche contre le malade le cruel appétit d’un jeune loup de vingt-cinqans. C’est l’âge que j’avais le jour où je fixai ma carte de visite surma porte : « Ex-interne des hôpitaux. Consultations de une heure àtrois ».

Pendant six mois, les clients ne fatiguèrent point le canapé maigre dema salle d’attente. Nous n’étions pourtant que deux médecins dans cegros bourg, et l’autre, installé depuis quinze ans déjà, n’avait jamaisfait florès. Ce n’était point qu’on en voulût au docteur Lebrun de cequ’il levait un peu le coude ; mais sur ce plateau où le vent sec et lecidre net donnent même aux ivrognes des idées claires, on reprochait àce horsain d’avoir le vin triste et fumeux. La science incertaine dumédecin et ses jambes qui ne l’étaient pas moins avaient dégoûté detoute médecine, si bien qu’à dix lieues à la ronde les gens s’étaientdepuis longtemps habitués à vivre et à mourir sans ordonnance.

Bon collègue à tout prendre, cet hurluberlu ne demandait pas mieux quede partager avec moi les rares os que la misère des temps lui jetait àronger. C’est à lui que je dus ma première opération dont nous nouspartageâmes en frères le bénéfice.

Je me demande encore au prix de quel bagout diabolique il avait bien puréussir à convaincre Maître Arsène Blanfumet de la nécessité d’uneintervention chirurgicale. Et pourtant, il s’agissait d’une antiquefistule douloureuse qui, de toute évidence, ne cèderait qu’au bistouri; mais le damné bonhomme, encore qu’il souffrît le martyre, ne voulutrien savoir avant que nous ne lui eussions consenti un rabais du quartsur le prix convenu. Il s’inquiéta fort aussi de savoir si, avant del’endormir, je lui permettrais de prendre une topette de calvados «pour passer le goût ». Je tins bon contre cette lubie d’ivrogne et jelui expliquai que les procédés modernes d’anesthésie n’offraient aucundanger. Il branla longtemps du chef et me fit promettre que s’iltardait à sortir du sommeil, je lui passerais entre les lèvres legoulot de la dame-jeanne. Le confrère approuva fort ce remède que lemanuel ne mentionne point.

Maître Blanfumet, tout en se déshabillant, discutaillait encore et nousdemanda très sérieusement si, à soixante-huit ans d’âge, « le jeu envalait la chandelle ». J’étais sur le point de l’envoyer se faireopérer ailleurs, mais Lebrun était moins vite que moi à bout depatience. Il jura ses grands dieux que l’affaire était excellente. Levieux exigea encore qu’on coupât la paille en deux : si l’opérationréussissait, il paierait rubis sur l’ongle. En cas d’échec, nous nousengagions à ne rien réclamer. Cet absurde marché fut consigné par unmot d’écrit et le patient, tout en s’allongeant sur la table, eut unpetit rire flûté qui me glaça…

J’eus vite fait de découvrir que Lebrun avait une plus longue pratiquedu vermouth-cassis que du chloroforme.

L’anesthésie devenait avec lui une sorte de loterie où le maladen’avait pas beaucoup de chances de gagner et où nous étions assurés deperdre. L’animal, pour comble, était bavard et débordant de sciencefumeuse. Tout en plaquant les compresses au petit bonheur, il serépandait en de troubles discours sur le conscient, l’inconscient et lesubconscient. L’entreprise tournait à la farce ; Maître Blanfumet,plein d’un demi-siècle de cicasse, mettait à s’endormir une résistanceredoutable. Chaque fois que je le croyais assommé, il recommençait àgigoter. Il fallut recourir aux fortes doses ; et les fortes dosesadministrées à un ivrogne par un ivrogne ne laissaient point que d’êtredangereuses.

Quand l’opération fut enfin et heureusement terminée, je levai surLebrun un regard joyeux. Lebrun regardait Maître Blanfumet. MaîtreBlanfumet ne regardait rien. L’oeil vitreux, le souffle mince, il avaittoute la mine du mauvais client qui aime mieux mourir que de payer sadette. Le coeur battait encore, mais au ralenti. J’essayai larespiration artificielle ; puis je fis les tractions de la langue,pendant que l’autre manoeuvrai les bras du bonhomme.

Mais Lebrun déclara bientôt que, pour continuer, il lui faudraitreprendre des forces et qu’il allait essayer d’un peu de calvados surle mourant et sur lui-même. Pas une goutte d’alcool ne put passer parles lèvres du patient, et Lebrun, ayant lampé double ration, commençaitde désespérer, lui aussi.

Je me sentais envahi par la folle envie de l’assommer quand,tout-à-coup, il se toucha le front, en homme qui, pour une fois, a uneidée… Les deux mains en cornet, il hurla dans l’oreille de MaîtreBlanfumet :

- Père Arsène ! On vole vos poules !

- Ah ! N. de D…. ! Où qu’ils sont ?

Et Lebrun commenta :

« Le subconscient, mon cher confrère… »

Puis il trinqua avec Maître Blanfumet à notre triple bonne santé.




LE BRONZE


ILS s’étaient patiemment créé un intérieur d’un luxe délicat, où ilsoubliaient la médiocrité de leur fortune. Journaliste, M. Aumassonavait dans sa ville normande la situation précaire des rédacteurs enprovince ; sa femme, frêle et fine, donnait des leçons de musique, etavec leurs charges de famille, on joignait mal les deux bouts. Mais surleur colline, dominant la vieille cité en amphithéâtre, ils vivaientl’esprit haut, librement, loin des mesquineries provinciales.

La maison, enfouie dans un jardin profond, voyait du premier, pardessus la cîme des arbres, un vallon qui s’en allait vers la forêt et,aux jours d’automne, ils admiraient, au long d’une pente lointaine, unealignée de peupliers qui avait l’air tendue comme un large drap d’or.Et toujours, devant leur fenêtre, ce frisson d’un immense bouleau commela soierie bruissante d’une écharpe, vert pâle quand elle retombait,argentée quand la brise en relevait les plis.

M. Aumasson avait parfois des nostalgies de vie plus ample, de longsvoyages en des pays de soleil, loin des humides grisailles de la Seine,mais Mme Aumasson était une femme qui savait transfigurer tout à lamanière des fées.

Elle était, de ses mains voltigeantes, d’une adresse innombrable quisavait draper des robes, broder des stores, retapisser à l’occasion desfauteuils Louis XV. Avant la guerre, elle avait eu le flair decomprendre que le meuble ancien aurait toujours plus de grâce et setrouvait moins cher que les meubles bourgeois en série ; fureteuse,elle passait, avec son air de n’y point toucher, au Clos Saint-Marc, ouchez les brocanteurs, rue Eau-de-Robec, installés au fond de masuresmoisies dont le pied trempe dans l’eau verdâtre ; ici, elle dénichait,sous des fatras ou des couches de poussière, une armoire normande àfeuilles d’acanthe, pour cent francs ; là, pour quarante, une exquisecommode Louis XVI ; ailleurs, à la campagne, pour une bouchée de pain,une fine horloge à gaîne élancée, à cadran de cuivre ciselé.(Tordez-vous les mains, belles dames : c’était l’âge d’or, l’âge d’orsurtout pour les gens d’esprit).

Des Vieux-Rouen, des Moustiers, des Nevers (avec un cheveu peut-être,ou quelque attache - mais de loin, n’est-ce pas, il n’y paraissaitguère), fleurissaient au vaisselier rustique.

En passant par Lisieux, elle avait découvert quinze mètres d’étoffe deJouy à bergers et pipeaux dont elle avait tendu son salon. Et son mariavait eu la veine de dénicher, chez une vieille sorcière, des toilesenfumées qui, une fois débarbouillées, avaient révélé de fort jolisminois du dix-huitième.

Armée de vieux gants, Mme Aumasson décapait un bas-buffet noirci, auxrinceaux encrassés, et lui rendait la patine des jours anciens ; ou,fine mouche, elle troquait telle encombrante « cauchoise » contre uneélégante bonnetière où se becquetaient au fronton des colombes, symboled’amour.

Des connaisseurs eussent blâmé ce mélange de styles, mais elle eûtrépondu que les choses anciennes avaient entre elles des affinitésmystérieuses et que sa commode Louis XVI faisait fort bon ménage avecsa bergère Directoire.

Le soir, dans le reflet des Delft aux émaux bleus, la dorure éteintedes vieilles glaces à carquois, ils se faisaient des illusions, leschères illusions qui voilent si bien les réalités pauvres ; et à sonjour, la maîtresse de céans, qui venait de ses blanches mains deconfectionner l’entremets familiale, passait vite sa robe de soie bleunattier pour recevoir en grande dame, une broderie entre les doigts, M.Le Dauphin, qui était conseiller à la Cour, ou Mme d’Hauterive qui,dodelinant un peu sa tête poudrée, examinait du point d’Angleterre deson face-à-main d’écaille, en vieille connaisseuse.

Malgré la dorure de leur misère, les trois enfants restaient une lourdecharge, et M. Aumasson passait des nuits à l’imprimerie de son journaloù il rédigeait souvent depuis le grand article de tête jusqu’auxchiens écrasés, en passant par les mondanités et la chronique théâtrale.

*
*   *

Ils n’avaient comme lointaine espérance qu’une tante qui n’était pas matante de Honfleur, mais ma tante du Havre. Elle portait le petit nomridicule, encore que grec et mythologique, d’Euphrosyne, vieille filleautoritaire qui avait du bien, son père ayant été grand bijoutier ruede Paris, dans le temps ; et comme elle s’appelait Mlle Lefebvre, on ladésignait d’un nom familier : la tante l’orfèvre.

A leur mariage, elle avait offert un écrin de couverts d’argent quidataient sans doute du second Empire et pesaient leur poids, et plustard, un collier d’or à la communion de la petite Marcelle, de l’orcontrôlé, sachez-le, non du fixe.

C’était une maîtresse femme qui portait haut la tête aux bajouesvermillonnées, la balançait d’un air impérieux et dictait des conseilsdes hauteurs de son expérience. Elle venait en coup de vent chez sesneveux, ouvrait les placards, jugeait que l’armoire normande était plusriche en sculpture qu’en linge : de son temps on avait dix douzaines dedraps, des monceaux de serviettes et des piles de chemises bienlongues, inusables, en chanvre ou en fil.

Son importante sagesse haussait les épaules devant ces vieilleries de «peuffiers », ces vieux plats tout rattachés, ces vieux brocarts dont lasoie était toute coupée… Elle aimait le solide, les meubles bien faitsen palissandre, les lits bateau d’acajou, monumentaux, comme le sien.

Toutes ces petites tables rognon en bois de rose, ça n’était pas solide; ces tables de chevet où M. Aumasson rangeait quelques livres anciens,ça n’était pas convenable : des tables de nuit dans un salon, mais c’enétait presque indécent !

A ses yeux de fille d’orfèvre, il n’y avait que trois métauxrespectables : or, argent et bronze. L’or depuis la guerre se faisaitrare, mais, disait-elle, en baissant la voix, comme si les mursindiscrets eussent pu l’entendre, on pouvait le remplacer par duvermeil, et elle avait offert une coupe dorée (quel honneur !) pourservir de milieu de table. L’argent aujourd’hui, - elle soupesait lescouverts - ne valait pas celui d’autrefois. Il y a bien le christofleet le métal anglais - mais l’argent est l’argent.

- Je m’étonne, Alain, disait-elle, que vous n’ayez pas sur votrecheminée de salon autre chose que ce plâtre…

M. Aumasson avouait ne pas avoir le moyen de se payer un bronze de chezBarbedienne et que, mon Dieu, ce plâtre patiné d’*Inconnue* florentinemettait une note distinguée.

« Une inconnue encore… », fit Mlle Euphrosyne, en baissant les yeuxavec une pudeur réprobatrice : « Du plâtre patiné, ça n’est jamais quedu plâtre », ajouta-t-elle, en le toisant et elle releva sa tête lourded’une tourte de cheveux formant couronne - et d’impériale sagesse.

Chaque fois qu’elle s’invitait à dîner chez son neveu et sa nièce, elleen souffrait pour eux : « Ce plâtre… ce plâtre… ».

Un Jour de l’An, elle apparut, solennelle, à la porte du salon, le brasdroit tiré par un sac de tapisserie qui semblait chargé de plomb.Solennelle, elle s’avança, déposa la masse, enleva la tête de « cetteespèce d’inconnue ». Elle ordonna : « Tournez-vous ». Ils obéirent,inquiets, et quand sur son ordre ils se furent retournés, ils virent,pleins de stupeur, un bronze de bazar du Président Félix Faure. Envraie Havraise, elle avait, comme sa ville natale, gardé un culte pource « fils de ses oeuvres » qui avait reçu l’Empereur de toutes lesRussies et donné son nom à un boulevard dont la cité du Havre a lieu des’enorgueillir.

La tante prononça - et ses paroles avaient le poids du métal :

- C’est un petit bronze, mais c’est un bronze !

Ils étaient malheureux comme des pierres, mais la tante ne les eût pasplus tôt délivrés de sa majesté, que M. Aumasson  remisa -crime de lèse-présidence - le buste de Félix Faure dans le fond d’unplacard.

Inopinément, un mois plus tard, la tante retomba sur eux comme uncyclone. Elle chercha de l’oeil le bronze, ne le trouva plus… Ce fut unescène tragique ; ils faillirent être déshérités. La petite Mme Aumassonexpliqua en balbutiant qu’on l’avait mis de côté afin de ne pointl’abîmer et qu’on le réservait pour les grands jours solennels. Latante les foudroyait du regard…

Et dès lors le buste présida de son sourire satisfait et présidentiella commode Louis XVI, la bergère Directoire, les miroirs dorés àcarquois et les adorables frimousses dix-huitième. La petite MmeAumasson en aurait pleuré.

La tante l’orfèvre reparut vers Pâques et son oeil sévère retrouva lebuste en chocolat ; enfin rassérénée, tout en remuant son café avec unepetite cuillère de vermeil dans la tasse d’argent qu’on lui réservaitpar égard, elle répéta de la hauteur de son goût sûr :

- Ce n’est qu’un petit bronze, mais c’est un bronze !



LE PASSEUR


LE TEMPS était lourd, le ciel bas ; l’orage venait. La Seine coulaitverte et grise en ras de la rive. La cabane du passeur était vide.Comment traverser ?

Les joncs, près de moi, remuèrent. Il en sortit une tête de vieux quipêchait, la pipe au bec.

- C’est y qu’ vô vôlez passer ?

- Oui ; mais où est le passeur ?

La pipe m’indiqua une maison basse enfouie sous les pommiers, et latête rentra dans les joncs.

Je poussai la barrière et traversai le verger - trois pommiers crochusenfouis dans l’herbe haute. La porte de la bicoque était ouverte etj’entrai. Une fillette, ébouriffée, soufflait dans la cheminée un feude bois vert qui fumait sans flammes sous un chaudron noir.

- Qué qu’ vô vôlez, m’sieu ?

- Le passeur,

- L’ pé Ernest ?

- Mais oui, où est-il ?

- L’est su’ l’aut’ bord ; y a qu’à l’appeler.

Et les cheveux frisés disparurent dans la cheminée, et la fumée montaplus noire et plus épaisse sans que la moindre flamme parût.

Je retournai à la cabane. Un écriteau effacé par la pluie était là -cloué sur un arbre - et que je n’avais pas vu d’abord : « Quand lepasseur n’est pas là, sonner la cloche et appeler très fort. » Jedécouvris la cloche et sonnai comme un moine qui aurait, en songe, vupasser une danseuse.

Je sonnai, je criai : « Père Ernest ! » J’attendis. Pas un bruit. Jesonnai encore. Je criai plus fort. Toujours rien que le bruit de l’échoqui renvoyait, railleur, mon « père Ernest » à tous les vents. Labarque sur l’autre rive, toute menue, dansait au clapotis des petitsflots ridant le fleuve.

Je retournai à la maison :

- Qué qu’y a ? dit la voix dans la fumée.

- Il y a qu’on ne répond pas.

La voix reprit :

- M’man, m’man ! Y a un m’sieu qui veut passer !

- L’a qu’à sonner !

- L’a sonné, mais i dit qu’on y a point répondu.

- L’a qu’à appeler !

- L’a déjà appelé.

- Est bon ! j’y vas !

Un gros corps dans une camisole grise ; des gros pieds dans des sabots.« M’man » vint avec moi à la cabane. Elle mit ses mains en cornetdevant sa bouche et lança :

« Pé Ernest ! Pé Ernest ! »

Père Ernest ne répond rien. Un éclair rose zébra le ciel noir.

- L’est encore à jouer aveuque ses fichus dominos, la vieuille bique !- Holloh ! ho ! et les mains cornèrent à l’écho :

- Vas-tu répond’, vieuille salop’rie ?

- M’a v’la ! répondit l’autre rive. Et la barque, sous l’effort duvieux courbé sur les rames, démarra et grandit.

Et « m’man » moralisa :

- « Est point sorcier, veyez-vô ? Seulement c’est’core ren que d’gueuler fort. Mais faut saveir c’ qu’y faut gueuler… »



LE GRAND-ONCLE CASIMIR
(Portrait ancien)

A la mémoire de Henri Dupré.


UN GRAND CORPS bien charpenté, des yeux d’un bleu calme sous un largefront nu, des favoris blancs encadrant des lèvres rases, pincées par unrire intérieur et une longue habitude du silence. C’était un bonhommequi portait légèrement sur ses robustes épaules ses soixante-quatorzeans, tandis que vos petits vieux d’aujourd’hui sont quinteux etrabougris avant la soixantaine.

Sous le second Empire, M. Casimir Bénetot avait été établi bandagiste àRouen, rue Grand-Pont, mais dans son commerce, il ne s’était guère usé.Souvent, laissant à la boutique sa femme, une petite au visage fin etfroid entre deux bandeaux gris, il partait, sans explication, une bonnecanne plombée au poing. Marchant droit devant lui vers Canteleu, iltraversait la forêt de Roumare, entre les colonnades de pins, poussaitparfois jusqu’à Saint-Martin-de-Boscherville, l’abbaye romanesolitaire, comme une légende, à l’orée des bois. Ses deux filles sècheset dédaigneuses, il les emmenait rarement, ayant peu de goût pour lesot caquet des femmes.

Un peu las, dans la canicule, il s’asseyait sur une souche, une pierremoussue, s’épongeait, tirait de ses basques un de ces bouquins jamaisachevés : *Gil Blas de Santillane* ou les *Voyages de Gulliver ». Illisait sous le balancement des cîmes, au sifflement aérien des oiseaux.Une fois, dans le silence des hautes futaies et des fougères, unsanglier débusqua en grognant, s’arrêta à dix pas de l’hommeimpassible, puis s’enfuit lourdement dans la profondeur des forêts.

Il rentrait le soir pour souper, sans explication, posait sur un bahutson filet de gros cèpes ou de chanterelles cueillis sous bois, ets’asseyait devant son bouillon gras brûlant qu’il refroidissait d’ungrand verre de vin.

*
*   *

Il était de ces hommes qui, sans être de mauvais époux, vivent dans lemariage comme dans l’indépendance du célibat.

Sa femme avait apporté de la fortune ; lui, avait du bien à Jumièges ;ils auraient pu vivre de leurs rentes, mais ils désiraient arrondir ladot de leurs filles pour s’en débarrasser le plus tôt possible.

M. Bénetot n’eût peut-être pas été incapable de s’intéresser à un fils,mais il disait, parlant de ces pécores : « Tout le portrait de leurmère ». « Trois femmes dans une maison, c’est pour le moins deux detrop ». Il maria l’aînée à un riche fourreur de la rue du Caire, àParis ; la cadette à un courtier maritime du Havre. « Chacun chez soi ».

Sa dame, de dix ans plus jeune, mourut à son retour d’âge. Il l’avaitestimée comme honnête femme et bonne commerçante, il la regretta sansla pleurer. Il lui restait de la parenté, une soeur cadette et troisneveux dont un seul avait des enfants ; il était reçu, recevait,considérant ces réceptions comme des obligations de famille.

Dans son magasin, sa réserve digne lui valait le respect de tous ; maison savait qu’au fond de ses calmes prunelles, entre ses lèvres closes,vivait une ironie froide pour la bêtise et les misères des hommes. A unblanc-bec déconfit, on l’entendait demander, plein d’un sang-froidrespectueux : « Avec ou sans sous-cuisses ? » Il apportait lesclysopompes religieusement comme des vases sacrés, les remontait avecune précision appliquée d’horloger.

- Une canule ? de quel calibre, Madame ?

Il s’amusait, intimement, des prétentions aux grâces, aux élégances, detous les sots orgueils, car à lui, étaient révélées les infirmitéssecrètes, le bandagiste étant une manière de médecin, qui, sous lesmantes des bourgeoises hautaines et les carricks des fats qui posentaux milords, découvre des hernies, des échines disloquées, des nuditéslamentables ; il est le confident muet des cocodès qui se soignent, desvieux fêtards qui se sondent….

*
*   *

A soixante-cinq ans environ, ses filles bien mariées, sa femme bienenterrée, son fonds bien vendu, il s’était retiré sur les hauteurs deBihorel, parce que ce quartier est paisible au milieu de ses vergers etque ce taciturne aimait d’instinct les rues solitaires.

Devant l’âtre où rougeoyaient des braises, il s’abîmait dans un livrede voyages ; et le silence même des hivers coupé des plaintes du ventdans les arbres noirs ou le gargouillis des ruisseaux, sur les pentestoutes ravinées, après les trombes de pluie, lui remplissaient le coeurd’une sorte de mélancolie romantique et confuse…

Aux premiers souffles tièdes, il poussait les persiennes vertes de sachambre et respirait de toute sa poitrine profonde. D’en haut, ilpromenait ses yeux placides sur l’écume des floraisons blanches. Ilfaisait sa ronde dans le verger ; se penchait sur les arbustes ; lamain sur le sourcil, inspectait les grands arbres, consultait lesvents, les quatre coins du ciel ; il interrogeait son baromètre dédoréà corne d’abondance, comme un vieux conseiller loyal qui n’a jamaistrahi et il affirmait avec calme : « Il y aura du fruit cette année »,ou « le temps nous réserve des giboulées qui brûleront les fleurs ».

Après le coucher du soleil, il observait l’occident : le ciel strié debandes cerise, les grands halos autour de la lune sur laquelle fuyaientles nuées, étaient des présages d’averses ; un rouleau de vapeur légèrele matin dans la vallée, c’était un jour limpide et chaud ; cesconstatations simples satisfaisaient la simplicité de son âme.

Tout naturellement, il s’était refait une vie de vieux garçon. Il nevoulait entendre parler ni de bonne, ni de femme de ménage, sontempérament farouche exigeant un indépendance absolue.

En pantalon de toile bleue, il s’affairait par la demeure vaste,préparant lui-même sa cuisine d’ailleurs rustique, mais relevéed’épices fortes. Il faisait mariner des harengs ou des maquereaux,confire des cornichons, du piment rouge et de la christe-marine dans duvinaigre aromatisé d’estragon.

Dans la saison d’abondance, il goûtait une joie délicate et presqueartistique à la confection des confitures de « gardes ». Coiffé d’ungrand chapeau de soleil, il allait au fond du verger cueillir leslourdes grappes aux groseilliers et la pourpre parfumée des framboises.Pour remplir les pots de cristal, il se souvenait de la recette qu’ilavait, de sa main, copiée dans le « Cuisinier Royal » : égrenez, jetezles grains dans du sirop cuit au perlé, laissez frémir le tout septminutes et passez au tamis ; ainsi votre gelée est d’un rubis diaphane,si odorante et fraîche, qu’on croirait dans la bouche écraser groseilleet framboise.

Du beau gâteau vermeil qui restait dans un plat, il faisait une petitvin rose-vif, innocent, mais pétillant, dont il régalait sespetits-neveux et qui leur donnait des yeux brillants de rire.

Lorsque le sirop limpide, distribué avec une louche d’argent, étaitrefroidi, il découpait des rondelles de papier blanc, les humectaitd’eau-de-vie, ficelait, collait des étiquettes méticuleuses. Ilalignait toute cette provision parfumée dans ses vastes placards bleus,profonds comme des alcôves, avec la joie confuse d’enfermer pour lelong hiver morne un peu de la saveur et de l’abondance heureuse duclair été…

*
*   *

Une fois par mois, il traitait sa famille avec quelques connaissances,et les apprêts du dîner ne lui déplaisaient point. Il achetait souventune belle alose de Seine, qu’il faisait cuire dans un court-bouilloncorsé de cidre doux ; aux environs du mardi-gras, il préparait la pâteaux beignets et aux carêmes-prenants ; il remontait lentement letourne-broche, et assis sur une bancelle, entre les hauts landiers, samain rêveuse arrosait la poularde d’un jus doré qui dégoulinait dans lalèche-frite.

Pour épargner du train à cet  homme seul, les dames allaienttirer le cidre dans les carafes, rompaient les flûtes et les manchettesde pain, frottaient d’ail les croûtons pour la salade d’escarole ; maiselles chuchotaient derrière son dos qu’il était un peu pingre, parcequ’on ne trouvait pas chez lui, comme chez sa soeur, cette procession devictuailles qui prolonge la jouissance des goinfres et ces fameusespièces de résistance, barbue à la sauce blanche ou dinde bourrée defarce dont on se pourlèche d’avance les babines et pour lesquelles lesdames se réservent. Du poisson, un petit rôti, un légume, un brin dedessert : c’est plutôt juste.

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*   *

Dans la vaste salle dont les papiers humides se décollaient et oùbrûlait l’hiver une simple grille de coke, on grelottait devant sonpotage, jusqu’à tant que la lampe à huile et la chaleur des corpseussent réchauffé la pièce : on buvait le cidre sucré des fermiers deJumièges, encore qu’il mit un froid sur l’estomac ; les pommes depigeon, au dessert, glaçaient les dents.

L’été, la famille se plaignait qu’il servît souvent de la viandelégèrement avancée : il laissait un gigot trois jours dans songarde-manger pour qu’il fût plus tendre sous ses gencives. Seulement,vous comprenez, dans les chaleurs… la famille faisait la tête. Unevieille demoiselle conciliante murmurait : « Voyons, je vais goûter…c’est moi qui vais dire… eh bien, c’est mangeable ».

Il écoutait les gens bétonner, en affûtant sur le fusil son longcouteau, mais de place en place, il fourrait une boutade, une anecdote,un mot pointu dont il dégonflait quelque vanité.

Au dessert, il était rare qu’il manquât de lire à haute voix dans le Journal de Rouen, la liste des décès. Son esprit, avide de précision,tenait un compte exact de tous ces gens qu’il avait connus et que lenéant, un à un, reprenait.

Il accompagnait chaque départ de quelque plaisanterie macabre quifaisait froid dans le dos. « Le mort que sera chacun de vous est entrédans votre peau le jour de votre naissance. Si vous l’oubliez, il nevous oubliera pas ». Les autres, la digestion coupée, en étaientmalades…

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*   *

Les enfants avaient leur couvert à part, sur une table de nuit enacajou dont on avait relevé les volets et supprimé le vase. M. Bénetotaimait les questionner de sa place, les trouvant moins bêtes que lesgrandes personnes. Il arrêtait à temps leur bagout de fontaines, ourelevait des incorrections de langage qui le choquaient, comme unmusicien des fausses notes.

Parfois l’un des enfants, son petit neveu qui allait déjà au collège deJoyeuse, un blondin aux mèches relevées sur des yeux vifs, risquait unecontradiction sous l’oeil ironique de la famille qui n’admettait guèrequ’un morveux se mesurât avec ce puits de science ; il s’agissait dedécider si les serpents pondaient des oeufs, si le cachalot était unpoisson ou un mammifère.

Le grand oncle allait déjucher un vieux tome poudreux d’histoirenaturelle, l’époussetait en route et l’ouvrait d’un air grave ; s’ilavait tort, il le confessait magnanimement, si le livre lui donnaitraison, il triomphait sans orgueil : sous le nez du collégien, ilsoulignait d’un coup d’ongle le texte irréfutable qui lui fermait lebec.

A la grosse mère Coulibeuf qui faisait encore des grâces de vieillechatte, il tendait un Gavarni dans lequel une matrone énormes’apprêtait à changer de chemise : - « Si tu ne t’en vas pas, MonsieurCharmé, tu vas tout voir ». - Alors, je m’en vas ».

Sous le nez de M. Tabouret, épanoui, rond et cocu, il glissaitperfidement une caricature inquiétante : à l’amant vautré dans unfauteuil, le tuyau de poêle insolent sur l’oreille, l’épouse coupable,qui guettait à la fenêtre, jette le cri d’alarme : « Ote ton chapeau !Le v’là ! »

Gâcher la joie des imbéciles était pour M. Bénetot l’unique plaisir quile retînt dans un monde où la sottise est inépuisable.

*
*   *

On se levait après dîner. Parfois, une invitée admirait en passant untrumeau dix-huitième siècle, un berger avec sa bergère dans un fraisbocage bleuâtre ! - « Ah ! c’est charmant ! » L’oncle, ingénûment, dehausser les sourcils et de murmurer : « Je ne sais trop où le bergerlui pique sa fleurette ? » Il faisait mine d’examiner avec sérieux lachose. « A un drôle d’endroit ! » Les dames se rapprochaient,écarquillaient les yeux et s’empourpraient en riant.

Aux très longs soirs de juin, on se répandait dans le jardin touffu ;les enfants allaient se bousculer du côté des framboisiers et lespersonnes d’âge, à petits pas, digéraient sous les derniers feux ducouchant qui orangeaient la pelouse…

Mais le plus souvent, dans une petite salle basse, on se tassait autourd’un lourd guéridon Empire et l’on se disputait âprement des sous au Nain Jaune, au Trente et un, à la Banque. A deux centimes lafiche, ça va encore vite, allez. L’oncle connaissait des stratégiessavantes ; l’oeil au guet, quand les trois cartes au trente et unpassaient à la ronde, il n’était jamais pincé : brelan de dames oumistrigri. Et à la banque, il raflait avec une blague froide le magotconvoité.

Les dames lui tapaient dans le dos : « Vieux filou », tandis qu’unsourire goguenard aux lèvres, balançant une lanterne sourde qui, dansles vertes ténèbres vacillantes, éclairait des roses, il reconduisaittout son monde…

*
*   *

Chez sa soeur, rue des Bonnetiers, les réceptions étaient plus àl’étiquette. L’oncle Casimir apportait des fraises ou des mirabellesodorantes et l’arôme des vergers de là-haut entrait avec lui.

Mademoiselle Arthemise Bénetot, devenue impotente, aimait consulter sonexpérience au sujet de ses loyers et des mauvais locataires.

Ses neveux l’interrogeaient sur ses voyages et ses souvenirs :

En mars 1876, l’année de la grande inondation, il avait navigué sur lesprairies de Bapeaume inondées, d’où émergeaient seulement des branchesnoires. Pendant l’hiver de 70, il avait traversé la Seine à pied sec,et il faisait si froid que des marchands de marrons s’étaient installéssur la glace avec leurs brasiers.

En 67, il avait poussé jusqu’au Mont Saint-Michel et il dépeignait, entermes précis, le rocher sculpté au milieu des flots, le Couesnon quisépare la Normandie et la Bretagne, et, sur les sables mouvants, leretour de la marée plus rapide qu’un cheval au galop. Derrière cessouvenirs lointains, il en découvrait de plus lointains encore, et lesenfants craintifs s’enfonçaient avec lui dans le monde solennel deschoses de l’histoire. Il comptait sur ses doigts les régimes tombés :Charles X, Monsieur de Villèle, Louis-Philippe, Ledru-Rollin, ce jobardde Lamartine, Napoléon « petit, petit »… - « Et Victor Hugo, mon oncle,l’avez-vous vu ? » Oui, il l’avait vu, une fois, sur le quai deCaudebec-en-Caux, un jour de mascaret, et il n’y avait point de dangerqu’il se trompât sur la date : le 4 septembre 1847. C’était de dosqu’il avait vu le grand homme, penché sur le parapet, les épaulesbasses et qui semblait pleurer.

Mais, avant tout, on reparlait de sa fameuse traversée qui lui valaitauprès des personnes du sexe un renom d’explorateur froidementintrépide ; il avait, en 62, franchi la Manche de Dieppe à Newhaven surle paquebot à roues, abordé sur la côte britannique et visité Londres(*London* en anglais) à l’occasion de la grande Exposition du Palais deCristal. Ce nom seul émerveillait les enfants. Il avait séjourné unequinzaine en Angleterre et c’était probablement là qu’il avait pris -par contagion - la mode des « côtelettes » et ces manièresflegmatiques. Auprès de la famille enorgueillie, il passait pourconnaître à fond le langage et les moeurs légèrement comiques desindigènes d’Outre-Manche.

Ce que M. Léopold n’arrivait pas à comprendre, c’était qu’on prononcâten anglais les mots autrement qu’ils s’écrivent :

« Comment dit-on bouteille ? - Bottle, répondait l’oncle sanshésiter. - Et une cuillère ? - A spoon ». Il savait aussi steamer(de steam qui veut dire vapeur), tea, potatoes, goddam, pick-pocketet spleen. Les Anglais, n’est-ce pas, avec leurs rosbifs, mangeaienten guise de pain des pommes de terre bouillies. Les Anglais, par suitedes brouillards de la Tamise, avaient naturellement le spleen, sorted’humeur noire ; alors, quand ils s’ennuyaient de trop chez eux, ilsvenaient en France pour se distraire. Il savait même une chansonanglaise exprimant ce sentiment d’un fils d’Albion qui avait ainsirepris goût à la vie.

On le suppliait chaque fois de la chanter, mais il n’était pas toujoursd’humeur, estimant les chansonnettes un peu ridicules pour un homme deson âge. Cependant, dans ses bons soirs, il se levait, nouait gravementsa serviette, lissait ses favoris, et alors, exagérant ses airs raides,entre des lèvres minces et rasées, aux coins retombants, il fredonnait :

               Dans leHangleterre,
               Pays trèstcharmeng,
               Rien n’ysavaient faire
               Que lemangémeng ;

               On étaitsévère
               Biaucoupfortémeng
               Et lescharactères
               Prenaientde l’ennouiemeng.

Puis, sur un air plus guilleret :

               Mais ledjoli Frence,
               Jolivialpayse.
               Toute mapréférence
               Il havaithacquise !

Les enfants entraient en liesse et les grandes personnes en pâmoison.Çà, on pouvait dire qu’il l’avait, l’accent anglais ! Ne gardait-il paschez lui des ouvrages et même un lexique écrits dans cette langueimpayable ? - « Le Dictionnaire du Dr Johnson », précisait l’oncleCasimir d’un ton sec d’érudit.

*
*   *

Plusieurs des soirées de M. Bénetot étaient consacrées agréablement àdes parties de billard, chez l’un, chez l’autre ; le lundi, routed’Ernemont, chez M. Lanquetuit, rentier ; le mercredi, rue Jouvenet,chez M. Flambard, confiseur retiré de la confiserie ; le samedi, rue duChamp-du-Pardon, chez M. Bellencontre, officier d’administration à laretraite.

M. Lanquetuit était un grand décharné, aux yeux vairons, au long nezcabossé, avec une bouche découragée dans une face osseuse et pâle : le Chevalier de la triste figure, l’avait baptisé M. Bénetot, qui, lesachant bonapartiste têtu, s’amusait à le faire endêver : « L’oncle etle neveu, le Grand et le Petit, deux belles canailles qui ont ruiné laFrance ». Il lui apportait des caricatures féroces : le Volant Corseentre deux raquettes, par Cruikshank, et le Sabot Corse fouetté parWellington ; la Charge, ou le Pétard d’Alfred Le Petit : le Badingoscope et la Ménagerie impériale ; alors, il jouissaitfroidement de l’effet : le Don Quichotte vous prenait des yeux effarésde grand oiseau bête qui bat des moignons d’ailes, se dressait sur sesergots et répondait par des coups de bec.

M. Flambard, l’ancien confiseur, montrait une face ronde et glabre demagistrat à pattes de lapin et ses yeux en grosses groseillesbrillaient sous le renflement d’un grand front creux. Un rire grasplissait le coin des paupières et fendait la bouche molle. C’était unbonhomme important qui aurait aimé la gloriole, le cérémonial, lesdécorations. C’est lui qui, à l’inhumation d’un gros industriel enrouennerie, suivant avec ces Messieurs le corbillard à panaches,couvert de tourtes de fleurs, grognait, jaloux : « Ce Duponchel, il ena un char, comme je n’en aurai pas, moi ». M. Bénetot qui marchaitdevant se retourna : « Si le coeur vous en dit, vous pourriez monter àsa place ».

Le crâne de Bellencontre était poli comme l’ivoire des boules ; unebonne joie coulait de ses yeux pleins d’eau et des trous de ses narinessensuelles où sanguinolaient des filandres. C’était un patriote, unrépublicain de la première heure. C’était un vert-galant aussi et l’onsoupçonnait ce vieux barbon d’enfouir des amours sous le lierre de sonlogis et de coucher avec sa bonne, une gaillarde qui, sous son caracod’indienne, cachait des restes avantageux. M. Bénetot lui fredonnaitnarquoisement en la reconduisant à la brune :

           Et couronné par Jeanneton
           D’un simple bonnet de coton…

Un jour qu’il était invité à déjeuner chez Bellencontre, et que ladonzelle servait un plat de flageolets, d’où il tira bientôt de longscheveux blond-fade, il lui avait fait signe du petit doigt : « Uneautre fois, ma mie, mettez-les moi à part sur une soucoupe, à côté dela ciboulette (si j’en désire, j’en prendrai une pincée) mais, degrâce, jamais ensemble… ».

Bellencontre, vexé, riait jaune.

*
*   *

Sous les abat-jour verts on disputait des parties à la poule ou à labande. M. Bellencontre, malgré sa graisse, tenait par amour-propre àfaire encore le coup de l’officier ; M. Lanquetuit était célèbre pourses massés et ses rétros, il avait même, une fois, crevé le tapis vertde M. Flambard qui était devenu de la même couleur.

M. Flambard, avec l’intégrité d’un arbitre, marquait au tableau lespoints de ces messieurs, pendant que les autres blaguaient ouregardaient aux murs des charges contre la Restauration, la Monarchiede Juillet : la Poire et les Pépins, les Oies du Père-Philippe, oudes caricatures sympathiques des hommes de guerre : Faidherbe,Bourbaki, Gambetta dans son ballon, le brave général Trochu, toutcrochu, le petit père Thiers et ses grandes lunettes, Pouyer-Quertieravec une tête en pomme.

M. Lanquetuit possédait une peinture représentant le Gros-Horloge enrelief qui pouvait jouer au choix : le « Beau Danube », « Partant pourla Syrie », ou « C’est un mari, c’est un mari de Corneville ». On leremontait assez souvent pour la distraction de ces messieurs, trèsamateurs de musique.

Depuis quelque temps, M. Flambard, entre deux parties, confiait à seshôtes ses insomnies d’homme en mal de livre. Voilà : il désirait narrer- oh ! sans prétention aucune - ses explorations à travers laNormandie, auxquelles il joindrait de petites poésies fugitives et desmélanges. Il en avait des sueurs la nuit, il sautait du lit pour noterun trait, une rime. M. Bénetot, tout en mettant du blanc, faisait signeau père Bazire, un de ses vieux amis, à face plissée de malin singe, ettous deux s’apprêtaient au rire intérieur. M. Bénetot avaitsérieusement engagé l’auteur à donner à ces messieurs la primeur de sesélucubrations.

Ces messieurs furent tout oreilles, rangés sur les banquettes comme unaréopage, le père Bazire esquissait leurs binettes sur son calepin de «Crocis », M. Bénetot opinant gravement du chef en incorrigiblepince-sans-rire.

L’avant-propos de l’ouvrage révélait comment M. Flambard avait eul’inspiration de coucher par écrit ces intéressants mémoires : «Certain jour, mon petit Victor, embarrassé d’un devoir de style,réclamant mes lumières, je lui prodiguai de menus conseils et fus assezheureux d’apprendre que son professeur avait trouvé la choseagréablement tournée. Encouragé par ce modeste début, mais surtoutaimant ce genre de distraction, je continuai et aujourd’hui j’en ainoirci un plein cahier. Que dois-je faire ? Le mettre au panier ? Ehbien, non ! » Il avait donc, au jour le jour, noté les incidents etimpressions de son voyage au Havre de Grâce. Avec sa dame et sesrejetons, il avait visité les bassins et cinglé en imagination vers lesAmériques à bord de la Gascogne, mais la sirène ayant soudain lancéun cri strident, il avait eu la venette de partir pour de bon : «Arrêtez, arrêtez, capitaine ! Je suis M. Flambard, de Rouen ! » On enavait été quittes pour la peur.

Et du haut de la Hève, où M. l’abbé Coullebois l’accompagnait, iladressait une invocation « à l’auteur de ses jours, j’ai nommé Dieu,qui a créé le monde si grand et devant lequel l’âme s’abîme au fond deseaux salées et de la voûte sans fond du ciel bleu… ». Au milieu d’unepage blanche le seul mot Immensité, recopié en belle ronde, évoquaitsymboliquement la petitesse de la créature en face du Créateur.

Des notations intimes : « 19 Août : Ce matin, devant le chalet de lareine Marie-Christine, Hortense prend son bain de pied ; 22 Août :Nous accompagnâmes ce soir, au bateau de Honfleur, M. l’abbé Coulleboisassez enclin au mal de mer. - A Sainte-Adresse, les enfants avaientpêché des moules : « Ces chers petits m’apportèrent ce butin humide desflots ; ce n’est pas la chose, bien sûr, puisqu’il n’y en avait pas entout pour dix centimes, mais pensant dans leur candeur naïve, ces bonspetits coeurs, que les moules ont toujours souri à leur papa. Nous nousen régalâmes… »

- « C’est rudement bien écrit », faisait M. Bénetot, péremptoire.

Pour un homme seul, ces réunions sont distrayantes ; pour unobservateur amusé, elles sont instructives. La société neressemble-t-elle pas à ces albums farce d’Henri Monnier, d’HonoréDaumier, de Traviès où triomphent les Perrichon et les JosephPrud’homme prétentieux, à côté de Mayeux, le bossu cynique, de RobertMacaire et de son ami Bertrand ?

On se séparait vers les onze heures ; les hommes mariés partaient plustôt à cause de leur dame ; les autres restaient avec leur hôte à casserdu sucre sur le dos des chers amis. M. Bénetot avait une fois citécette scène des Animaux peints par eux-mêmes où de bons crocodiles ensociété se congratulent ; à mesure qu’un d’eux se retire, ses confrèresde le déchirer à belles dents pointues. Il n’en reste plus que troisqui échangent des salamalecs, à qui sortira le dernier, mais redoutantmême sort, tous trois se décident à filer de compagnie.

Ces messieurs avaient compris et désormais sortaient tous en choeur. Unefois dehors, ils lâchaient des bruits plaisants qui pétaient sec dansle silence des nuits froides. Etait-ce par manière de remerciementironique à l’adresse de leur amphitryon, par reconnaissance pour saprunelle ou son vespétro, ou en guise des mots d’esprit qu’ilsvoulaient faire et ne trouvaient pas ?

M. Casimir Bénetot réprouvait ces facéties et demeurait taciturne. Iln’avait de goût que pour un genre de conversation plus recherché.

*
*   *

Dans sa maison humide, l’oncle commençait à souffrir de rhumatismes.L’ami Bazire, en venant faire sa partie de piquet, lui répétait : « Jene resterais point ici l’hiver ; il y a de quoi attraper la mort ».

Bazire habitait rue Bourg-l’Abbé, derrière de hauts murs, dans unegrande bâtisse austère dont les briques, encadrées d’un filet blanc,étaient peintes en rouge sombre ; elle appartenait aux soeurs del’Adoration Perpétuelle : à droite, leur chapelle en style rococo ;derrière, leur couvent et leurs jardins.

Le bonhomme y était tranquille pour se livrer à ses manies et entasserses trésors. Ancien intendant du marquis de Belbeuf (intendant…peut-être, soupçonnait M. Bénetot, tout bonnement portier) ; il étaitveuf aussi depuis de longues années. Sa défunte, un gendarme auxbajoues empourprées, l’avait fait marcher au doigt et à l’oeil ; pasméchante au fond, mais si gueularde que Bazire n’avait soufflé qu’aujour où la mort lui avait clos le bec.

Il n’avait plus de famille, sauf un cousin éloigné, boisselier auxAndelys, mais il s’était fait des connaissances variées qu’il égayaitde ses drôleries de vieux loustic. M. Bénetot entre autres, qui lefréquentait depuis trente ans, venait fureter avec lui dans sonbric-à-brac et faisait avec lui des échanges avantageux.

Car Bazire collectionnait des raffuts, des bibelots qu’il croyaitrares, de vieux bouquins surtout. Sans instruction, il n’y connaissaitgoutte, encore qu’il eût un vague flair de fouineur. Au ClosSaint-Marc, à la Salle des Ventes, rue Saint-Nicolas, il faisait mainbasse sur les caisses de volumes et de paperasses qu’il brouettaitlui-même, sous prétexte qu’il y avait dedans, ou pouvait y avoir, unouvrage sans prix.

Son intérieur était envahi d’une marée toujours montante de tomes et decuriosités, jusque dans la salle dont le bahut normand était plein àcrever, jusque dans sa chambre où il fourrait des piles de bouquinsdans sa vaste cauchoise, sous son lit-bateau, dans sa table de nuitmême.

Une odeur de « mucre » et de poussières anciennes, dès l’entrée, vousprenait à la gorge. Quand une lame de soleil transperçait l’ombre d’unepièce, on voyait le poudroiement innombrable des atomes flottants.

Quelques brocanteurs du quartier, qui le connaissaient de longue date,lui rachetaient un peu de son fatras, mais plus il vieillissait, plusil s’entourait de ces choses avec un soin jaloux, une passion d’avare.Son rêve, qu’il ne confiait qu’à l’ami Bénetot, était de léguer sabibliothèque à Gisors, sa ville natale ; il jouissait déjà, dans sonorgueil humble et secret, de l’inscription qui perpétuerait sa mémoired’obscur bonhomme : Legs d’Auguste Bazire. Cette espérance lesoutenait dans sa vie cachée de petit rentier qui se prive, qui s’esttoujours privé de tout pour ça.

Un appartement se trouva à louer au-dessous de celui de Bazire. Lesneveux de M. Bénetot engageaient leur oncle à ne pas moisir au milieudes champignons de cette maison à Bihorel, isolée, dangereuse pour unhomme solitaire. L’oncle, non sans regrets pour son jardin chantant,dont les rouges-gorges l’éveillaient à l’aube, se décida à emménagerdans cette espèce de retraite silencieuse. Le père Bazire s’étaitoffert à lui charrier tous ses livres…

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Les deux amis vivaient dans la grande paix de la religieuse demeure, aucouvent presque, heureux, voisinant, se montrant leurs trouvailles,leurs trésors secrets, partageant de temps à autre leurs simples repas,méditant le soir sous la lampe des coups savants aux dames ou auxéchecs.

Sans effusions, intérieurement ils s’aimaient ; « Nous ressemblons àSmuck et au cousin Pons, de Balzac », disait M. Bénetot. - « Les deuxveufs, comédie », faisait Bazire.

Dans l’escalier, s’ouvrait un oeil de boeuf haut placé. Par plaisanterie,ils avaient appliqué une échelle et comme de vieux enfants, unegaillardise au coin de l’oeil, ils y grimpaient tour à tour pour voir.Voir quoi ? Dans leur âme nourrie de souvenirs drôles, ils espéraientsurprendre la vie intime des soeurs cloîtrées. Les conteurs d’autrefois,Boccace et La Fontaine, en content de tant de couleurs, qu’ilsn’eussent pas été autrement étonnés de voir rôder, près du cotillon desnonnes, un bon moine paillard à triple menton.

Mais les soeurs, dans leur bure, passaient avec calme devant lesespaliers, entre le buis des allées en pente, arrachant des liserons,arrosant les marguerites, et une telle paix flottait sur les vergers ducloître que, l’esprit vite ramené à des pensées plus douces, M. Bénetotse prenait à songer une heure durant sur son échelle, écoutant tinterla clochette des offices ou l’angelus du soir, goûtant la sérénité deces jardins pieux et comme habitués à la prière…

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Ses neveux le venaient voir, mais plus rarement, à présent que l’oncleCasimir se sentait trop âgé pour héberger la famille. Sa soeur étaitdécédée, la goutte lui ayant remonté au coeur. Ses filles, désormaisgrandes madames, lui faisaient visite deux fois l’an par devoir ; ellesle trouvaient ridicule de se cloîtrer ainsi, de vivre en ours, sansbonne ni demoiselle de compagnie.

Il n’espérait pas grand’chose de l’affection des enfants ou des neveux,connaissant par coeur la comédie humaine, et que les sollicitudes dontles jeunes entourent les vieux sont des rondes d’animaux félins quiviennent flairer de loin en loin si la proie est mûre pour la mort. Sonsourire ironique et froid leur certifiait que non et il jouissait deleur gêne…

Il aimait mieux son père Bazire dont il n’attendait rien, quin’attendait rien de lui.

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Dans une soupente obscure, Bazire faisait de la photographie aucollodion et parfois M. Bénetot attendait, immobile au fond desténèbres rougeâtres, tandis que les plaques baignaient dans lerévélateur. Car Bazire, curieux de vues pittoresques, grimpait comme unchat maigre par des escaliers en vis à se rompre le cou, jusqu’auxgaleries supérieures de Saint-Ouen, pour croquer des prophètes ou desgargouilles. Dès quatre heures du matin l’été, il se levait et,traînant son appareil monumental, allait poser à loisir et sansgêneurs, encapuchonné d’un voile noir, devant la fontaine de Lisieux,la fontaine d’Aréthuse. Il était fier de son talent, et chez lemarchand de couleurs, rue d’Amiens, on voyait en vitrine ses oeuvres :la chapelle Saint-Adrien incrustée dans son roc, ou un cirque enplanches abattu par une rafale de mars, avec cette note au crayon : «Panorama égroulé sur le Boulingrin, par un amateur de 72 ans ».

Il tournait aussi le bois et l’ivoire et les deux amis jouaient avec unjeu d’échecs dont il avait adroitement sculpté les pièces.

- « Vous devriez faire des hochets », plaisantait Bénetot. - « Pouramuser les vieillards en enfance », achevait Bazire…

Le matin, le père Bazire descendait avec sa timbale rue Orbe prendrechez la fruitière deux mesures de lait et une régence bien cuite chezle boulanger, un hercule enfariné, qui le saluait d’un bon grognement.Il enjambait le ruisseau qu’alimentent les ruisselets irisés et puantsdes ruelles à pic. Puis il remontait, frappait à la porte de son ami,toujours sur pied dès patron-minette, partageait le lait et la régence; M. Bénetot, debout sur le seuil, accueillait d’un sourire mince laplaisanterie prévue : « Ça va-t-il, l’amour et l’appétit ? » -L’appétit allait bien et chez ce grand vieillard sec, la gourmandisesurvivait parce qu’elle est de tous les bonheurs possibles le seul quine trompe point. Quant à l’amour, il avait eu la sagesse de ne jamaislui demander plus que l’amour ne peut donner. A l’ami Bazire, appuyésur la rampe de bois, M. Bénetot lâchait chaque matin quelque facétieféroce derrière laquelle se cachait peut-être le regret lointain d’unedésillusion.

- « Vous vous rappelez l’histoire : une fois vinrent heurter à la portedu Paradis deux individus, deux âmes plutôt : « Ouvrez-nous pourl’amour de Dieu ». - « A quel titre ? fit à l’un d’eux Saint Pierre ».- « C’est que j’ai été marié et que la bourgeoise m’a déjà fait fairemon Purgatoire ». - « Oh ! alors, entre tout de go, mon pauvre vieux »,- et le portail du Paradis de s’ouvrir à deux battants. La seconde âmejubilait : - « Et moi, grand Saint Pierre, moi qui ait été marié deuxfois ? » - « Toi, fous-moi le camp ! fit le saint en claquant la porte.Le Paradis est fait pour les malheureux, pas pour les imbéciles ».

Faut bien rire un brin.

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Souvent M. Bénetot pénétrait dans le capharnaüm de Bazire qui lui-mêmene savait au juste ce qu’il possédait ; son ignorance naïve ne voulaitpas savoir pour garder intacte la joie des illusions. M. Bénetotplongeait dans cet océan trouble à la recherche des perles.

Au milieu d’un fatras de gros in-folios en veau à tranches rouges, ouen peau de truie fauve, livres de lois, de comptes royaux, livres encaractères indéchiffrables, peut-être gothiques, peut-être grecs, aumilieu de prix fanés provenant de pensionnats pour jeunes personnes, demanuels d’écoliers, de lexiques et de grammaires (il y  enavait même une de tamoul et une autre d’hébreu), d’atlas démodés oudépenaillés, rongés des rats, M. Bénetot avait déniché des ouvrages demédecine ou d’histoire naturelle du XVIe siècle : l’un d’eux del’Académie de Montpellier, orné de bonnes planches, le ravissait : ildécrivait les poissons qui vivent dans les fontaines, les palus, la merMéditerranée et la mer Océane ; formes étranges ou reconnues :l’arondele de mer, le quarrelet, la dorée ou poisson St-Pierre,les cancres, la raine qui pleut du ciel, les néréides, le monstre léonin et le monstre en habit d’Evesque.

A côté des rayons de bouquins, treize parmi quatorze, des plats bleusrustiques en caillou, des ammonites, un gong persan ou arabe, deuxglobes terrestres, des Boudhas accroupis, un casse-tête néo-zélandais,des sagaies et des masques de guerre et une arme fantastique quis’ouvrait comme des baleines de parapluie avec des lames aigües etféroces.

Appendu tout au fond, un grand tableau instructif encadré de boisjaune, fort utile à consulter quand on se sentait patraque : « Avec ça,on se passe de charlatans et d’apothicaires », faisait Bazire en levantles épaules. Il contenait des conseils pratiques sous des chromospittoresques, en cas d’indigestion, de catarrhe, de coliques,d’étourdissements et de torticolis ; on y recommandait, pour les plaieset coupures, du vin sucré et, pour les saignements de nez, du persilhaché dans les narines ou une grosse clef dans le dos.

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M. Bénetot gardait une affection secrète pour un petit neveu, bravegamin qui venait, après la paralysie subite de son père, de décrocherune bourse au collège.

La mère, Madame Pelletier, se trouvait dans de beaux draps, avec sesdeux enfants, garçon et fille, sur les reins. Ses beaux-frères, Léopoldet Oscar, faisaient des simagrées : pauvre dame par ci, comme je vousplains par-là ; mais de ces jean-foutre qu’elle avait régalés au tempsde l’aisance, il n’y avait à tirer que monnaie de singe.

L’oncle Casimir les connaissait bien ses beaux neveux qui, sans enfantseux-mêmes, n’avaient jamais chéri que leur ventre. Lui, laissait àd’autres les grimaces, mais quand le vendredi, le fils de son métayers’en venait de Jumièges au marché de la Haute-Vieille-Tour, il luipassait un mot pour qu’il portât à sa nièce deux douzaines treizéesd’oeufs frais, ou un pain de beurre avec un quarteron de noix, ouencore, en été, un plein panier de vertes-bonnes. Quand Mme Pelletierl’en remerciait, il écartait froidement les remerciements de la main.

Au Jour de l’An, les deux enfants venaient présenter leurs voeux. Legrand’oncle les recevait, impassible ou narquois. La fillettebalbutiait : « Je te souhaite, mon bon oncle, une bonne année… ». - «Couleur de rose, fouille à ta poche si t’as quéque chose », achevaitl’oncle impitoyablement. Les enfants en demeuraient interloqués, maislui, atteignait avec calme deux belles pièces de cent sous qui feraientplaisir à la mère, et deux beaux livres à images qui réjouissaientdavantage les gamins : « C’est pour vous instruire », insistaitl’oncle. Parfois, le jeudi, il les invitait, mais leur bruit était pourlui une fatigue, et de tempérament il aimait peu les filles ; iln’invitait plus guère que Georges, le jeune collégien.

Ces jeudis-là, le père Bazire descendait, goguenard, tirant de saprofonde des marrons qu’il avait comiquement tailladés, un ivoireancien représentant un gueux cynique à la Callot, une boîte chinoisecompliquée qui en contenait d’autres et d’autres sans fin.

Entre ces deux vieillards pacifiques, l’enfant éprouvait une douceurintime et mangeait avec recueillement.

Mon oncle Casimir l’interrogeait sur ses leçons d’histoire et degéographie. Si Georges parlait de la Gaule romaine, l’oncle rappelaitla grande mosaïque découverte à Lillebonne qui était au muséed’antiquités, ou des sarcophages trouvés sous le manoir deRobert-le-Diable, dont il est parlé dans l’Abbé Cochet. Et le pèreBazire, tout en buvant à petits coups son eau claire, car il était unpeu congestionné, disait qu’à la campagne, en bêchant, il avait cru unjour déterrer une sépulture de Romain, mais qu’à y regarder de plusprès, il avait reconnu une auge à cochons.

Si la conquête normande était sur le tapis, l’oncle faisait montre desavoir : les Vikings, sur leurs barques de cuir à proue en dragon,abordaient à l’île d’Oissel ; Rollon faisait suspendre des braceletsd’argent aux branches du chêne à Leu, et nul n’osait les en décrocher ;le duc Robert, du haut de son castel de Falaise, avait surpris au fonddu val la belle Arlette lavant son linge à la fontaine. Sur Jumièges,il savait un tas de belles histoires : les fils de Clovis II et de lareine Bathilde, les jarrets brûlés, étendus dans une nef, avaientdescendu le grand fleuve au fil de l’eau jusqu’à l’emplacement de lafuture abbaye ; un bon abbé avait recueilli les énervés royaux : récittrès véridique puisque lui-même avait vu, dans l’herbe des ruines, leurimage couchée sur leur tombeau : et l’enfant de s’émerveiller.

Quand les propos du collégien surpassaient ses connaissances, l’oncleCasimir faisait avec mélancolie : « Toi, tu es bien montré ; moi, demon temps, si j’avais été montré comme cela… » et il achevait par unlent soupir.

Le déjeuner était simple, mais appétissant : du saucisson à l’ail quel’oncle allait quérir « à la Crosse » où on le faisait bon, un fricotbien mitonné, des poireaux de Rouen à la crème, une salade de cressonqui purifie le sang ; un double bondon de Neufchâtel dont les deuxvieillards raffolaient, et l’on achevait le repas en partageantfraternellement une pomme d’orange.

La table desservie, l’oncle installait l’enfant à son secrétaire donttrois tiroirs restaient mystérieusement fermés ; il y rédigeait sesdevoirs, et dans cette atmosphère de paix, les minutes tombaientclairement, comme des gouttes d’eau, d’une vieille horloge armoriée, àgaîne étroite de chêne où courait du feuillage. Entre deux phrases desa narration, les regards de Georges se posaient sur une estampe où ungrand brick enflait toute sa voilure lumineuse à la belle brise desmers anciennes ; une lithogravure piquée de jaune représentait lesarceaux de Saint-Wandrille lourds de lierre et le choeur envahid’arbustes ; deux juments piaffaient, les naseaux en feu (un dessin deGéricault, disait l’oncle) ; un vieux briscart de Charlet contaitl’histoire de ses blessures à une marmaille ébaubie. Alignées sur uneétagère, se ratatinaient, doucement odorantes, des poires de beurréd’Amalis.

Quand les devoirs étaient finis, on étalait des journaux sur la tableet il pouvait ouvrir avec précaution l’énorme album de la *Normandiemonumentale* dont il voyait défiler les cathédrales fuselées et lesgracieux hôtels Renaissance.

Il parcourut tour à tour les aventures de chasse du baron Munchaüsen(ici, il est emporté par un chapelet de canards sauvages ; là, au fonddes mers, un choeur de poissons l’encercle et chante), Robert-Robertet le cousin Lavenette, Jean-Paul Chopart où s’ébouriffent lestignasses de Cham, l’histoire d’un Casse-Noisette de Nuremberg, etces chers contes de Perrault, où Doré accable la forêt du Petit poucetde ténèbres lourdes d’horreur que troue seule, tout au fond, la petitelumière clignotante…

Dans le Magasin Pittoresque, les pavillons chinois à clochettes sontretroussés aux angles ; on voyage en Valachie, au pays des Moldaves etdes Palikars armés de yatagans, des Circassiennes aux longs cils, desbayadères qui dansent en secouant des crotales, sous des mousselines deneige ou des écharpes pailletées d’or.

D’anciens livres sur les océans et les grèves, semblaient s’envoler desnuées de goëlands…

Devant un album de Grévin dont il saisissait mal les légendes, le petitquestionnait : « Qu’est-ce que c’est qu’une Lorette ? »

« - Une toile d’araignée pour prendre les mouches et ceux qui lesgobent ».

Avec l’oncle Casimir, on ne savait jamais s’il parlait pour rire oupour de bon.

A côté de ces rêveries d’enfant, le vieillard poursuivait les siennes ;et dans le calme des après-midis, errant dans des voyages intérieurs,muettement il se délectait. Avec un soin infini, il feuilletait lesbeaux ouvrages et soulevait d’un souffle léger le papier de soie desplanches.

Un enchantement silencieux remplissait l’homme en apparence impassible.

Les Fleurs animées de Granville se métamorphosaient en vérité pourlui, la capucine en nonne, le lin en belle fileuse, la tulipe ensultane à robe diaprée. Des violettes, des narcisses coiffent desjeunes filles printanières agenouillées sous les touffes ou penchéessur l’eau ; le chèvrefeuille et le myosotis enlaçaient des jupes àvolants crémeux.

Ossian, Walter Scott l’emportaient hors des étroitesses du présent,vers des bruyères sauvages, dans le clair de lune des légendes quibaigne le rêve d’abbayes en ruines et de castels taciturnes où desreines furent prisonnières… Il arpentait dans le vent romantique de laverte Erin les éboulis de la Chaussée des Géants ; la grotte de Fingals’enfonçait troublante et profonde, telle qu’il l’avait contemplée surune belle gravure Empire ; il pénétrait en barque, avec un frissonétrange, dans l’austérité des colonnes de basalte, sous les voûtes decette cathédrale de la mer au grondement prophétique des vagues lourdesde brume…

Les grands voyages de Cook, de La Pérousse et de Dumont d’Urvilleouvraient en lui des espaces d’océans inconnus, le Pacifique immensesemé d’îles fortunées, de cercles de coraux et de madrépores roses, desagasses aux flottantes chevelures. Au-dessus des Himalayas dentelés depics bleuâtres, au-dessus des nuages et du monde, le Gaurisankarvertigineux se dressait à huit mille cent quarante mètres, le géant dela Terre. Le fleuve Amazone à travers des pampas et des forêts viergesbruissantes d’oiseaux-mouches et de mouches de feu, roulait ses nappesd’eau illimitées, pareilles à celles de la mer.

Toussenel, dans son Ornithologie Passionnelle, prêtait aux oiseaux uncoeur humain ; Pouchet de Rouen, Emmanuel Liais de Cherbourg dévoilaientles miracles de la nature, les noces mystérieuses des plantes, lesamours de deux hauts palmiers que sépare un désert, révélaient lesinfiniment grands et les infiniment petits, la griffe de la tarentuleplus formidable au microscope que celle du lion, l’éclosion de la viesurgissant des eaux du Déluge, les ichthyosaures aux yeux de luneerrant sous les mers glauques du monde tertiaire, et dans le vertigedes espaces, les étoiles qui peut-être recèlent des vies humaines, lescratères béants des astres morts dans l’éternel nuit glacée…

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M. Casimir Bénetot a mis sa dame de compagnie à la porte.

Il en avait accepté une, cédant aux harcèlements de ses filles, de sesneveux, de ses nièces qui lui chantaient : « Ça n’est pas prudent derester seul pour un homme de votre âge. » On lui avait indiqué unefemme très convenable, aux gestes calmes comme une religieuse.

Sans bruit, elle tournait dans les pièces, passait le plumeau, mettaitle couvert, puisque Monsieur tenait à faire sa cuisine, lavait lesquelques assiettes ; puis, tout remis en ordre, elle s’asseyait dans lasalle près d’une fenêtre à son bloquet, et le jour pâle de la courtombait sur la longue dentelle blanche. Comme elle était dame decompagnie, elle s’imaginait qu’elle devait lui tenir société et lesauver de l’ennui. A mi-voix, elle l’entretenait de la foule dans lesrues ce beau dimanche de Pentecôte, des processions interdites en ville(miséricorde de Dieu !) de son gendre qui avait eu au pouce un mald’aventure, d’un beau mariage à Saint-Nicaise, et de la chétive figuredu brument…

M. Bénetot, dans son vieux fauteuil Louis XIII, une grosse Bible àgravures sur les genoux, répondait par des hochements de nez, des «C’est étonnant » ou « C’est plus que probable ». Mais, comme, toussujets épuisés, elle parlait des chaleurs étouffantes qu’il faisaitaprès la froidure de la semaine passée, il avait relevé la tête, lesyeux fixes et de sa bouche pincée de dédain, il avait laissé tomber cesparoles glaciales : « A quoi riment ces propos oiseux ? on ne senourrit pas de vent ».

M. Casimir Bénetot a mis à la porte la dame de compagnie pour s’êtrepermise de troubler son silence et ses rêves…

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Dans la grande maison muette, règne plus de paix que dans le couventvoisin. Le père Bazire s’en est allé chez son cousin des Andelys, aprèsavoir fait un domino final avec son vieil ami. Trois jours, c’était unvoyage pour lui qui ne s’absentait guère.

Le grand silence dort comme l’eau d’un étang. Personne ne s’inquiète dece grand silence. Le boulanger n’a pas vu M. Bénetot ; mais M. Bénetotest connu pour ses habitudes casanières : il fait partie du couventcloîtré.

Et le père Bazire est rentré par un soir de crassin. A la porte de larue, il a décrotté soigneusement ses souliers qu’alourdit la boue denovembre, et de son vieux paletot mouillé sort une odeur d’automne, defeuille morte et de pluie fine sur les champs. Dans son « sac à malices» il rapporte des reinettes de Caux, un écritoire en Vieux-Rouen, et unvieux Christ des campagnes en os de mouton. Sur le palier carrelé, iljouit à l’avance du plaisir d’épater un peu l’ami Bénetot qu’il admireet redoute.

Toc, toc, toc, les trois petits coups convenus à la porte, sur laquelle- mais pourquoi ? - la clef est restée dans la serrure. D’ordinaire, M.Bénetot s’enferme et, méfiant, ne vient ouvrir qu’après avoir reconnuson monde. Mais cette fois, une voix lointaine, mince et sèche comme uncraquement d’étoffe, donne l’ordre d’entrer…

Au milieu de la chambre sans feu, M. Bénetot est assis dans sonfauteuil et, devant lui, sur une sorte de lutrin, sa grosse Bible estouverte au livre de Job !

Les mots passent en sifflant entre ses dents serrées :

- Si vous étiez arrivé une heure plus tard, j’avais fini.

- Fini de quoi faire ?

- De mourir.

Bazire s’affole et bredouille : consulter son tableau des maladies,appeler le médecin, faire chauffer quelque tisane. Mais M. Bénetotcoupe court d’un petit geste qui veut peut-être dire que pour un hommede son âge, il n’est pas besoin de tant de cérémonies et que c’est lemoment de filer à l’anglaise. Pendant qu’il peut encore parler, ilexplique seulement qu’il veut qu’on l’aide à gagner son lit.

Mais à peine si Bazire l’a soulevé qu’il s’écroule sur le carrelage. Lamort qu’il souhaitait belle s’acharne à l’accabler d’inutiles laideurs.Il se ressaisit pourtant une seconde, comme si, dans la machine usée,la raison claire n’abdiquait pas encore. Les paupières se sont relevéessur les yeux d’un bleu froid. Trois mots sont tombés de la bouche torse: « Personne… Georges… Vous… » La main s’est allongée jusqu’àrencontrer la main du pauvre vieux Bazire qui sanglote…

Ainsi délogea sans bruit, pour continuer ses songeries dans plus desilence encore, un observateur silencieux du grand Guignol universel.Il laissa un peu de lui-même au fond du coeur d’un vieillard et dans lecoeur pensif d’un enfant. C’est tout.




AFFICHES DE GARE


YVES LE CORRE était las de ses grisailles normandes. Pâques était làqui réveillait des désirs d’ailleurs. Revivre ailleurs !

Conservateur du musée d’antiquités, rue Arcisse-de-Caumont, c’était unhomme hésitant, impulsif, inquiet.

Devant les clochetons gothiques ruisselants de pluie dans les buissonsnoirs du jardin, il se leva nerveusement, empila treize parmi quatorzedes affaires dans une valise ; il appelait ça en riant « ma valise desoldat », car elle était bosselée, avachie, difforme ; mais il sesouciait peu de l’opinion de ses contemporains et leur mépris ne luidéplaisait point. Que de fois on l’avait vu rentrer de voyage, lesépaules tirées par cette valise minable lourde de trésors, un paquet delivres au bout d’une corde et, dépassant de sa poche, une statuetteemmaillotée d’un journal crevé.

Il descendit la rue Saint-Jean qui se tortille dans la boue comme unvieux serpent gris. Il avait raté son tram place Saint-Pierre, et ilcourait vers la gare, ridicule, se sentant ridicule, mais il en avaitl’habitude. Mon Dieu ! s’il allait rater le train pour Paris de 2 h.55… Après, ce serait Nice et le soleil où l’on oublie tout.

Il se jeta en sueur dans la gare. Un sifflet déchirant de locomotive.Yves est éperdu. Il se rue sur le quai, sur l’express qui part ; unchef de gare qui redoute un accident lui barre le passage. Il se débat.

- « Je n’ai pas le droit de vous laisser écraser ».

Voyant qu’il est en face d’un fou bénin qu’on calme avec de bonnesparoles, le chef de gare le ramène doucement vers le salon d’attente dedeuxième classe : « Il y a un autre express à 4 h. 20 ; il est déjà 3h. 5. Vous ne serez pas plus mal ici qu’ailleurs pour attendre ».

Yves Le Corre attendra. Il a toujours un livre dans sa poche : l’Elogede la Folie d’Erasme, jolies figures d’Eisen. Ceci lui convient assez; il sourit. Il regarde les gravures. Il est un peu enfant, il aime lesimages et ses yeux errent.

- Tiens ! tiens ! on fait aujourd’hui de bien jolies affiches encouleur.

Toutes ensemble, elles chantent au-dessus de sa tête.

Yves se lève ; il laisse sa valise à la garde d’un chien, d’un chienque sa maîtresse a dû lui laisser en garde, car elle est sortie. Lechien gratte la valise, lit les étiquettes à demi-déchirées : Lausanne, Tolède, Florence.

Yves Le Corre, désolé tout à l’heure, est ravi.

Il a reconnu les affiches de la Côte d’Azur : Cannes, Agay, Théoule.C’est à Théoule qu’il ira, ou peut-être à Cavalaire ; il veut être seulentre la mer, les rocs vermeils et la toison verte des pins. Lasauvagerie, l’exubérance tropicale, déjà l’Afrique.

L’Afrique ? Mais pourquoi pas Tebessa, Timgad ? Ruines romainesdressées dans le ciel de feu… Il ira à Carthage, voir le Père Delattre; il lui a écrit dernièrement. Tant pis s’il lui faut vendre uneobligation ou deux. Tout ça n’est que du papier. Et la beauté estéternelle.

Devant ce rêve trop beau, Yves devient rouge. Il compte ses billets etil redevient pâle. Ceci dépasse ses ressources. Et puis il ne peut pass’absenter de son musée plus de quinze jours. Il faut être raisonnable.Yves a des crises de folie, et des crises de raison, de calcul à froid.

La cathédrale de Strasbourg, jaillissement rouge. Yves se frappe lefront :

C’est insensé, c’est même scandaleux ! Depuis que Strasbourg est revenuà la France, il ne l’a pas revu. Il l’avait parcouru, autrefois, aucours d’un voyage sur le Rhin, mais depuis vingt ans, quels changements! Revoir Sainte-Odile, et puis cette grande émeraude que voici surl’affiche : Gérardmer. Ce calme au milieu des sapins immenses ! Ceserait une espèce de retraite pour son inquiétude maladive. Huit jourssuffiraient. Son coeur et son porte-monnaie s’en trouveraient bien.

Yves se retourne : des calvaires sur le ciel orangé du couchant.

Un autre désir le happe. Sa mère était de Bayeux, mais son père Breton.Pourquoi courir jusqu’à cette Riviera dont les admirations à bon marchéont fait des chromos : bleu lessive et rose bonbon, alors que saBretagne est là, changeante à l’infini, changeante comme lui, d’heureen heure : soirs lilas, lie-de-vin ; mers fantômes où des barques s’envont comme ses rêves à la dérive, vers ailleurs ; mers dorées, ou bleupâle, ou vertes, « comme les fontaines et les yeux des jeunes filles… »

Yves s’embarque, fiévreux, sur des songes… Des cris d’hommes, des crisde machines le font tressaillir. Sa fièvre tombe comme aux malades. Desvoyageurs envahissent la salle et le bousculent. Des valises à coinsdurs de cuivre le heurtent. Yves voit toutes ces figures quil’entourent, comme un homme qui se réveille. Elles ont l’airhargneuses, ou tourmentées ou déjà lasses.

- Paris express, en voiture !

Yves se lève, chancelant ; des gens s’engouffrent par le portillon ;ils présentent leurs billets au contrôleur. Yves s’aperçoit qu’il n’apas de billet. Qu’est-ce qu’il a fait pendant une heure et quart dansla salle d’attente, au lieu d’aller prendre son billet ? Il y a cohueaux guichets.

Yves hésite ; puis tranquillement, il achète un journal à labibliothèque, s’installe à la buvette, boit un mazagran bien chaud et,calme, il regarde s’ébranler l’express comme si tout cela ne leconcernait plus.

La pluie a cessé, le soir s’apaise, plein de nuages rose-feu, surlequel des flèches lointaines de l’Abbaye-aux-Hommes se découpent. Ilsort ; avec sérénité, il monte dans le tram qui attend devant la gareet ramène les voyageurs.

Lui aussi rentre de voyage.

Il sait que tout est beau dans le souvenir, que tout se fane devant lesyeux.

Il a beaucoup vu, et chaque fois, ce qu’il voyait, « ça n’était plustout à fait ça » ; ça n’était plus la vision qu’il avait gardée ouqu’il s’était peinte à l’avance, sur l’écran intérieur de cette manièrede cinéma que nous portons chacun en nous.

Yves rentre dans son cabinet de travail. Il écrit à Paris, à laCompagnie des chemins de fer : qu’on lui envoie vingt affiches des plusbelles. Il en tapissera les murs nus de son couloir. En passant, ils’arrêtera, voyagera en esprit. Pour une cinquantaine de francs, il enverra la farce, et ce sera la même chose…



LA NOUVELLE HEURE


C’ÉTAIENT deux petits vieux rabougris, assis sur une pauvre colline, aufond d‘une crique perdue.

Deux petits vieux assis en tailleur à côté de leur bâton, d’un cabas -un quignon de pain gris, un pichet de cidre. Ils boivent à petitscoups, mâchent lentement avec leurs mauvaises dents.

Ils venaient là s’asseoir, loin du monde, du beau monde qui les gêne,sur cette falaise d’ajoncs d’où l’on voit quelques barques de pêcheéchouées dans la vase.

Là, ils ne seraient point dérangés, puisque tous ces Parisiens, desAnglais envahissaient le pays, accaparaient les plus beaux coins,étaient plus chez eux qu’eux-mêmes.

La plage n’était plus qu’à eux seuls, à cette heure ! C’étaient desembarras avec leur croquet, leur tennis qu’ils appellent ça.

Les gars de l’endroit ne faisaient pas tant d’esbrouffe pour jouer unevieille partie de boules ou de bouchon.

Et c’étaient des tentes rouges sur le galet, et des nappes blanches surl’herbe, manière de dire :

« Regardez-moi ! On est du monde comme pas tout le monde ! »

Les vieux regardaient tout cela de loin, d’un air détaché, d’un air dedoux mépris, du regard que le passé jette au présent qui, dans sacourse folle, ne se retourne même pas pour voir ce qui a été.

Quand ils s’en revenaient le soir, ces vieux, du pas lent des bêtes,les « vélocipèdes » les frôlaient comme d’un coup de lame brutal, etles automobiles accouraient de l’horizon avec un rugissement et, dansleur tourbillon, les faisaient se jeter dans le fossé, élugés, étourdisde poussière.

Et les modes des belles dames qui vous éclaboussent de leur rire et deleurs odeurs, les robes plus courtes qu’honnêtes que copient à présentles jeunesses du pays !

Malheur ! Les lèvres des vieux s’étirent d’un sourire mélancolique,impuissant, sans illusion. C’est ainsi le train du monde qui nousemporte, Dieu sait où.

Les jeunes ont raison toujours, les vieux ont toujours tort ! Jusqu’àl’heure, oui, l’heure du jour, qu’ils ont changée ! On chamboule lesoleil ! Paraît qu’il radote lui aussi.

Quand le soleil sort à peine, là-bas, entre les deux rochers, de lamer, il paraît qu’il est déjà sept heures. Mais midi, c’est midi,pourtant, bon sang de bon sang ! Il y a pourtant une heure pour traireles vaches, une heure pour les repas, une heure pour ramener les bêtesà l’étable. Ah ! misère !

Les vieux se passent leurs grosses mains noueuses, hâlées, sous leursnarines pleines de poils gris, haussent une épaule ; et le plus jeune,qui a peut-être soixante-cinq ans, tire un rat de merisier.

- Une prise, père Hardel ?

- Oui, ça n’est pas de refus…

Ils hument le tabac comme une des rares choses qui consolent encore dureste.

Ils se relèvent enfin pour s’en retourner à la fraîche. Lentement, àcause des vieilles douleurs dans les jambes. Ils habitent à une bonnelieue d’ici, près des Ifs. Et le plus vieux devait passer à Fécamp,chez son gendre qui est hôtelier, pour savoir ce qu’il faudrait luirapporter d’oeufs et de beurre la semaine prochaine.

- Aurons-nous le temps, dit le plus jeune, d’être là-bas à sept heures ?

- A sept heures à l’ancienne heure ? fit le plus vieux.

- Huit heures à la nouvelle heure, quoi.

Pour le père Hardel qui allait sur ses soixante-treize, toutes cesidées d’heures s’embrouillaient. Il eut le large sourire desrésignations tristes :

- Moi, je veux bien. Le soleil est encore haut sur la falaise… Pourlors, quelle heure qu’il est à présent ?

Le plus jeune extirpe un oignon de nickel ; il l’examine d’un oeilsoupçonneux :

- Cinq heures à la nouvelle heure : quatre heures à l’ancienne…

Le vieux rumina, retourna l’idée dans sa tête, comme il mâchonnait sonpain bis tout à l’heure :

- Enfin, il est quatre heures de soleil, garçon ! conclut-il, têtu.

- Oui, si on veut, mais tout de même, faudrait compter cinq heures…

- Oui, oui, moi je veux bien, man père Gamas, accepte le vieux hochantdu nez, d’un ton de conciliation.

Il s’arrêta avec un geste bon enfant, comme au marché quand on coupe lapoire en deux :

- Quatre heures, cinq heures… Eh ben ! - il se gratta les sourcils -mettons qu’il soit quatre heures et demie, na, pour mettre tout lemonde d’accord !

Et ils s’acheminèrent avec la résignation infinie des sages, dans unmonde où Gros-Jean veut en remontrer à son curé, où la jeunesse veutavoir raison contre les anciens, contre tout le monde, contre le soleil!

« Mettons qu’il soit quatre heures et demie, là, et n’en parlons plus… »




LES PETITES VIEILLES


C’EST ici… la maison vieillotte dans une bonne vieille rue,mélancolique et muette, que n’atteint pas la gaieté moderne comme il enreste encore dans nos villes de Province. C’est ici… la vieille maisonrecueillie, résignée. Vous poussez la lourde porte entre-bâillée etvous voilà dans un couloir silencieux, où traînent des odeursd’autrefois. Seul, quelque chat frôle la muraille, glisse dansl’escalier sombre, à pas de velours…

Vous vous sentez un peu intimidé par ce grand silence, comme dans uncloître. Vous ne vous rappelez plus bien la porte de l’étage : il y ena tant de ces portes sans nom, toutes semblables ; pourtant, au bruitque vous faites, une d’elles s’entr’ouvre et une petite vieille enbonnet de lingerie vous sourit : « Mlle Adélaïde ? C’est au-dessus,monsieur, à droite ». L’escalier s’éclaire ; un filet de soleil couled’une étroite croisée haute comme il y en a dans les couvents.

Vous frappez… un trot de souris dérangées sur le carreau… on ouvreenfin ; on ne vous remet pas bien d’abord, dans le contre-jour, et puisc’est un cri de joie ; mais vous le reconnaissez bien, ce visageancien, ce bon sourire triste, et ces yeux gris qui vous regardent deloin, du fond de votre enfance si lointaine déjà.

Vous pénétrez dans la calme lumière de cette chambre reconnueconfusément ; vous y mettez, sans le savoir, la gaieté ensoleillée dumonde extérieur inconnu, et la vieille vous regarde comme illuminée parce rayonnement. Elle avait eu le pressentiment de votre visite ; quandelle a entendu un pas sur le palier, elle a eu un battement de coeurjoyeux : c’est lui ! Et elle vous fait asseoir contre le poêle defaïence où, tout petit, vous avez tant de fois réchauffé vos doigtsgourds, et elle cause, vous questionne, anxieuse, et elle s’affaire parla chambre, et elle veut à toute force vous passer une chaufferettesous les pieds et vous allez prendre quelque chose de chaud… Si, si,elle sent bien que vous avez le rhume. Vous vous laissez faire, luidonnant la joie d’être encore un peu son enfant comme autrefois. Alors,tout en bavardant, elle disparaît dans un réduit où vous l’entrevoyezqui remue mille petits ustensiles de forme surannée et naïve.

Pendant que le café, qui filtre, parfume la pièce et que vous répondezdistraitement aux questions de votre vieille amie, votre regard fait letour de cette chambre étroite qui n’a pas changé, qui semble l’image dupassé immobile : les vieux fauteuils raides sous leurs housses depercale blanche, le lit qu’on roule sur « tirettes », le bénitier enfaïence et la branche de buis. Voilà les portraits de famille en descadres éteints ; son grand-père en cravate de batiste, sa grand’mère,la ceinture haut sous les seins ; puis la commode Louis-Philippe avecson dessus en marbre gris, et l’armoire de chêne, lourde de linge ;tout ce pauvre ameublement mastoc et bon enfant qui suffisait jadis àtoute une vie, contentait le coeur simple de nos aïeules. Sur lacheminée, couverte d’une tapisserie verte et jaune et rouge, la penduleEmpire dorée, l’éternel berger et sa bergère sous un globe énorme, etles deux vases de porcelaine blanche avec des naïvetés peintes,surmontés de plumes de paon. Au milieu, tout un monde de menus bibelotsenfantins qu’on aimait tant alors, parce que chacun était un souvenir :une conque rosée, un petit voilier de nacre et un chien couché en rondservant de pelote à épingles. Puis sur le devant, quelques vieuxdaguerréotypes jaunis : la tante d’Adélaïde aux traits roides et durssous son bonnet à fleurs (elle ne devait pas être commode, la bonnefemme) ; son oncle, en gilet de velours à grosse chaîne d’or, quisourit dans ses sourcils embroussaillés, et, plus récent, le portraitde son père en uniforme de maréchal des logis, quand il faisait sessept ans, et puis, et puis - une émotion vous monte au coeur - celui devotre mère, au sourire pensif, et des photographies de vous, d’abord enrobe de bébé, puis, plus tard, en collégien, des prix dans les deuxmains.

Vous vous croyiez bien perdu, bien solitaire, bien oublié dans lesremous de la foule moderne, mais voilà qu’au fond de la vieilleprovince ces images de vous, si pâles pour vous-même, se retrouventvivantes, peuplent et consolent encore une pauvre vie déserte. Du calme: la voici…

Elle apporte solennellement des tasses à fleurettes bleues et à filetsd’or (les tasses, vous explique-t-elle, que lui avait offertes dans letemps, à la Noël, votre mère, alors jeune fille). Elle verse avecprécaution la tisane noire, s’installe avec lenteur dans son grandfauteuil de velours fané, boit à petites gorgées ; on sent qu’ellevoudrait vous garder longtemps, prolonger cette heure heureuse.

Et c’est de vous, des vôtres qu’elle s’inquiète d’abord : sa vie, àelle, est si peu de chose ! Est-ce beau le pays, la ville où voushabitez ? Vous lui décrivez des monuments, et elle s’émerveille, uneforêt de pins rouges et elle s’y promène en pensée avec votre femme.Vous dites qu’il y fait de grosses chaleurs l’été, et elle a pour vousune sensation d’étouffement ; mais vous avez un berceau de verdure aufond du jardin : ah ! tant mieux, elle respire.

L’hiver dernier, par contre, a été glacé et vous avez même eu un pointde congestion. Elle réclame avec anxiété que vous vous couvriezchaudement, vous et les enfants ; des flanelles, de bons tricots delaine, des précautions : vous devriez mettre des mitaines et deschaussons fourrés dans votre bureau. Vous riez, mais elle prend toutesces choses au sérieux ; on ne rit pas avec la santé ! Ne laissez pas lafenêtre ouverte la nuit, car c’est comme ça qu’un rhume de cerveau voustombe sur la poitrine ; bien se couvrir dans son lit, car on peutprendre froid par les bras. Ces principes d’hygiène vous égaient, maisvous restez ému.

Pour changer de conversation, vous voulez lui parler du dernier procèspolitique qui fait tant de bruit ; elle vous écoute, étonnée ; elle ena ouï dire, mais elle revient vite aux sujets qui lui touchent le coeur.Et cette pauvre Madeleine (votre femme) ? Elle l’avait trouvée « mincie» il y a deux ans ; il faut qu’elle se ménage, qu’elle aille se reposerau bon air de la campagne.

Et Pierre, et Simone, et Geneviève ? Vous lui contez, sans épargner lesdétails, les vacances des petits à Villers-sur-Mer. On dirait qu’elleles a sous les yeux, les aide à bâtir des châteaux de sable, à dénicherles crabes sous les gros galets ; elle s’apitoie sur les bobos, s’amusefollement des réparties de la petite dernière, une fameuse luronne ;elle les borde tous en rêve dans leur dodo, les déshabille derrière unpan de falaise pour la baignade et ne vit pas tant qu’ils sont dansl’eau, craignant de les voir à tout instant emportés par une lame. Etcela la ramène à vous quand vous étiez haut comme ça ; elle vousrappelle vos drôleries de gamin, vos fanfaronnades quand vous partiezen guerre sur votre cheval mécanique ou quand par dessus la barrièrevous criiez des gros mots (qu’elle ne veut pas répéter) à la mèreTabourel, la laveuse, qui n’avait pas l’heur de vous plaire. Elle ameilleure souvenance que vous de ces jours anciens qui, pour vous, nesont plus guère qu’un brouillard.

Alors, doucement, discrètement, elle se plaint qu’on la néglige un peu.Elle ne sait plus, de votre existence, que ce qu’elle en devine par detrès rares et très courtes lettres, une carte illustrée de loin enloin. Vous êtes allé à Chamonix au mois d’août dernier ; n’avez-vouspas, il y a deux ans, visité Madrid ? Ça doit être bien beau, cettegrande ville, ça doit être bien haut, ces montagnes ! Elle regarde lespetites cartes avec un verre grossissant ; elle se rend tout à faitcompte, et elle s’en va en grand mystère découvrir, du fond de lacommode, un coffret en bois de rose où sont tous ses pauvres trésors :les joies des autres. Comme elle serait heureuse d’en recevoir souvent: cela distrait ! Et un remords vous saisit : c’est à vos momentsperdus, sur un bout de table de café, que vous griffonniez ces cartesbanales, au milieu de tant d’autres jetées à de vagues amis, tout celadans le coup de vent égoïste et joyeux d’un beau voyage. Vous neréfléchissiez pas, alors : maintenant, vous comprenez.

Le matin elle descend son escalier sombre avec un confus espoir denouvelles : qui sait ? Elle ouvre avec lenteur la boîte aux lettres :vide comme toujours, et elle remonte une fois de plus dans sa solitude,déçue, navrée. Mais cette fois elle a aperçu, au fond de la boîte, lecarré blanc tant espéré ; elle l’emporte, soulevée, sans l’ouvrir, pourse réserver en haut la joie de la lecture. Elle va montrer les cartesaux voisines ; on s’extasie sur un lac d’Auvergne, une cathédrale, etc’est un rayon pour le reste de la journée.

Comme nous passons indifférents, sans nous retourner et sans amour dansla grande bousculade moderne !

Vous l’interrogez sur son existence quotidienne : oh ! elle est sisimple ! Elle brode un peu, oui, du feston pour tuer le temps ; cen’est pas très bien payé : huit sous le mètre en fournissant le fil.Elle travaille à la fenêtre, d’ordinaire, à côté d’un pot de fleurs,héliotrope ou réséda, devant un paysage de toits, s’amusant d’un chatpoursuivi qui escalade un mur, d’un passant qui court après son chapeauun jour de grand vent. Elle porte la tâche faite, rue aux Ours, tousles samedis. Elle raccommode aussi son linge ; elle n’en manque pas,Dieu merci ; elle en a plus qu’il ne lui en faut pour finir ses jours,plus qu’il n’en faudra pour l’ensevelir. Des fois, elle sort - pas bienloin - jusqu’au jardin Saint-Ouen, voir fleurir les ravenelles enavril, les dahlias en octobre, et les petits jouer à cligne-muchettesous les marronniers près de la statue de Rollon.

Un dimanche sur deux, elle est invitée à dîner chez une nièce : grâceau ciel, Julia est bien rencontrée ; son mari est bien comme il faut,employé au Comptoir d’Escompte ; de bonnes petites gens, vraiment, tousdeux. Elle soupire : pas d’enfants malheureusement. Elle soupire poureux, pour elle… Ils l’ont entraînée dernièrement à la Saint-Romain.Elle se frappe la tête : Tiens ! elle y songe et elle court au tiroir.Sous des étoffes, elle retrouve, enveloppé de papier d’argent, un sucrede pomme qu’elle a acheté : elle vous le tend, ne pouvant donner autrechose : c’est pour les petits !

Elle ne sort jamais ? Si, il y a un an, elle est allée pour la secondefois de sa vie au bord de la mer, à Saint-Pierre-en-Port. Oh ! passeule, avec une voisine, caissière : vous savez le petit magasin demercerie qui fait le coin de la rue des Bons-Enfants ? Elles y sontrestées trois jours entiers, logées dans une auberge bien propre, mafoi, et cela lui a coûté tout près de vingt-quatre francs, avec levoyage. Une folie, mais la dernière sans doute…

Et voilà, c’est là sa pauvre vie frêle et courageuse : un grand espacede jours gris, avec, de loin en loin, une pâle lueur… Elle vit quandmême sans trop sentir le vide : c’est que son âme se nourrit des chosesqui ne sont plus.

*
*   *

Notre dernière visite datait de mai 1914. Je passais avec les miens etnous avions invité à l’hôtel notre vieille amie. Le repas gai, unepromenade au soleil sur la « Petite Provence », les enfants surtoutdont elle tenait la main, tout cela fut pour elle, je crois, la plusbelle fête de sa vie.

Traversant Rouen après la guerre un matin de décembre 1918, je remontaiinstinctivement la rue Beauvoisine vers la Rougemare. Les soucis que jeportais se trouvèrent apaisés par la douceur sinueuse et vieillotte decette rue bordée de souvenirs, et je souriais dans la brume, causantsilencieusement avec le fantôme de mon enfance.

Je voulus faire une surprise à cette bonne vieille. Ma femme lui avaitécrit l’an passé à pareille époque pour le Jour de l’An, en joignantdes photographies, une discrète offrande. Elle avait répondu un peutard en janvier d’une main tremblée, mais d’un ton encore alerte, etavait même envoyé aux enfants des aguignettes « pour leur porterbonheur ». J’avais reçu ces nouvelles, bien loin, en mer, à bord du Jules-Michelet.

La maison n’avait pas changé au coin de la place, et je riais enmontant à pas de loup. Je voyais déjà son air effaré, ses exclamations,les bras levés. Je lui contais d’avance les choses curieuses outerribles que j’avais vues là-bas à Salonique ou à Corfou, lessous-marins, des torpillages…

Dans le demi-jour je reconnus vite la porte : un chat ronronnait enboule sur le paillasson. Je frappai, pas trop fort ; on ne réponditpas. Endormie ? Je m’aperçus qu’il n’était encore que huit heures etquart et que c’était un peu tôt pour une femme âgée.

Je frappai plus fort, et par plaisanterie je criai : Adélaïde ! commeje faisais, pour la taquiner, car ce nom ancien lui paraissait àelle-même ridicule. Il ne me semblait plus tel alors, mais doux etcharmant : il me rappelait sans doute la romance de Beethoven :Adélaïde…

J’entendis un bruit feutré de pas. Une autre porte sur le paliers’ouvrit. Une vieille fille s’inquiéta :

- Vous demandez Mademoiselle Adélaïde Sénéchal ?

- Mais oui, elle est absente peut-être ?

- C’est-à-dire qu’elle n’est plus, Monsieur. Sa nièce l’a trouvée morteun matin, il y a de cela trois mois.

Un choc étrange.

Je répétai d’une voix troublée : « Ainsi, elle est morte… »

Et je saluai gauchement ; je redescendis comme si quelque chose en moiétait cassé.

C’était absurde : une vieille femme qui n’avait, après tout, tenu quepeu de place dans mon existence affairée, que je ne voyais plus que deloin en loin. Et je ne sais pourquoi, dehors, je me sentis, dans toutce silence, tout ce brouillard, entre ces maisons fermées, affreusementperdu. Comme un vagabond sans feu ni lieu, dans cette ville de monenfance dont je connaissais pourtant toutes les pierres, j’éprouvaisune désolation effrayante, comme s’il n’y avait plus une porte oùfrapper, plus un sourire pour me recevoir.

Je montai la rue, tout d’un coup vieilli, usé ; j’entrai dans le jardinSainte-Marie solitaire ; au fond de la brume d’hiver, les plantesflétries, les débris de clochetons m’apparaissaient comme des algues etdes roches immobiles au fond d’une mer qui eût tout englouti…

J’errais, porté par des pensées flottantes, comme au fil des eauxmortes. Et je compris ma solitude.

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*   *

Depuis, j’ai repensé souvent à Elle.

Elle est la survivance d’un monde détruit, d’un monde qui n’est déjàplus qu’un souvenir au milieu des jouissances, des fuites et desfièvres d’aujourd’hui. Elle évoque des temps où nous plongeons parnotre enfance et qui nous paraissent impossibles, invraisemblables :d’humbles joies, un cercle étroit, intime.

Les choses alors et les figures familières pénétraient plus avant dansle coeur. On portait moins d’idées, moins d’images ; le peu qu’on enavait, on l’enserrait en soi à plus de profondeur. Les spectacles, lespays ne défilaient pas au galop devant les yeux, comme sur un écran. Onprenait racine, et ceux qui n’avaient point de famille, les femmessurtout, s’accrochaient à quelque autre, comme le lierre aux arbres. Onriait au baptême des petits enfants des autres ; on était frémissant,d’une joie mystérieuse, à leur mariage ; leurs douleurs bouleversaient; on ensevelissait, on veillait leurs morts.

Et de ces humbles souvenirs on tissait ses jours. On ne vivait pastoujours soi-même, on vivait de la vie des aimés. On se contentait, onse résignait. On mettait moins d’esprit en tout, on y mettait plusd’amour. On avait moins de goût, mais il y avait dans les âmes despetites gens des sources de bonté « trop profondes pour des larmes ».

Adieu, pauvre chère vieille. Tes mains étaient maternelles et douces ;tes yeux gardaient la limpidité émouvante qu’avaient les yeux de nosmères défuntes.

Un baiser sur ton vieux front mort, sur le front du vieux monde quivient aussi de mourir.