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GAUMENT, Jean & , Camille :  Leschandelles éteintes(1936).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (10.X.2008)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe etgraphieconservées.
Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 1484) des Chandelles éteintespubliées à Rouen chez  Maugard en 1936.

Leschandelles éteintes
contes normands
par
Jean Gaument & Camille Cé

~*~


L’accueil qui a été fait à ces nouvelles normandes, courts romans oùsont ramassées d’humbles vies de chez nous, le rappel constant qu’on abien voulu faire de cet ouvrage depuis longtemps épuisé, ont décidé unbon éditeur rouennais à le rééditer avec de légères retouches, aulendemain du jour où la mémoire de Jean GAUMENTvient d’être consacrée, à Elbeuf, par l’effigie du sculpteur Raymond BIGOT.

On ne sait pour quelle raison - ou plutôt on sait trop pourquoi - lessouvenirs de la province d’avant-guerre sont si chers à nos coeursvieillissants. L’atmosphère de nos enfances a le charme - n’en eût-ellepoint d’autre - d’être loin de la société sèchement cruelle où noussommes obligés de vivre aujourd’hui. Notre enfance fait corps avecchacun de nous ; nous ne saurions l’arracher de notre âme et, comme ditle poète : « Qui jamais en a guéri ? ».

C. C.

~*~


AugusteTinel



                            « Moncoeur vous a parlé ; mon
                             visagevous a cherché ; je cherche-
                             rai,Seigneur, votre face - parce
                             que monpère et ma mère m’ont
                             quitté -mais le Seigneur m’a pris
                             en saprotection - je crois que je
                             verrailes biens du Seigneur dans la
                             terre desvivants. »

                                    (PSAUMEXXVI.)


NOURRI de privations et caressé de taloches,Auguste Tinel a poussécomme un brin d’herbe pauvre entre les pavés de Martainville. Il avaithuit ans, quand sa mère un soir de saoulerie l’a oublié - et cela n’apas autrement d’importance. Quand on n’a plus de mère on s’en passe.

Son père, qui n’est peut-être pas son père, fut clerc d’huissier dansles temps et n’est plus rien. Ombre molle d’un colosse plein de rhum,il travaille sur les quais de Rouen, et parce qu’il a la cuiteéloquente, les soleils du port l’appellent l’avocat. Auguste ne luireproche que de se coucher en travers de l’unique grabat et de prendretoute la place. Il se revanche en fouillant les poches de l’ivrogne oùil y a quelquefois un sou qui se peut convertir en pastilles poivrées.Car la misère d’Auguste Tinel rêve de luxe et de toutes les douceursépicées qui chatouillent et grattent la langue.

Sa vie a de bons moments et de fichus quarts d’heure. L’ensemble, sommetoute, en serait tolérable, si l’avocat, un jour qu’il est plus ivreencore que d’ordinaire, ne passait sous un camion qui l’écrase.

Auguste, pour s’amuser, veut aller voir le corps à la morgue, mais legardien lui refuse l’entrée : « C’est des distractions, morveux, qui nesont pas de ton âge. » L’enfant se fâche : « C’est mon droit, puisquec’est mon père. » Ce déni de justice l’irrite à tel point que d’uncaillou bien lancé, il casse une vitre de la sacrée baraque et détale àtoutes jambes.

Pour son premier soir d’orphelin, il s’en paie une bosse d’avoir lapaillasse pour lui tout seul et de roufionner jusqu’à ce que la faiml’éveille. Mais au matin, le propriétaire du garni le déjuque d’unetorgnole et le prie d’aller chercher ailleurs asile pour ses poux.

La nuit suivante, il se recroqueville sous un pont de bois du Ruisselet pour la première fois de sa jeune existence, il a peine às’endormir. L’eau clapote entre les planches ; des bêtes grouillentdans le silence mou ; le froid humide lui pourrit les os, et ses neufans s’étonnent de découvrir vaguement qu’au-dessous de toutes lesmisères il y a d’autres misères encore.

*
*   *

Un marchand de peaux de lapins l’embauche, pour tirer au long des ruesla bagnole boîteuse. Maigre comme un chien de pauvre, il s’attelleentre les brancards et sa voix pointue trotte de l’aube au soir, depuisle clos Saint-Marc jusqu’à la ruelle des Maroquiniers.

Pour jouer au cheval dix heures par jour, il a le vivre et le couvert ;le vivre quand il en reste, le couvert sous un hangar presque fermédont la guimbarde prend la meilleure place.

Tous les samedis il porte au Mont-de-Piété, rue de la Madeleine, lamontre en nickel et le matelas du chiffonnier. Un petit vieux, quigriffonne des choses derrière un grillage, lui allonge ses douze francscinquante avec un papier préparé d’avance.

Deux jours durant, c’est une mangeaille énorme et délicieuse. Ons’empiffre de charcuterie et de cidre qui pète, jusqu’à roulerpêle-mêle dans le bonheur des ventres pleins et des têtes fumeuses.Quand les langues épaisses s’arrêtent et que la chandelle bave sur legoulot du litre, Auguste grimpe sur l’escabeau et débite des boniments.Dans l’héritage paternel, il a recueilli le don de l’ivressegrandiloquente, et ce bout d’homme, quand il est brindezingue, vous aune tapette des cinq cent diables. Les voisins de la cour poussent laporte pour l’entendre et il leur lâche entre deux hoquets des histoiresque c’est à se demander où il a pêché tout ça. « Celui qui t’a coupé lesifflet, Auguste, n’a pas volé ses quarante sous. »

Des fois, quand la peau de lapin chôme, Auguste Tinel va passer uneheure à l’école des frères, dans l’aître Saint-Maclou. Il s’assied surle banc du fond, tout près de la porte, et si c’est une leçon de calculqui l’entortille, il se tire des flûtes à la douce. Mais quand il tombesur des machines d’histoire de France, il écoute, bouche bée, la voixde l’archange qui parle à la bergère. A travers les champs dévastés etles villages en ruines, il court jusqu’à perdre haleine derrière leblanc cheval de Jeanne, et lorsque enfin le bûcher flambe et que lecher frère tape dans ses mains pour la prière, Auguste, à travers lesilence, traite les Englichesde bande de cochons.

Il apprend à lire, une bribe par-ci, une bribe par-là. Au petit bonheurdes tas d’ordures, il pêche des bouts de journaux et des livresdéchirés qu’il avale d’une traite, sous son hangar, les nuits de lune.Tout cela s’empile, à la va comme je te pousse, dans une mémoirefraiche et confuse.

Un jour qu’il s’essaie à griffonner, sur un mur de la rue duPetit-Mouton, un compliment gras à l’adresse de celui qui le lira,l’abbé Bordère, vicaire de Saint-Maclou, le happe d’une poigne solide.

L’abbé Bordère est grand et de guingois, avec un nez poilu dans unefigure plate, trouée de petite vérole. Ardent et farouche il va etvient à travers le quartier pouilleux, comme un chien de berger quiramène d’un coup de croc les brebis égarées. Les gosses épouvantés lefuient ; les femmes, le poing sur la hanche, l’assaillent d’injures, etles hommes, quand ils ont liché, le menacent de lui casser les reins.Trapu dans sa soutane usée, il fait le coup de gueule au milieu desgroupes hostiles, jusqu’à ce que l’ennemi vaincu lâche pied. Il tientdevant lui, de ses longs doigts en pince de crabe, Auguste Tinel prêt àprendre la poudre d’escampette. « Je ne t’ai jamais vu à l’église.Comment t’appelles-tu ? » C’est la première fois qu’Auguste Tinel esten face d’une force droite et sa jeune âme se courbe sans effort, sousla joie d’obéir.

L’abbé Bordère assied l’enfant à côté de lui sur une borne humide. Samain rude caresse la tignasse emmêlée et son âpre voix s’adoucit : « Tuverras comme elle est belle, mon petit, la maison de Jésus. C’est lepalais des pauvres tout ruisselant de lumières et de belles musiques. Ala table toujours servie, les plus humbles sont assis à la droite duSeigneur. »

Le coeur d’Auguste Tinel se fond dans la douceur. La rivière gluantechantonne sous les ponts de bois. Entre les façades des hautes maisonsrongées d’ombre, le clair soleil de mai jette sur les pavés de largesflaques d’or.

- « Et maintenant, moucheron, fiche-moi ton camp ! J’irai voir tonpatron demain ; et si jeudi, tu n’es pas le premier au catéchisme, jet’en colle une raclée que les fesses t’en saigneront. »

Il s’éloigne puissant et noir, et quand il a disparu, au coin de la ruede la Grande-Mesure, le bruit de ses souliers ferrés roule encore commeune menace.

*
*   *

La première communion approche, et c’est l’abbé Bordère qui dirige laretraite des garçons. Pour que ses petits pauvres soient mieux isolésdes corruptions de la rue, il les garde avec lui toute la dernièresemaine.

Ils sont une douzaine qu’il fait coucher la nuit sur des paillassesjetées à terre, dans la grande salle nue du patronage. Dès le jourlevé, il les emmène à la Forêt Verte et les fatigue de marches et dejeux. Sa soutane relevée, il galope avec eux sur l’herbe mouillée desclairières et bondit à travers les buissons de ronces : « Où est labiche ? - Elle est au bois. - Qu’est-ce qu’elle y fait ? - Elle ytravaille. - A quel métier ? - De charpentier… »

Ils redescendent à onze heures par le Grenadier, enchantant descantiques. La Côte Pierreuse et la route de Clères creusent leur faimde jeunes loups. Autour d’une longue table chargée de feuillages,l’abbé verse à pleins bols la mitonnée épaisse. Il coupe au pain de sixlivres de larges tartines et distribue à chacun une poignée de cerisesou un quart de Neufchâtel.

Puis, la sieste faite, il réunit son petit troupeau dans la solitudefraîche de l’église. Mille tendres lueurs coulent par les vitraux. Ungrand Christ de plâtre aux sanglantes blessures écoute du haut de sacroix la voix de l’abbé Bordère : « O divin Maître, qui disiez :laissez venir à moi les tout petits, - j’amène aujourd’hui à vos piedsces enfants qui vous cherchaient dans l’ombre. Penchez sur eux votredouloureux visage. Que les clous tombent de vos mains. Que vos brass’ouvrent pour les recevoir. »

Et vraiment, Auguste Tinel voit la face pâle sous la couronne d’épines,s’éclairer d’un triste sourire. Les bras meurtris rompent leurs lienset se tendent. « Allez à lui, car il n’est qu’indulgence et pitié. Ilpardonne à tous ceux qui l’ont blasphémé et aux bourreaux eux-mêmes quilui crachaient au visage. C’est à vous qu’il pensait dans sa lenteagonie. » C’est pour Auguste Tinel, fils d’ivrogne et d’une mèreoublieuse, qu’il a versé cette goutte de sang qui roule sur sa joue.L’âme inondée de grâce et d’amour, l’enfant revit toutes les douleurset toutes les joies de la merveilleuse aventure.

- « Aussitôtqu’il fit jour, les Princes des Prêtres avec les Ancienset les Scribes ayant délibéré ensemble, lièrent Jésus et l’emmenèrent,et le livrèrent à Pilate. Et Pilate lui demanda : Etes-vous le Roi desJuifs ? - Et Jésus lui répondit : Vous le dites, je le suis.

Et l’ayant vêtud’un manteau de pourpre, ils lui mirent sur la tête lacouronne d’épines entrelacées. Puis ils commencèrent à le saluer en luidisant : Salut au Roi des Juifs. - Et ils le frappaient aussi sur latête avec un roseau et crachaient sur lui. »

Tout frémissant d’une sainte fureur, Auguste est prêt à s’élancercontre les soldats. Le bruit horrible des marteaux sonne dans sa tête ;il sent dans la paume de ses mains l’affreuse souffrance des clous quiles déchirent. - « Ala sixième heure du jour les ténèbres couvrirenttoute la terre, jusqu’à la neuvième heure. »

Engourdi et comme enivré de suave torture, il ferme les yeux jusqu’à ceque le réveille l’épouvantable cri d’humaine détresse : « Mon Dieu,mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? »

Mais doucement l’abbé Bordère rassemble toutes ces âmes éperdues que levent noir chasse comme les feuilles au jardin des Olives. Il lesconduit par les sentiers pierreux jusqu’au sépulcre auprès duquel sontassis les saintes femmes et les apôtres découragés. - « Jésus seprésenta au milieu d’eux et leur dit : La paix soit avec vous, c’estMoi, ne craignez point. »

Auguste n’a plus de crainte et la paix est en lui. Des frémissementsd’ailes emplissent le silence. Les portes du tombeau tournent dans lesténèbres, et il en jaillit un flot de soleil qui resplendit et ne brûlepoint. Sur le seuil d’oeillets et de roses, le grand Christ de plâtres’avance, miséricordieux. « Et ses habits parurent toutbrillants delumière et blancs comme la neige. »

Une autre fois, l’abbé Bordère paît ses jeunes brebis au pied de lamontagne sainte. La lourde nuit roule ses ombres au fond de la vallée.Ils avancent en trébuchant sur les cailloux aigus et une voix terribleles remplit d’épouvante. - « Malheur à vous riches, parce quevousavez votre consolation dans le monde ! Malheur à vous qui êtes desrassasiés, parce que vous aurez faim ! Malheur à vous qui riezmaintenant, parce que vous serez dans l’affliction et dans les pleurs! »

Mais déjà l’aurore dissipe les ténèbres. Le matin frais luit sur leschoses nouvelles. L’eau chantante des sources tinte aux oiseaux, àtravers le ciel : « Vousêtes bienheureux, vous qui êtes pauvres,parce que le royaume des Cieux est à vous. Vous êtes bienheureux vousqui souffrez maintenant la faim, parce que vous serez rassasiés. Vousêtes bienheureux vous qui pleurez maintenant, parce que vous rirez

Mais à la minute précise où le splendide espoir sonne orgueilleusementla victoire des pauvres, M. le Doyen, que cette éloquence démesuréeinquiète, sort à pas feutrés de la sacristie. Un sourire paternelillumine sa figure grasse. Il félicite l’abbé Bordère de tant degénéreux enthousiasme et n’insinue qu’avec les mille nuances d’unepolitesse ecclésiastique la possibilité de parler tout de même un peumoins fort : la chaire n’est pas une tribune. - Pourpre, et ses rudespattes toutes tremblantes, l’abbé Bordère garde un silence lourd.

M. le Doyen cependant l’interroge doucement sur la préparation de sesjeunes disciples : « A qui comptez-vous donner, le jour de lacérémonie, la récitation des voeux ? » L’abbé propose sans hésiterAuguste Tinel : « C’est le meilleur élève du catéchisme, et j’airarement vu un enfant prêt à s’approcher de la Sainte Table avec plusde ferveur. »

Les joues roses de M. le Doyen deviennent un peu plus roses. « Tinelest, je n’en doute point, un excellent garçon ; mais ne craignez-vouspas, monsieur l’abbé, que la situation de ces gens qui l’ont recueilli,le milieu dans lequel il vit… ? La justice est quelque chose, mais laprudence et la patience sont aussi des vertus. »

A voix basse, c’est une lutte sourde entre les deux prêtres : « L’avisde Monseigneur nous départagera. » - « Je m’inclinerai donc s’il mecondamne. » M. le Doyen s’en retourne à la sacristie d’un pas mollementbrutal, et la porte rembourrée fait en battant vaciller la flamme descierges.

« Bienheureuxceux qui ont faim et soif de justice, parce qu’ilsseront rassasiés. » Mais la voix de l’abbé Bordère secasse, commemorte, et toute l’âme d’Auguste Tinel est endolorie d’une chutebrutale. Il lève vers le Christ de plâtre ses yeux d’enfant pleins deconfus regrets. L’ombre d’un pilier s’allonge sur la croix, et de labouche mince, grimaçante de souffrance, tombe l’éternel appel des coeursdécouragés : « MonDieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? »

*
*   *

Pendant que les autres courent en riant dans le chemin desTrois-Pierres, l’abbé Bordère garde auprès de lui Auguste Tinel. «Ecoute-moi bien et tâche de me comprendre comme un brave petit hommeque tu es. C’est à toi qu’il revenait de réciter les voeux. Je lecroyais du moins, mais l’amitié que j’ai pour toi m’égarait et notreamour à tout instant nous tend de tels pièges. M. le Doyen a choisi toncamarade Chevillard ; j’ai voulu te défendre et j’ai eu tort. Il n’y ade sagesse que de se soumettre. Promets-moi, mon petit, de te soumettreaussi. »

Auguste Tinel promet, mais du bout des lèvres et la révolte gronde enson coeur.

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C’est un nouveau vicaire, jeune et timide, qui vient après déjeunerterminer la retraite. M. le Doyen qui l’accompagne toussote et tournesur son ventre ses mains blanches : « L’abbé Bordère, votre vénérépasteur, est obligé de vous quitter, mes enfants ; Monseigneur a besoinde lui pour une autre mission. Avant qu’il ne s’en aille où sonministère l’appelle, nous avons décidé d’un commun accord de donner lesvoeux à Chevillard. »

Tant d’injustice fait bondir Auguste Tinel : « Ça n’est pas vrai !J’étais le premier à l’examen et les voeux sont à moi. Si on m’avaitdemandé de donner ma place à un autre, j’aurais dit : qu’un autre laprenne. Mais c’est cochon de me barboter mon tour parce que le père àChevillard est riche. Que ce soit Pierre ou Paul, maintenant, quidébite votre boniment, j’ai à vous dire que je m’en bats l’oeil, commede colin-tampon ! »

Il enjambe les trois bancs qui sont derrière lui, allonge en passantune beigne sur le mufle rond de Chevillard qui beugle, et dans unegalopade folle s’enfuit en chambardant les chaises.

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*   *

La vie d’Auguste Tinel tombe à terre et se dévide comme un peloton defil. Son marchand de peaux de lapin, ami des vastes gueuletons et del’ordre social, jette à la rue ce garnement qui déshonore sesbienfaiteurs. Le garnement toutefois tire de sa révolte une manière decélébrité qui le grise. Un débitant des Petites Eaux, libre penseur etmangeur de curés, lui fait un pont d’or de cent sous par mois, pourrincer les verres et servir de réclame à la maison.

Aux clients qui commencent à voir double, le gosse raconte son histoireen la corsant un peu : « J’y ai dit comme ça, au Doyen : vous êtes unebande de fripouilles et votre bon Dieu l’est autant que vous !... »

- Et ça pousse à la consommation…

*
*   *

A trente ans, Auguste Tinel a fait tous les métiers de ceux qui n’enont pas. Il est charretier d’occasion, donne un coup de main auxcochers dans les gares et les jours de grande dèche, roule desbarriques sur les quais. Quand le pas des agents s’éloigne, il pique aufût et lampe le vin huileux dans une boîte à conserves.

Mais si bas qu’il tombe, il garde un reste de grandeur qui le met àpart et comme au-dessus des autres voyous. Le genièvre et la haine dela prêtraille ne parviennent point à l’abrutir tout à fait. D’un effortinlassable, il se hausse pour voir plus loin, par delà le mur de sa vieétroite. Entre deux ivresses, il relit un vieil évangile tout déchiréque lui a donné l’abbé Bordère et qu’il sait presque par coeur d’un boutà l’autre.

Dès qu’il en a un coup dans le nez, de grandes et vagues idéess’étirent comme un brouillard dans sa caboche. Généreux comme un panierpercé, il paie chez Alphonse, rue de la Savonnerie, une tournée à tousles boit-sans-soif. Au milieu des tables chargées de litres et degobelets de fer, il prêche la venue des temps nouveaux, et dansl’ignoble odeur du trois-six et des pipes juteuses, la voix érailléedéchire l’horizon : « On ne fera rien de bon, les gars, tant qu’on secognera les uns les autres comme des bêtes féroces dans une cagepuante. Il y aplace pour tous dans le Royaume de mon Père. En cetemps-là, comme il passait le long des blés, un jour de Sabbat, et queses disciples avaient faim, ils commencèrent à arracher les épis et àen manger… »

Les filles avachies, les vieux qui bavardent en retournant leurschiques, les jeunes dont les dents luisent dans les visages noirs decharbon, tous les ventres-creux et tous les traîne-savates, boiventcomme un vin d’espoir la parole divine. Quelquefois cependant, un coupde poing de brute fait sauter les litres sur la table : « Tout ça,Auguste, c’est de la bistouille qui vous noie le coeur. Assez parlé,faut cogner ; faut secouer la vermine qui nous ronge. - Raconte-nousplutôt l’histoire de l’Autre, quand il est rentré dans la boutique. »Les mots vengeurs cinglent comme des coups de fouet : « Et Jésus entradans le temple de Dieu, en chassant tous ceux qui y vendaient et quiachetaient. Et il renversa les tables des changeurs et les sièges desmarchands de colombes… »

*
*   *

Comme une vague de la haute mer s’écrase en jaillissant sur la rocheinfertile, chaque grand mouvement social déferle dans un fracas aumilieu du caboulot d’Alphonse.

Derrière le comptoir de zinc, Auguste Tinel épingle sur le mur leportrait haut en couleur de Boulanger. Le cheval noir caracole dans ungalop de cirque, au-dessus des mesures d’étain et des bouteillespoisseuses. Auréolé d’une gloire de beuglant et le sabre haut, le bravegénéral Revanche entraîne derrière lui, vers un avenir de gamellespleines, toute la bande loqueteuse des gobiers d’idéal.

Auguste lui parle et l’anime, comme autrefois l’abbé Bordère animait leChrist de plâtre. Avec une foi robuste, il le remercie d’avoir chasséles jésuites hors de France et mis de la viande propre dans laratatouille du soldat. On vide à sa santé le tord-boyaux à pleinestasses ; on se cotise pour une souscription commune à l’épée d’honneur.Ce Dieu panaché résume en lui tous les dieux - et tous les espoirsvolent à sa rencontre.

Puis à l’aube d’un matin pleurnichard, le chevalier s’effondreplatement dans la boue d’un cimetière lointain. Mais la dégringoladegrotesque de l’idole exaspère encore le besoin de justice qui tortureAuguste Tinel.

*
*   *

Pendant toute la campagne électorale de 1893, il vit dans un délire.L’Union des Gauches a envoyé à Paris un candidat radical que Sottevillesoutient et que lePetit Rouennais patronne. Invisible et mystérieux,le citoyen Pichard enflamme les murs de manifestes écarlates. Il reçoitdu comité central des paquets d’affiches qu’il ne perd point son tempsà lire. C’est un homme sage qui sait qu’on ne l’a envoyé ici à touthasard que pour grouper sur son nom les voix avancées. D’honnêtes fraisde déplacement lui assurent dans un boui-boui de Saint-Sever, unbien-être modeste et dépourvu d’histoires. En son for intérieur, il neréclame à ses partisans que de le laisser tranquille et de ne points’occuper de sa personne plus qu’il n’a l’intention de s’occuper de laleur.

Mais le mystère dont il s’entoure ajoute à sa gloire. Il est grand etbeau comme un espoir imprécis. Tout le caboulot d’Alphonse ne jure quepar son nom : « C’est le type qu’il nous faut », proclame Auguste Tinelqui ne l’a jamais vu. « Quand il lèvera seulement le petit doigt, lescafards rentreront dans leurs trous et la misère des hommes s’envoleracomme une fumée de pipe. »

Les cafards, en attendant, restent au bord de leurs trous, et M. de laNeuville, député sortant, candidat des modérés, ne semble guères’émouvoir d’attaques qu’il méprise. Sûr de la victoire, il se fie auxsept mille voix qui depuis douze ans lui sont lâchement fidèles.

Alphonse, cependant, excite un sage désordre et pousse à la discussionqui assoiffe. « Pour renverser M. de la Neuville, faudrait des costaudsplus râblés que vous. C’est tout juste comme si pour ficher bas lecheval de bronze de Napoléon, vous vous mettiez à quatre à lui soufflerau cul. »

Auguste jure les cent mille bon Dieu, qu’on en a pourtant dégommé deplus rupins que ce jean-foutre-là - et M. Alphonse commerçant prudentet qui redoute la casse, offre en signe de réconciliation une bolée dejus de chique avec rincette.

*
*   *

Le cirque de Boulingrin grouille jusqu’au toit, d’une foule houleuse.Malgré de sages précautions et l’appui d’une police dévouée, les amisde M. de la Neuville n’ont pu empêcher d’entrer en cohue toute laracaille du Robec, toute la clique des Emmurées, qui saouled’enthousiasme et de larges rasades, est venue soutenir le citoyenPichard contre l’infâme coalition des réactionnaires et des calotins.

Car le citoyen Pichard est là. Il occupe à gauche de l’estrade une logepour lui tout seul, et deux agents, jugulaire au menton, l’auréolentofficiellement. Obèse et le cheveu gras, il dodeline sa tête de moutonsur le col d’une redingote socialiste. D’un geste gauche et jamais las,il s’applique à faire tenir sur son nez courbe un lorgnon qui, deminute en minute, glisse et retombe.

Cependant, le président du bureau trié sur le volet, donne la parole àl’honorable député sortant pour exposer son programme. Les cris et lescoups de sifflet emplissent la salle énorme d’un vacarme d’émeute.Tranquille et facilement résigné, M. de la Neuville se coiffe et sonhaut de forme et fait mine de se retirer. Ces messieurs approuvent d’ungeste noble et s’apprêtent à le suivre. Un pointage méticuleux des voixacquises et des votes achetés leur enlève à la fois toute crainte ettoute pudeur.

Mais Auguste Tinel, indigné, n’entend point que les capons refusent labataille. Trépignant au milieu de sa meute déchaînée, il impose silenced’une voix forte, - « Ne laissons pas croire à l’adversaire que nousavons peur de la discussion. - Qu’il s’explique ! Nous ne demandons aucitoyen président que de s’engager à donner tout à l’heure au citoyencandidat Pichard le droit de répliquer. »

Vaguement inquiet, le citoyen président accepte et ces messieurs serassoient. Le citoyen candidat Pichard, vers qui se tournent deux millepaires d’yeux, rattrape au vol son lorgnon et salue avec le sourirejaune d’un brave homme qui aimerait autant être ailleurs.

Caressant d’une main gantée ses favoris en poil d’angora, M. de laNeuville dévide d’un ton tranchant ses claires périodes d’hommed’affaires. Il écarte d’une pichenette toutes les vaines considérationsgénérales. Tout se ramène et se rapetisse à un inventaire précis desintérêts du commerce local. Il cite des faits, il donne des chiffres.Il résume :

- « D’un côté, un homme que vous avez vu à l’oeuvre depuis douze ans. Del’autre, un songe-ceux, un inconnu ; les naïves utopies d’un partinouveau et dangereux ; de coupables projets d’améliorations sociales,dont le résultat le plus clair serait de grever d’intolérables chargesun commerce dont vous seuls connaissez toutes les difficultés. Un pointc’est tout. Ma profession de foi de progressiste tient, Messieurs, entrois mots : Progrès, Prudence, Patience. »

D’honnêtes applaudissements accompagnent ces conclusions prévues, maisdans le silence relatif qui suit, un coup de gueule formidabled’Auguste Tinel ordonne qu’on écoute à présent le citoyen Pichard.

Le citoyen Pichard se hisse pesamment jusqu’à l’estrade. A la vérité,il ne s’était fourvoyé ici qu’avec la paisible confiance qu’on ne leforcerait point à parler ou qu’à tout le moins une invincibleobstruction l’arrêterait aux premiers mots. Il tire cependant de sapoche le long programme passe-partout qu’il a reçu du comité, et il entournique entre ses doigts courts les feuillets imprimés. Puisrenonçant à poursuivre son lorgnon rebelle, il traîne sur le papier sonnez de mouton gras. Le pouce gauche dans l’entournure du gilet, il selance avec une témérité de myope dans une lecture qui l’assomme. Ilhappe de sa bouche oblique une tirade emmêlée, la broie sous sesmolaires, la triture de long en large et la déblaie d’un chuintement demangeur de bouillie. « Le premier acchiôme de la chochiétéchochialiste… ! la chustiche pour touches, chitoyens ! » A bout desalive, il ravale sa langue, sue, s’éponge, rattrape une période, lalaisse choir et la ramasse jusqu’à ce qu’enfin, adversaires etpartisans, lassés de son bredouillage, l’engagent sans politesse àmettre les bouchées doubles. Le chahut s’enfle et rugit. Un lousticjappe ; un autre brait. Le bureau, rassuré et frétillant, se tord derire à plein fauteuil.

- « Vas-y, toi Auguste ! Torche-leur les fesses à tous ces chienlits !»  - « J’y vas. » A travers le désordre, il dégringole lesgradins et se fraie un chemin jusqu’à la table au tapis vert. D’unebourrade, il envoie dinguer le citoyen Pichard qui s’effondre ahuri etcourt à quatre pattes après son lorgnon. Un rire énorme galope le longdes banquettes, et d’abord Auguste Tinel, étourdi devant ces milliersd’yeux qui le traquent, perd pied et bafouille.

Mais d’un coup de reins, il se remet sur pattes et fonce droit devantlui, à travers les mots hostiles. La pensée parfois, bronche, culbute,s’accroche dans les fourrés, déboule à travers les chaumes et d’unehaleine s’élance jusqu’au bord de l’horizon. Les rires quis’acharnaient à la suivre pour la mordre aux jarrets s’arrêtentessoufflés comme une meute fourbue - et dans la salle pleine d’un vastesilence - les plus malins eux-mêmes écoutent.

Illuminé, farouche et puissant, il pénètre d’un bond dans la forêtséculaire. A grands gestes maladroits de lourd bûcheron, il jette à baspêle-mêle toutes les turpitudes et toutes les lâchetés. Sous l’élan desa hache sonore, les arbres d’iniquité s’écroulent dans une chuteénorme ; leurs ombres épaisses s’évanouissent en brouillard du matin -et le soleil doré roule à flots sur les mousses.

Dans la splendeur du beau jour, Auguste Tinel bâtit la Cité future.Haletant, loqueteux, comme un prophète, il déchire de son long doigt leplafond du cirque et la voûte des cieux : « Et comme je regardais, ilparut une nuée blanche et quelqu’un était assis sur cette nuée. - Ilavait sur la tête une couronne d’or et en sa main une faux tranchante.- Et un autre sortit du temple criant à haute voix à celui qui étaitassis sur la nuée : jetez votre faux et moissonnez, car le temps dumoissonneur est venu, parce que la moisson de la terre est mûre

Etonné et comme frappé de stupeur d’avoir fini et d’être redevenului-même, Auguste Tinel reste sur l’estrade, les bras ballants,embarrassé de son long corps, sans savoir à qui vont tous cesapplaudissements. Mais le citoyen Pichard, prompt à profiter del’occasion, roule jusqu’à lui, sur ses courtes pattes, lui serrelonguement les deux mains, et la poitrine bombée, le lorgnon vainqueuret la bouche torse : « Vive la République démocratique et chochiale !Touches aux urnes, chitoyens ! »

Le citoyen Pichard qu’excite maintenant la perspective du succès et dedix mille francs de rente aux frais de la Princesse, multiplie danscette dernière semaine des conférences qui ne le fatiguent point. Al’Eldorado de Sotteville, au Casino de l’oeil-Crevé, il pousse devantlui Auguste Tinel, copieusement abreuvé de gratuites tournées : «Enfant du peuple et fils de ses oeuvres, mon éloquent ami va vousechpliquer… »

L’éloquent ami est souvent confus. Vidés du souffle qui les animaitl’autre jour, les pauvres mots qu’il retrouve dans sa mémoire sontplats et flasques comme une friperie. De la source bourbeuse, il necoule plus qu’un flux trouble de médiocres lectures où passent parfois,comme des fleurs sur un ruisseau, de fraîches et fortes images.

Mais la gloire venue d’un coup, est lente à s’en aller. Une cohue dedisciples bruyants défend qu’on sourie aux bévues de ce dieu né d’hier,et rentre à coups de poings les contradictions.

Le comité de Paris, mis au courant, s’est dégrouillé. Sur ce pointfaible, où la vieille réaction menace ruine, on masse en hâte toutesles réserves. Trois bons chauffeurs d’élections cuisinent les manoeuvresde la dernière heure. La pièce quarante sous et la tournée de schnickfont le reste et le citoyen Pichard est élu avec soixante-trois voix demajorité.

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Honnête à sa façon, le représentant du peuple offre à l’éloquent ami unpetit gueuleton soigné, au restaurant de la Cour Martin ; puis aufromage, il met carrément les pieds dans le plat : « Un billet de chentest touchours bon à prendre. »

Mais la Bénédictine fait à Auguste Tinel une âme d’apôtre : - « Gardeton pognon, citoyen. Il ne manque pas de pauvres bougres qui en ontplus besoin que moi. Tâche voir seulement à ne pas t’asseoir sur tonprogramme et compte bien que si tu flanchais, je te remettrais dans labonne route à coups de pied quelque part. » Le citoyen Pichard torchede sa serviette ses babouines molles, verse un doigt de Kummel, passela boîte aux cigares ; et par la fenêtre ouverte sur les quatrefusains, la fumée bleue s’envole discrète et parfumée comme unepromesse électorale…

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M. Alcide Pichard, député de Rouen, habite à Paris six jours lasemaine, mais tous les dimanches, de neuf à onze, il reçoit lesdoléances de ses électeurs dans un petit entresol meublé de la rueJeanne-d’Arc. C’est un homme complaisant qui promet beaucoup et quitient presque tout ce qu’il promet : les petits services font lesgrands amis.

Dès huit heures et demie, Auguste Tinel fume la pipe dans l’antichambreet crache sur le tapis. Aussitôt introduit, il accable le citoyenPichard de questions embarrassantes et fortes : « Quel jour va-t-onbalayer les jésuites, les couinches et les foireux ? Est-ce pourbientôt que la Chambre va faire rendre gorge à tous les engraissés dela sueur du peuple ? Car je te le dis, citoyen, le monde a soif dejustice ! »

M. le député rassure avec une énergique indifférence cet énergumène :Toutes les réformes sont en bonne voie. Le parti prépare en secret uncoup de force. Mais Paris, que diable ! ne s’est pas fait en un jour…La bouche pleine de fade bouillie, il pousse doucement Auguste Tineljusqu’à la porte : « Par la pachienche vers la chustiche ! »

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La justice, vieille et boîteuse, n’a pas fait au bout de quatre ansbeaucoup de chemin, et les nouvelles élections approchent. M. AlcidePichard, qui tient à son indemnité parlementaire, retournetranquillement sa casaque trop rouge, et personne ne songe à l’enblâmer. Mais Auguste Tinel vous attrape au collet, en pleine rue de laGrosse-Horloge, le renégat et le secoue comme un prunier. Les « traître» et les « vendu » voltigent autour du visage bouffi. Le lorgnon affolégigote au bout de son fil : « Tu m’as grimpé sur les épaules, canaille,mais je te houspillerai de telle sorte que tu t’étaleras dans tonfumier, les quatre fers en l’air. » - Jusqu’à ce qu’enfin la poignesolide d’un agent tire des pattes de ce fou furieux l’honorable députésortant.

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Toujours et toujours plus bas. Auguste Tinel dégringole dans laboisson, la paresse et la loufoquerie des âmes généreuses et maléquilibrées. Son maigre corps dévignolé se casse aux jointures ; sacervelle trouble et lestée de fumée chavire à tous les vents. Perdudans un monde nouveau qui ne le connaît plus, il erre dépenaillé àtravers la ville moderne. De longues rues droites et mornes éventrentles quartiers où son enfance traînailla. Toutes les choses autour delui semblent renier leur passé de pauvre, et dans la nuit flamboyante,aveuglé de lumières brutales et tout étourdi du bruit incessant desmachines nouvelles, il est plus seul parmi les hommes que celui queJésus rencontra au pays des Géraséniens : « Il ne portait pointd’habit, et ne demeurait dans aucune maison, mais dans les sépulcres

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L’anarchisme le réveille un moment. Dans son âme faussée, l’amour del’humanité s’aigrit et tourne à la haine des hommes. Son ardent désirde justice s’englue à l’appât des rouges promesses. Il se laisseendoctriner par de farouches libertaires et fait, entre deux gouttes àtrois sous, le grand serment d’anéantir la société, pour affranchirl’individu.

Sous l’arche noire des ponts, sur l’herbe rôtie du Mont-Gargan, lescompagnons, affalés autour d’un litre qu’on vide au goulot, manigancentde louches projets. Fielleux et capons, la peur de la prison modèreleur audace. L’exemple de Ravachol ne les incite qu’à se mettre troisou quatre pour détrousser à la nuit tombée, un poivrot incertain. Ilsse méfient d’Auguste Tinel comme d’un complice bavard et dangereux. Sonardeur désintéressée à détruire les idoles, les inquiète. Un mincerouquin grêlé, bâché de biais sur ses rouflaquettes huileuses, modèrele zèle du néophyte : « Une supposition que tu te fais choper, on estfauchés. Pour que l’idée triomphe, pige bien ça, faut de la prudence etde la patience. »

M. le Doyen de Saint-Maclou et le citoyen député Pichard n’ont jamaisdit autre chose.

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Un vent de folie ranime la flamme mourante. Douce brute quin’écraserait point une fourmi sous sa savate, Auguste Tinel est ravagéd’une âpre fièvre de vengeance. Des rêves de réparation le hantent. Ilfaut qu’il démolisse et qu’il tue. Cent projets de meurtre compliquéset ridicules achèvent de lui détraquer la boussole. Il tourmente danssa poche un rigolo dont il a peur et se décide sans raisons pour unacte biscornu d’ivrogne : cribler de balles la face hypocrite du Jésusde plâtre qu’enfant il adora.

- Il entre dans l’église silencieuse et la clarté bigarre des vitrauxl’éblouit. Sans qu’il l’ait voulu, il retire sa casquette et prend del’eau bénite. Son revolver est dans sa main gauche comme un jouetencombrant dans la main d’un mioche. Traînant les pieds sur les largesdalles, il avance dans la fraîcheur qui tombe des voûtes. Las d’unefatigue infinie, il s’effondre sur un prie-Dieu, et l’horreur dusacrilège sonne dans sa cervelle vide, comme un pois dans un tambour.Il n’entend pas même s’approcher l’abbé Bordère qui le désarme. La voixrugueuse et douce du prêtre vieilli, monte des jours lointains. «L’orgueil est dans ton coeur comme l’ivraie dans le champ de blé :arrache l’herbe malfaisante. Baisse la tête et prie. »

- C’est l’heure du catéchisme et les enfants à la queue leu leu entrentdans l’église. « Voici la place où tu t’asseyais, mon fils. Retrouve enton âme la trace du passé. Lève les yeux vers Celui par qui toutesinjures seront remises. »

Du haut de sa croix d’infamie, le grand Christ de plâtre couronnéd’épines penche sur Auguste Tinel sa face douloureuse et les mots decolère et de pitié tombent des lèvres pâles : « *Il n’est pas possiblequ’il n’arrive des scandales, mais malheur à celui par qui ilsarrivent. Il vaudrait mieux pour lui qu’on lui mît au col une des cesmeules qu’un âne tourne et qu’on le jetât dans la mer, que d’être unsujet de scandale à ces petits qui croient en moi*. »

Mais l’homme, haletant d’une suprême révolte, jette au visage du Dieul’appel désespéré de sa raison chancelante : « Pourquoi m’avez-vousrefusé la part du bien qui doit me revenir ? Pourquoi m’avez-vousrefusé la foi ? Seigneur ! Seigneur ! pourquoi m’avez-vous abandonné ?»

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Comme un caillou qui roule sur une pente, l’âme lourde de regrets etd’espoirs avortés tombe de chute en chute. Empoisonné d’alcool, AugusteTinel perd jusqu’à l’habitude de manger. Il rôde aux portes desbistrots du quai et les chefs d’équipe qui viennent à l’embauche neveulent même point de lui pour décrocher la benne.

Dans le débit requinqué d’Alphonse, les jeunes maintenant neconnaissent plus ce vieux qui radote. Debout devant le zinc luisant,ils boivent sans parler des absinthes boueuses et leur ivresse estsombre et massive. Un socialisme pesant les courbe sous une disciplinetriste et des meneurs de grève, à canne baguée d’or, les poussentdevant eux comme un bétail.

Des fois pourtant, on paie à Auguste un coup de rikiki pour qu’ilbavache. - « Dévide ton chapelet, curé. » Poissée de la boue del’ornière, la pensée bat des ailes pour remonter vers l’azur. Le vieuxrabâche la douceur de s’aimer les uns les autres - et des parfums demyrrhe et de cinname se mêlent au relent des mégots : « Considérez leslis. Voyez comment ils croissent. Ils ne travaillent ni ne filent - etSalomon dans toute sa gloire n’était point vêtu comme eux. - Et lesoiseaux du ciel ne sèment ni ne moissonnent point. » Lesautresd’abord rigolent d’un rire bref, mais bientôt le ronron de l’apôtre leslasse, les irrite. « Fous-nous la paix, l’ancien, avec tes lis et tesmoineaux !  S’ils ont trouvé le truc de bouffer sans turbiner,c’est qu’ils étaient moins bêtes que toi. »

Le nez dans sa tasse vide, Auguste Tinel renié des hommes, remâchejusqu’à l’heure des volets clos, les vieux rêves confus dont il estseul à s’enchanter encore.

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Trois fois dans la même semaine, des attaques de delirium lui ont faitcomiquement danser la gigue sur les pavés. L’abbé Bordère va trouver M.Pichard, député, dont l’âme oublieuse n’a point de rancune. Avec un peude protection, on fait entrer Auguste Tinel aux Petites Soeurs desPauvres.

Quand la porte de la rue des Capucines a grincé sur les graviers del’allée, il a commencé par jurer épouvantablement qu’il foutrait le feuà la boutique et qu’on verrait comment rôtissent les curés et leurscatins. Mais soeur Saint-Ambroise, ratatinée sous sa cornette blanche,laisse couler le flot jusqu’à ce qu’il s’épuise. Depuis plus d’undemi-siècle, des centaines et des centaines de révoltes ont cédé à sadouceur têtue. Ses lunettes rondes au bout de son nez pointu, elle posed’une voix menue ses conditions de petite vieille autoritaire : « Pouraller à la messe de six heures, c’est une tasse de café ; pourcommunier aux fêtes, un paquet de caporal… » Ce marchandage deconsciences exaspère Auguste Tinel. Il se piète devant soeurSaint-Ambroise et la menace de porter plainte auprès du Gouvernement :« Vous feriez aussi bien de vous plaindre au roi de Prusse. » Car, envérité, elle en a vu bien d’autres. Le Petit Rouennais l’anommée unefois en toutes lettres ; le Conseil municipal s’en est mêlé, etMonseigneur lui a fait de vifs reproches. Elle a promis tout ce qu’on avoulu et sa vertu cynique a tranquillement continué. Tous les moyenssont bons qui ramènent à Dieu la brebis égarée. Quand on repêche celuiqui barbote dans la rivière, on ne regarde point par quel bout onl’attrape. Du gouffre d’horreur, soeur Saint-Ambroise arrache des loquesd’âmes et les jette palpitantes au pied du trône céleste.

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Auguste Tinel ne résiste d’ailleurs que pour faire payer sa soumissionde trois morceaux de sucre. A soixante ans, il découvre les humblesjoies qui sont les seules à ne point trahir : avoir chaud quand il faitfroid ; tourner sa cuillère dans le bol de soupe pendant que la pluieruisselle aux carreaux ; s’allonger entre les draps blancs et dormir àpetits coups jusqu’au matin clair.

Sa vieillesse est belle comme une enfance heureuse. Tous les dimanchesaprès vêpres, soeur Saint-Ambroise cale ses lunettes rondes sur son nezpointu et passe la revue de ses invalides. Un coup de brosse au collet,un noeud de cravate rabiboché : deux sous glissés dans la poche et unebonne parole pour tous :

« Allez et tâchez voir à ne pas vous mettre en ribote. »

Tout remplumé dans une redingote marron, coiffé jusqu’aux yeux d’unecasquette à visière plate, Auguste Tinel va faire son tour de quaientre les ponts. Le cigare au bec, il inspecte les navires gris qu’onregarde de bas en haut comme des murs, les chalands plats et noirs, lesbras démesurés des grues, et le bateau de la Bouille qui mène vers despays de Cocagne tout un monde de jeunesse fleuri d’ombrelles rouges.

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Le jour des élections municipales, deux longs feignants gluants, enjaquette et melon, racolent sur la place de la Croix-de-Fer les petitsvieux clopinants qui descendent de l’asile. Ils leurs fourrent dans lamain un bulletin de vote et les poussent vers le débit le plus proche.

Un grog carabiné réveille sous la casquette à visière plate le volengourdi des vieilles chimères. Auguste Tinel divague en biaisant d’untrottoir à l’autre, et traîne à ses trousses une nuée de galopins.

Perché sur un banc du Pré Thuileau, la redingote débraillée, ilgesticule et prêche la marmaille. Trois souteneurs et deux filless’approchent ; des tringlots rigolards font cercle, les bras ballants ;un petit pâtissier hasarde sa bannette jusqu’au premier rang.

Cocasse et désarticulé, Auguste Tinel annonce l’aurore du jour dejustice et de vérité : l’aube fleurit au fond des louches ténèbres etdans les champs humides, l’herbe réveillée luit : « Le temps de lavendange est proche. Aiguisez votre serpette et tenez-vous prêts àentrer dans la vigne pour cueillir les grappes mûres. Car il n’y aurapoint de soif qui ne soit du premier coup rassasiée - et les pluspauvres seront plus riches que les plus riches. » Labouche ronde etles yeux brillants, le petit pâtissier entre avec sa bannette sur latête dans un paradis de délices ; un soldat rêve à ses trois arpents devignes toutes dorées sous le soleil d’automne, et les filles, commeautrefois celles de Samarie, autour du puits de Jacob, enchantent leurmisère au murmure des mots qui consolent.

Mais la route qui conduit à la Terre promise est longue, et le banc estcourt. Le Messie met le pied dans le vide et Auguste Tinel tombe sur legravier. La tête porte la première ; le sang coule dans la barbe grise.Les hommes prudemment s’éclipsent : mes les deux filles étendent levieux sur le banc, lavent la plaie et dénichent à grand’peine legardien qui ronchonne.

Elles aident à hisser le bonhomme dans un fiacre, et le calent entreelles pendant que le sapin cahote sur les pavés. Assis sur le siège, àcôté du cocher, le gardien change sa chique de joue et préparel’explication à fournir à la patronne : « C’est un de vos particuliers,ma soeur, qui en avait un petit coup dans la trompette et qui m’a l’airtout juste bon pour faire un mort. »

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Soeur Saint-Ambroise tient un compte exact de toutes les âmes qui luisont confiées - de pauvres vieilles âmes toutes salies de vice à forced’avoir roulé à droite et à gauche. Mais Dieu sait peser chacuned’elles à son juste poids et il n’y en a aucune, si méprisable qu’elleparaisse, dont il soit permis de le frustrer.

Dans la chambre où l’on met ceux qui vont trépasser, elle surveilleavec inquiétude l’agonie d’Auguste Tinel. Elle fait mander en hâtel’abbé Brodère et le prévient que la besogne sera rude. « C’est une âmeà ramener de loin et qui m’a donné déjà bien du tintouin. »

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L’abbé Bordère, prêt au bon combat, secoue sa tignasse blanche. Ils’assied au bord du lit et prend entre ses mains de robuste vieillardla main du moribond. Dans le calme jardin, la tiédeur de septembrecoule sur les tilleuls.

Auguste Tinel peu à peu reprend souffle, et sa langue empâtée, lourdede tous les mots qu’il n’a point dits, se hâte devant la mort voisine.« Mon compte est bon, l’abbé, et je saurai demain ce qu’en vaut l’aunede toutes les histoires qu’on raconte. La vôtre était belle et ça doitêtre bougrement doux de s’en aller tout droit devant soi et de voirs’ouvrir au fond de l’impasse les portes d’or du Paradis. »

Une mouche qui bientôt sera morte, bourdonne dans un rayon. Avant detomber derrière la muraille grise, le soleil couchant emplit de clartéla chambre étroite. « Dommage qu’il y ait des jean-foutres pour vousgâcher le Bon Dieu, et des saltimbanques pour vous dégoûter de tout. Ily a eu de ma faute aussi : j’ai trop liché et trop battu ma flemme.N’empêche qu’il y avait quelque chose dans ma cervelle de toqué ; maistout était sens dessus dessous et quand on mettait la pinoche autonneau, la lie coulait avec le reste. »

Une flamme de révolte vacille dans les yeux chavirés. « Pour démolir lafichue bâtisse et tout reconstruire de la cave au grenier, je n’ai eudevant moi qu’une pauvre vie d’homme et pas quatre sous vaillants. Maisvous autres, depuis qu’Il est descendu sur la terre, vous avez eu dessiècles et des millions. Qu’avez-vous fait de plus que moi ? Déballezvotre marchandise avant que je m’en aille. Montrez-moi un riche quivide sa poche, un fort qui soutienne le faible. Plus ça change, plusc’est la même chose. C’est l’étoffe qui ne vaut rien. Personne ne remetune pièce de drap neuf à un vieil habit, parce que le drap neuf ledéchirerait et que le trou deviendrait plus grand. »

- L’ombre du soir léger plane sur les choses pacifiées. L’abbé Bordèreest à genoux et prie. Un chant d’oiseau salue par delà la nuitprochaine l’éternelle résurrection des jours. « Tout de même, l’abbé,j’ai connu des coups de temps, où tout était net dans ma caboche commeun bel arbre dans la lumière. Un jour que je leur parlais de s’aimerles uns les autres, j’ai vu des gars qui ne valaient pas la corde pourles pendre, pleurer dans leur mouchoir. C’est vrai que ça n’a guèreduré et que tout ça s’en est allé à la vau-l’eau. Mais l’heure sonneraoù tous ceux de bonne volonté descendront dans la plaine et se mettronten chantant à la moisson. Il y aura tant et tant de javelles allongéesen lignes jusqu’au bord du ciel, que les plus pauvres auront leur part,et les planches des greniers ploieront sous les gerbes lourdes… »



MonsieurCamille

DANS l’atelier de modes de Mme BlancheDorbeaux, rue Porte-aux-Rats,ces demoiselles s’activaient pour livrer, ce samedi soir, les capotesles plus pressées.

« La cannetille, mademoiselle Arthémise. - Plus bouillonné que cela,votre bavolet, ma petite Maria. - Est-ce qu’on lui met des bridesvieux-rose ou gorge de pigeon ? - Faut-il froncer le bord du capet à lamère Lancelevé ? - Vous saurez ma petite, que Mme Lancelevé veut unbord tendu, et puis je n’aime pas que vous disiez : « la mère » enparlant d’une bonne cliente. »

Un babil frais, des mots espiègles circulaient parmi tous ces vingt anscomme une eau de source jaseuse ; des cheveux bien lisses, découvraientde grands fronts honnêtes et de beaux yeux s’illuminaient d’un rired’avril, cependant que Mme Dorbeaux, serrée dans sa robe à pois bleus,où de la gorge au bas courait une alignée de boutons de nacre,rabattait de son autorité pâle tous ces jaillissements de gaieté quifusaient et l’éclaboussaient quand même.

Clotilde, la première, qui allait essayer un bonnet de dentelle mauvesur la catherine de carton peint, jeta en passant un gros baiser sur latête blonde et appliquée de sa soeur, la douce Maria qui lui sourit deses yeux pervenche.

On éclata de rire, parce que cette grosse cruche d’Arthémise dont lenez s’effilait bêtement, venait d’affirmer qu’elle était moulée commeune statue. Oui, elle avait examiné longuement les statues de l’Hôtelde Ville, eh bien, dimanche dernier, en changeant de chemise, elles’était regardée dans la glace et elle avait bien vu qu’elle avait lecorps fait comme les statues du Musée… - Mlle Adèle, maigre commechenille, pinça ses lèvres minces et fit aigrement remarquer qu’iln’était guère décent pour une jeune personne de se regarder déshabilléedans la glace. D’ailleurs, ce n’était pas sain de se découvrir lapoitrine, on pouvait prendre froid ; aussi portait-elle, pour sa part,hiver comme été, des gilets de flanelle sur la peau ; - et la gaietérejaillit de plus belle.

Devant la grande psyché, la petite Maria, tournant le dos à sescompagnes, s’était coiffée du cabriolet de la vieille Mme Renaudel ; sajolie tête secouait ses boucles et du fond de la coiffure vieillotte,apparaissait plus fraîche encore.

… Les aiguilles trottent et les propos alertes, puis les aiguilles selassent et les langues… - « M. Camille devrait bien venir nous jouerquelque chose sur son violoncelle », suggère Clotilde, tout en posantun bandeau de perles sur une Marie-Stuart, cela nous redonnerait ducoeur à l’ouvrage. »

- « Laissez donc Camille tranquille, interrompt Mme Dorbeaux : pour unefois qu’il travaille »…, et elle achève par un soupir.

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*   *

- « Coucou, c’est moi ! » et une tête fine, une belle tête allongée àla Musset, se profile par la porte entrebâillée. M. Camille entre,tirant par le col son lourd instrument, envoyant un baiser des doigts àla compagnie qui se tord.

- « Oui-da, pour vos beaux yeux, Clotilde, je jouerai mon grand morceaude violoncelle. C’est ici l’atelier où l’on fait des modes en musique.C’est comme qui dirait la boîte au père Legrin, la baraque de saintAntoine, où le vieux à barbe de fleuve fait sur son violon danser lesmarionnettes et le cochon. - Ne vous en déplaise, noble dame »,conclut-il en saluant ironiquement sa femme qui hausse les épaules.

« Et maintenant, en avant, la Rêverie de Schumann : une, deux, trois,quatre : Je rêve quand l’oiseau du soir… »

Et comme l’archet lent et solennel prolongeait et reprenait sans fin laphrase mélodique qui faisait ascension comme un sanglot de rossignol,une expression grave ou songeuse ombra d’un voile ces clairs visagestout à l’heure fleuris de beaux rires ; les jeunes poitrines sesoulevèrent de la mélancolie des grands soirs romantiques, et Clotildeavait des larmes douces qui lui roulaient avec lenteur des cils sur lesjoues.

« C’est beau, hein, mes enfants ? » Et le musicien, d’un geste ampled’artiste, rejeta l’archet après la dernière phrase de rêve. Il seredressa, puis très sérieux comme un mamamouchi, exécuta une longuecourbette comique jusqu’au plancher.

Et la joie rejaillit en cascade : - « Tu es absurde, Camille ! » Ilembrassa sa femme, en faisant « phout, phout » comme un matou et lesyeux maussades ne purent s’empêcher de sourire. Il se colla sur la têteun capet ridicule en adressant à la glace des grâces surannées ; puisélargissant les basques de sa redingote en crinoline, il fit la roue aumilieu des rires dorés qui ne pouvaient s’éteindre.

- « Comme tu n’es pas sérieux, mon pauvre Camille !

- « Faut-il pas rigolbocher un brin, tant qu’on a dix-huit ans ! »

Coucou ! et il disparut prestement comme il était venu.

*
*   *

Camille Dorbeaux, ancien lauréat du Conservatoire, était professeur depiano et de violoncelle quand il avait le temps, et compositeur quandça lui chantait. Il ne travaillait pas plus que forces, puisque safemme, marchande de modes en chambre, s’occupait de l’aube à dix heuresdu soir, parfois jusqu’à minuit dans le coup de feu de la saison. Lamaison était bien tenue, bien achalandée à Rouen ; on y faisait lechapeau de quatre-vingts à cent francs ; ces dames de la hautebourgeoisie l’honoraient de leurs exigences aigres-douces.

Pourvu que Dorbeaux  palpât ses cent cinquante francs deleçons par mois dans les familles huppées, il ne réclamait rien à safemme pour son entretien et ses menus plaisirs. Il lui faisait mêmeparfois la surprise d’un cadeau joli.

Il était de ces paresseux qui ont toujours le coeur et la tête entravail, de ces égoïstes qui voudraient répandre le bonheur à pleinesmains autour d’eux.

Il aimait les femmes et jusqu’à sa femme ; il lui rendait pleinementjustice et la défendait auprès des autres. Il était la gaietéexubérante de la demeure qu’il emplissait de sémillantes ariettes, devalses de Chopin, de fugues chromatiques, ou des larges eaux musicalesque sur le grand piano à queue du salon, soulevaient parfois ses mainsinspirées. Il avait beaucoup de talent qu’il gâchait.

Il était toujours parti donner ses leçons, parti bavarder avec l’amiGlatigny, avec le peintre Daliphard, chez Amédée Méreaux, à la chasseavec ce vieux Campion au Val-de-la-Haye ; il était toujours chez toutle monde et connaissait encore le moyen de se retrouver souvent chezlui.

Cet atelier de jeunesses attirait son âme jeune, son âme inlassablementjeune qui ne devait pas vieillir. Il lâchait parfois et Mozart etChopin, pour aller parmi elles babiller gentiment, avec un tact d’hommeà femmes qui aime à humer l’odeur des fruits naissants mais ne voudraitpoint salir ni blesser d’honnêtes filles.

Il entrait et c’était une fête : il saisissait les belles mains deGeorgina la brunette et lui faisait faire la poupée de Paris ; ilmesurait des mètres de ruban ou pliait de la mousseline avec Maria, lapotelée qu’il appelait Maria-gros-cat, et en ouvrant les bras à chaquemètre, il se penchait et cherchait à dérober un petit baiser quel’autre avec grâce éludait.

Un bruit furtif s’échappait-il d’une jupe, il s’avançait vers la bellerougissante avec des élégances de vieux marquis, et fredonnait sur unair tendre et sautillant à la dix-huitième :

En dansant le menuet,
A la révérence,
De sa robe, un petit pet
Sorti en cadence…
Belle, de ce petit vent,
N’ayez rien à craindre,
Il redouble mon tourment
Au lieu de l’éteindre…

Et sur cette dernière mesure il s’épanouissait avec langueur…

- Parfois, en morte saison, l’atelier de mode se transformait en sallede bal, et autour de Mme Dorbeaux éperdue qui levait des yeux blancs auciel, on tournoyait au chant berceur de la Valse des Roses.Parfoisil amenait Arlette, sa fillette adorable aux longs cils recourbés, auxlourdes boucles sombres, et la faisait entrer dans la danse et lecercle des baisers.

Ou bien, menant la ronde sur un rythme allègre qui allait des airschampêtres de la Pastoraleau charivari de la BelleHélène, ilentraînait dans une houle endiablée les crinolines de ces demoiselles,l’enfant radieuse, la catherine peinte, les champignons coiffés deleurs capets branlants et jusqu’à cette pauvre Mme Dorbeaux qui jetaitdes cris d’orfraie, et qu’emportait, bon gré, mal gré, cet irrésistibletourbillonnement de jeunesse et de folie.

Mais parfois, cette dinde d’Arthémise au nez pointu quittait la ronde,vexée parce que Dorbeaux avait crié : « Arthémise, as-tu coulé tapetite chemise ? » Et elle allait bouder dans un coin comme une bête :il passait et repassait devant son nez en la taquinant et quand à lafin il s’éclipsait, on l’entendait dans le corridor fredonner, narquois:

On dit que la belleEmma
Est hautaine et fière,
Moi, je lui fais sur l’estomac…
V’là mon caractère…


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Cinq ans plus tard, en 1867, Clotilde et Maria Delesque quittèrent MmeDorbeaux pour s’établir à leur compte, rue Beffroy, dans une vieilledemeure austère et profonde.

Maria venait de faire un mariage inespéré, en épousant un premier clercde notaire, M. Vaumousse, qui s’était épris de ses yeux de véronique.C’était un garçon pas beau, si vous voulez, mais instruit, qui avaitfait ses humanités, mettait en vers des anacréontiques latins, lisait,en s’aidant un tantinet d’une traduction, Shakespeare et Shelley, etcomposait lui-même des chansons papillonnantes, de tendres sonnets oude boutades acidulées.

Dorbeaux et Vaumousse s’étaient liés tout de suite, et le poèteécrivait pour le musicien des paroles suffisantes pour romances ouchoeurs : Crépusculed’été, les Grillonsde l’âtre.

Ils se réchauffaient mutuellement, comme dans le vent froid deprovince, ont besoin de se tenir au chaud, l’un contre l’autre, tousceux qui gardent au coeur une petite flamme.

Clotilde restait avec sa soeur et leur vieille mère, une brave femmetoujours en noir, silencieuse et sourde comme une boise, qui seconfondait dans la cuisine sombre avec les chaudrons enfumés de suie.

Sa part de bénéfices dans la mode, Clotilde l’abandonnait presqueentière pour la maison, dont en réalité elle était devenue la maîtresseet la tête ; car derrière ses traits calmes et d’une pureté grecque,vivait une volonté dominatrice qui pétrissait comme pâte la douceur desa jeune soeur aimante, la faiblesse d’une vieille femme et l’humeuraccommodante d’un beau-frère toujours un peu dans la lune. Si elle nes’était pas mariée, ce n’était pourtant pas les partis qui lui avaientfait défaut, car sa beauté intelligente attirait : elle les avait touséconduits froidement.

Le dernier, pharmacien, rue Bouvreuil, un grand aux joues un peucreuses, avait insisté désespérément. Il s’était campé sur la table del’atelier, pendant qu’elle écoutait toute droite :

- « C’est vrai que je vais de temps en temps au café par désoeuvrement.Je jure que je n’y mettrai plus les pieds ; je renoncerai même à fumersi cela vous déplaît. » Il la supplia, parla de son amour, de sonrespectueux amour. Très belle et très pâle, elle faisait non de toutson être, répétait qu’elle voulait rester libre, le repoussait. - «Alors c’est que vous en aimez un autre », conclut-il d’une voix triste.

Ne sachant que dire, pressée, troublée, elle avait fait oui, delatête, et il était sorti silencieux et défait, comme un homme perdu.

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Dorbeaux entrait en coup de vent dans l’atelier, dire un petit bonjour,bavardait, à cheval sur une chaise, le chapeau sur le coin del’oreille. Il demandait des nouvelles d’anciennes apprenties quiavaient quitté sa femme.

- « Et cette pauvre Adèle ? Mariée ? son mari a de la veine :

    On est plus près du coeur quand lapoitrine est plate…

- Il surprenait les jeunes femmes le matin au milieu de la cuisson desconfitures de rhubarbe, ou la gelée de coing : « Attendez que je vousdonne un coup de main. »

Dans les ténèbres de la cuisine, on ne distinguait d’abord que la lueurrouge de la bassine, des cuivres flambant comme de l’or, et lablancheur des visages et des mains. Il embrassait tout le monde jusqu’àla vieille dame et le cul des casseroles. Ses narines humaient avec unelenteur sensuelle les panerées de fraises odorantes, comme s’il en eûtvoulu exprimer tout le puissant arôme.

On riait, on le bousculait, il était dans les jambes de toute le monde: il tournait la mouvette, écumait la mousse, grimpait sur uneescabelle pour atteindre les pots : « Si vous n’en avez pas assez,voilà mon tuyau de poêle. » Et quand elles avaient rempli les godets deverre, il retroussait ses manches, toujours en haut de forme, s’armaitd’une lichette de pain, torchait longuement, amoureusement le sirop decerises du fond de la bassine, et fermait les yeux en soupirant : « Ahmon Dieu, que c’est bon ! »

Il faisait tant de singeries qu’elles le chassaient, en pouffant, àcoups de balai. Alors il se redressait, enfonçait son bolivar d’uneclaque : « Vous insultez un professeur à 3 fr. 50 le cachet ; si jerefous les pieds ici que le diable me patafiole ! » - Fausse sortie,volte-face, fricassée de museaux. « A huit heures et demie pétantes,hein, comme d’habitude ? » Et il s’esquivait de son pied léger.

On n’avait pas fini de souper qu’on entendait siffloter dans la cour :« La vie est unvoyage qu’on ne fait bien qu’à deux » ou « Le voilàqui s’avance - un grand panache à son chapeau. » Et lamaisons’éclairait de son éclat de rire.

En parlant, il grignotait une aveline, un pruneau, acceptait un verrede Médoc, et finissait par prendre sa part de dessert comme tout lemonde. Puis il se lançait à perte de vue dans des considérationsartistiques avec Vaumousse que ces bavardages amusaient après la mornetâche de l’étude, tandis que ces dames festonnaient et prêtaientl’oreille en souriant.

- « Je me sens mieux ici que chez moi, parce que vous savez, ma femme,c’est une bonne femme, mais elle s’y connaît en matière d’art comme moià ramer des choux. »

Parfois ses amis perdaient pied : s’oubliant, il les égarait dans sescontre-fugues, ses gammes majeures et ses dominantes, mais le plussouvent, il se laissait dériver au fil des souvenirs : il avait entendula Patti au Théâtre lyrique dans la Traviata :c’était une petitecréature électrique et vibrante, à la voix un peu métallique, maismerveilleuse dans la passion ; seulement cette satanée musiquelangoureuse était accompagnée d’une orchestration indigente etpitoyable : des coups de piston à contre-sens, des coups d’archetplaqués au petit bonheur. Une autre fois à Paris, il avait eu unerévélation : LesTroyens, de Berlioz ; il y avait là un septuor quirenversait tout, et ce grand duo d’amour entre Enée et Didon sous lavoûte étoilée !

- Si Glatigny peignait toujours ! Oui, toujours des croûtes, des effetsde nuit où il vous collait, dans un ciel bleu de Prusse, une lune rondeet bête comme un camembert. - Dans le Tam-tam etle Tambour,bigre,il y avait des dessins de talent, un fameux coup de crayon, - le jeuneZacharie, - seulement il abusait des chats, et Alfred Le Petit, unmalin qui deviendrait un maître caricaturiste, lui en allongeait de cescoups de griffe…

- Comment ! Vaumousse, vous n’avez pas entendu parler de la collectiondes Dutuit sur le quai du Havre ? Il est vrai, qu’ils veillent surleurs trésors comme des dragons. Que de supplications pour y pénétrer !- Faramineux ! Des Ruysdael, des Teniers, des Corrège, des eaux-fortesde Rembrandt, des émaux de Limoges, des verres irisés de Venise, est-ceque je sais ? j’en suis sorti ébloui, abruti de beauté, et la jubilanceau coeur. »

- La basse-taille du Théâtre des Arts ? un tonneau crevé. Ah ! si vousaviez entendu Bonnesseur, il y a dix ans ; mais tout ce qu’il y a devaleurs en province est emporté vers Paris : la Galli-Marié,Melchissédec. - Oh ! bien sûr, la direction Bonnesseur a remonté cepauvre théâtre tombé à rien.

- Eh ! dites donc, Maria-gros-cat, qui n’avez pas l’air d’y toucher, àquand le baptême ?

- Mais, monsieur Dorbeaux, attendez au moins qu’il soit né.

Il: elle a dit il! ce sera donc un gars, un mâle.

- Ma soeur et moi, sourit Clotilde, nous serions heureuses de vous voiraccepter le parrainage de l’enfant.

- Topez-là, à la condition, Clotilde, que vous soyez marraine ;j’offrirai le champagne. »

Et la main sur le coeur, galamment, il s’inclina devant la jeune mère etlança de sa voix grêle mais juste (les cochons ! ils lui avaient,enfant, fêlé la voix comme verre à la maîtrise de la Cathédrale).

        Vraiment,vraiment, je regrette
          De n’enpouvoir être que le parrain…

- « Que de bontés ! s’écria Vaumousse, avec une indignation feinte.

- Comme dans LaDame blanche, se mit à rire Clotilde.

- Comme dans LaDame blanche, ma blanche chatte. »

Et avant de partir, il embrassa les deux soeurs tendrement sur le front,en vieux papa.

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Les Prussiens étaient aux portes de Rouen, ils avaient pris Gisors, lesAndelys et Vernon ; ils occupaient Amiens. A Formerie, on s’était battuen braves gens. Mais la ville avait renoncé à se défendre, lesbourgeois se tapissaient de peur : Dorbeaux s’exaspérait. Le généralBriand voulait préparer la résistance, creuser des tranchées, fairesonner le tocsin, lever la population en armes. Nétien et le Conseilmunicipal faisaient la sourde oreille ; les gardes nationaux irritéscassaient les vitres de l’Hôtel de Ville.

Dorbeaux, Vaumousse et les autres organisaient, en imagination, ladéfense. Mal renseignés dans le désarroi général, ils méconnaissaientinjustement le courage des mobiles de l’Ardèche et de l’Eure, lesEclaireurs de la Seine qui se battaient partout.

Dorbeaux, au Café national, avait crié aux amis : « Je suis écoeuré deces vesse-la-peur ! Qu’on parte à dix ou quinze, les vrais hommes ;qu’on se disperse en francs-tireurs dans les bois, les vallons deClères ; l’ennemi est, dit-on, par-là, on tirera dans le tas, on finiratoujours par en faucher quelques douzaines. »

Mme Dorbeaux pleurait ; Maria et Clotilde tremblaient comme la feuille; Maria s’accrocha à son mari et le retint, éperdue. Mais Clotilde danssa pâleur d’héroïne antique se redressa, devant ceux qui s’élevaientau-dessus de la mort pour la cause sacrée de la Patrie mourante.

- Ils étaient partis, avant le petit jour, silencieux, Dorbeaux,Glatigny, Campion et les autres, serrant leur lourd fusil de chasse.Arrivés là-bas, ils s’étaient éparpillés dans un fourré, marchand à pasde loup sur les feuilles mortes détrempées, s’embusquant derrière lestroncs noirs pas trop distants pour s’avertir à la moindre alerte ;trois heures durant, ils avaient attendu, frissonnants, dans le grandsilence glacé, anxieux, sachant qu’ils risquaient leur peau. Deuxétaient partis en avant, en éclaireurs, sur la route... rien.

Alors ils avaient commencé à rire, la pluie mouillant leur ardeur ;pour se venger, ils abattirent deux ou trois lapins en criant : «Attrape, cochon ! » et comme les casques-à-pointe s’obstinaient à secacher, les lâches, ils étaient entrés dans une ferme où des paysans seblottissaient, encore hagards de la canonnade de la veille à Buchy, àRocquemont : un soldat éclopé contait qu’à Bosc-le-Hard, ça avaitchauffé dur ; une centaine de mobiles étaient restés sur le carreau ;il y avait un lieutenant, un nommé Auguste Borgnet, qui, le visageaveuglé de sang, debout à son poste avait continué à commander sesbraves, jusqu’à ce qu’il perdît connaissance. L’homme l’avait vuramener après le combat. Dorbeaux frémit, car il le connaissait. Ondonnait des détails effarés de la tuerie et Dorbeaux grinçait des dents.

On avait faim tout de même. On fit mettre les trois lapins à lacasserole. On s’échauffait ; on cassait la gueule aux Pruscots, oncassait la gueule aux bouteilles de pur jus… Et la campagne héroïquedes francs-tireurs s’acheva bonnement en petite godaille.

On se soutenait pour revenir à la gare. On rencontra des gardesnationaux qu’on avait envoyés au diable vauvert par erreur, à quatrelieues du champ de bataille, et qui rentraient en jurant des noms deDieu de colère.

- Le soir, au retour, dégrisés du coup, hagards, les amis trouvèrentdes milliers de Prussiens installés dans la ville…

Pour se revancher, à quelques jours de là, sur la petite Provence, àla barbe rouge des officiers allemands, Dorbeaux d’un bond grimpa surla statue de Boïeldieu, et la voila d’un large crêpe…

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- « Viens embrasser parrain, Camomille ! »

Il attire ce fiston de Maria, son filleul, entre ses genoux, caresse lapetite caboche intelligente et bombée sous les cheveux blond pâle,pince légèrement ses grosses joues.

- « Beau Cabille, t’as une bonne bille ! » - Ce petit bonhomme qui n’apas cinq ans et sait presque lire, l’intéresse. Ces grands yeux pensifss’ouvriront sur des temps qu’il ne verra pas ; il cherche au fond deleur ciel à entrevoir un peu du mystérieux avenir.

Il murmure pour lui-même : « Vous vaudrez peut-être mieux que nous,vous autres ; nous, on aimait trop la bamboche, et depuis cette satanéeguerre, on a du plomb dans l’aile, on a comme les reins cassés. »

Les yeux bleus de l’enfant s’attristent.

Alors il l’enlève dans ses bras, le balance et l’emporte au rythme ailédu Figaro des Nocesqui tance Chérubin :

   Bel enfant - amoureux - et volage,
    Oiselet - échappé - de sa cage,
    Il est temps - aujourd’hui - d’être sage…

et le chant s’essore comme une alouette et retombe avec légèreté.

Il n’est pas donné à tous les petits enfants d’être bercés dans lesbras d’un musicien, sur les grandes phrases aériennes de Mozart.

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Mlle Clotilde Delesque est devenue un peu Madame J’ordonne. C’est unefemme de tête qui fait marcher, tambour battant, toute la maisonnée. Lepetit Camille a deux mamans, sa tante et sa mère, sa tante d’abord ;elle est sévère et gronde, son coup d’oeil et son geste brisent commeverre les résistances : elle sait se faire craindre, mais sait se faireaimer. L’enfant la suit comme un petit chien. Il aime bien maman aussi,malgré sa grande bonté, sa trop grande douceur. - « Tu verras comme turegretteras d’avoir été méchant, quand je serai morte », dit ma tante,en appuyant le petit front tiède contre sa poitrine, dans la tristessedu crépuscule qui noie la salle, - et le gamin de fondre en larmes.

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M. Dorbeaux a offert une loge pour le grand spectacle. Ondonne Charles VI: musique d’Halévy, livret de Casimir Delavigne. - « Cen’est pas du pissat d’âne », a-t-il dit. Dans l’après-midi, ma tante aallongé Camille sur deux chaises de l’atelier et commande : «Assoupis-toi ; autrement ce soir, tu dormirais au théâtre. » Camilleferme les paupières, parce qu’il faut obéir et qu’on est bien pourrêver, les yeux clos. Le théâtre, mot de splendeur qui l’emplit detrouble et de fièvre confuse. Y aura-t-il des fées avec des ailestransparentes derrière une pluie d’or et des flammes comme chezCocherie, à la foire Saint-Romain ? Il demande à ma tante : « Mais non,petit serin, les opéras ne sont pas des féeries : on chante. Dors ! »Alors il rêve à des chants séraphiques comme il s’en élève àSaint-Godard, le dimanche au milieu des cierges et du grondement desorgues. Il s’énerve, se retourne ; il souffre de ne pouvoir se reposer.

On a dîné à la vapeur. Maman et ma tante sont belles, papa a un grandplastron glacé et son habit à queue de pie, et lui-même se sent toutautre dans sa petite veste de velours noir.

Les globes sont allumés, au coin de la rue des Charrettes, la salle esttoute rouge avec de l’or ; des odeurs de musc, d’orange et de fuite degaz se fondent pour lui en un parfum mystérieux ; le rideau a desondulations sous un souffle d’inconnu, puis, dans la tempête desmusiques, se lève.

De belles demoiselles, des paysans qui chantent tous ensemble àtue-tête, on ne sait quoi ; mais il distingue les paroles du choeur quifont frémir la salle entière :

   Guerre aux tyrans ! Jamais en France,
        Jamais l’Anglais ne règnera !

Papa applaudit ; ma tante est enthousiasmée ; il bat des mains pourfaire comme tout le monde.

Après, on n’y comprend plus goutte. Il paraît qu’il s’agit d’un roifou. Ahuri, il perd conscience, maman appuie sur son épaule la petitetête qui chavire et il dégringole dans la profondeur de l’oubli. « Jedisais bien qu’il s’endormirait, le petit mâtin », murmure tantecontrariée. Il lutte pour rouvrir les paupières, elles sont de plomb etretombent. Dans un brouillard confus, il entend pourtant la complaintetriste que parrain leur a chantée d’avance :

          Berce, berce, gentille Odette
               Ton vieilenfant…

Il se réveille à demi - des spectres surgissent et puis c’est unegrande église comme Saint-Ouen, et puis c’est la bataille, les torches,le cliquetis des cuirasses ; les Anglais fuient et le choeur reprenddans la victoire : « Jamais en France… »

Le rideau baisse au milieu des sifflets stridents. Il paraît qu’ilsn’ont pas bien chanté ; ils chantent pourtant assez fort. « Ah, dutemps de Poultier… », soupire ma tante.

On l’entraîne, tout étourdi, dans la nuit humide.

C’est bien beau, le grand spectacle, mais c’est bien bon de dormir…

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En cinq secs, Dorbeaux a marié Arlette, sa fille.

Une admirable créature svelte, de dix-huit ans, portant comme une jeunereine sa couronne de cheveux noirs et le charme serein d’un visage bienrythmé. - Il vient de la donner à Cravoisier, dentiste, un gringaletgrisonnant à lunettes.

L’âme des simples qui aiment à voir les fiancées très belles, s’avancerau bras de beaux jeunes hommes, proteste. - Le fils Martin, petitavocat sans causes, lui faisait la cour, disait-on dans le quartier, etl’on prétendait qu’ils s’aimaient.

- « C’est bien clair, explique Dorbeaux, moi qui ai dû toute la vietirer le diable par la queue, j’entends que ma fille ne s’étiole pascomme moi dans la misère, mais qu’elle s’épanouisse dans le bien-être.C’est une plante magnifique, qui exige du soleil et de la splendeur.Cravoisier se fait douze mille par an, le bougre ! ça se gagne plusvite à arracher des molaires qu’à s’arracher des mélodies du ventre. Mafille sera royalement heureuse. Vous me faites suer avec vos mariagesd’amour : des feux de paille ! »

Ainsi parlait à la légère ce père qui aimait sa fille à sa guise.Insouciance ou secrète jalousie d’homme qui préfère unir son enfant àun goujat trop laid et trop bête pour en arracher un frisson, quelivrer son beau corps à de belles amours dont les chauds baisers luiferaient mal, à lui.

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M. Vaumousse et sa femme offrent tous les mois un grand dîner à lafamille et à quelques connaissances choisies, mais c’est Clotilde quireçoit ; on dit en sortant de chez les Vaumousse : Mlle Delesque faitbien les choses.

M. Dorbeaux est toujours de la partie.

Dès les chats, par les rues endormies, en gros caraco de pilou, MlleDelesque s’enhâte vers la poissonnerie, la bonne l’escortant avec devastes paniers. A la criée, il ne s’agit pas d’être mise en dame pourêtre bousculée et agonie de sottises par les poissardes. « Ah ben !t’es pas gênée, la petite mère, avec tes grands airs d’aripopée, devenir soulever le pain au pauvre monde », grommelle la grosse Picardqui vous collerait, sauf votre respect, si vous vous avisiez de luirépondre, son merlan par la goule. Mlle Delesque oppose un frontd’airain, et à leur barbe, se fait d’un coup d’oeil supérieur, adjugerpar le crieur aux aboiements de chien enroué, les pièces les plusmagnifiques : tourteaux énormes à pinces redoutables, truite saumonnéequ’elle accommodera à la sauce câpres, large turbot carré, qui dans laturbotière cuira sous des bouillons odorants d’aromates. M. Dorbeauxapprécie tant leur chair délectable.

Avec une maîtrise qui en impose aux bonnes femmes coiffées d’un madrasrouge, elle marchande de grosses bottes d’asperges, un cantaloupparfumé qu’elle palpe d’un pouce infaillible ; et elle rentremajestueuse, la bonne suant sous le faix et se balançant avec sesvastes paniers débordants, comme une gabarre qui roule.

Deux jours d’avance, Mlle Delesque prépare les entremets savants etfait marcher son monde en capitaine. M. Dorbeaux ne tient guère à lacrème vanillée, aussi fait-elle bouillir du café Bourbon en grain dansdu lait, ou bien fouette-t-elle des oeufs à la neige qu’elle parfume dekirsch. Toute la journée du grand dîner c’est un va-et-vient dansl’allée : le garçon charcutier qui apporte les pieds farcis bien dorés,le petit pâtissier avec ses mirlitons de la rue aux Juifs, puisqu’iln’y a que rue aux Juifs qu’on les fasse exquis.

Clotilde et sa soeur dressaient la table, Clotilde jetant des ordrescomme avant une bataille, Maria les exécutant avec douceur ; sur lanappe damassée, le surtout de fleurs, les réchauds de beau christofle,les bouts de table et le sucrier second Empire à godet bleu et àlourdes guirlandes d’argent. Clotilde s’enorgueillissait de sonargenterie comme elle disait, et les couverts massifs, sauf unedouzaine, elles les avait fait graver à ses initiales C. D.aristocratiquement entrelacées. - Elle sortait de la cuisine,ébouriffée, rouge du fourneau, pour reparaître à sept heures en pou desoie puce et recevoir au salon avec une aisance de reine.

Les convives étaient d’anciens commerçants, des rentiers, un peu épais,des hommes de loi, amis intimes de M. Vaumousse.

A table, la conversation, après le potage, s’échauffait dans la clartédes candélabres et des flambeaux de bronze.

Dorbeaux, tel qu’un chef de choeur, cherchait à remettre dans le tontous ces pauvres esprits faux ; Clotilde le suivait et le soutenait desyeux.

Il avait escorté la veille le char de son maître Amédée Méreaux ; ilavait tenu les cordons du poële avec Lapierre du Nouvelliste, LucienDautresme, Oscar Commettant et Klein, l’organiste. C’était un grandcoeur et un grand talent qui disparaissaient… Les dames ignoraientjusqu’à son nom.

- « Il a fait de petites romances, n’est-ce pas ? demande M. Alexandre,droguiste en gros.

- « Il a écrit l’Hymnedu Matin, qui est une merveille, s’emballeDorbeaux, et une messe en mi bémol que je donnerais quelque chose pouravoir pondue.

- « Ce devait être joli, ce concours musical d’Evreux ? Soixante-huitsociétés !

- « Ne m’en parlez pas ! j’en suis revenu démoli ; on m’avait priéd’être du Jury, je n’avais pu me tirer des flûtes. - Non, j’avais envied’aboyer ! Si vous les aviez entendus, les orphéons : tous ces pauvresdiables qui s’enflaient comme leurs ophicléides ; et les chorales ! lalecture à vue : une bande de canards autour d’un bourbier ! »

On parlait de Rouen dont ces gens n’étaient guère sortis.

- C’est si vieux, si sale, les pavés sont si gras, faisait avec dépitMme Horlaville, retirée de la nouveauté.

- « C’est-à-dire, regimba Dorbeaux, que c’est une des plus miraculeusescités de France, et son amphithéâtre bleu cendré qui sertit les joyauxfouillés de ses églises, est une chose que je redécouvre chaque matinet dont on ne se lasse pas toute une vie. »

Ils ouvraient tous le bec : ils ne comprenaient point que la beautédont ils rêvaient seulement dans une Venise de romance ou quelque citélointaine, pût se trouver si près d’eux, là même où ils vivaient, dansle train-train des jours.

M. Poilpot, avoué, vantait le théâtre : « Les Rouennais ont toujoursété réputés surtout pour flanquer le trac aux chanteurs avec leurssifflets imbéciles. J’ai vu l’autre soir, aux débuts dans Galathée,une petite dugazon adorable qu’on a dû emporter évanouie. Quanddans GuillaumeTell, l’excellent ténor rate son ut de poitrine, cesmessieurs des galeries de hurler comme une meute de chiens enragés : «Ferme ta gueule ou je saute dedans ! » Un sens musical très affiné, eneffet. »

- « Moi, soupirait la minaudante dame Grivault, de toutes les opérasque j’ai vues, c’est la Favoriteque j’aime la mieux, je pleurechaque fois… » - « Oui, il y a deux ou trois morceaux honnêtes pour lesâmes sensibles, tout le reste : du macaroni qui file, des rengaines àfaire pisser les chevaux de bois. »

On le trouvait un peu vif dans ses expressions.

Alors Dorbeaux s’exaltait : « Dire qu’on s’obstine à fausser le goût dupublic avec des pauvretés : Lucie de Lamermoor,du Donizetti, alorsqu’on oublie de jouer du Gluck, du Mozart et du Weber qui lesremouchent tous, ces morveux. »

Il disait la simplicité savante, l’infinie tendresse d’Alceste etd’Armide,ces longs sanglots mélodieux coupés de longs crispathétiques : « Non, ce n’est pas un sacrifice ! » Et l’ouverturechevaleresque d’Obéron ! (Il fallait entendre ça aux concertsPasdeloup) - et surtout le divin Freischutz, le Robin des bois,l’adagio extraordinaire du prélude, la ronde fantastique et lessonorités bizarres, lointaines, évocatrices de la songeuse Allemagne dutemps jadis. Quel poète dédaigné comme tous les vrais poètes ! » - Lesprunelles de Clotilde s’illuminaient d’une flamme ; Vaumousseapprouvait chaudement ; les autres avaient l’air abruti.

Parfois, après le dessert, pour faire plaisir à ses amies, ilconsentait à jouer sur son violoncelle des mélodies de sa composition.Elles étaient toutes d’un caractère douloureux ou mélancolique, et cesgens se demandaient pourquoi en vérité ce bon vivant si guilleretécrivait toujours des choses si tristes.

C’est qu’ils ne savaient pas, ces gens, que d’aucuns ont deux âmes, etque l’une, ils la portent sur le visage pour mieux masquer l’autre, laplus vraie.

Pour se séparer sur une note gaie, Dorbeaux allait saluerrévérencieusement tour à tour les grosses dames imposantes qui pétaientdans la soie, tous ces messieurs de la rouennerie ou les clercs de laBasoche, et chaque fois sur une octave ascendante, il reprenait l’airde l’opérette surannée : - « Bon-soir, mon-sieur Pan-ta-lon » ; etlà-dessus filait se coucher.

On le trouvait drôle ; il avait sans doute un certain talent, maiscomme tous ces artistes, on le soupçonnait, entre nous soit dit, de nepas être très bien équilibré…

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Ils avaient travaillé en grand mystère, Dorbeaux et Vaumousse, à unopéra-comique en deux actes : l’Aubergedu Plat d’Etain : FrançoisVillon après mainte franche lippée et mainte caresse à la Mignotte,fille de l’aubergiste, finit par échapper grâce à l’intervention dujeune roi Louis XI, au Châtelet, à Monfaucon, et aux griffes du sire deMaubeuge, dont il avait réussi à séduire l’héritière, la genteCatherinette.

Dorbeaux s’était dans le temps attaqué à un opéra plus ambitieux: Guillaume leConquérant, mais le thème avait dépassé ses forces etpuis, qu’est-ce que vous voulez faire avec un imbécile de librettistecomme ce pauvre Lebreton, qui dès le premier acte faisait chanter à uncoeur de paysannes normandes : « Fuyons, amis, loin des rivages - carles Anglais sont débarqués. » Nicodème, va !

Cette fois-ci Dorbeaux était content ; un beau dimanche, chez lui, ilavait réuni ses fidèles, leur avait joué et chanté les grands airs ;une cavatine délicieuse :

       Jeconnais mouche en lait,
        Jeconnais pommes aux pommiers,
        Jeconnais tout, fors que moi-même.

Et la romance si mélancoliquement chevrotante que la vieille heaumièreen passant, toute voûtée, murmure à la Mignotte :

       Ainsi lebon temps regrettons
        Entrenous, pauvres vieilles sottes…

Enfin la complainte touchante du pauvre et fol escholier : « Hélas sij’avais étudié. - Au temps de ma jeunesse folle », et le musicien avaitmis là tous les regrets poignants des pauvres vies gâchées, un peu deson âme à lui qu’il avait émiettée à tous les vents. Clotilde et Mariaen étaient toutes remuées.

Victoire ! le directeur acceptait l’ouvrage qui serait joué en fin desaison ; le compositeur lui-même conduirait l’orchestre. Ilsattendaient tous la soirée décisive avec une fièvre secrète.

- « Ah quel coup de fion pour moi ! s’écriait Dorbeaux, quel coup defion, mes amis ! comme je bûcherais avec coeur, si ça pouvait être unfranc succès !

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Ce fut un four : Une douzaine de bravos d’encouragement tombés dupoulailler, un applaudissement sans conviction des loges, un rappelsans entrain à la chute du rideau, un coup de sifflet qui déchire lecoeur.

Dorbeaux sortit comme un homme ivre ; Vaumousse le soutenait sous lebras, Clotilde marchant à côté d’eux, farouche, un dégoût sur la lèvre.

Vaumousse et sa femme, très las, ne sachant que dire, se retirèrentdans leur chambre, non sans serrer à leur pauvre ami, affectueusement,les deux mains.

Dorbeaux et Mlle Delesque restèrent seuls dans le salon, elle deboutcontre le chiffonnier, lui, la tête cachée dans ses doigts. - A deuxheures, Maria inquiète se releva, surprenant des sanglots étouffés, desmurmures maternels, consolateurs. Quand la porte s’ouvrit, ils avaienttous deux les yeux rougis : « Ah si j’avais eu une femme comme vous,quel homme j’aurais fait ! - Merci, chère et vaillante fille ! » et illui baisa longuement le front.

Il partit, la tête haute comme un homme que le vent de la bêtiseinjuste n’a pas courbé, que la confiance de mains aimantes, de mainscourageuses a redressé dans l’espoir.

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- « Ah les monstres ! lentement, sans en avoir l’air, ils vous rongent,ils vous désespèrent, vous ôtent le goût de produire, de vivre même, etcela avec leur douceur de faux bonshommes, leur gros bon sens de grospleins-de-soupe qui n’est qu’étroitesse et poltronnerie, leur hainesourde de tout ce qui dépasse leur muflerie de jean-foutres.

Nul n’est prophète en son pays, mais Shakespeare, entendez-vous,Beethoven et Dieu le Père lui-même, au milieu de ces marchands demélasse ou de calicot, prendraient peur ; on les mettrait au rancart dela société des gens comme il faut, à moins qu’ils ne s’abêtissentautant qu’eux. Ce concile d’épiciers, qu’Académie on nomme, lestrouverait indignes d’entrer dans leur docte corps, et M. Decorde quine juge pas notre Louis Bouilhet assez poète pour mériter un méchantbuste sur une fontaine, passerait devant eux, fier comme Artaban, avecun haussement d’épaules. « ‘Spèces de prétentieux ! »

Oh ! c’est une ville morale qui rabat les aspirations orgueilleuses etqui ligote les âmes dans l’humilité, les étouffe sous les humiliations; ils ont brûlé à petit feu le pauvre et grand Flaubert, ils l’ontdévoré comme des poux et c’est eux qui le feront mourir : On n’a pascompris ses rages ; on va répétant : il est toqué, de manger tout letemps du bourgeois ; mais quand on a vécu toute sa vie près de cesmonstres, on devient enragé ou l’on devient fou.

« Moi, je ne suis ni Beethoven, ni même Boieldieu, je sais que je nesuis rien, mais je sais qu’ils auront ma peau ! »

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(1876) - « Eh bien, mes enfants, la boîte flambe, oui, la boîte de larue des Charrettes, le théâtre des Arts est rôti, je suis vengé ;regardez-moi ça brasiller dans la nuit ; c’est ce soir avant lareprésentation d’Hamlet; il y a malheureusement quelques victimes ;de pauvres bougres de choristes. Il n’y a qu’eux que je plaigne. Sanseux, je danserais comme autour d’un feu de Saint Jean.

Que brûle avec cette vieille boîte, toute la mauvaise musique, lesmauvais chanteurs et le mauvais goût des Philistins ! Qu’ils nousrebâtissent un autre théâtre, plus beau, plus large où l’on fera placed’honneur aux vrais maîtres, où l’on accueillera plus charitablementl’effort des braves gens !

- « Ma pauvre Clotilde, j’en ai assez, j’ai besoin de respirer le grandair, ce monde pue le renfermé et le moisi, j’ai ramassé mes quatre souset je fous le camp. Ça me fait deuil de vous quitter un instant, maisje m’en vas là-bas dans les montagnes, puisqu’il paraît que ça repose,que ça console. Je vous embêterais avec mon chagrin, des larmesd’enfant dont on a cassé les beaux joujoux ; faut pas pleurnicher,c’est bête.

« Je vous reviendrai dans trois semaines, tranquille comme le montBlanc, avec des kilos de sérénité et deux ou trois livres de chocolat àla noisette. On le dit necplus ultra. Ormoire ! »

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- « Coucou, c’est moi qu’on nomme Bonnivard ! »

C’est lui à trois semaines de là, vers les huit heures du soir ; labelle gaieté allume son oeil ; c’est lui avec la souple élégance d’unhomme rajeuni, l’ensoleillement des prunelles qui auraient découvertdes paysages aux confins du monde.

Les naïves femmes s’émerveillent de ce renouvellement, de cetteatmosphère inexprimable dont s’enveloppent ceux-là qui ont entrevu degrands pays de rêve, pour les yeux éblouis des simples qui ne lesverront jamais.

Il balance à la main des paquets rapportés de là-bas, et avidement onles ouvre avant de l’interroger, puisqu’ils viennent de l’inconnu ;pour son filleul un chamois sculpté sur son roc ; pour Maria unecollerette en dentelle suisse achetée, non dans une boutique, mais aubord du sentier, dans la montagne ; pour servir de presse-papier àVaumousse, un bloc d’agate ; pour Clotilde enfin, une écharpe blanchebrodée d’edelweiss. Les femmes et l’enfant frémissant de joie, detomber dans les bras du généreux et prestigieux voyageur.

Il avait boulotté chez sa femme, mais, ma foi ! il se rattabla à labonne franquette ; quand on revient de voyage, on a des faims d’ogre.

Alors tout en gobant une cerise, un biscuit à la cuillère dans du vin,il les promène, radieuses, au fond de la clarté lointaine.

Les noms chantent, Genève, Clarens, Argentières ; on se perd dans lechaos des monts, en chemin de fer, dans la vieille patache, à pied, unbâton à la main. On sent les masses et les ombres vous écraser au fonddes gorges ; les crêtes étincelantes se dressent par dessus despromontoires à vous flanquer le vertige ; les villages se nichent dansles plis des croupes ; les sapinières sombres escaladent les à-picscomme une arme hérissée de lances, s’agriffent aux rocs inaccessiblesen plein ciel.

Sous les frêles ponts de bois qui tremblent gronde l’Arve échevelée,bouillonnante, roulant un bruit d’éternité. Ah ! que ne pouvait-onrendre en musique le mugissement, le hennissement, la fuite affolée deseaux qui écument et se pulvérisent. - Et ces parfaits silences oùvibrent des clochettes, des frissons de feuilles, les souffles del’éther. Merveilleux ! et Dorbeaux se passait la main sur lespaupières, pour entendre bruire cette pure musique des choses, au fondde sa tête.

Et puis les glaciers, mes enfants, ça dégringole du haut des cimes entrois coulées prodigieuses, et ça s’arrête net au-dessus de la vallée.On croit les atteindre en vingt minutes de marche, ouiche ! il fautdénicher, suer sang et eau des heures et des heures, au soleil qui vouscuit.

Il avait contemplé la mèrede glace, tout comme le père Perrichon,avec ses hautes vagues bleues dont, mes pauvres choux, vous ne pouvezpas vous faire une idée. Deux Anglaises filandreuses, en voile vert,l’avaient cramponné, - il avait eu envie de les laisser glisser dans untrou ; il les avait lâchées d’un cran, finalement, entre deux séracs.

Et le mont Blanc ! Clotilde et sa soeur s’imaginaient, n’est-ce pas, ungrand bloc isolé se dressant à quatre mille huit cent dix mètres, ehbien, pas du tout : il expliquait à l’aide de lithos : c’était là lacime centrale au milieu d’autres cimes et de grandes aiguilles roussesou verdâtres.

Et lui, sur la cinquantaine, avait comme un jouvenceau franchi le colde Balme à plus de deux mille mètres d’altitude. Dame ! il soufflaitcomme un phoque, mais quelle ampleur d’horizons !

Les Alpes de Savoie à l’ouest, les Alpes bernoises à l’orient. Il avaitcouché dans une auberge au col de la Forclaz, et de là, assisté à lavenue extraordinaire de l’aurore fleurissant les pointes au milieu deschamps de neige, tandis que la nuit s’ouvrait encore béante dans lagorge du Trient, à trois mille pieds au dessous. Il s’exhalait desprofondeurs un souffle de froid, une rumeur confuse, attirante, etl’eau du torrent avait l’air figé comme du verre tout au fond. Et ilredescendait, au matin, dans le tintement joli des clarines, parmi lespentes d’azalées et de fleurettes naïves, printanières, inconnues,d’immenses nappes d’herbe tendues comme des pièces de velours gros vert.

Comme il n’avait pas les moyens de boulotter dans des chalets à quatrefrancs par tête, pour se sustenter, il avait toujours les pochesrembourrées de chocolat et de gruyère, qu’il grignotait en écolier,chemin faisant. Honni soit qui mal y pense !

A Martigny, il avait pris le train ; mais le baragouin d’Alboches luiavait un brin gâté la vision des sommets. A Villeneuve, devant luisoudain, une large coupe bleue, tranquille où chantait du soleil. Aumilieu du lac, détaché, le château de Chillon ; il était descendu dansles prisons taillées à même le roc, avait touché l’anneau de fer où futenchaîné Bonnivard, vu les vieilles fresques de chasses dans la chambredes ducs de Savoie. Du haut des ouvertures, le regard plonge sous lestransparences, plane sur les plissures d’eau où glissent lentement desvoiles et des cygnes…

Oh ! il lui était poussé une idée mirobolante, comme il s’éloignait surun navire tout blanc, en vue de Montreux, alors que la silhouette ducastel, dans l’élargissement du soir s’enlevait sur les monts que laDent du Midi domine tout en feu ; du côté de Genève, le soleil masquéderrière une nuée, éployait sur l’espace du lac des rayons bibliques enéventail…

Oui, une idée épatante d’opéra, quelque chose de plus large queGuillaume Tell et sa fameuse ouverture montagnarde. Un Anglaisdistingué qui parlait français comme vous et moi, lui avait àl’hôtellerie traduit les principaux passages du poème de Byron : leprisonnier du Chillon « Esprit éternel de l’âme que rien n’enchaîne etqui rayonne dans les geôles, ô Liberté ! »

Ah ! l’histoire de ce Bonnivard ! (- Prune à l’eau-de-vie, petit verrede curaçao.) - Ça se dessine en moi… Une sorte de prélude grandiose :des cors dans la montagne, au couchant, des clarines de troupeauxdisséminés, la flûte du pâtre… Les mesures solennelles pourl’effeuillement du soir sur les cimes, le grondement sourd d’un torrentqui s’écroule ; ça se passerait quelque part dans les monts deHaute-Savoie, bien que notre héros fût arrêté dans le Jura, mais on sefoutait de l’Histoire.

Avec ses deux frères, le fier Genevois, après une lutte désespérée, estdépouillé par des voleurs qui le livrent aux lansquenets du duc deSavoie, le tyran et patati… patata…

Acte II. - Dans les souterrains du château. - Par un soupirail onaperçoit les eaux du lac, par une meurtrière le ciel… ombresdouloureuses qui s’éclairent peu à peu ; au fond de ce clair-obscur desplaintes confuses, enrouées, des rumeurs inquiétantes comme du fondd’un gouffre… on devine l’humidité et le clapotement de l’eau qui rôde…Enchaîné à un pilier, un cadavre, celui du frère mort ; le second frèrechante sa souffrance dans l’agonie, et lui, le héros, voudraitconvulsivement rompre ses chaînes, vous devinez, pour consoler lemourant, lui donner le baiser d’adieu. - Le geôlier entre, ricanant, cesalaud, insulte le pauvre Bonnivard… un tas d’horreurs… il sort entraînant les corps sur le roc et cette nouvelle profanation torture lesurvivant misérable.

Les ténèbres sourdes. Le souterrain funèbre s’éclaire d’une petitelueur - chant de hautbois - la fille du gouverneur, toute blanche sousson écharpe, pénètre comme l’espérance. Elle a grand’pitié du martyr,elle lui baigne les pieds de sa chevelure, lui révèle qu’elle l’aime…Amours, délices et orgues - violons, scène d’amour aux pommes,exaltation grandissante dans un rai de lune tombé d’en haut.

Dernier acte. - Devant le château. Explosion de clarté : les montagnes,lointaines, se colorent d’aube.

Et Dorbeaux dressé, dirige un orchestre invisible…

Délivrance. Grâce à la belle Clotilde (ou Elvire, si vous préférez) leprisonnier s’est échappé en barque… Et la voile s’éloigne avec lesamants au son de musiques immenses, vers Genève, foyer des libertés dumonde…

- Ah ! je comprends bien ; il y a des trous dans mon oeuvre ; faudraitcorser tout ça : des danses de jeunes filles, des chants âpres demontagnards. Ce sera dur, vous m’aiderez, Vaumousse, mais ils finirontpar savoir un jour que Camille Dorbeaux a tout de même quelque chosedans le ventre. »

Et vers une heure du matin, il les quitta éblouis, étourdis, exaltélui-même, en modulant une large phrase de l’oeuvre future…

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*   *

Le nouveau Théâtre des Arts devait être inauguré le 29 septembre 1882.La réouverture se ferait avec les Huguenots. « Mesenfants, j’ai pourvous trois fauteuils d’orchestre », avait annoncé Dorbeaux, jubilant.

Son âme où s’attardait un incurable romantisme adorait Meyerbeer.

On est de son temps, impitoyablement.

Ses grandes oeuvres l’enthousiasmaient ; il trouvait jusque dans sesopéras les plus faibles des richesses d’instrumentation mélodiques outumultueuses, une imagination inspirée qui le soulevaient dansl’enchantement.

Et sur les livrets misérables de Scribe, le grand poète avait jeté dusoleil, de la passion et la majesté de ses rêves. Charme vieillot de laNormandie légendaire dans Robertle Diable, scène de la Cathédraledans le Prophèteet ce crescendofinal qui jette de grands frissonsau coeur… Largeur de l’Africaine: « Fille des rois ! » il fallaitentendre Faure dans le rôle de Nélusko ; vastes horizons d’océan que lamusique ouvre dans la scène du navire, évocation d’Adamastor au cap desTempêtes, éblouissement de Vasco de Gama, découvrant la flore d’uneterre inconnue, enchantée d’oiseaux, et cette phrase ineffable que,rideau baissé, jouent toutes les cordes à l’unisson, les seize mesuresimmenses qui s’enflent en houle tropicale sur l’illimité des grèves oùle mancenillier doit énivrer l’abandonnée avide de mourir, du cherparfum mortel de ses fleurs vénéneuses…

Mais les Huguenotsétaient, à ses yeux, l’inimitable chef-d’oeuvre,puissant, sans fêlure où toutes les voix donnaient, où toutes lesémotions humaines étaient traduites, depuis ce début où dans lesfluidités de l’orchestre refleurissent les jardins voluptueux de laTouraine, jusqu’à ces notes tragiques de la Saint-Barthélemy : «Sachez-vous qu’en joignant vos mains dans les ténèbres… » et ce tableaufinal qui bouleversait le coeur de nos mères où les amants transfigurés,des chants de foi et de délire sur la bouche, s’avancent plus forts quela mort, vers les coups de feu des papistes et l’enivrant martyre.

- Ce soir-là, la nouvelle salle était radieuse et l’on n’apercevait queguirlandes et corsages diamantés aux corniches d’or. Dorbeaux étaitentre ses amies ; les traits de Maria et de Clotilde s’illuminaientd’un reste de beauté et des rougeurs de roses parfumaient leurs cheveuxondés ; leurs gorges palpitaient comme celle de la cantatrice MlleBaux, l’admirable falcon, surtout quand, surhumaine, elle s’accrochaitau bien-aimé, et lui barrait l’issue, les bras en croix sur la porte.

Aux entr’actes, ils se promenèrent fièvreusement entre les fresques del’escalier d’honneur où traînaient des sillages musqués, au foyer toutruisselant de lustres de cristal, le foyer de l’Opéra en miniature.

- « Et votre oeuvre ? murmura Clotilde en se penchant vers son grandhomme. - J’y travaille ardemment… pour vous. » Et ses doigts gantés luipressèrent la main.

En février, ce fut la révélation de Carmen avec GalliMarié commeCarmencita, et tout vibrant de ces grandes ondes électriques, Dorbeauxs’écria : « Sac à papier ! pour un pareil théâtre, on aura du chien aucoeur ; oh mon Dieu, j’espère que j’aurai le temps, que j’aurai lesforces, que j’aurai le courage… J’ai comme un pressentiment que mesRouennais vont se déboucher et que ceci deviendra une des grandesscènes de France. »

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*   *

En octobre, il retournait toujours faire l’ouverture de la chasse chezCampion au Val-de-la-Haye. Il avait une franche affection pour ce braveCampion, un vieil ami, pour sa femme aussi, une vieille maîtresse. Ilétait content de rester avec elle, content de partir sous bois, dansl’humide odeur automnale des fougères, en indépendant farouche ; il sereposait de la femme avec l’homme qui avait des idées saines et droites.

Ç’avait été jadis une de ses grandes amours, c’était maintenant uneancienne habitude, mais des élans de vieille flamme mélancolique luiremontaient au coeur, avec la mélancolie des arrière-saisons enflammées.

Elle, c’était une longue femme, langoureuse et romanesque que l’amourde Schumann avait jetée pantelante, un soir d’octobre jadis, dans lesbras amoureux du musicien. Allons, il ne faut pas railler cesheures-là, elles avaient eu de la ferveur. Quelque chose de lui étaitdemeuré fidèle à cette femme, maintenant sur le déclin ; ils sequittaient un peu las, ils se retrouvaient avec attendrissement.

Vingt ans, ils avaient joué ce jeu dangereux et terrible. Car malgréson crâne chauve, Campion n’avait rien de ces barbons de comédie qu’onberne à coeur joie. C’était un bonhomme impérieux et fier qui haïssaitla fourberie. Sa ferme amitié pour Dorbeaux n’avait jamais eu unsoupçon, mais le jour où il eût surpris un mot, un geste, il étaithomme à les abattre d’un coup de fusil comme le gibier dans sa garenne,ou à lâcher contre eux ses molosses à babines saignantes qu’il tenaitdans une cage comme des fauves et qui, un soir en jouant, lui avaientdévoré deux doigts.

C’est peut-être le danger qui avait prolongé si longtemps la saveur deleur amour…

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Le parc était taillé à même la forêt et dominait de haut le vastefleuve semé d’îles.

Il allait repartir. Elle et lui, entre les hêtres pourpres, regardaientvaguement devant eux l’avenue qui fuyait comme leur vie. La fluiditéd’un soir de grâce coulait dans les somptuosités d’automne.

Les bouleaux avaient des retombées de saules, d’un jaune pâle, commesuspendu dans l’éther ; les peupliers montaient en longues flammescalmes, le vent les frôlant à peine, mais ils tremblaientinsensiblement comme du frisson inquiet de ce qui va finir ; la vignevierge jetait un vermillon de fièvre contre un pan de muraille duchâteau.

Ses grands yeux dorés à elle, dans leur orbite un peu creuse,s’élargissaient encore de soir ; lui, souriait, légèrement maigri.Par-dessus l’épaule d’octobre, ils voyaient venir, avec peur, l’hiver.A quoi bon parler ? Les phrases estropient ce qu’on voudrait dire.

Elle le regarda, posa sa main longue, sur sa tête à lui déjà grise,puis monta lentement les degrés du perron. Il ne la suivit point, maispar la croisée entr’ouverte, il écouta, voilé, lointain, un nocturnebien-aimé de Chopin qui lui berça le coeur comme un divin regret.

L’heure était belle, trop belle ; il l’avait parfois rêvée ainsi dansson romantisme inguérissable ; l’heure était là, musicale etcristalline, mais il sentait la nécessité d’en emporter avec précautionla caresse unique qui ne repasserait jamais plus ; elle aussi, cettefemme, à cette heure de grâce, réapparaissait suprêmement belle,puisqu’elle était comme l’automne à la veille de s’éteindre…

Elle revint près de lui, dans l’immobilité des arbres ; il avait peurqu’elle ne parlât, qu’elle ne rompît l’enchantement ; elle mit deuxbaisers sur ses yeux tristes et ils songèrent.

L’ombre allait venir : une étoile palpita entre les aiguilles d’unmélèze. Ils gravirent les degrés d’où l’oeil plongeait vers le fleuvetout en bas, riche de soir. Le soleil n’avait point d’embrasement, iltombait avec douceur dans la limpidité des eaux ; des lueurs d’orfrissonnaient sur la Seine et se propageaient avant de s’évanouir…

Il eut un tressaillement sous l’air plus vif ; il alla chercher sonvioloncelle : « Restons encore, murmura-t-il, puisque c’est notredernière soirée », et il exécuta dans le crépuscule qui planait une deses plus pures mélodies. « C’est pour toi que je l’ai écrite » ; ilmentait peut-être, mais à cette heure, il disait vrai quand même etl’archet pleurait avec des lenteurs, avec des largeurs d’ombres qui sedéploient…

       Déjà lanuit vient à draper ses voiles,
        Et dansl’espace éclosent les étoiles
        Comme lespleurs, dans la nuit de tes yeux…

Dans les ombres grandissantes, un vent froid courut, quelques feuillesvoletèrent avec un froissement sur eux ; elle mit son écharpe, lamélodie se tut et ils rentrèrent, étreints de l’angoisse confuse dequelque chose qui va mourir…

*
*   *

- « Ces parties de chasse ne me valent plus rien.

- « Le pigeon blessé rentre au logis, fit Clotilde, calmement du boutde la table où elle drapait un large crêpe pour un chapeau de veuve.

- « Je suis l’oiseau frileux qui craint l’hiver, j’ai besoin de meréchauffer auprès de votre lampe ».

Il se blottissait contre le poêle de faïence, cerclé de cuivre, la têteblanche entre ses mains pâles. Un peu inquiètes, Maria et Clotilde luipréparèrent du vin chaud ; elles s’affairaient autour de lui, commeMarthe et Marie autour de leur Dieu.

- « Cela va mieux, je vous remercie, chères filles. »

Vaumousse lui soumit des retouches faites au livret du Château deChillon, le futur opéra. Les vers n’en étaient pas bienépatants,quoique Dorbeaux les eût un brin retapés, mais les livrets d’opéra,n’est-ce pas, cela n’a pas besoin d’être de la littérature. C’est lemusicien qui étale de la confiture sur du pain sec.

Il avait déjà écrit les pages du prélude, mais ce n’était pas encore ça; ça manquait de mystère, d’espace ; la cavatine du petit pâtre, elleétait fraîche et naïve : « Chamois légers des cimes » ; le choeur desmontagnards avait de l’envolée : « Nous voulons être libres - commel’air pur des monts » ; une barcarolle fluide et comme azurée, desfragments du duo fébrile d’amour au second acte : « Mon bien-aimé, leclair de lune tombe - sur nous deux, sur nos âmes… » Clotilde avaitmurmuré ardemment un jour qu’il les avait esquissés au piano : « Cecivous survivra. »

Mais ce soir-là, il écarta le manuscrit d’une main lassée : « A quoibon ? je suis foutu ! Faudrait renouveler les formules, faire plusnature, plus intense, simplifier, élargir. D’autres trouveront ce queje n’ai plus la force de chercher. Je ne ferai jamais rien de propre :il me manquait quelque chose ici (il montrait son front) ou là (ildésignait sa poitrine) - comme écrivait ce cher Bouilhet :

       Une voixdit, une voix lamentable :
        Je suiston coeur et je n’ai pas aimé.

Une lueur amusée remonta dans ses yeux tristes.

- « Comme Dassier, j’aurais dû ne risquer que de simplettes romancesqu’on roucoule à table entre la poire et le fromage. Il fait d’ailleursde gentilles choses, le bougre… Il monte, le flot des jeunes qui noussubmergeront, nous qui sommes déjà les vieux. Je vois ici Zacharie enpeinture, Jules Adeline, Nicolle, Brunet-Debaines qui fixent àl’eau-forte les coins de notre vieux Rouen. Ce brave Nicolle ! il m’aoffert mon portrait au fusain : tout ce qui restera de moi. - Jepassais, l’autre matin au musée ; on a acheté deux toiles de ce pauvreDaliphard que j’ai bien connu dans le temps : Mélancolie, uneforêtd’hiver résignée, des eaux mornes, et dans le fond ténébreux entre lesarbres morts une ligne mince, sanglante, comme une blessure. A côté,par antithèse, un cimetière de campagne envahi de floraisons et dejeunes verdures trempées de soleil. On y serait bien pour dormir. Etpuis des musiciens se lèvent de partout : Saint-Saëns, Lenepveud’ici-même. Bah ! faut pas s’attrister, faut pas être jaloux. On auraitpu être, on n’a pas été. »

Une flamme de gaieté se ralluma encore dans ses prunelles.

- « A propos, Vaumousse, avez-vous lu Boule de Suif, d’unjeune, unnommé Maupassant, ami de ce cher Flaubert qui vient de s’éteindre àCroisset. Voyons, Vaumousse, vous l’avez bien connue, Boule de Suif,avant la guerre ; pour une boule, elle n’était pas mal roulée, hé ? »

Vaumousse riait en se défendant de l’avoir connue.

Et se tournant vers son filleul, un grand garçon timide qui dessinaitune carte d’après un vieil atlas : - « Eh bien ! Cabille, viens ici,mon vieux ! Qu’est-ce que tu feras, toi, plus tard, des petiteschansons ou des petites femmes ?... » Sa mère protesta : « Oh ! voyons,monsieur Dorbeaux. »

- « Tiens, faute de mieux, écris donc l’histoire de ton sacré parrain ;tu diras : c’était un vieux rigolo, un vieux gobeleteur qui sousprétexte de beaux-arts et de musique aimait par dessus tout la bièrebien fraîche et le grog bien chaud, un caleux qui à forcedefeignantise a gâché les quatre sous de talent qu’il pouvait avoir. N’enparlons plus. Faudra que tu viennes dimanche m’exécuter cet Aria deBach sur ton violoncelle. Pioche-le ; je te jouerai, si tu es sage,l’Allegro de l’Appassionatadu vieux Beethoven ; tu verras, çaconsole de tout. »

*
*   *

Il se plaignait parfois d’une oppression dans la poitrine, d’une sorted’étouffement, d’angoisse douloureuse autour du coeur.

- « C’est le remords de mes vieux péchés », faisait-il bravement.

Quand il sortait avec sa houppelande et ses moufles, il se mettaitdevant la bouche un bandeau de velours noir pour se protéger de l’airglacé du dehors. « C’est ma muselière. »

- Brusquement, un soir, il entra dans l’atelier ; Clotilde était seuleet l’examina, surprise ; il plaisanta comme à l’ordinaire sur sa santé,puis il ajouta du même ton badin : « Dites donc, des fois que je nevous reverrais pas, - on ne sait jamais, - j’ai là une perle finemontée en épingle de cravate ; j’ai aussi une chevalière à mesinitiales, les vôtres aussi Clotilde, une intaille, regardez au travers: Orphée et Eurydice, ça ne vaut pas les diamants de la couronne, maisc’est… un souvenir… »

Il la lui glissa en badinant à l’annulaire.

- « Allons donc, vous plaisantez, fit-elle, vous êtes fou. » Ilinsista. Elle lui rendit son épingle, d’autres menus bijoux ; dans sontrouble ou consciemment elle garda au doigt l’anneau.

Il dîna gaiement ; ses souvenirs défilaient rapides :

- « Vous vous rappelez quand je vous jouais la Rêverie dansl’atelierde ma femme, ou quand on dansait des rondes échevelées avec Georgina etArthémise, toujours si mignonne dans sa petite chemise ? »

Il reparlait, amusé, du fiasco de l’Aubergedu Plat d’Etain, desapplaudissements maigres tombés du poulailler ; seulement le Châteaude Chillon serait la revanche : il avait la foi illimitéed’un jeunehomme.

Au dessert, en dégustant un petit maconnais, il fredonna l’airmalicieux du NouveauSeigneur du Village : « C’est, dites-vous, duChambertin… » A propos, que je vous chante, s’il me resteun filet devoix, ma dernière chanson, je veux dire la dernière chanson deBouilhet. Et il nuança sur un rythme de gaieté brave qu’enveloppait unesorte de désespoir :

          J’ai voulu, le premier jour,
           Vendre mes chansons d’amour,
                J’étais bien novice,
           O mes dignes manuscrits,
           L’épicier qui vous a pris
               M’a rendu service !
           …………………………………………

           Le quatrième, ô bonheur !
           J’ai vendu mon prix d’honneur
                Pour six francscinquante !
           De ma gloire d’autrefois
           J’ai fait deux dîners ou trois
                Sans vin d’Alicante !

           Aujourd’hui je n’ai plus rien
           Et mon ventre comme un chien
                 Aboie à lalune ;
           Aujourd’hui pour tout trésor
              Je garde la bagued’or
                 De Nina labrune…

           Tais-toi, mon ventre affamé !
           Celui-là qui fut aimé
                  Souritquand il tombe,
           Le néant sera moins froid
           Si je peux, sa bague au doigt
                Dormi dans la tombe…

Comme dernière chanson, celle-ci en vaut, n’est-ce pas ? une autre.

*
*   *

Sept heures - il faisait à peine jour en février, on se levait à lachandelle. - Un trottin ébouriffé, la face rougie, tuméfiée, sonna à lapetite barrière. La gamine était toute haletante et dut s’asseoir dansl’atelier :

- « Figurez-vous… voilà… cette pauvre madame Dorbeaux…

- Est-ce qu’elle serait malade ? fit Maria anxieuse.

- Non, mais elle m’envoie… vous dire… » Un larmoiement l’étrangla.

- Nous dire quoi ? s’impatienta Mlle Delesque.

- Vous dire que M. Dorbeaux…, dans son lit… ce matin… elle vient de letrouver mort. » - Et la fillette d’éclater en sanglots.

Maria jeta un cri et des larmes lui roulèrent des yeux.

Clotilde demeura droite sous le coup, puis elle est sortie, touteblanche..

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*   *

Mlle Clotilde Delesque est restée blême. Elle n’a plus quitté des moisdurant, le sombre : « Le noir, dit-elle c’est ce qu’il y a de pluscomme il faut, à partir d’un certain âge. »

Soudain cette femme robuste a décliné, frappée d’une sorte de maladiede langueur, d’un ramollissement général ; cette volonté de fer a fonducomme cire, elle pleurniche et ricane, telle qu’une enfant malade. Elles’est traînée longtemps sur ses jambes de coton au bras de sa soeurapitoyée, ou de son neveu que ces caprices puérils énervent, puis elles’est alitée, réduite à son ombre, les yeux noyés d’hébétude et aprèsune lente, impitoyable déchéance, s’est éteinte enfin.

Elle est décédée trois ans exactement après la mort de M. CamilleDorbeaux.


Jeune fille, elle l’avait aimé, lui avait fait le don passionné de toutson être - seulement, en ces temps-là, où survivait encore, dans leschoses d’amour, le sens de l’honneur et du silence, nul autour d’ellen’avait rien soupçonné, et elle emporta son secret, avec son anneaud’or, sous la terre muette qui sait enfouir les secrets…



MonsieurBanse, comptable


MONSIEUR Banse, comptable, habite rue duLieu-de-Santé,  unlogement propre et triste au fond d’une cour pavée.

Le propriétaire économe a débité l’ancien hôtel à façade sévère, enappartements confortables et de bon rapport. Des écuries, désormaissans emploi, il a fait trois logements plus modestes qu’on ne loued’ordinaire qu’à des ménages sans enfants.

Tous les trois mois, quand M. Banse entre dans la loge, chercher sonreçu, la concierge à tête d’ablette, ne manque point de lui rappelerqu’il a, somme toute, bien de la veine : « Car trouvez-moi dans toutRouen, une maison tenue comme celle-là, où l’on tolère deux gamins. »Mais M. Banse, humble et susceptible, n’apprécie point la faveurhumiliante d’être dans un immeuble riche le locataire pauvre.

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Maigre et chétif, ravagé d’entérite, M. Banse tient d’une enfancetriste, une aptitude cruelle à n’être jamais tout à fait content desautres, ni de lui-même. Toujours plus qu’à demi patraque, il aime à seplaindre et n’aime pas qu’on le plaigne. Il avoue d’ailleurs volontiersqu’il a un caractère de chien, et il n’est pas très loin d’en tirervanité : « Avoir bon caractère, dit-il, c’est n’en point avoir du tout.»

Mme Banse qui est un vrai Roger Bontemps, approuve et sourit, à demihumiliée de sa perpétuelle bonne humeur.

La misanthropie de M. Banse découvre sans relâche de nouvelles raisonsde se faire souffrir. Une inquiétude irritante d’impossible perfectionle contraint à trouver d’emblée détestable tout ce qui n’est pointparfait. Les mille petites saletés dont les malins achètent leurtranquille bonheur, le criblent de coups d’épingles douloureux. Il estdur quand on n’est point riche, d’être un plus honnête que la moyennedes autres.

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La vue des écuries retapées contristait le plus gros locataire dudevant. Il a exigé que la cour soit séparée en deux, par un refend debois percé d’une porte pleine. Les petites gens du fond n’ont eu gardede se plaindre, parce qu’on a, par compensation, diminué leur loyer devingt francs par an. M. Banse, seul, a failli protester, prêt à donnercongé ; mais Mme Banse l’a retenu : « Quatre pièces cent sous sontbonnes à prendre. Et puis notre logement fait notre affaire : tu saisbien qu’on n’en retrouverait pas un pareil pour le même prix. » - Cequi n’empêche pas M. Banse, chaque fois qu’il passe par la porteétroite, de se sentir plein d’humiliation et de vaine colère.

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Mme Banse a raison et leur logement est un beau logement pour 340francs. Les portes des quatre pièces s’ouvrent en enfilade sur uncouloir étroit comme celui des cabines, dans un transatlantique. Lachambre des deux gamins est belle et donne sur la cour. Celle desparents ne donne sur rien, mais on n’a pas besoin d’y voir clair pourdormir. Il y a encore, avec un bout de cuisine en soupente, une salle àmanger énorme et biscornue, éclairée d’en haut par un large vitrage. Lesoleil d’été chauffe à blanc les carreaux, et l’hiver, quand la neigetombe, il faut tenir la lampe allumée à coeur de jour. D’ordinairepourtant, la lumière est bonne et Mme Banse travaille là, de son métierde couturière.

Il arrive, quand l’ouvrage presse, qu’elle soit des semaines sansmettre le pied dehors. Les petits, en revenant de l’école, rapportentles commissions, et de l’aube au soir, elle ne connaît du vaste mondeque ce carré de ciel au-dessus de sa tête. Mais Mme Banse a d’autreschiens à fouetter que de nourrir de vagues mélancolies. C’est unepetite boulotte, vive et gaie, avec une mèche folle en travers d’un nezretroussé. Elle tire son aiguille en chantant Le temps des Cerisesetn’est pas capable de se fâcher tout rouge que si vous vous avisiez delui soutenir que tout, en M. Banse, et jusqu’à ses défauts, n’est pointparfait. Elle admire, tout en la blâmant, cette honnêteté pointilleusequi la déconcerte : « Ce n’est pas toi, ni moi, mon grand, qui avonsfait le monde. Il faut le prendre comme il est et s’y faire un cointranquille à l’abri des potins. »

- Mme Banse, cependant, n’est point égoïste - et même, elle esttoujours prête à se mettre en quatre si quelque voisine est dans lapeine. Mais sa morale simple est celle des milliers de femmes, pourlesquelles se pose chaque matin le problème de faire vivre la maisonavec un peu moins de sept francs par jour. C’est aussi que depuis plusde quinze ans qu’elle travaille pour « Les Ciseaux dorés » elle a vu ledessous des choses, qui n’est point beau. Elle a connu les coursesessoufflées pour trouver de l’argent, les veilles d’échéance, quand lapatronne aux abois envoie sonner à toutes portes ; les clientesrelancées en cachette du mari ; l’amant de madame qu’il faut guetter àla sortie du cercle ; toutes les petites saletés auxquelles ons’habitue jusqu’à en rire.

Mme Banse sait que la vie est elle - et cela ne lui cause pas plus desurprise indignée que de savoir qu’il y a des bossus et des fous. Lesmalpropretés, quand elles sont trop grosses la dégoûtent, mais jamaisjusqu’à la révolte. Elle tourne la tête, pense à son mari et à sesenfants et reprend sa chanson.

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Quand il est par hasard d’humeur à rire, M. Banse rappelle à sa femmel’histoire du parapluie.

Ils étaient mariés depuis quinze jours quand, un soir d’hiver qu’ilsrentraient ensemble par le tramway des boulevards, Mme Banse avaittrouvé dans le filet un pépin de soie, tout flambant neuf. Leconducteur, bon enfant, se rappelait vaguement que le riflard avait dûêtre oublié là, par une grosse dame bien nippée et mal commode. «Gardez-le ! Ni vu, ni connu. C’est autant de pris sur l’ennemi ! »,

Mme Banse n’aurait point fait tort d’un sou à un pauvre ; mais unparapluie perdu par un riche appartient à celui qui le trouve. « J’enferai mes choux gras, pour le dimanche. »

Au nom cependant d’une confuse justice, elle avait glissé à l’oreillede son mari : « Allonge une pièce de vingt sous au conducteur. »

Mais M. Banse était monté sur ses grands chevaux. Il n’admettait point,quand on ramasse un porte-monnaie dans la rue, qu’on s’inquiétâtd’abord, s’il était tombé de la poche d’un gueux ou d’un millionnaire.- Et malgré l’heure tardive et la pluie battante, ils étaientredescendus à pied - pour économiser six sous - porter le pépin aubureau des objets trouvés sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Tout aulong de la route, Mme Banse, déconfite et traînant la jambe, s’étaitlamentée sur la bonne aubaine méprisée : « C’est beau si tu veux, ceque nous faisons là, mais c’est rudement gobier ! »

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Pour rendre à M. Banse la monnaie de sa pièce, sa femme ne manque pointde l’accuser d’être semblable à Pointel qui avait toujours trente-sixaffaires sur les bras. Et vraiment quand M. Banse n’a point de soucis,il excelle à s’en créer d’imaginaires. En toutes choses, il prévoit lepire, - pour se ménager la surprise du mieux - et sa manie de voir touten noir n’est peut-être qu’un optimisme souvent déçu et toujoursrenaissant.

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La maison Cabirol, huiles et savons, est tout au bout de l’île Lacroix,à deux pas du Château-Beaubet. Au fond du magasin encombré de fûts etde caisses, le bureau du comptable est posé comme une cabine de bains,au bord de la Seine. Sous les beaux ciels d’été, l’eau frissonnante etlégère, charrie des brins de soleil. Aux grandes marées, fouettée decoups de vent, elle se lève en houles jaunes. Dix heures par jour, M.Banse a sous les yeux le même paysage pittoresque et monotone, encadrédans les carreaux nus : les hautes maisons grises du quai ; le doubleclocher de Saint-Paul, et la côte Sainte-Catherine râpée aux coudescomme une veste de pauvre. La chanson lointaine des marteaux, sonnantdans les chantiers de l’île, traîne sur le silence ennuyé de l’eau.

Régulier comme une horloge, M. Banse arrive à huit heures, enfile sonvieux veston, arrache la page de l’éphéméride et s’installe à sesécritures. La place est bonne : 250 francs par mois ; une heure etdemie pour déjeuner, et jamais l’ombre d’une observation. Maisl’orgueil de « valoir mieux » torture inutilement M. Banse qui ne saurajamais renoncer définitivement à regarder par dessus le mur de sa viemédiocre.

Un jour, pourtant, l’occasion a passé près de lui. On lui a offert unecarte de représentant pour une grosse maison de Paris - et il a été surle point d’accepter, mais sur le point seulement - car l’inconnu, toutà la fois, le tente et l’effraie, et l’effraie plus qu’il ne le tente.Afin de lui épargner les responsabilités d’une décision pénible, MmeBanse lui a fourni à point nommé d’excellentes raisons pour refuser. «Comment veux-tu entreprendre des tournées de trois mois, maladif commetu es ? Je mourrais d’inquiétude à te soir au loin et seul. »

Puis quand l’affaire a été enterrée, M. Banse, avec cette inconscientemauvaise foi des timides, s’en est pris à sa femme de l’occasionmanquée.

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Tout le monde tient M. Cabirol pour un imbécile et il est de l’avis detout le monde. C’est une bonne bête courte sur pattes et carréed’encolure, la tête en boule cramoisie, avec deux houppettes de lainefrisée accrochées à sa casquette plate. Jusqu’à quarante ans, il a étéle meilleur voyageur de toute la place. Il aimait les affaires comme undévot son Dieu ; non point celles qu’on attend derrière un comptoir,mais les vraies, les seules ; celles qu’on arrache, le verre en main,au client brindezingue. De robustes joies lui suffisaient alors : setorcher le bec d’une demie de bourgogne ; taper sur la bedaine dupatron de l’hôtel, et culbuter, en travers du lit, des souillonsvicieux qui lui faisaient ses poches, dès qu’il ronflait. Mais l’amouret l’ambition avaient, un beau matin, chambardé sa vie de fond encomble. - Un vertigo l’avait pris de se marier et de s’établir à soncompte : en six mois, la chance lasse avait tourné casaque.

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L’argent fond, aux doigts de sa femme, comme beurre en poêle. Si bienque, le crédit coupé, M. Cabirol en est maintenant réduit à passer parles mains de commissionnaires qui le grugent. Des semaines entières, ilreste au magasin à se ronger les sangs, en attendant quelques rentréespour couvrir ses frais de route. Et pendant qu’il se débat contre labêtise du sort, les concurrents qui le savent bridé, lui coupentl’herbe sous le pied.

Il fait entrer M. Banse dans la salle à manger, pour tuer le temps enprenant le madère : - « Croyez-vous que la vie tout de même n’est pasgarce ? Nous voilà, vous et moi deux bons bougres qui ne demandons qu’àturbiner ; et faute d’un billet de mille pour aller de l’avant, on estlà, à croquer le marmot, pendant que les cochons d’amis vous taillentdes croupières. Parole de Cabirol, mon brave Banse, celui quim’allongerait de quoi rouler, je lui servirais une petite part debénéfices qui ne serait pas dans une musette ! »

Mme Cabirol, mûre et grasse comme une femme de maison, descend enpeignoir rouge trinquer avec ces messieurs. Elle sirote son madère àpetits coups, encore toute engourdie de sommeil. Et M. Cabirol, lesbabouines tremblotantes, oublieux de tous ses déboires, pousse vers laporte son comptable que dégoûte à présent la vue de ce gros homme,abêti d’amour.

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Roulée dans la poudre de riz, comme une fraise dans du sucre, MmeCabirol mène son mari par le bout du nez - ce qui est façon de parler.Quand elle a commis quelque grosse dépense ou qu’elle en médite unenouvelle, elle n’a qu’à révéler la dentelle de ses dessous pour que M.Cabirol achève de perdre la tête. Après tant d’années de nocemisérable, le linge odorant et mousseux l’affole comme au premier jour.

Il faut rendre d’ailleurs à Mme Cabirol cette justice, que si elle letrompe avec tout le monde, elle ne s’en applique pas moins à le rendreheureux. Il est possible même, que si elle était condamnée à secontenter d’un seul amant, c’est lui qu’elle choisirait. Mais commerien n’exige d’elle un sacrifice à ce point absurde, elle s’en tient ausage parti de lui servir sa pleine ration et de dépenser ailleurs letrop-plein d’une ardeur qu’exaspère l’approche du retour.

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La prudence cependant ne déteste point de jouer quelque fois avec ledanger. Calée sur l’oreille, Mme Cabirol achève son chocolat et trouveau fond de la tasse une idée qui l’amuse et l’effraie : « Unesupposition, mon gros chat, qu’un beau jour, en rentrant tu trouves unhomme dans mon lit… Qu’est-ce que tu ferais ? » - M. Cabirol, qui n’apoint le goût des problèmes difficiles, ne répond rien et pousse auplafond les ronds parfumés de sa première pipe.

- « Dis tout de même, pour voir. L’homme est là qui se prélasse. Tupousses la porte… » D’un seul coup, la chose affreuse est sous les yeuxde M. Cabirol. La pipe brandie, il gesticule comme un ivrogne : «J’assomme le cochon ; je te crève la paillasse et je me fous par lafenêtre ! »

Mme Cabirol frétille, chatouillée de peur et de volupté : « Tu n’y vaspas de main morte ! Seulement, mon gros chat, ça n’est tout de même pasune raison pour me brûler ma taie brodée, avec ton sale tabac. »

Et l’idée d’être trompé par cette femme-là, apparaît maintenant sibiscornue à M. Cabirol qu’il en pouffe d’un rire énorme et s’étrangleavec sa fumée ravalée.

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Tout ce qu’il gagne file en eau de boudin, mais il en tire moins deregret que d’orgueil. Une autre lui aurait facilement appris à rognerles liards ; mais la façon joyeuse dont celle-ci jette les picaillonspar la fenêtre l’éblouit et le comble de joie vaniteuse.

Tout de même, il arrive quelquefois qu’une note un peu trop salée de lamodiste déchaîne en M. Cabirol de furieuses révoltes. Il met en piècesla facture et braille à travers le magasin qu’il en a assez, et qu’ilva secouer les puces à cette gâcheuse. Il entre dans la salle à mangeren claquant la porte, et chaque fois, c’est la même comédie cocasse etlamentable. Au bout de cinq minutes, les doubles rideaux de la chambreglissent sur leur tringle, et la bonne rassure, en rigolant, lesemployés qui n’étaient point inquiets : « Vous faites pas de mousse !Monsieur, Madame, arrangent l’affaire entre deux draps. »

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Maintenant que les petits grandissent et coûtent chaque jour plus cherque la veille, Mme Banse, pour joindre les deux bouts, retournel’après-midi travailler aux « Ciseaux dorés ». Elle n’en perdrait pasun sou de bonne humeur, si elle voyait M. Banse prendre comme elle sonparti de cette heureuse médiocrité. Mais la médiocrité gêne M. Bansecomme un habit étroit. Il aurait volontiers les goûts plus larges quesa bourse - et il n’est économe que par nécessité. S’il n’hésite pointà se priver de toute dépense qui n’est pas strictement nécessaire, ilsait du moins qu’il se prive, et il en souffre.

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M. Cabirol a, pour la fin novembre, une traite de deux mille francs, etla caisse est vide comme un tambour. Il circule, découragé, à traversle magasin, et pousse la porte du bureau où le comptable, affairé,expédie à la hâte les dernières factures : « Tout ça, monsieur Banse,c’est reculer pour mieux sauter. A force de tirer le diable par laqueue, il faudra bien qu’elle casse ! »

M. Banse ne le sait que trop, mais son inquiétude est agressive. « Aqui la faute ? Je vous l’ai dit cent fois : réduisez votre train demaison et vous êtes tiré. »

Autant vaudrait demander à M. Cabirol de marcher sur la tête. « Quandje vous promettrais ça, je n’aurais pas la vesée de tenir parole… C’estvrai que ma femme mène la barque un peu vite, mais le pli en est pris…» Sa lâcheté est si naïvement piteuse que M. Banse, impatienté, hausseles épaules ; mais l’autre, avec un bon sourire d’idiot, se cramponne àcette sympathie méprisante et solide : « Heureusement au moins que vousêtes là et que vous n’allez pas me jouer la sale blague de me lâcherdans le pétrin. »

Il y a, dans l’amertume de M. Banse, la joie orgueilleuse d’un bonemployé qui se sait indispensable. Il y a aussi une pitié réelle et unardent besoin de dévouement pour ce pauvre bougre généreux et bêta.Sans audace pour lui-même, il est plein de dédain pour les lâchesqu’écrase à l’avance la peur de la défaite. Faible parmi les forts, ildevient fort parmi les faibles, entreprenant parmi les timides. «Trouvez un bailleur de fonds ou un associé. Il ne manque pas decapitaux qui ne cherchent à s’employer. Si j’étais à votre place, il ya belle lurette que je me serais débrouillé. »

M. Cabirol qui attendait vaguement quelque impossible miracle, secouede gauche à droite sa tête en boule cramoisie. « Si vous étiez à maplace, vous resteriez, comme moi, le bec dans l’eau. Ceux qui ont de lagalette à prêter veulent des garanties, - et je suis plus panné queJob. A qui voulez-vous que je m’adresse ? A un filou d’homme d’affairesqui va m’étrangler comme un canard… »

Et le gros homme, anéanti, le nez collé sur la vitre, regarde couler,au pied de la côte lépreuse, la rivière triste et grise comme une viemanquée.

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Mais Mme Cabirol, qui n’entend rien aux affaires, a pour se débrouillerdans les circonstances difficiles l’instinct astucieux des femmes dontle bien-être est en jeu. - « Qu’est-ce que tu m’offriras, mon groschat, si je te déniche le prêteur sérieux ? » - « Tu ferais tout aussibien, gémit M. Cabirol, de chercher une aiguille dans une botte de foin! »

Il n’est pas trop surpris cependant que sa femme, quinze jours après,ait fait tomber du ciel un certain M. Corbin, qui consent à mettre30.000 francs dans la combinaison. - « C’et un ami d’enfance »,dit-elle, - et cela suffit. Quand la fortune frappe à la porte, on neva pas lui demander d’abord quel vent l’amène.

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Sec et mince comme un copeau, M. Corbin, Commandant en retraite, apassé sa vie à courir les filles, comme un autre à tirer le lapin. -Vieux garçon, cossu et rapiat, il arpente de neuf heures à minuit lepromenoir des Folies-Bergère, comme un champ de manoeuvre. Au doigt et àl’oeil. - « Le jour où tu tireras une carotte à Corbin, tu pourras dire,ma belle, qu’il est mûr pour Charenton ! »

Les femmes mariées n’ont jamais été son genre, et il se soucie autantque d’une guigne des complications sentimentales. Il aime les escalierstortus qu’on grimpe, en frottant des allumettes, l’odeur des chambresgarnies, et le goût pimenté des faciles victoires.

Il a eu cependant Mme Cabirol, autrefois, - pour ne point lui refuser,- en galant homme qui sait ce que c’est qu’un béguin. Parce que c’estune femme qui ne colle pas et qui comprend les choses, il a conservé del’estime pour elle. - Quand elle est venue lui proposer un bonplacement, il l’a écoutée avec intérêt. Renseignements pris, il s’estdécidé pour un acte d’association de dix ans, avec partage par moitiédes bénéfices. - « Et vous savez, ma petite, que je ne vous demanderien en échange. Votre mari est un bon cornard et vous êtes un panierpercé ; mais je vous préviens que j’ouvrirai l’oeil, - et que la plusbelle femme du monde n’a jamais roulé Corbin. »

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M. Cabirol veut le faire entrer dans la salle à manger, parce qu’il neconçoit point qu’on puisse parler d’affaires, autrement que le verre enmain. Mais M. Corbin exige d’abord de passer au bureau, pour revoir deses yeux l’argent qu’il a versé hier par devant notaire, après lecturede l’acte d’association. M. Banse ouvre le coffre-fort, compte lasomme, la remet en place et referme la lourde porte. - M. Corbinallonge ses doigts maigres sur la tablette d’acier et se campemilitairement : « Ce qui est là-dedans est à moi. Je prête, je ne donnepas. » Avec une cordiale brusquerie de chef, il pose insolemment sonregard pointu sur le visage maladif du comptable : « Tant que vousserez ici, monsieur Banse, j’approuverai les yeux fermés les comptes dela maison Corbin-Cabirol. - Inutile de piquer un soleil. Je sais ce queje dis. Vous pouvez croire qu’avant de délier les cordons de ma bourse,j’ai fait ma petite enquête. J’ai confiance en vous autant qu’enmoi-même. - Un honnête homme est plus rare encore qu’une femme honnête.Quand j’en rencontre un, je tire mon chapeau. »

Il salue, pivote sur ses talons et fait un à gauche en direction de M.Cabirol : « Nous sommes faits pour nous entendre. J’apporte l’argent etvous le travail. Dans dix ans, si tout va bien, on verra s’il y a lieude renouveler. En attendant, si vous êtes toujours disposé à m’offrirle madère, je suis votre homme. »

Pendant que Mme Cabirol emplit les verres, il allume un cigare sec etplace d’aimables plaisanteries à double fin. « Pas de largesses enversles femmes, surtout envers la vôtre, et vous vivrez bientôt de vosrentes. Faites-nous des affaires d’or et part à deux. Le travail c’estla liberté - des autres ! »

Son verre vide, il embrasse Mme Cabirol, à la papa, en vieil ami quil’a connue pas plus haute que ça : « Vous avez la perle des époux, machère petite. Usez-en, mais ne l’usez pas ! » Puis la canne haute, lecigare vissé, la redingote sanglée jusqu’au menton, il sort au pas deparade.

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D’avance, et à tout hasard, Mme Cabirol aime à se préparer d’utilescomplicités. Elle sait aussi, du premier coup, découvrir le pointfaible par où chacun est vulnérable. De temps à autre, elle s’arrangepour rencontrer Mme Banse ; elle s’informe des enfants, plaint le mariet insinue avec une naïveté laborieusement étonnée : « Je crois bienqu’il ne peut pas me sentir - et je me demande pourquoi. »

Mme Banse, qui la méprise, la ménage cependant et la flatte : « Leshommes, vous savez, ont quelquefois d’autres façons que nous de voirles choses. Mais M. Banse est dévoué aux intérêts de votre maisonautant qu’aux siens. » - Et l’occasion lui paraissant bonne de faired’une pierre deux coups, elle glisse en douceur : « Les employés commecelui-là ne se paient jamais trop cher. On se l’attacherait à coup sûren l’intéressant un peu dans les affaires. »

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Les avis de passage sont envoyés ; et M. Cabirol, la pipe joyeuse, lacasquette en bataille, refait pour la dixième fois, sur la carte ducalendrier, le plan de sa tournée agrandie. - « Il faut, dit M. Banse,que nous montions à soixante mille avant l’inventaire. Ouvrez ducrédit. Faites des prix. Ne vous inquiétez de rien que de râfler desaffaires. Je m’occuperai de tout au magasin. Chaque commande reçuepartira le soir-même, et je ferai ma comptabilité après dîner. »

Chez tous les deux, c’est le même besoin de libre action qui trouveenfin sa voie ; la même volonté de vaincre étroite et belle, et cettesorte d’ivresse qui n’est point sans grandeur de ceux qui sont nés pourvendre, comme d’autres pour se battre.

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Pour apiper le client, M. Cabirol vend à prix coûtant des sériesentières d’articles sacrifiés. Mais il se rattrape sur les autres etdepuis qu’il a ses coudées franches, les commissions, à chaque courrierrappliquent. - M. Banse, en blouse bleue dans le magasin, met la main àla pâte, roule les fûts, presse les employés, envoie chercher au galop,chez un confrère, l’article qui manque. A sept heures du soir, lestrois commis s’en vont, crevés de fatigue. Il revient à lasix-quatre-deux dîner chez lui, et sa soupe avalée, retourne s’enfermerdans le bureau.

- Le gaz siffle dans le silence. Sur le clapotis de l’eau noire, lalyre des Folies-Bergères traîne sa clarté louche. M. Banse passe seslettres au copie, relève au Journal les comptes du Brouillard et, pourse tenir éveillé, fait chauffer un brin de café sur la lampe à alcool.Puis sa caisse arrêtée, écrasé de fatigue, il se hâte au long des ruesmortes, par les froides nuits d’hiver, par les nuits d’averseslamentables, par les claires nuits de juin où le jour impatient rôde aubas du ciel.

Il ouvre sans bruit la porte humiliante et monte l’escalier sur lapointe des pieds. Mme Banse l’attend et coud sous la lampe, « Comme turentres tard, mon grand ! Ménage-toi. Fais comme les autres. On estquitte envers les patrons quand on leur en a donné pour leur argent. »- Il embrasse dans leur lit les petits endormis et qu’il ne voitéveillés que le dimanche.

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Pour aider un peu M. Banse dans ses écritures, Mme Cabirol a déniché untrès vague cousin qui sort du régiment. Vasselin est un beau mâle àmoustaches soyeuses, que le travail effraie et plus encore la craintede perdre sa gloire de tire-au-flanc. Il s’amène sur le coup de neufheures et envoie promener le comptable et ses observations… « Pourdix-huit cents francs par an, vous ne voudriez pas que je me fassecrever la peau du ventre ! » A midi sonnant, il lâche en pleinl’addition commencée, raccroche au portemanteau son vieux veston,enfile sa jaquette pincée et déguerpit à la douce.

Deux ou trois fois, M. Banse s’est plaint de ce grand flandrin, plusinutile que la cinquième roue d’un carrosse ; mais le patron n’y peutrien. - « Ma femme est entichée de ce coco-là : c’est un feignant, maisc’est un bon diable ! »

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Une nuit de novembre qu’il a veillé plus tard encore que de coutume, M.Banse, la grand’porte du magasin refermée, remonte le col de sonpardessus mince et allonge le pas. Les Folies versent dans la rueboueuse leur public de filles, de calicots et de petits bourgeoisémoustillés. Sur le pont, devant la statue de Corneille, il reconnaîtVasselin qui, le melon en arrière, aide Mme Cabirol à descendre d’unfiacre. Pour faire semblant de ne pas les avoir vus, il regarde,par-dessus le parapet, l’eau noire couler entre les arbres.

- Dès le lendemain, elle vient trouver le comptable et jouehypocritement le tout pour le tout : « Mon secret vous appartient. Jen’ai d’espoir qu’en votre discrétion. » - M. Banse qui n’a point legoût des romans-feuilletons, n’est pas dupe de cet aveu intéressé. Ilhausse un peu les épaules ; et Mme Cabirol qui comptait sur une scènedramatique et bien filée, s’inquiète de ce silence hostile : « Vousconnaissez mon mari : son bonheur est entre vos mains. »

M. Banse coupe la tirade d’un geste sec et dégoûté. S’il s’agissaitd’une faute commise par lui, il irait sans hésiter vers la solution laplus douloureuse ; mais il ne s’agit point de lui, - et rien n’est plusrépugnant, pour les âmes propres, que de ne pas pouvoir ignorer aumoins les saletés des autres. Il sent aussi le ridicule de se donnerdes airs de juge : - « Il faut que Vasselin quitte la maison. »

- Mais Mme Cabirol, blessée au vif, se rebelle : « Je vous dis ce quiest ; je ne vous demande pas ce qu’il faut faire. » Tout de suite,d’ailleurs, elle devine qu’elle fait fausse route et qu’il estdangereux de défier M. Banse. L’honnêteté est une force, qu’il ne fautpoint prendre de front. Sans effort, elle éteint ses yeux gris dechatte. - « M. Vasselin quittera la maison, puisque vous l’exigez.Laissez-moi seulement le temps de trouver un prétexte. »

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En bras de chemise, les pieds nus dans ses savates, M. Cabirol, abrutide douze heures de sommeil et d’amour entre au bureau, le dimanchematin. « Comment trouvez-vous la sauce, monsieur Banse ? Encore deuxmille francs d’affaires au carnet cette semaine. Quand le gros Cabirola passé dans un patelin, les finauds peuvent ramasser les miettesderrière lui ! »

- M. Banse, à son tour, rend compte du direct qui a bien marché, etplein de l’orgueil de ses livres bien tenus, il souhaite des élogesqu’il dédaigne. Mais le patron jovial, et l’oeil bouffi, blague lescolonnes bien alignées : »Dites-moi plutôt, gratte-papier de mon coeur,combien il nous restera de fafiots au bout des doigts, à la fin del’année ? » - « Tous frais payés, il vous reviendra, à Corbin et àvous, dans les huit à dix mille. » - « Et à vous, monsieur Banse,qu’est-ce qui vous reviendra ? La peau ! Ah ça ! vous êtes-vous misdans le toupet que le papa Cabirol allait se goberger et vous laissertirer la langue ? Pas de ça, Lisette ! Vous allez me faire le plaisirde porter à votre compte un petit un pour cent sur la moitié du chiffred’affaires. Si ça ne vas pas jusqu’au gros billet, pour cette année, çan’en sera pas loin. - Et pas de merci, n’est-ce pas ? C’est ma femmequi a eu l’idée. Vous en serez quitte pour lui faire votre plusgracieux sourire : ça vous changera ! »

- M. Banse, qui taille son crayon en pointe d’aiguille, voit de sesyeux s’élever, brique à brique, la petite maison qu’il fera bâtir auxpremières économies ; la petite maison calme où ses fils grandiront,libérés à jamais de l’odieuse pauvreté.

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Le bureau vitré est comme une tente d’état-major à l’heure pourpre oùpleuvent les bulletins de victoire. Mais M. Banse qui n’est jamais toutà fait heureux d’être heureux, cherche la petite bête : - « Combienfaut-il donner par mois à Mme Cabirol ? » - « Ce qu’elle vousdemandera, mon bon Banse. Nous sommes entre honnêtes gens, que diable !»

- « L’ordre est l’ordre. Les frais de maison doivent être passés à mesécritures pour un chiffre fixe. J’ai calculé que quatre cents francs… »- Allez-y donc pour quatre cents francs, si ça vous chante ! mais mafemme va nous traiter de rapiats ; et le fait est, sans vous faire dereproches, qu’elle est plus généreuse pour vous que vous pour elle. »

Comme onze heures sonnent, M. Cabirol se sent pris d’une soifintolérable : « Tout à la joie, nom d’un tonneau ! Je vous faisl’apéritif en cinq secs pour marquer le coup ! »

- Au petit café du bout de l’île, ils jouent leurs deux vermouths àl’écarté, et le comptable, que le jeu ennuie, se hâte pour filer. «Vous feriez mieux de me dire tout de suite, monsieur Banse, que vousavez une sacrée envie de me voir au diable pour vous donner de l’air.Je parie que vous allez vous balader en forêt et faire des galipettesdans l’herbe avec vos deux moucherons ! Savez-vous bien, que j’auraisdonné la moitié de ma vie pour avoir une douzaine de petits Cabirolsqui m’auraient fait tourner en bourrique. Mais allez un peu parler deça à ma bourgeoise ! - Vous demandez des cartes ? J’en refuse : atout,atout, et ratatout ! C’est moi qui gagne et c’est moi qui paie, parceque vous jouez comme un sabot ! »

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Mme Banse, qui verse la soupe dans les assiettes, feint tout à coup dese souvenir : « A propos, Mme Cabirol est venue cet après-midi. C’estpour un vêtement qu’elle a acheté au Louvre et qui gode. J’en auraipour deux petites heures à lui rafistoler sa pelure ; mais il a fallului promettre que nous irions dîner dimanche avec les petits. »

Devant le danger qui le menace cette fois jusque dans les siens, M.Banse d’un terrible effort se délie de son secret : « Nous dîneronsdimanche chez nous. Ta place n’est à la table d’une traînée qui coucheavec Vasselin. » Mais cette explosion d’intransigeante vertu fait rireMme Banse : « C’est le secret de Polichinelle, et il n’y a pas de quoi…Que la patronne couche avec Vasselin ou avec un autre, qu’est-ce que çapeut bien nous faire ? »

Tranquillement, elle met les choses au point, sans fausse honte, nivaine révolte : « Te sens-tu le courage d’aller découvrir le pot auxroses à son dindon de mari ? Nous serions bien avancés, quand il auraitserré le gaviot à cette gourgandine jusqu’à lui faire passer le goût dupain ! Si on se mettait, mon pauvre grand, à marcher droit devant soi,la vérité au poing, on ferait une telle écrabouillade du bonheur desautres et du sien qu’on s’arrêterait au bout de dix pas. Allons dînerdimanche chez Cabirol : ça nous fera toujours un repas de gagné. »

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Maintenant, c’est le plus souvent M. Cabirol lui-même qui invite soncomptable pour le dimanche soir : « A la fortune du pot, et sansbombance, mon bon Banse ! »

M. Banse, qui n’est point gourmand, aime les bonnes choses ; mais sonentérite capricieuse répugne aux viandes lourdes. Mme Cabirol s’estadroitement renseignée sur les plats qu’il préfère. Elle lui faitpréparer une sole épaisse et blanche, des primeurs en janvier, et unecrème à la farine de riz qui est un velours pour les intestinsdélicats. A table, elle est pour lui aux petits soins. Elle est,d’ailleurs, aux petits soins pour tout le monde. Toute sa tâche est deplaire, par coquetterie de belle femme grasse, et aussi, parce qu’ilest bon - sait-on jamais ? d’être bien avec tout le monde.

- Vasselin est le pitre endiablé de ces gueuletons copieux. Il offre unoeillet à ces dames, un cigare à ces messieurs ; chatouille la bonne ;amuse les enfants et s’amuse lui-même, prodigieusement. Au dessert, ilfait chanter les verres de cristal sous son doigt mouillé. Grimpé surune chaise, il pousse la valse des Cornards, et les deux index dressésau bord des tempes, menace comiquement M. Cabirol qui, plein deBourgogne lent, le ventre calé contre la table en désordre, pique dunez dans son assiette.

- Sur le coup de minuit, Mme Banse réveille les deux gamins, et lefroid de la rue balaie cette gaieté de beuglant dont M. Banse a honte,car il n’y a rien dont il soit plus honteux que de s’être amusé malgrélui. « Tu verras qu’un jour ou l’autre, tout ça finira mal. » - « Çadurera ce que ça durera, mon grand. Il ne faut jamais faire grise mineaux bons moments : les mauvais savent bien venir tout seuls, sans qu’onles appelle. »

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Pendant que sa femme habille les deux enfants pour sortir, M. Banse litle journal… Une histoire d’argent avancé à Mme Cabirol et de bonss’interpose entre les lignes imprimées et son esprit. Entre le devoiret la faute, il n’y a que l’épaisseur d’un fil toujours prêt à casser.Ne pas même être tout à fait sûr qu’on ira jusqu’au bout de la routechoisie, sans trébucher quelque jour sous son fardeau de lourdehonnêteté : Il lève le nez : - « Il y a tout de même trop de saletéssur terre ! »

- Mme Banse, qui peigne les boucles de l’aîné, se retourne surprise. -« Tu n’as pas l’air d’avoir les idées couleur de rose pour un dimanche! » Mais il y a dans les yeux de M. Banse tant de découragement,qu’elle devine qu’il attend d’elle les mots d’espoir auxquels il necroira point et qui le consoleront pourtant. - « C’est vrai qu’il y atrop de saletés sur terre et trop de canailles. On s’habitue pourtant àn’y plus penser. Parce qu’on est dans la vie comme dans une foule, onne voit autour de soi que ceux qu’on aime ; on se serre contre eux ; onse fait tout petit pour que les autres en poussant ne vous écrasentpoint. Mais toi, mon grand, qui les dépasse de toute la tête, tu voisautour de toi leurs vilaines figures. Ferme les yeux. C’est assez desavoir que toutes ces laideurs existent. Comme on ne peut rien contreelles, le mieux est de les oublier. »

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Aux premiers mots du comptable, M. Cabirol, l’interrompt : « Cettehistoire de bons, ça ne me fait pas plus de plaisir qu’à vous,croyez-moi ; mais les femmes sont toutes les mêmes. » - « Pas toutesles femmes », réplique M. Banse agressif.

Le patron chasse de la main la fumée de sa pipe qui fait pleurer sesbons gros yeux. - « Je le sais bien, allez, que la vôtre estraisonnable et qu’avec votre air de broyer du noir, vous êtes de cesveinards qui ne comprennent rien à la guigne du gros Cabirol, plus bêteque méchant. Vous avez vos deux petits bonshommes et des projets poureux tout plein la tête. Mai moi, je n’ai que ma femme. Qu’est-ce quevous voulez que ça me fiche qu’elle mange son blé en herbe ? Aprèscomme après. S’il faut turbiner double, ça ne me fait pas peur. PlusMme Cabirol croquera de jaunets, plus j’en gagnerai et plus votre unpour cent s’arrondira. Laissez-la faire des bons, mon bon Banse, etdormez sur vos deux oreilles. »

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L’inventaire de fin d’année accuse un bénéfice net d’un peu plus devingt-cinq mille francs, et la joie de M. Cabirol est lourde et sonore: « Qu’est-ce que je vous disais, bougre de prêche-misère ? Quand on abesoin de pognon, on serre la vis au client et le jus coule ! »

Mais M. Banse ne néglige point l’occasion de gâcher un peu le bonheurde M. Cabirol et le sien. - « Et pour l’amortissement du capital ? » -« Qu’est-ce que c’est encore que cette machine-là ? » - « Quellesdispositions comptez-vous prendre pour rembourser Corbin ? » - « Nousavons sept ans devant nous et vous me bassinez avec votre complainte.Il n’y a pas de danger que ce vieux renard réclame ses sous : il estbien trop content d’avoir mis son pain cuire dans mon four. » - « Et sivous veniez à disparaître ? » - « Vous en avez de bonnes, monsieurBanse ! Est-ce que j’ai une gueule à manger de sitôt le pissenlit parla racine ? Lâchez-nous le coude avec vos rengaines de croque-mort - etparlons d’autre chose ! »

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Depuis la Saint-Jean dernière, M. Banse a quitté son logement de la ruedu Lieu-de-Santé, et il jouit avec un orgueil dont il s’accuse, den’avoir plus à pousser la porte humiliante dans la cloison. Tout au finbout de la cavée Saint-Gervais, la maison qu’il a fait bâtir, payableen dix ans, carre ses briques neuves sur un bout de pelouse grand commeune assiette. Il y a par derrière un jardin raboteux où, chaquedimanche, en parisienne bleue, il défonce la terre à trois louchets deprofondeur. Et de l’aube au soir, les bras rompus de bon travail, ilest d’une humeur massacrante - et parfaitement heureux.

- Un samedi, que sur l’heure de son déjeuner il a trouvé encore letemps d’un coup de bêche, le gros Sylvestre, de la maison Sylvestre etfils, huiles et savons, au Mont-Riboudet, pousse la grille et n’y vapas par quatre chemins : « En deux mots, voilà la chose : votre Cabirola du plomb dans l’aile. Ceux qui ne s’en apercevraient pas, auraient dela crotte sur les yeux. Ça peut marcher encore un temps ; mais quandl’asticot est dans la poire, faut que la poire tombe ! Monsieur Banse,voilà la chose : lâchez-moi cet imbécile-là sans tambour ni trompetteet entrez chez moi ; je vous fais cinq mille de fixe, avec mieux à laclef. Donnant, donnant. Vous connaissez toute la clientèle et vousn’aurez qu’à lui faire signe pour qu’elle vous suive. Réfléchissez.Vous me donnerez votre réponse demain.

Mais M. Banse n’a pas besoin d’attendre jusqu’à demain pour donner saréponse : « C’est tout réfléchi, monsieur Sylvestre. Cabirol me paiepour le défendre et pas pour lui tirer dans les jambes. J’ai commencéavec lui, j’irai avec lui jusqu’au bout. »

Le gros Sylvestre, désappointé, passe sa colère sur une limace qu’ilécrase à coups de talon : « Faut pas se mettre entre l’enclume et lemarteau, monsieur Banse. Vous avez tort, parce qu’en deux mots, commeen quatre, voilà la chose : Cabirol m’embête. Si ça lui en dit d’êtrecocu, c’est son affaire ; mais qu’il vende sa camelote en gâchant lesprix, ça me gêne. Ça me coûtera ce que ça me coûtera, mais j’aurai sapeau ! Chaque fois qu’il rabattra cinq sous sur un article, j’enrabattrai dix. Au plus fort la pouche. Je ne vous prends pas entraître, monsieur Banse : je le foutrai par terre et vous dégringolerezavec lui. Voilà la chose ! »

- Mme Banse se dépite d’avoir la chance leur passer à deux doigts dunez, et s’enfuir : « Jamais tu ne retrouveras une occasion pareille,mon grand. » - « On trouve tous les jours, quand on la cherche,l’occasion de se conduire en belle fripouille. »

Mais la satisfaction du devoir accompli ne suffit pas à faire oublier àM. Banse de quelles privations il faudra payer le sacrifice. Il sait leprix de toute action honnête et ce qu’elle entraîne pour plus tardd’irritante misère. Si quelque occasion semblable ou meilleure seprésentait demain, il la refuserait comme il a refusé celle-ci ; maisil souffrirait demain comme aujourd’hui de se sentir condamné à unehonnêteté encombrante et dont il n’aura jamais le lâche courage des’affranchir.

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Le fondé de pouvoirs du Comptoir commercial bat la mesure avec soncoupe-papier, et sans gêne explique l’affaire à M. Cabirol, effondrédans le fauteuil de cuir : « Vous êtes au bout de votre découvert. Labanque vous a fait une avance en échange de billets payables fin juin.Aujourd’hui, votre provision est épuisée. Faites-nous remettre d’iciune quinzaine pour cinq ou six mille francs d’effets et tout sera dit.Nous ne demandons qu’à aider nos bons clients, mais il nous faut desgaranties ». Sur la tête frisotée de laine grise, les mots terribles etvagues tombent comme des coups de trique.

- M. Cabirol pleure dans le gilet de son comptable comme un ivrognedont le vin, tout à coup, tourne au sur : « Vous verrez que je n’auraipas seulement assez de coeur au ventre pour me coller une balle dans lapeau. Il n’y a que ça pourtant qui arrangerait tout. » - « Il n’y a queça, répond M. Banse, qui n’arrangerait rien. Celui qui se tue enlaissant des dettes derrière lui, mériterait qu’on le déterre pour luicracher à la figure. Pour l’instant, il n’y a pas trente-six solutions.Voilà mes livres : Mme Cabirol dépense trop. Donnez-lui six centsfrancs par mois, pas un sou de plus, et vous pouvez encore vousremettre à flot. » - « Vous savez bien que c’est impossible. » - « Sic’est impossible, trouvez autre chose. »

Deux jours plus tard, M. Cabirol a trouvé autre chose : « C’est mafemme qui a découvert le truc, et je crois bien, entre nous, que çan’est qu’à moitié propre ; mais quand on est dans la mélasse, tous lesmoyens sont bons, pour en sortir. Si la banque ne marche plus, je suisfauché. Dès qu’on saura que je n’ai plus d’avance, on me coupera lecrédit et je n’aurai plus qu’à sauter le pas. »

Il essaie de faire le flambant, mais les mots honteux sont dans sabouche comme une chose amère. « Vous allez me faire de suite deuxtraites à trois mois de trois mille francs chacune, sur la maisonMartel. Ça s’appelle des traites de complaisance : vous ne mel’apprenez pas et quand on en est là, ça sent diantrement le brûlé. Lecroquant de filou m’étrangle comme au coin d’un bois, mais je n’ai pasle choix, et les autres font ça tous les jours. »

M. Banse, sans répondre, tourne et retourne sa plume dans l’encrier. Ila pris des engagements pour sa maison de la Cavée ; l’aîné des deuxgamins a gardé le lit tout un mois, cet hiver, et la note du médecinsera lourde. C’est la révolte suprême de l’âme acculée qui faiblit : «J’aimerais mieux me couper la main… »

Mais M. Cabirol, la voix maintenant pleine de larmes, dit encore : « Siça suffisait, je mettrais la main sur la table et je ne fermeraisseulement pas les yeux quand la serpe tomberait ; mais tout ça, c’estdes choses qu’on dit pour ne rien dire. Quand le vin est tiré, il fautle boire. Faites ça pour moi qui vous le demande comme un service etqui n’en mène pas large. Faites ça pour vos deux petits qui n’y sontpour rien, monsieur Banse… »

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La canne haute, la barbiche en bataille, M. Corbin vient en sondeur,faire un petit tour au bureau : « Et les affaires, monsieur Banse ? Çamarche ? Il faut vous dire que j’étais à moitié inquiet sans tropl’être. La petite dame Cabirol, à ce qu’il paraît, mène la danse un peurondement ; mais dès lors qu’elle ne fait pas de trous dans la lune,vous pouvez croire que je m’en bats l’oeil. »

Il allume un cigare et crache à l’officier, à six pas devant lui : « Jevous l’ai dit : aussi longtemps que vous serez dans la boutique, jeserai sûr que les choses seront limpides comme de l’eau de roche.Corbin est méfiant envers les crapules, mais avec les gens comme vous…je m’entends… Le jour où vous me crierez casse-cou, je ramasse magalette, et je vous lâche le Cabirol comme un paquet de linge sale. Auplaisir de vous revoir, monsieur Banse ! »

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Les deux traites sur Martel arrivent à échéance et M. Cabirol n’a pasun sou liquide. Mais Mme Cabirol, cette fois encore, s’est retournée.Elle s’est souvenue à propos, d’une vieille bonne femme qui faisaitautrefois le ménage chez sa mère, et qui vit maintenant, àBoisguillaume, de toutes petites rentes.

« Avec vos six mille francs sur l’Etat, qu’est-ce que vous vous faitesde revenu, mère Annette ? Tout juste de quoi traîner un chausson, unesavate. Mettez cet argent-là dans le commerce de mon mari : c’est cinqcents francs qui vous tomberont tous les ans dans votre pouquette, sansque vous ayez à remuer le petit doigt. »

Mère Annette remercie le ciel de la bonne aubaine, et dès le lendemainapporte au bureau son titre de trois pour cent. M. Banse atteint lereçu tout préparé, le pose sur la table et le retient de ses longsdoigts maigres. « Vous n’avez pas de regrets, Mme Annette ? ». L’ombred’une méfiance passe dans la pauvre vieille tête : « C’est-il bien dusûr, au moins ? » Mais toute honteuse des mots échappés, mère Annettes’excuse avec des politesses menues de petite vieille : « Ce n’estpoint que j’aie des doutances, et je crois bien que mes quatre sousseront mieux à l’abri dans votre grande caisse que sous mes piles dedraps. Mais vous qui savez compter, mon bon monsieur, comptez voir unpeu, un jour que vous aurez du temps, ce qu’il y a dans ce papier làd’heures de ménage et de lessive. »

Et pendant que mère Annette plie son reçu dans son porte-monnaie detoile, M. Banse calcule machinalement que six mille francs à cinq sousde l’heure ça fait tout juste vingt-quatre mille heures et toute unevie, autant dire, de privations et de misère.

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Mme Cabirol n’est rentrée ce matin qu’au petit jour, et la bonne enapporte la nouvelle toute chaude au magasin : « Vous pouvez rendrevotre tablier, monsieur Vasselin, votre successeur est trouvé ! » -Vasselin, crâneur, prend la chose à la rigolade : « Les petits pois etles amours, ça ne peut pas durer toujours. J’ai bouffé ma part ; jelaisse le plat à qui veut le torcher ! »

Mais M. Banse coupe brutalement cette goujaterie : « Quand on s’estconduit comme un saligaud on a au moins la pudeur de se taire. » Unetelle indignation amuse Vasselin qui ne redoute que les coups : « Lesnigauds sont ceux qui boudent devant la table pleine. Dans tout ça,voyez-vous, il n’y a qu’une chose qui m’embête : maintenant que majolie fiole a cessé de plaire à la patronne, sûr et certain que d’icipeu, cette toupie-là trouvera moyen de me faire sacquer ! »

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La pluie et la nuit s’écrasent contre les carreaux nus, et M. Banse,sous la lumière jaune du gaz qui siffle, repasse des colonnes dechiffres et n’arrive point à découvrir l’erreur de cinq cents francsqui l’inquiète. Pour la dixième fois, depuis qu’il est revenu aprèsdîner, il refait sa caisse, recompte ses espèces et vérifie un à un lesbons signés par Mme Cabirol. La tête en feu, il se tracasse à retrouverquelle monnaie il a donné et reçue depuis ce matin.

Et au moment précis où il est prêt à renoncer, le souvenir très net luirevient brusquement que tantôt, à sept heures, quelques minutes à peineavant que le magasin ne ferme, un serrurier de Déville est venu luipayer une facture avec un billet de cinq cent francs tout criblé detrous d’épingle et rapiécé de bouts de papier gommé. Et l’homme a dit,moitié figue, moitié raisin : « N’empêche que si vous en avez depareils, je vous les reprends pour quatre pièces cent sous ! » - PuisM. Banse, comme son coffre-fort était fermé, a mis le billet sous lepresse-papier et il est sûr maintenant - aussi sûr que de mourir unjour - que le billet était là quand il est allé dîner et qu’il n’yétait plus quand il est rentré.

Il est à la fois soulagé d’avoir enfin trouvé, et subitement effrayé dece qu’il a trouvé : personne d’autre que Mme Cabirol n’a pu faire lecoup. Pourtant l’absurdité de ce vol le déconcerte, et il sentconfusément que quelque chose lui échappe ; mais il faut attendrejusqu’au lendemain matin, et M. Banse accablé de fatigue et de dégoût,souffle le gaz et s’en va.

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Dès six heures et demie, il est au bureau et fait réveiller M. Cabirol.Le gros homme accourt, essoufflé, la chemise de nuit ballonnant sur lepantalon sans bretelles. « Qu’est-ce qu’il y a encore de si grave ? » -« Il y a qu’on a volé, hier soir, un billet de cinq cents sur ma table.»

C’est un lourd silence plein de choses terribles. M. Cabirol relèveenfin la tête et regarde son comptable, droit dans les yeux. « La têtesous le couteau, je répondrais de vous comme de moi. Il n’y a quemadame… »

Les poings serrés, prêt à cogner, il part comme un fou et gueule, dupied de l’escalier : « En bas ! tout de suite ! » Dans le magasindésert, il démolit une caisse à clairevoies et s’ensanglante les mainssur les clous.

Sa femme n’est pas sitôt descendue, que d’une poignée, il la jette dansle bureau, si brutalement que la tête sonne sur le coin du coffre. - «Où est l’argent ? » - Mme Cabirol se relève et ne se donne pas même lapeine de paraître étonnée. - « Sans doute dans la poche de celui quil’a pris ! » Son regard fait innocemment le tour de la pièce ets’arrête sur le vieux veston de Vasselin, pendu au mur. - ‘Quand on aenvie de trouver, on cherche. » - Cabirol arrache le veston, retourneles poches et découvre le billet, mal caché entre les pages d’uncalepin.

La ruse est si misérable que l’indignation de M. Banse éclate : « Lebillet était sur ma table à sept heures, Vasselin était sorti avant moiet n’a pas pu rentrer. » Mais Mme Cabirol tapote les plis de sonpeignoir et s’adresse à son mari : « L’argent est devant toi, tu saisoù tu l’as trouvé. »

Il en reste stupide comme un homme que sa colère brusquement abandonne,et qui tente de se raccrocher à la rage d’avoir été volé : « Parole deCabirol ! je fais coffrer Vasselin comme un bandit ! » Mais doucement,elle le met en garde contre une telle imprudence : « La juste vafourrer le nez dans tes affaires. Faudra produire des livres. Le jeun’en vaut pas la chandelle… »

Vasselin justement s’amène en peinard, le melon sur l’oreille et lemégot au bec : « Foutez-moi le camp ! Foutez-moi le camp et plus viteque ça ! » A peine surpris, l’autre fait demi-tour et jette de loin savengeance prête : « En voilà des magnes pour un… » D’un bond, M.Cabirol lui saute à la guiche et le houspille : « Dis un peu voir,canaille, si tu veux que je te défonce ! »

Vasselin se dégage et file ; mais sur la porte, prêt à la fuite,l’audace lui revient : « A chacun son tour, mon petit père, et je vousréserve à tous les deux un chien de ma chienne… »

Quand il est parti, Mme Cabirol explique posément :

- « Qu’est-ce qui prouve, mon gros chat, que c’était son coup d’essai ?»

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Mère Annette, en passant, entre au jardin faire un bout de causetteavec M. Banse ; « Une fameuse idée tout de même que Mme Cabirol a euede me proposer la chose. Qu’est-ce que je serais devenue, je vousdemande un peu, avec mes malheureuses rentes de rien du tout ? Sanscompter que tous les papiers de votre République, ça n’est pas déjà sisolide. Depuis que le diabète m’a prise, j’étais bonne, tout juste,pour les petites soeurs des pauvres ; tandis que maintenant, me voilà dupain d’assuré, et j’en suis toute ragaillardie. Faudrait pas tout demême que M. Cabirol s’en aille me jouer le tour de me rendre mon petitmagot, pour me faire endêver. Vous devez savoir ça, monsieur Banse,vous qui êtes dans les écritures ? »

M. Banse, qui se sent complice d’un vol ignoble, sourit tristement : «Ça ne sera toujours pas de sitôt, madame Annette. »

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Dans le courrier qu’il vient de retirer à la poste d’Yvetot, M. Cabirola trouvé une lettre anonyme :

   Sur le coup de minuit, demain àl’Escargot
    Roule tes yeux d’idiot en boule de loto,
    Et tu seras, chéri, aisément convaincu
    Qu’en plus d’un sale coco, tu n’es qu’unsale co…
                  (Parfaitement !)

Il en rigole d’abord : la blague est bonne. - Il remet la lettre dansl’enveloppe, l’enveloppe dans son carnet, et s’en va rejoindre au caféun client qui l’attend. Avec la vague conscience d’étourdir une penséequi pourrait être gênante, il s’emplit de vermouth-cassis qui ne lesaoulent point, mais qui lui font la tête un peu lourde.

Il arrive au Royd’Yvetot quand le déjeuner est fini, et il mangetout seul au bout d’une table d’hôte encombrée de vaisselle sale. Entirant son carnet de commissions, il retrouve la lettre oubliée, larelit : « Je donnerais tout de même bien deux pièces cent sous pourconnaître le fils de garce… » - D’un point lourd, il écrase saserviette sur la table et passe à l’estaminet boire son café.

Si quelqu’un, à ce moment précis, entrait et lui proposait de faire latournée à l’écarté, M. Cabirol allumerait sa pipe avec la lettre ; maispersonne n’entre, et il fourre la lettre à vrac, dans la poche de sonveston. Au moindre mouvement qu’il fait sur la banquette, il entend lebruit du papier froissé.

Dans sa tête bourdonnante, la souffrance confuse de ne pas savoir dequoi il souffre, s’étire comme une fumée. A force pourtant de tournersa cuillère dans sa tasse, il parvient enfin à penser à quelque chose :« Il faut que je trouve le nom de ce salaud ! » Avec la maladressecomique d’un homme qui, ayant perdu sa clef, fouille et refouille danstoutes ses poches, M. Cabirol fouille dans sa mémoire. Il essaie desnoms, les brouille, s’embrouille et rallonge d’un fil-en-six son caférefroidi. E tout d’un coup, alors qu’il est prêt à renoncer, la choselui saute aux yeux, si claire, qu’elle le blesse comme une lumière aumilieu de la nuit.

M. Cabirol ne connaît point l’indécision : le premier train pour Rouenest à six heures, et il le prendra. Jusqu’à six heures, il est toutentier à ses affaires et visite de nouveaux clients. Il liche seulementun peu plus encore que de coutume et, de tout cela, il ne lui reste enarrivant à la gare que l’idée très nette et en somme agréable, que dansdeux petites heures il écrasera d’un coup de poing la figure deVasselin.

- Mais Vasselin n’habite plus dans son garni de la rue aux Ours. Cousude dettes, il a décampé sans laisser d’adresse. M. Cabirol en estabasourdi comme si d’un seul coup sa pensée s’emplissait d’un grandrien qui l’étourdit et l’accable. - Il rôde sur les quais, enfile lepont pour rentrer chez lui et s’arrête parce qu’il ne peut trouverd’autre raison pour expliquer à sa femme son retour idiot que deressasser : « Figure-toi, ma petite, que j’ai raté mon train ! » - Ilrevient sur ses pas, remonte la rue Jeanne-d’Arc, traverse lesboulevards, et tout au haut de la côte de Neufchâtel se perd dans lacampagne noire. - Moulu de fatigue, il rentre en ville par le Champ desOiseaux, à l’heure où les dernières devantures s’éteignent en grinçant.Et, sans arrêt, à la queue leu leu, les mêmes mots tourniquent dans sacaboche comme les chevaux de bois de la Saint-Romain : « Figure-toi, mapetite, que j’ai raté mon train ! » Par instants, il s’aperçoit, sansen être tout à fait sûr, qu’il est transi de froid et qu’il crève defaim.

A onze heures, le col du pardessus relevé, il fait les cent pas dans larue des Charrettes devant la porte de l’Escargot. Dans le petit café durez-de-chaussée, des cochers assoupis, le chapeau sur la nuque et lenez dans leur tasse, attendent la sortie du théâtre. Les fenêtres destrois salons du premier barbouillent de lumière jaune la nuit de larue. Chaque fois que M. Cabirol passe et repasse devant l’entrée ducouloir étroit, de vieux souvenirs cocasses et lamentables luireviennent : des noms, des figures de femmes avec qui l’on bambochaitjusqu’à des quatre heures du matin. Comme toutes se fichaient de lui !Comme la grande Anna se payait sa fiole quand elle lui faisait faire, àquatre pattes, le tour des tables, avec un bock en équilibre entre lesdeux épaules.

La neige maigre et triste volète autour des becs de gaz  etfond sur les pavés. Une grosse blonde, un peu saoule, raccroche M.Cabirol : « J’ai comme idée que je t’ai rencontré ailleurs qu’àl’église. C’est pas toi qu’on appelait le gros Cabistraque ? Tu ne meremets pas ? La môme Anna qui avait un trou sous le nez et qui faisaitrigoler tout le monde. Il a plu sur notre étalage depuis ce temps-là.Monsieur ne veut pas monter ? Monsieur s’est acheté une conduite ? T’astort, Victor ! une tournée de riquiqui et un coup de plumardpar-dessus, c’est tout le bonheur du monde. Allonge-moi toujours vingtronds que je m’envoie quelque chose de tiède. » M. Cabirol lui met dansla main une pièce de cent sous et se dégage mollement. Et pendant quela grosse Anna s’éloigne d’un pas vieilli, il sent monter en lui leregret de l’impossible passé : les jours poussaient les jours ; onvivait sans souci et sans amour, pire que tout souci. Avec un coup debombe le dimanche, on était heureux pour la semaine…

Il recommence à arpenter le trottoir, et ne sait même plus ce qu’ilattend. Tout se fond dans une sensation, à peine douloureuse de froidet d’ennui. Un des garçons de salle du premier descend fumer unecigarette devant la porte et M. Cabirol le reconnaît : « Toi non plus,mon vieux Jules, tu ne rajeunis pas ! Laisse-moi tout de même te payerun demi. » Mais Jules, qui cache mal une surprise inquiète, barrel’entrée du couloir : « En bas si vous voulez ; le gérant n’aime pasqu’on boive au salon avec les clients. »

Son bock avalé, Jules a hâte de remonter : « A la revoyure, monsieurCabirol ! » Mais comme il se lève, l’autre de sa lourde patte lerassied sur la banquette : « C’est pas tout ça, mais faut me lâcher lepaquet ! Parce que le tonnerre de Dieu s’en mêlerait, ce qui est àfaire, sera fait. Qu’est-ce qu’il y a là-haut ? » - Jules s’empêtredans de louches bafouillages : « Pas grand’chose de propre, pour dire !La grosse Anna qui ne fait plus ses frais, et une douzaine de nouvellesqui ne valent pas les anciennes. » - « Et c’est tout ? C’est bien tout? » - « Vrai, comme je vous le dis, monsieur Cabirol ! »

M. Cabirol le dévisage doucement, avec un pauvre air de chien battu : «C’est des blagues que tu me contes, et peut-être bien qu’au fond, tu asraison de faire comme les autres et de me prendre pour une bonne poire.Mais si tu n’as jamais vu un homme foutu, tu n’as qu’à me regarder. Tupourras lui dire ça de ma part, mon vieux Jules ! »

Des filles en sortant le bousculent et ricanent. Des couples qui sebécotent, s’éloignent dans la nuit. Sans courage pour entrer ni s’enaller, et les pieds las de son éternelle navette, M. Cabirol regarde àtravers la neige plus épaisse, des ombres molles passer sur lescarreaux brouillés. Mais, vers deux heures, comme les fenêtrescommencent à s’éteindre, il se décide brusquement et grimpe l’escalierd’une haleine. Haletant et les poings en avant, il traverse les deuxpremières pièces vides où le gaz brûle en veilleuse. Au fond dutroisième salon, Jules dort sur une chaise et la grosse Anna ronfle,affalée en travers d’une table. Derrière la caisse, M. Cabirolreconnaît la porte étroite de l’office, - et il se met à rire toutseul, d’un long rire bête et douloureux, à la pensée que sa femme,prévenue, a filé par là : - la farce est bien jouée.

Toute sa rage de vengeance tombe du coup. Dans ce salon où l’anciennele faisait virer comme un tonton, il lui paraît à présent naturelqu’une autre se soit, une fois de plus, fichue de lui. Il est engourdi,comme après une souffrance trop forte, quand la crise est passée etqu’il ne reste plus qu’une espèce d’anéantissement très doux : «Donne-moi un bock, mon vieux Jules ; un bien tiré comme autrefois. Tuen apporteras un aussi pour l’ancienne et un pour toi. »

La grosse Anna s’éveille lourdement avec cette demi-conscience desnoceuses dont l’ivresse n’est jamais tout à fait complète. « Tu tombesà pic pour régler mes soucoupes et, si la chose t’en dit encore, tun’auras qu’à te payer sur la bête. » Mollasse et douce, elle serencogne au dossier de cuir, appuie la tête de M. Cabirol sur sapoitrine tiède et bavache de lentes consolations : « T’as pas honte,mon pauvre vieux, de te mettre dans des états pareils, maintenant quete voilà moitié sel, moitié poivre ! » Puis avec cette sympathiemaladroite des imbéciles, avec aussi ce vague dépit des malchanceuses,elle lâche la bonde à de troubles rancunes : « Du haut en bas, c’estpourriture et  compagnie. Il y a les malins qui se la coulentdouce et les nique-douilles comme nous, qui paient les pots cassés.Quand on est venu au monde avec la guigne, on crève avec. »

Tout s’en va ; tout fond et tout s’oublie ; la haine et l’amour, et leregret du passé et la peur de l’avenir. Jules éteint encore un bec degaz et, résigné, sûr du large pourboire, s’allonge sur deux chaisescomme un soldat au corps de garde. La neige cotonneuse étouffe lesderniers bruits de la rue ; et dans la molle odeur de fille et decigare éteint, M. Cabirol, engourdi de fatigue, roule à son tour dansl’hébétude des lourds sommeils de brutes.

*
*   *

Il reste maintenant des semaines entières à la maison et tient sa femmeenfermée. De temps en temps, on entend du magasin le fracas d’horriblesscènes : à pleines fenêtres ouvertes, la voix terrible lâche desbordées d’injures. - D’autre fois, il descend tard, avec la figure enbouillie et les yeux morts d’un homme qui, sachant que tout va bientôtcrouler, s’emplit à la hâte de sales plaisirs.

A l’approche de l’inventaire, il tournique dans le bureau et pose enfinau comptable la question qui le harcèle : « Combien avons-nous faitcette année ? » - « Un peu moins de soixante mille au lieu de centl’année dernière. » M. Cabirol tripote sur son ventre sa chaîne demontre, et lâche la chose d’un jet, comme pour s’en délivrer d’un seulcoup : « Ecoutez-moi bien, monsieur Banse. Si jamais j’avoue à Corbinque l’affaire pique du nez dans la moutarde, il va me chercher des pouxdans la tête et il faudra lui recracher ses trente mille balles. Tirerla langue et serrer  d’un cran la ceinture, ça m’est égal ;mais tant que je tiendrai debout sur mes guiboles, je ne veux pas qu’onme crache au nez que j’ai mangé la grenouille et que je suis un failli.Vous allez me refaire votre inventaire et tâcher de trouver un peu plusde marchandises en magasin. Arrangez-vous comme vous voudrez pour queça fasse seize mille de boni. Corbin touchera sa part comme si de rienn’était ; et si un billet de cinq cents francs vous dit quelque chose,vous n’aurez qu’à me faire signe. Vous ne serez pas le premier à voustromper dans une addition : ça se fait tous les jours. »

Plus blanc qu’un linge et tout raidi de révolte, M. Banse, d’une mainqui tremble, ferme son livre d’inventaire : « On m’a offert mieux quecela pour vous lâcher en plan. Il ne fallait que vous chiper votreclientèle et vous aider à faire la culbute. Ça aussi, monsieur Cabirol,ça se fait tous les jours ; mais j’aimerais mieux mourir que de mangerde ce pain-là. N’en parlons plus. Quand vous m’avez demandé de tirersur Martel des traites de complaisance, je l’ai fait, et je ne vous aipas dit combien de fois j’avais trouvé le soir ma soupe amère. Maistout à une fin, et j’ai bu plus de honte que je m’en croyais capable. -Aujourd’hui, vous me proposez de frauder un inventaire, et vous savez,comme moi, que ça s’appelle un vol ! »

M. Banse, effrayé lui-même du mot épouvantable qui vient de luiéchapper, s’attend à voir se lever le poing de M. Cabirol ; mais M.Cabirol tapote la vitre du bout des doigts et regarde l’eau du fleuvese briser sur l’avant arrondi des chalands. Puis il tourne lentement unpauvre visage résigné de vaincu : « Autant que je vous dise la chose àla bonne franquette, monsieur Banse : j’en ai ma claque et je ne vauxplus un clou. C’est rigolo, n’est-ce pas ? On galope à toute allure àcroire que rien ne pourrait vous arrêter ; et puis un beau matin, ons’étale dans la boue, les quatre fers en l’air, vieux carcan fourbu quin’attend plus que le coup de grâce. J’ai marché droit le plus longtempsque j’ai pu et j’aurais mieux aimé être écrabouillé comme un crapaudsous la roue que de faire tort d’un sou à qui que ce soit. Maisaujourd’hui, c’est fini : le goût m’en est passé. Si j’étais tout seul,je vous jure que ça ne traînerait pas : un plongeon par la fenêtre etbonsoir la compagnie ! mais je ne suis pas seul, et tel que vous mevoyez, avec ma trogne d’ivrogne et ma tignasse grise, j’ai cettefemelle-là dans la peau comme au premier jour. »

Il allume sa pipe et la fumée, âcre comme un regret, emplit toute lapièce. - « Ça n’est pas bien brillant tout ce que je vous conte-là :c’est l’histoire d’une gueuse et d’un pauvre diable de Jean-Jean quin’a guère eu de chance. C’est plus dur aussi qu’on ne croit de devenirune fripouille quand on a vécu toute sa vie en honnête homme.Allez-vous-en, monsieur Banse ! Quand on a le nez sale, on n’aime pasbeaucoup que les gens propres vous regardent en face. Je trouverai bienune crapule pour me frauder mon inventaire, et quand j’aurai bu lebouillon jusqu’au fond de la tasse, vous pourrez dire si je me suisdébattu pour rester les mains nettes. Vaut mieux que vous ne voyez pasla fin de tout cela, qui ne sera pas belle. Allez-vous-en, monsieurBanse ! »

Et le gros homme, effondré sur la table, la tête entre les mains,sanglote comme un enfant.

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*   *

Dans la cuisine, M. Banse, silencieux, émiette son pain dans son caféau lait, pendant que sa femme s’empresse avec une fierté maternelleautour de l’aîné des deux garçons qui passe, ce matin, son examen desbourses au lycée : « Mange, mon Pierre, pour être solide tout àl’heure. C’est le jour de payer d’un coup, à ton père, tout ce qu’il apassé de bouts de nuits pour faire de toi un homme. » Mais Pierre, labouche pleine, moitié riant, moitié sérieux, la rassure : « On a prisses petites précautions, maman ! J’ai les dates d’histoire sur mesmanchettes et des résumés dans toutes mes poches. »

Alors, M. Banse, tout en repliant sa serviette, parle gravement, d’unevoix sévère et douce : « Laisse-là tes papiers, mon Pierre. Toutes lesréussites du monde ne pèsent pas lourd contre le souvenir d’une vilaineaction. Joue ta carte sans tricher et reviens tantôt la tête haute. Tues trop brave et trop honnête pour me refuser cette fierté-là. »

Il embrasse sa femme et ses enfants, et s’en va comme tous les matins ;mais ce matin-là, il traverse plus lentement le jardin fleuri. Lesvolets de la chambre luisent frais dans la lumière neuve ; les rosesblanches vêtent la tonnelle.

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M. Brisemontier, entrepreneur de maçonnerie, gratte sa tête à poil raset tournique entre ses doigts sa casquette poudrée de plâtre. « J’airéfléchi, monsieur Banse, à notre petite affaire. Vous m’avez versé sixmille francs d’acomptes sur votre maison et il vous en reste quatremille à me payer pour que nous soyons quitte. Vous parlez maintenant deme revendre la bâtisse, et entre petites gens comme nous, sauf votrerespect, on sait ce que parler veut dire. Il n’y a pas que des crapulessur la terre et si je gagne ma vie à présent j’ai connu comme tout unchacun de fichus quarts d’heure. Mais je n’ai point encore appris àprofiter de la misère du monde. Si c’est du temps qu’il vous faut, jevous ferai crédit, sans vous demander un centime d’intérêt… »

La ronde pitié du bonhomme bouleverse M. Banse. - Dans l’étroite alléebordée d’oeillets, il marche sans répondre, à côté de Brisemontier dontl’âme simple a le respect des douloureux silences. L’ombre nette de lamaison est posée comme une chose réelle sur le carré de choux et laplanche de fraisiers. Il n’y a point dans le jardin un pouce de terresur lequel M. Banse n’ait peiné ; il n’y a point, depuis dix ans, unejournée de sa vie où il n’ait songé à l’heure douce du premier reposdans la maison payée.

Les deux hommes sont arrivés à la barrière sur la sente, et M. Bansesecoue les vains regrets comme une rêve inutile : « Vous êtes un bravehomme, monsieur Brisemontier, et si j’avais le droit d’expliquer tout,je sais bien que vous m’approuveriez. Ce n’est point de temps que j’aibesoin, mais d’argent liquide. Pouvez-vous me racheter l’immeuble, sixmille francs versés comptant ? »

Trois jours après, quand il a signé chez le notaire, l’acte de vente,la main de M. Banse tremblait un peu et il a fallu qu’il s’y reprenne àdeux fois pour achever son paraphe.

Mère Annette, en bonnet blanc, traverse le magasin d’un trot de souriset se faufile dans le bureau : « Qu’est-ce que vous me voulez donc, desi bon matin, monsieur Banse ? Faut que ce soit quelque chose deconséquent pour que vous m’ayez écrit d’apporter mon reçu. » - «Asseyez-vous, madame Annette, et suivez-moi cinq minutes, avecattention. »

La voix de M. Banse est si mal assurée que mère Annette, touteinterdite, se met à trembler comme font les petites vieilles quisentent le malheur rôder autour d’elles. Mais M. Banse, qui s’estrepris, va jusqu’au bout, sans broncher : « Vous n’êtes pas plus richequ’il ne faut, madame Annette, et si vous veniez à perdre ce que vousavez prêté, vous seriez dans de vilains draps. En plaçant vos six millefrancs à fonds perdu, vous pouvez vous faire de quoi finir à l’abri dubesoin. Ramassez votre argent pendant qu’il est temps encore, etrendez-moi votre reçu. »

Il compte les billets sous son pouce mouillé, d’un geste machinal decaissier. Il en a tant et tant manié qui n’étaient point à lui, que safemme quelquefois le plaisantait, sur tout cet argent qui lui filaitentre les doigts. Mais chacun des billets qui maintenant tombent sur latable est lourd de souvenirs et d’espérances mortes : les deux petitsdormant dans leurs lits étroits ; Mme Banse qui coud sous la lampe ; lebouquet planté à la maîtresse poutre ; la première pêche cueillie dansle jardin, tout le passé triste et joyeux ; tout l’avenir plein del’incertitude des lendemains, et l’humiliation de redevenir un pauvre.

- « Comptez vous-même, madame Annette. » Mère Annette ramasse lesbillets comme à regret : « Ça me fait trop deuil, tout de même, quemonsieur Cabirol n’ait pas voulu garder mes sous ! »

Un remorqueur siffle au tournant d’Eauplet. Le soleil de juin dévale lacôte Sainte-Catherine, coule sur le fleuve, et remplit le bureau detiède clarté. Et devant le sacrifice nécessaire, librement consenti aunom d’une Loi plus haute que toutes les lois, M. Banse, prêt à pleurer,redresse la tête - et boit jusqu’à la lie l’orgueil amer d’avoir faitsans faiblir un peu plus que son devoir.

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*   *

Il range ses livres, arrache la page de l’éphéméride, et roule en unpaquet bien propre tout ce qui est à lui : son vieux veston, sesmanches de lustrine, et le porte-plume fait à sa main. Puis quand il a,pour la dernière fois, regardé toutes les pauvres choses au milieudesquelles il a, sans profit, usé quinze ans de forces et d’espoirs, M.Banse, pour couper court à tout attendrissement, transforme sa douleuren colère. Il traverse le magasin et entre dans la salle à manger, avecla volonté irritée de cingler au moins de quelque politesse brutale lalâcheté de M. Cabirol : « Voilà la clef de la caisse. Mes comptes sonten règle. Si vous voulez vérifier. » Mais M. Cabirol fait non de latête. Comme les pauvres diables, brouillés avec les mots et qui mettentdans un geste banal toute la bonté de leur âme frustre, il atteint deuxverres sur le buffet et les remplit sans hâte : « Il ne sera pas ditque nous nous serons quittés comme deux ennemis ! Demain comme demain ;mais j’ai encore les mains assez propres pour que vous puissieztrinquer avec moi. A votre santé, monsieur Banse ! »

Au moment où leurs verres se touchent, Mme Cabirol, aimable etparfumée, descend de sa chambre. Comme aucun des deux hommes ne tourneles yeux, elle se verse une larme de madère et s’approche en souriant.Mais M. Cabirol fait, d’un coup de poing de brute, sauter le verre quise brise : « A bas les pattes et fous-moi le camp ! »

Il referme brutalement la porte, reprend son verre dans sa large mainqui tremble et le choque contre celui de M. Banse d’un geste si rudeque la moitié du vin se répand sur la table : « A la santé de votrefemme et de vos deux gamins, monsieur Banse ! »

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Le chant des marteaux écrasant les rivets, remplit toute l’île. M.Banse monte la rue Centrale, comme il l’a montée des milliers de fois,de son pas long et ferme d’homme toujours pressé. Mais en passantdevant les Bains, ses jambes tout à coup mollissent et la tête luitourne. Par crainte de tomber dans la rue, il entre « Aux Mariniers »et s’affale sur la banquette.

Le débit, à cette heure, est vide. Un petit homme gras, tout en poilsrouges, qui édifiait sur le comptoir une tour branlante de dominos,s’inquiète et passe sur le marbre un coup de torchon méfiant. Il n’aimepas les ivrognes qui, pour un oui, pour un non, font des saletés etvous restent sur les bras. - « Vous n’êtes pas malade au moins ? Parceque ça ne serait pas des choses à faire… » Les vêtements propres de M.Banse le rassurent un peu : « Ça vient de l’estomac. Faut prendre unedemi-tasse avec un peu de vieille. » - Il crache dans la sciure qu’ilétale d’un coup de savate et s’en va à la cuisine, mettre le café surle gaz.

M. Banse est seul. Le roulement lointain des tramways sur le pont,l’étourdit d’un bourdonnement confus. Sa tête est lourde comme au matind’une nuit de fièvre, dans la demi-conscience du réveil prochain. Lepetit homme gras déboule sur ses courtes pattes et verse le café fumant: « Rhum ou calvados ? » - « Donnez-moi plutôt un bon fil en quatre. »- Pour retarder le moment affreux de retrouver face à face sa douleurengourdie, M. Banse accroche son chapeau à la patère, fait craquer sesdoigts maigres, et propose au patron de faire la tournée à l’écarté :

- « A votre service, dit le petit bonhomme gras, - et à vous la coupe. »

Il se hisse en soufflant, au haut du tabouret, et du premier coup, pourtâter l’adversaire, refuse des cartes et sans un atout, joued’autorité. Puis résigné, il fait quatre plis et marque le point, sûrde gagner contre une ganache qui, le roi en main, oublie de le déclarer.

Mais brusquement, la douleur réveillée se rue d’un bond sur M. Banse etle tient écrasé sous elle, sans force et sans souffle. Ses yeuxs’emplissent d’une telle détresse, que le patron, à nouveau s’inquiète: « C’est l’étourdition qui revient. M’est avis que vous feriez mieuxde rentrer chez vous. » Sous le coup de cette pitié intéressée, M.Banse se ressaisit. Il ne veut pas qu’on le plaigne ; il ne veut passurtout se soupçonner lui-même de regretter ce qu’il a fait : « Ça vamieux maintenant : c’est fini. Payez-vous de mon verre et du vôtre. »

- Au long des rues, où pendant quinze ans, il a passé six fois parjour, M. Banse s’en va vers la pauvreté nouvelle et le long sacrificedes recommencements - mais fier, et portant sans faiblir sur sesépaules maigres, le rude fardeau d’avoir voulu, au milieu del’universelle goujaterie, demeurer au moins un simple honnête homme.




Déjeunerd’artistes


Nous battons des mélodies àfaire danser les
ours - quand onvoudrait attendrir les étoiles

                                          (FLAUBERT.)



C’ÉTAIT un long, un timide professeur delettres un peu bègue etabondamment chahuté. Pendant ses explications, ses doigts nerveuxtremblotaient et il avait d’inattendus déclenchements de mâchoire quifaisaient se tordre les gamins et sourire ses collègues à la dérobée.

Ceux-ci avaient pour Sébillot un mélange de pitié méprisante et deconsidération, car sous les tics, les balbutiements de cet estropié sedevinaient confusément des élans de coeur, un sens fébrile du beau, deslaideurs ou des ironies humaines ; mais les mots attendris ou âpresqu’il avait sur la langue s’effaraient dans l’émotion ou seconvulsaient au sortir de la gorge.

De cette impuissance à s’exprimer, il gardait une tristesse, uneconscience irritée ; aussi au milieu des autres se taisait-il, ou secontentait-il de banalités qui franchissaient plus aisément la barrièrefrémissante de ses dents. Les sots le croyaient sot. Le bruit pourtantcourait au lycée qu’il écrivait des vers et des pages d’une beautémaladroite mais passionnée qui étonnaient. Il les lisait à de raresamis, avec une diction qui tout à coup devenue parfaite, prenait toutesles inflexions musicales d’une voix de femme ; ce qu’il n’arrivait pasà dire dans la prose quotidienne, il le traduisait en vers, comme cesbègues de vaudeville qui, las de bafouiller, chantent…

*
*   *

Aux fins de trimestre, ces messieurs se réunissaient dans une brasseriedu quai ; parfois, s’amusant de sa timidité maladive, ilsl’entraînaient par le bras à la nuit tombante : « Allons, voyons,Sébillot ! », et le conduisaient clandestinement au grand 9 de la ruede l’Arsenal.

Devant la grosse Maïa, bouffie de paresse et de vice, on le forçait àfaire une déclaration d’amour en vers :

       Je boirailonguement à tes mamelles douces
        Tel qu’unenfant avide et de désir pâli,
        Le vinpuissant du rêve et le lait de l’oubli…

La grosse Maïa, d’une claque vous faisait sauter ses nichons et secouéede joie bête, roulait lourdement sur les banquettes pourpres etrebondissantes.

*
*   *

C’est lors d’une de ces orgies mélancoliques qu’il avait, au café, faitla rencontre de Mercadier, l’instituteur, une espèce d’énergumènecraint et détesté à l’Inspection académique. L’Echo de Cherbourgavait conté, dans ses « bonhommades » quand la mairie avait en 1908offert un banquet au ministre Padirac, qu’au coup du champagne, voilàmon Mercadier éméché qui brusquement avait bondi sur une desserte, dansle silence inquiet jeté un cri de « citoyens ! » et, en gesticulant,braillé des stances. Le ministre Padirac avait failli s’étrangler danssa coupe.

L’instituteur avait dans un coin attiré Sébillot avec des gestesprotecteurs et mystérieux. Lui, Sébillot, était un incompris, mais lui,Mercadier, incompris aussi, le comprenait. Son âme soeur était venuefraterniser avec la sienne.

Sébillot, méfiant et confiant, s’abandonnait pour se reprendre,flairant l’impitoyable bavard, gagné quand même par un besoin deconfidence avec n’importe qui, Mercadier lui palpait les mains,écoutait religieusement ses propos bégayants, puis déversait le flotbourbeux de ses théories et de ses lectures, où traînaient de l’argotde voyou, des clichés prétentieux de manuel de littérature, descitations de Verlaine, de Shakespeare et d’Aristide Bruant. La face dece gringalet était comme dévorée d’un mal inconnu : le génie, lasyphilis ou l’impuissance ; son nez était pincé et pâle, ses yeux cavesavaient des lueurs inquiètes de vieux phosphore, et ses dents, quand ilouvrait ses lèvres minces, apparaissaient transparentes, malades ettoutes rongées.

Il maintenait Sébillot sous son regard fumeux, lui passait son haleined’eau de vaisselle sous le nez, l’étreignait affectueusement : «Comprenez-vous, murmurait-il, c’est la souffrance de l’âme : les âmesveulent parler et il faut qu’elles se taisent… » Au milieu dedivagations, une parole subtile (peut-être une citation) : « Il faut sedéfier de l’homme qui n’a pas de musique au coeur. »

Sébillot, remué, tremblotait devant lui, comme une branche de saule ;ces étincelles éparses rallumaient en sa mémoire des pensées chéries.N’est-ce pas de la bouche des fous que jaillissent parfois des parolesinattendues, révélatrices ?

Autour de lui, tous ces gens bien universitaires causaientraisonnablement du tarif des leçons, du mauvais esprit des élèves, desparties de bécane à faire du côté de Valognes, deSaint-Sauveur-le-Vicomte où est né Barbey d’Aurevilly. Ce n’était pointdes sots ; leur savoir était bien classé comme dans des rayons debibliothèque ; ils disaient des choses justes, mais ils ne savaient pasdire le mot affectueux qui fait tant de bien au coeur d’un pauvre homme.

Et Mercadier développait sa poétique : « Ecrire pour les simples, pourle peuple : prends l’éloquence et tords-lui le cou. » Et Sébillot émufaisait oui, oui, de la tête et haletait : « Dire… c’est ça… comme…n’est-ce pas… on sent, simplement, n’est-ce pas, comme le coeur en nousparle… » - « Sortir ce qu’on a de dans le ventre, quoi ! la joie, lechagrin, la colère. Indignatiofacit versus », et il fixa Sébillotpour voir l’effet de son latin.

« Que la poésie sorte de nous… n’est-ce pas, comme des larmes »,continuait Sébillot toujours dans son rêve.

       - Elleest discrète, elle est légère,
        Unfrisson d’eau sur de la mousse…

susurra Mercadier en traçant d’un index pensif des ruisselets de siropsur le marbre poissé.

- « Maître, fit-il, en soulevant vers lui ses yeux caverneux, je lisaishier encore presque à genoux ces vers de vous : « A mon rêve inexprimé.» Ça, c’est chouette ! J’ai exprimé moi aussi la même idée dans une odeque je vous lirais bien… seulement j’ai pas ici mes cahiers… »

Ces messieurs sortaient du café ; on se pressait autour de M.Dessignol, le professeur de première, qui contait à mi-voix, d’aprèsRabelais, pourquoi les lieues sont plus courtes en Ile-de-France qu’enBretagne, et l’on riait à rires gaillards, étouffés.

Mercadier se retourna, du mépris dans l’oeil : « Des âme de boue ! »prononça-t-il.

- « Voici le carrefour, Maître, nous allons nous séparer. Maisoctroyez-moi un grand, un vrai plaisir : demain jeudi, venez déjeunerchez nous, au Val-de-Saire, passé l’hôpital. Heurtez à l’huis, et l’onvous ouvrira. - A la bonne franquette, à l’artiste, s’pas, maisl’hospitalité écossaise. »

Sébillot, bafouillant, déclinait l’invitation : Il avait des copies àcorriger…

- « Voyons, je vous le demande en grâce, honorez ma modeste demeure. Mafemme est souffrante, phlébite à la jambe. Je me charge du boulot, desagapes, je veux dire. On récitera des vers, on fera de la musique, ondevisera. Je vous lirai ce que j’ai fait, puisque, là-bas, j’ai mescahiers. C’est entendu, topez là, à demain. »

Sébillot oscillait sur ses longues jambes comme un arbre au vent. Ilvoulait dire non, il dit oui, par faiblesse. Et l’autre s’éloigna,sautillant, menu dans sa jaquette luisante, avec des gestes obséquieuxd’adieu, de revoir : « Maître… cher maître », et disparut au coin de larue de la Fontaine.

*
*   *

Sébillot logeait place de l’Hôtel-de-Ville devant la statue équestre deNapoléon qui domine impérieusement toute l’étendue de la rade : logisdes plus humbles, car les charges de famille, sa mère et ses deuxsoeurs, réduisaient à peu de chose son traitement déjà maigre. Sonméchant garni avait un plafond bas et des papiers jaunes, mais ils’ouvrait aux jours ensoleillés, radieusement, sur la largeur de lamer. Toute cette nappe d’un bleu laiteux, de soie pâle comme duWhistler, émeraudée ou violette comme un Monet, était une magiefastueuse et changeante pour ses yeux tristes. C’était son luxe et saconsolation de pauvre. Les nuits d’hiver, le noroit faisait tremblerles croisées pourries, et les vagues avaient des appels, deséclaboussements et des bonds farouches qui le réveillaient fiévreux,avant l’aube, le bouleversaient et l’enivraient tout ensemble d’unedélicieuse angoisse romantique : la voix du large berce de sa puissancevictorieuse les impuissants et les vaincus.

Sur sa table de bois noirci, des livres incohérents et beauxs’empilaient en désordre ; une lampe en verre bleu, achetée 2 fr. 50 aubazar, éclairait des éditions misérables ou magnifiques, les Balladesde Villon dépenaillées, les Evangiles de JamesTissot, un Montaignedans la collection à cinq sous, l’Enferde Dante, illustré parGustave Doré, des numéros salis du Mercure de France, Sagesse et leJardin de l’Infante, somptueusement reliés.

Aux murailles, de belles images ; Sébillot en rêvassant posait surelles des regards de ferveur : le Roi Cophetua deBurne-Jones, auxgenoux de la douce mendiante, le Pauvre Pêcheurde Puvis, des Maternitésanxieuses de Carrière et surtout ce Chapiteau desbaisers qu’il affectionnait, ayant, lui aussi, dans sonsocialismed’utopie, édifié en rêve une maison de fraternité où les hommes plusaimants viendraient se dire des choses consolantes, échanger de bellesvisions d’art…

Sébillot en rentrant s’assit tout d’une pièce dans un fauteuil ponceau,allongea ses grandes pattes de crabe, fatigué par le bagout deMercadier, chaussa de vieilles savates et s’enfonça dans uneméditation. Il se releva d’un bond, atteignit l’adversaire invisibled’une riposte vengeresse, puis s’arrêta net pour éclater d’un rireénorme qui secoua son long corps. Sa logeuse d’en bas, Mme Percepied,n’avait-elle pas raison de le traiter de grand maboulard ?

Il se calma, rêva une seconde, prit une gaufrette dans une boîte en ferblanc, la goba, ouvrit Amoriet Dolori Sacrum, lut un chapitre, notasur un bout de papier deux vers, arpenta sa cage en grondant, haussales épaules : « Ah ! la barbe ! », agita les bras en moulin à vent. «Bah ! j’irai quand même ! » soupira et finit par se coucher.

*
*   *

Il faisait dès onze heures une chaleur à crever. Sébillot, déjà moite,s’acheminait dans la rue longue, pauvre et poudreuse. Il dépassal’hôpital, longea des taudis, des maisons bossues, écrasées de lourdespierres plates.

Il cherchait l’école avec inquiétude. Un relent de salles puantes etd’enfance à vermine, l’arrêta : au fond de la cour, au deuxième, avaitdit l’instituteur.

La cour, par suite de réparations, était encombrée de plâtras et dedunes de plâtre : une poussière blanche saturait l’air brûlant,desséchait la gorge, vous poursuivait dans l’escalier ; les marches etla rampe en étaient saupoudrées. - Notre homme espérait s’être trompé,allait redescendre et s’enfuir, quand un appel joyeux tomba d’en haut :« Maître ! par ici ! » - Le coeur serré, il regrimpa.

Il fut happé, soulevé par-dessous le bras et pénétra en se courbantdans une sorte de mansarde coloriée, surchauffée comme une serre etpresque vide de meubles.

Une femme, lymphatique et flasque, alanguie dans un fauteuil prolongéd’une chaise, lui sourit pâlement et s’excusa : « Madame Mercadier,présenta l’instituteur. Elle a mal aux pattes. »

Et montrant les coloriages au mur comme plus dignes d’attention, il diten s’inclinant : « Le Home décor peint par votre humble serviteur ».Sébillot sourit, une tristesse au coeur. - « Je vis dans une sociétéfuture que j’ai faite belle : La fraternité de la pensée et du travail», fit Mercadier en désignant le panneau de droite : un honnêtemanouvrier, la ceinture rouge au ventre, en chemise de couleur, enpantalon de velours et en bottes, une truelle au poing gauche, tendaitune droite loyale et vigoureuse à une manière de professeur à favoriset à lunettes, pontifiant en redingote noire au milieu des symboles dela science et des arts, du globe terrestre, du compas et de la lyre.

« De l’autre côté, la salle à manger du peuple en 1920 ! » et d’ungeste large, il montrait, autour d’une vaste table de bois blanc,démocratique, lacédémonienne et sans nappe, pêle-mêle, en veston, enbras de chemise, en blouse, s’empiffrant gravement et méthodiquement,maçons, instituteurs, artistes, laboureurs, médecins et ouvriersd’usine, tous frères, tous fraternisant à bouche pleine dans leréfectoire immense de la Maison du Peuple !

- « Il y en a d’autres, il y a qu’à ouvrir les châsses, mais le frichtim’appelle, Maître, - trente-six mille excuses… » et avec la souplessede l’esthète qui passe d’un saut des hauteurs de l’art à l’humilité destâches viles, il bondit dans la cuisine comme un singe.

Des fumées de fritures rances et graillonnantes s’en exhalaient.Sébillot demeura en contemplation attristée devant des gravuresd’illustrés rehaussées de pastel, des chromos et des cartes postalesépinglées entre quatre punaises.

Une voix languissante murmura :

- « Il a trop de talent, il se fatigue. »

Sébillot, pourpre de confusion, se retourna, balbutia des excuses ; ilavait oublié Madame.

Des paroles lasses et lentes coulaient de cette chair flasquement pâle.

- « Alors, comme ça, vous apprenez aux enfants un petit peu de latin,et puis du français. Tout de même, c’est moins fatigant que le travaild’Eustache : lui, c’est tout, voyez-vous : l’histouère de France, lecalcul, l’orthographe et la giographie… »

Du fond de la cuisine, entre les graillonnements des fritures rances,la voix d’Eustache s’éleva : « Sans parler de mes cours de moralecivique, de biologie et de solfège. On turbine, nous ; c’est pas commeces messieurs les aristos des lycées qui n’en foutent pas une secousse.»

Sébillot se tortillait dans l’atmosphère hostile : « Pardon, n’est-cepas… » - « C’est pour vous asticoter, fit Mercadier, conciliant,apparaissant dans la fumée de la porte. Vous impatientez pas, je vouscuisine du nanan, un festin de Lucullus ; ah ! je suis un fincordon-bleu, à mes heures, un type dans le genre Ragueneau,pâtissier-poète, s’pas Mélie ? » Et il s’éclipsa en murmurant quelquechose sur les tartelettes amandines.

- « Depuis ma fausse couche, reprit en traînaillant la grande gnole, jesuis comme ça, étendue ; alors c’est Eustache qui fait la popote ».

- « On y va ! servez chaud ! » fit Mercadier d’un glapissement degarçon de café, une serviette sale sous le bras, un plat de crustacésépineux à la main.

- Je vous en prie, pas de cérémonies avec moi, protesta Sébillot.

- « Comme à Montmertre, à la papa. Pas besoin de nappe, à la manièredes sales bergeois ! » - Sa femme lui lança un coup d’oeil. - « Oh,c’est point qu’on n’ait pas de linge. Tiens, en v’là une… non c’est undrap - les nappes sont au blanc, - je vais mettre deux torchons, çafera le joint. - Aidez-moi un brin, Sébillot. Dans le placard, v’là desverres, la moutarde dans un coquetier, l’huile dans un godet ; on vafaire de la rémoulade. - Tu sais pas, Mélie ? tout à l’heure la mèreJacquet rentrait de sa tournée, elle m’a laissé ces araignées-là, sesdernières. A table ! il fait faim ! »

Il roula sa femme, fit des cérémonies pour offrir à Sébillot le secondfauteuil défoncé, se cala lui-même sur un escabeau et déclara : « Laséance est ouverte. »

- « C’est ce qu’on appelle des araignées fraîches ; elles remuaientpresque encore quand je les ai achetées. V’là la sauce et v’là lebeurre. »

Au fond d’une assiette malpropre, sur une couche de beurresoigneusement écrasé, il avait d’un doigt expert tracé pourl’agrémenter des guillochures et des ondes comme dans les restaurantschics.

- « Qu’est-ce qui vous manque encore ?... demanda-t-il à Sébillot,embarrassé devant son crabe hérissé de poils et de pointes. Euréka !cria-t-il, bougez pas ! » D’un bond il fut dans la cuisine et reparut,brandissant un fer à repasser : « Pan ! pan ! tenez, faut se dessaler !» Et d’un grand coup il broya les pinces, défonça la carapace et fitgicler un liquide vaseux.

Sébillot extirpait le blanc avec précaution  et laissait lereste.

- « Vous n’aimez pas la merde qu’est dedans ? Passez-moi ça, c’est lemeilleur : hup ! » et il supa à même la carapace, allant chercher desmatières brunes ou jaunâtres au fond, avec ses doigts.

- « C’est délicieux ! » faisait Sébillot, s’épongeant avec angoissedans l’atmosphère étouffante.

- « Torchez vos assiettes, second service ! » annonça Mercadier : iljubilait, c’était pour lui une partie fine, comme aux temps regrettésde la vie de bohême, chez Momus, au vieux Quartier Latin. « Toi t’esMusette ! » cria-t-il à l’infirme qui chuchota à Sébillot : « C’est ungrand enfant… »

Un rôti de porc bien gras grésillait dans une assiette et des fritesnoircies dans un bol : « Nous les aimons bien rissolées, fit Mercadier,c’est plus croquant. - Mais vous mangez du bout des dents, dentesuperbo », reprit-il en perçant du regard Sébillot dont lecoeur selevait devant un peloton de graisse.

- « Au contraire, oh ! mais ! je vous assure, je dévore. » EtMercadier, le menton huileux de nourriture, parla poésie : son dieuc’était Rostand, et il déclama, la fourchette en bataille, la tiradedes « Cadets de Gascogne » - Mme Mercadier, les yeux alanguis de songe,disait adorer surtout dans la scène du balcon, la définition du baiser :

       Un pointrose qu’on met sur l’ i du verbe aimer.

pendant que son mari galamment lui en collait un à pleine bouche grasse…

Seulement fallait pas chiner le père Hugo - mais bouffez des frites, n…de… D… ! - le petit père Hugo. C’est vrai qu’il avait lâché quelquesstrophes que lui, Mercadier, n’aurait pas voulu signer - mais unbonhomme qui a dit :

« C’est l’ange Liberté, c’est le géant Lumière ; » puis cette choseétonnante : « Mon père, ce héros au sourire si doux », vous direz toutce que vous voudrez, c’est un bonhomme qui a du poil quelque part :

       Donne-luitout de même à boire, dit mon père !

Ça c’est large, ça c’est magnanime. - Tenez, un coup de maître cidre,Sébillot, ça vaut toutes les Veuve Cliquot du monde. - Avez-vous lu lesrevues du mois ? » - Mon Dieu, j’ai parcouru la Revue de Paris », -«Non je veux dire l’Etoiledu Cotentin. Il y a un sonnet de moi surles pommiers en fleurs… Tenez, pendant que je fais le jus (à la mode dutroupier, vous savez, comme aux manoeuvres, le bonnet de coton), jetezun coup d’oeil sur les périodiques où je collabore. - Attendez, un coupde cachemire. - Tenez, v’là le Bouais-Jan, v’làla MuseCherbourgeoise, et v’là surtout la Chanson du Peuple,parce que moi…- Allons, prenez des croquignolles ! - « Je suis du peuple ainsi quemes amours » ; j’aime le peuple qui trime et qui souffre ; mon coeur,comprenez-vous, je voudrais le servir, tout saignant pour lesmalheureux…

Une émotion soudaine fêla sa voix, lui rougit les paupières. Il auraitvoulu vivre pendant la Révolution, en 89, en 93 même et verser son sangpour la cause sacrée au chant du Ça ira ! Mercadierse leva, l’oeilen feu. Oh ! il n’aurait pas flanché aux Jacobins, à la Montagne ;coiffé du bonnet rouge, il aurait crânement dénoncé les ennemis dupeuple, les chafoins, les calotins, les vesse-la-peur de la Plaine etdu Marais ; avec Danton il serait monté à la tribune pour proclamer : -« Ce qu’il faut au peuple, c’est du pain et des écoles ! » Et il auraitajouté : « C’est de la bonté et c’est de l’amour ! »

- « T’emballe pas, fit Mme Mercadier, va plutôt sercher le café. »

Comme il saisit le sourire de Sébillot, Mercadier sur le seuil de lacuisine se retourna hautainement : « Vous épatez pas, je me monte lebourrichon, parce que, moi, je suis poète, je vis l’histoire, j’ai plusde coeur que vous autres ; je souffre, je pleure pour tous les êtres.Enfant, j’avais déjà le théâtre dans la peau ; oh ! je n’aurais pasvoulu faire le paillasse sur les planches : la tragédie. Horace,comme Talma, le drame : Ruy-Blas, Hernani,comme Mounet. Parce que,je ne vous l’ai pas dit, j’ai écrit des pièces, moi. Tenez, je vasaller vous chercher des manuscrits. »

Il rapporta le café et ses oeuvres. Il étala devant Sébillot des cahiersd’un sou, chipés à l’école, avec des couvertures historiques : Clovis àla bataille de Tolbiac, Jeanne Hachette au siège de Beauvais, les Roisfainéants dans leur chariot, Rollon, haussant, pour le baiser, le piedde Charles-le-Simple.

Mercadier, par-dessus l’épaule de Sébillot, expliquait : - «Voyez-vous, ce qui manque à la France, c’est un poème épique, un grand: oh ! je sais bien, laFranciade, laHenriade. Tout ça, c’est du jusde chique. Eh bien, moi, petit instituteur, je veux doter le pays d’unelarge épopée : laBourade ! »

- « Pardon, la … ? » Les yeux de Sébillot commençaient à nager dans satête.

- « Oui, laBourade, le poème des Bours, des Boers, quoi, deux millehuit cents vers, mon vieux, - de Villebois-Mareuil, le héros français,- et on ne leur cingle pas les fesses, aux cochons d’English, non ! àla Juvénal, mon petit. Oh ! il reste à flanquer le dernier coup depouce, l’affaire d’une heure de turbin, quoi, deux au plus… Un coup derémoustillant, hein ? un larmot d’eau-de-vie de marc ? de finechampagne, alors ? c’est de la bonne, je la prends chez la mèreLaprune, en face ! »

Il lapait son café aux trois couleurs, et entre deux gorgées, il sepassait sa langue pâle sur ses lèvres séchées, comme par un besoin dese les humecter.

Un mal de tête fou cerclait le front de Sébillot ahuri. Mme Mercadierlaissait traîner sur lui un regard méprisant et languide de femmed’artiste.

- « Je débarbouille la vaiselle pendant que vous lisez ça. » - Ilrevint aussitôt, rejetant d’un coup de tête une mèche qui luiobscurcissait l’oeil ; il se planta à califourchon sur une chaisedépaillée, cracha dans ses mains en bon ouvrier qui va pétrir de bonnepâte, se racla la gorge pour se dérouiller la voix et demanda parpolitesse :

- « Vous n’avez rien à me lire, Sébillot ? » - « Non. C’est-à-dire… » -« Ça ne fait rien, j’ai là le plus gros de mon oeuvre lyrique. - Vous,d’après ce que je vois, vous êtes un brin de l’ancienne école,Lamartine et Cie ; moi Richepin, c’est mon homme : le Poème desGueux, mais plus large, mon petit, large comme ça (ilouvrait grandles bras), comme la mer ! »

Hymne au travail,annonça-t-il.

Il écrasa une glaire sous son talon et lança des alexandrins, le brastendu :

       Deboutles gars, debout les gueux, fous d’espérance,
        Prenez lahache en main et prenez vos marteaux,
        Debout,pendant qu’au lit ronflent les aristos,
        Car c’estpar le travail qu’on sauvera la France !

Et le poème se terminait par cet adage gravé au fronton de la citéfuture et que le poète martela du poing comme pour le graver au frontde Sébillot :

       LeTravail est en somme
        La loi del’Homme !

Et il lisait toujours, faisant voler les feuilles ; c’était le faubourgmoderne, la cité de fer - haletante du souffle des forges et des feuxde l’enfer ; - il s’exaltait, la voix enivrée, les yeux prophétiques ;et les machines d’acier broyaient les os des hommes, déchiquetaient lespauvres gosses, et la nuit, des incendies brasillaient sur les plainesd’encre. Dans les galetas infâmes, des fantômes d’enfants et desspectres de femmes ; et la fièvre et la faim dévoraient des chairspâles ; et les mères essuyant des larmes de sang, dans l’ombreregardaient de leurs yeux impuissants, des petiots effrayants secouéspar la toux, qui voudraient jouer encore avec de beaux joujoux, et lesrâles les étouffaient et la Mort les marquait au front. Pleurez,hurlez, ô mères du peuple, vous levez le poing contre la citéd’orgueil, vous vous arrachez les cheveux dans votre angoisse immense,et vous criez : Po-Paul, Charlot, rien, rien… silence, silence…

        Enberçant leurs berceaux, vous bercez des cercueils !

Et le poète, sur ce dernier vers, releva la tête ; elle était touteruisselante de grandes larmes sincères et un sanglot de poète secouases épaules disloquées de pauvre type et il cacha sa face mince entreses maigres doigts qui tremblaient…

Sébillot le contemplait avec une grande pitié silencieuse…

- Dire qu’on voudrait dire ! dire qu’on croit dire et qu’on ne dit rien! O désespoirs des avortements douloureux, qui de nous, hélas, ne vousa pas connus ?

Mme Mercadier, galvanisée, se souleva et elle attira son homme contreson coeur. « Tiens, t’es un type de génie ! » Elle était presque belle.« Oui, oui, tu as du génie ! » Et elle toisait Sébillot d’un air debravade : « Seulement, veux-tu que je te dise, tu es trop modeste ! »

- Oh, j’ai de l’étoffe, fit Mercadier en se redressant, j’en ait-yremporté aux jeux floraux par toute la France !

- Vingt-trois médailles ! » précisa orgueilleusement sa femme.

Lui, se jeta sur un placard et « tenez, tenez, lauréat du concours deNérac, 2e prix de stances à Cahors, 3e prix d’élégie à Béziers, tenez,tenez, la violette d’argent aux Muses Santones, et tenez, enfin, mavictoire, diplôme d’honneur et branche de laurier en vermeil à nos jeuxfloraux de Cherbourg ! »

Et les genoux malheureux de Sébillot furent jonchés de toute cettegloire en écrins de pourpre, de ces trophées éclatants de bronze,d’argent et d’or…

- « Il est trop modeste ! il n’occupe pas la position qu’il mérite !reprit Mme Mercadier montée ; non, tu n’as pas le poste que tu mériteset que d’autres te volent ! Mais ton inspecteur est une gourde et tondirecteur un salaud. Oui, c’est un salaud, cria-t-elle plus fort enapostrophant la fenêtre d’en face, pendant que son mari, inquiet,faisait de la main : - chut, chut…

- « Oui, reprit celui-ci plus bas, ils en crèvent que je fasse de lalittérature, et c’est pour ça qu’on me refuse les palmes. Ça lesembête, ces ânes, que je sache du latin, parce que, vous savez, je nesuis pas un primaire, moi ! - mais l’avenir n’est pas perdu, marcheMélie, je potasse le professorat des Ecoles normales et l’on arriveramalgré eux et quand même. Et demain, c’est professeur, demain, c’estdirecteur ! demain peut-être, c’est Inspecteur général de l’Instructionpublique ! et je vous emmielle tous ! »

Et le chantre des souffrants, des mères affolées et des enfants mortsleva le front d’un geste de défi.

Puis rassénéré, il ajouta : « Il est trois heures, dis-donc, Mélie, sije vous faisais sauter une crêpe ou deux ? »

Sébillot s’excusa : il admirait infiniment son beau talent, maisl’après-midi s’avançait… il avait des copies à corriger… Il se levaitquand Mercadier se jeta sur lui, l’étreignit, le rassit de force : «Allons, restez, soyez gentil, na, na, vous êtes un frère… » - Il sefaisait câlin, cajoleur, lui tapotait les omoplates : « Vous allezvoir, si c’est à se pourlécher les badigoinces ! »

Et retroussant ses manches de chemise, il sortit de scène, lestement,comme un acteur conscient d’avoir épaté son public.

Le graillonnement rance recommença. L’atmosphère de la mansarde sousles toits brûlants de trois heures s’alourdissait, s’empuantissaitencore.

- « Hé ! là ! chaud, chaud ! les petits pains de gruau ! » On entendaitl’artiste chanter dans la coulisse, et ça pétillait dans la poêle :« One, two,three, sautez, houp, et sautez, houp, et bouffez toutbouillant. » Il était là, une loque huileuse et brune entre le pouce etl’index. « Attrapez ! » Il lança et elle se plaqua sur la table devantSébillot qui pensa vomir.

Le professeur se trémoussait, se tortillait sur son fauteuil,s’étranglant, gémissant, malheureux, comme un chien à la chaîne.

- « Mais, restez, n… de D… ! » criait Mercadier, et Sébillot retombait,désespéré, bégayant des choses vagues.

- « Et maintenant, un peu de musique de chambre, fit l’artiste,s’essuyant les mains sales d’huile et de suie. Passons au salon ; quim’aime me suive ! »

*
*   *

Il roula le fauteuil de sa femme, puis vers un réduit sombre oùluisaient vaguement des porte-bougies de piano, il entraîna monSébillot, qui tentait l’arrachement suprême : « Des compositions pourdemain matin, je vous jure !... » - « Mais, foutez-nous la paix, pourune fois qu’on fait un peu d’art !... »

Il se campa sur le tabouret, renvoya sa mèche rebelle, découvrit leclavier, solennellement, à la Pugno ; sur les touches jaunes comme desdents de fumeur traînait de la cendre de pipe…

- « Dites donc, vous n’avez pas entendu la Marche des petits Citoyens? Quand Padirac, le ministre, est venu avec la séquelle, on a faitgueuler ça à trois cents gosses au moins, qui défilaient bannières auvent, au pied de l’estrade d’honneur ; superbe ! et ça embêtait lescurés. - En avant, paroles et musique d’Eustache Mercadier… la, la, la…et il entonna à tue-tête :

        Chantonssans fin le grand Ministre en choeur,
        Nous lesp’tits gueux sortis de la laïque,
        Ornonsson front si haut de couronnes de fleurs
        Comme ila couronné d’orgueil la République !

Et au refrain, sur ses lèvres gercées, errait le sourire des vengeances:

        C’estnous les pouilleux, nous les purotins
        Quiferons plus tard les vrais citoyens !       (Bis).

Mme Mercadier battait la mesure de sa pantoufle, mollement ; lui, deson chef où les cheveux rares s’envolaient.

- « C’est pas fini, ça commence, et la valse qu’on joue au Casino tousles soirs, c’est du même : « Beaux couples enlacés.» Il ondulait,les yeux mi-clos, les doigts voltigeants, l’âme tourbillonnante… «Croyez-vous que c’est moelleux, c’est cochon comme du Massenet, pasvrai… - Autre genre, parce qu’avec moi c’est toute la lyre - non, maisécoutez-moi ça, c’est rien et c’est tout : le chant des Vagues,dansle genre Schumann : ça soupire sur la grève, les petites vagues derêve… - C’est une berceuse - et murmure le zéphyr sur les eaux desaphir… Son coeur d’artiste s’enchantait sur l’azur des flots - et puisvers le large, ça s’enfle, hou, hou, les grandes lames, ça écume - sonsourcil se fronce, son front se plisse, - des bouillonnements de notesremuées - des paquets de mer s’écroulant sur les récifs !

Maintenant c’est le soleil, tout s’apaise - son front se déplisse, lesourire, - et la caresse du zéphyr berce et soupire - l’enchantementrecommence - sur la blonde grève et ça s’évanouit comme un rêve… C’estchic, hein ? »

Puis, l’inspiré esquissa une phrase qui fit tourner la tête à l’autre,une phrase pas mal, lente, ténébreuse. « Ça, mon petit, c’est leprélude d’une page que je veux grande et qui s’appellera : Le mortvivant. » Il pivota sur le tabouret pour expliquer : «Avez-vousjamais approfondi ce thème : un homme en léthargie qui se réveille ensursaut dans son cercueil ? » - « Il y a, risqua Sébillot, quelquechose de ce genre dans Edgar Poë… » Mercadier, impatienté, coupa net :« Laissons-là Edgard Poë, il s’agit de conception musicale ; il s’agit,vous saisissez, de traduire ça sur le clavier, c’est formidable,shakespearien !

… La nuit, le grand silence sous la terre… Cela je l’ai trouvé » et ilrejoua sa phrase lente… « Seulement faut rendre le cri du mecressuscité, quelque chose dans ce jus-là », et il asséna un gnon sur lemalheureux piano qui gémit.

- Prends garde, Eustache ! fit sa femme inquiète.

- T’occupe pas, laisse ta chemise sous toi, j’explique le schéma àSébillot. Seulement, le raide c’est le coup de l’agonie, la bouche quibave du sang, le corps qui gigote, les tibias qui cognent contre lesplanches. »

Il s’empoignait la tête en travail dans ses mains… « Il faudrait descastagnettes comme dans la Danse macabre de Saint-Saens… » Sébillotrenfonça un sourire, mais l’autre se redressa : « Ah ! tu ne la connaispas, toi, l’angoisse de la création ! Les grands, mon petit, ont de cesaudaces, comme dans les opéras où la cantatrice étranglée ne pouvantplus chanter, rauque des râles… Eh bien, moi, j’ai besoin d’écrasementsd’os. J’ai songé un instant à faire broyer une boîte, une boîte àcigares, par exemple, pendant que je jouerais, seulement faut en avoir,- pas pratique ; soudain, j’ai été traversé d’un éclair d’inspiration :c’est simple comme l’oeuf de Colomb, mais fallait y penser. »

Alors il remua des choses funèbres de sa droite, tandis que de sagauche, lentement, il tambourinait de grands coups sourds dans lesflancs d’acajou du piano : « En plein dans le ventre, mon petit ! »

- Cependant Sébillot, furtif, avait allongé la main doucement,doucement, saisi son chapeau, sa canne, saluait, se défilait derrièrela porte… mais l’autre, tel qu’un chat, bondit sur lui, et comme ilpensait échapper, le rattrapa par un pan de sa jaquette : « Sébillot,fit-il essoufflé et pâle, Sébillot, vous ne ferez pas ça, ça ne seraitpas chic. - Vous entendrez au moins ma Symphonie rouge,comprenez-vous, c’est mon chef-d’oeuvre, c’est toute ma vie, quoi ! » -Il le ramena comme un prisonnier de guerre, claqua la porte et lerassit durement ;

- « Ça, mon vieux, c’est de la musique futuriste, unanime, de lamusique pour les masses, sortie du coeur populaire ; il commence à enavoir soupé, le peuple, des pastorales, des mamours au clair de lune ouautres histoires de fesses, plus ou moins musicales. C’est couru, c’estfini, c’est le passé, mais la Vie, les aspirations des Nations, lessoulèvements des foules vers l’Avenir, qui les dira jamaissymphoniquement ? »

Sébillot écoutait, presque intéressé.

Et la Symphonierouge préluda solennelle, sombre comme le mystère dela destinée. Mercadier, les yeux fixes comme s’il fixait une insondablevision, commentait à mesure l’oeuvre où il avait suspendu toute son âme :

Andante.- Soupirs d’un peuple qui étouffe dans les limbes, sanglotsimmenses, sombres rumeurs de révolte, assez souffrir, assez de vacheenragée ! Du bon pain, un brin de beurre avec ! de quoi bouffer, quoi !

Cris des villes et des taudis, cris de la terre, des manants hâves descampagnes. - pomm,pomm, pomm, la rumeur monte comme la marée auMont-Saint-Michel ; pam,pa, pam, les masses sont en marche ; pomm,po, po, pomm, c’est l’orage dans le ciel comme sur laterre, leséclairs passent en notes stridentes : do, ré, mi, fa, sol, ut ! Trèswagnérien, s’pas ?

Silence - une voix douce s’élève, mi, mi, ré, ré, do, do,- la voixd’une manière d’apôtre, de Christ populaire, comme dans Jehan Rictus,tu te souviens ?

        Ah !comme t’es pâle ! ah ! comme t’es blanc !

Des notes longues et comme blanches précèdent l’apôtre qui vient auxfoules lentement. Et lui, les enflamme pour la lutte sacrée, ta, ran,ta, tann ! et, entonnant des chants religieux comme lepeuple russe,tu te rappelles ? - des milliers d’hommes s’avancent.

Charges de cavalerie, sabre au clair ! et les dièsesjaillissent, si,si, si, le sifflement des balles, boum, ba, la boum,le canon, - etles doigts du maestro galopent au triple galop jusqu’au bout duclavier, et vlan ! un coup de poing comme les grands virtuoses : c’estla mêlée révolutionnaire, et ce sont des roulements et destripatouillages et des pataugeages dans les eaux troubles, deséboulements et des effondrements de gammes, et je tape et je cogne etje t’écrase et je t’assomme et les cordes résonnent comme des peaux detambour ! Mercadier n’a plus un poil de sec, c’est le grandchambardement, le sang ruisselle dans les rues à torrents, l’univers seteint de rouge ! Tintamarre ! notes rouges. - Vois-tu les notes rouges? - et dans les flammes le Christ se hausse, étreignant une noblevierge sauvée. Chant de triomphe, apothéose, plaquage d’un accord- fortelarghetto !

De ses cinq doigts, Mercadier, en nage, repeigne sa crinière affolée.- Tu, tu, tu,le chant d’un oiseau dans un arbre après le carnage, - scherzo, amoureuxmurmure - et le sourire renaît sur les dentsrongées. Amour ! le monde va ressusciter dans l’amour ! Leitmotivd’amour. Le sauveur du peuple monte avec sa poule, la donzelle, sur lamontagne, qui domine la mer. Mais la tourbe haineuse, les voyous seruent à l’assaut de la falaise. - Huées de haine, leitmotiv de lahaine !

L’oeil du maestro présage du fatal. Cri déchirant ! c’est l’aimée qu’onarrache éperdue des bras de son amant, pam, pa, pa, pamm,et qu’ontraîne par les cheveux : « Adieu ! Adieu ! malédiction ! » Et lapopulace ingrate lacère le corps de son sauveur, en jette les quartierssanglants à la mer - hurlante dans sa joie féroce, et la tête del’apôtre - tandis que la tête du soleil sombre dans l’océan, - rebonditde roc en roc, en clamant : « Lâches ! » et va s’abîmer, pomm, po,pomm, aux profondeurs des flots, pour l’éternité !...

Et le maître, épuisé, se couche sur le piano, les bras en croix, commeun crucifié, et son front s’abat et cogne les touches dans un bruitsourd, comme si, lui aussi, roulait mort…

Et Mme Mercadier, d’une secousse électrique, se dressa, releva la tête,inspirée : « Mon Beethoven ! »

Alors Sébillot, à pas de velours, s’est levé, a ouvert la porte, ils’est incliné, il a fait par politesse : « Sublime ! Génial ! » et levoilà qui détale et dégringole, quatre à quatre, les escaliers, commes’il avait le feu au derrière ! - Un cri féroce : Canaille ! ou Crétin! tombe des hauteurs et l’atteint comme une pierre, tout au bas, maisil file, délivré, se jette dans la rue ; une venelle est là devant lui,au bout c’est la rade bleu pâle ; il court vers la mer comme un hommequi a besoin de vomir se précipite vers une cuvette.

Il atteint la grève enfin, étourdi, ébloui, les jambes rompues et selaisse choir sur les sables…

*
*   *

Une grande paix dorée plane sur la mer, un grand souffle d’infinitraverse le ciel, lui baigne les tempes comme un linge frais, met danssa poitrine un rafraîchissement.

Les yeux hagards errent sur ces largeurs miséricordieuses qui caressentcomme des baisers vastes. - Des centaines de mouettes fleurissent d’uneneige les eaux du soir ; le soleil couchant ouvre dans l’espace sonéventail de rayons, allonge sur la plaine liquide une colonne d’or…

Que tout cela est simple et pacifiant, mon Dieu ! que tout cela reposedes sottises et des verbiages humains ! Il plonge ses mains fiévreusesdans le bon sable fuyant et frais comme de l’eau.

Le soleil s’abîme là-bas, derrière la Hague, empourpré ; la mers’évanouit : une sérénité surnaturelle tend par dessus tout du silenceet de l’ombre sacrée.

Et Sébillot promène ses regards de chien triste sur ces choses qui setaisent et font oublier les hommes impitoyables qui ne savent pas setaire, sur les espaces puissants qui consolent, miraculeusement, deleur impuissance les pauvres âmes.

Il regarde tout ça, ce malheureux qui bégaie et se senti si seul aumonde, il regarde tout ça qu’on ne peut pas, qu’on ne pourra jamaisdire, et tout à coup, - ça lui vient comme une envie de ce qu’on sait…- il se couche à plat ventre sur le sable, et, la face dans les mains,se prend à pleurer silencieusement…