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GROULT, Edmond (1840-19..) : Lisieux - Notice historiqueextrait(e) du journal Le Lexovien,n° des 16, 20, 27 et 30 septembre 1893.- Lisieux : Imp. typ. &lith. Choppe & Morière, 1893.- 39 p. ; 15,5 cm.
Numérisation du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (19.IV.2012)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx: norm br 2141)
 
Lisieux - Notice historique (couv.)


Lisieux - Notice historique

par
Edmond Groult
(Extrait du journal LeLexovien, nos des
16, 20, 27 et 30 Septembre 1893)

~*~

   A mesConcitoyens,  
       Cordial hommage,
             Edmond GROULT.

    Lisieux, le4 Septembre 1893.


                          L’histoire est une résurrection.
                              MICHELET.



Si nous voulions nous représenter nos premiers ancêtres lexoviens, nousles peindrions par une belle journée ensoleillée occupés à cueillir legui sacré. Un vieillard à longue barbe, vêtu d’une tunique blanche, encouperait les tiges avec une faucille d’or.

Nous nous sentirions à l’aurore de la civilisation naissante. Unprogrès considérable se serait accompli pendant les longs siècles oùles premiers hommes, ne se distinguant que fort peu des autres animaux,menaient une vie errante pleine de périls et de terreurs.

La scène se passerait sur le sol de la ville actuelle ou dans sonvoisinage, à la lisière de la forêt immense qui couvrait alors tous lescôteaux des environs de la Touque. Les eaux de notre rivière, n’ayantpas encore de lit régulier, formeraient un vaste marécage sur lesterrains où nous admirons aujourd’hui nos belles prairies.

Nous placerions à peu de distance de nos personnages quelques huttes àl’ombre de chênes séculaires. Ce serait le berceau du futur Lisieux. Ilest impossible d’en fixer la place avec exactitude, on présume que lachétive bourgade existait quelque part dans la vaste enceinte duCastellier (1) dont on retrouve encore dans certains endroits desvestiges reconnaissables.

Ce que l’on sait seulement avec certitude, c’est que le Lisieux Gauloisétait une ville entourée de murailles et l’une des plus importantes dela Gaule au moment où se produisit l’invasion romaine, l’an 56 avantJ.-C. – Nous sommes au seuil de l’histoire.

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*   *

Lisieux, comme la plupart des villes gauloises, vivait en République. –C’est, à un certain degré de civilisation, le gouvernement naturel. –Mais cette forme de gouvernement, pas plus qu’une autre n’empêche lesfactions de se produire. A l’approche de l’invasion romaine, il seforma dans notre ville deux partis : le parti de la paix représenté parles sénateurs et le parti de la guerre représenté par les jeunes genset la majorité du peuple. La jeunesse et le nombre l’emportèrent ; lessénateurs furent massacrés. La suite montra que le parti de la guerren’était pas le plus sage. Au surplus, nous n’avons pas à juger nosgrands ancêtres, mais à exposer les faits.

Pareil massacre s’était produit dans la République voisine, à Evreux.Les deux villes envoyèrent alors l’élite de leurs guerriers rejoindreceux des Unelles (peuplades du Cotentin). Une armée Gauloise nombreuseet enthousiaste marcha sous les ordres du général Gaulois Viridovic ausecours des habitants de Vannes (les Venètes) attaqués par le généralRomain Q. Titurius Sabinus, chef de trois légions. L’armée gauloise futbattue après des prodiges de valeur, et notre antique cité dût, pour lapremière fois, sentir la colère du vainqueur.

Elle se révolta quatre ans après et fournit trois mille guerriers àl’armée de Vercingétorix, le glorieux et dernier champion del’indépendance gauloise. L’intrépidité de nos ancêtres dût encore céderà la supériorité de l’armement et de la discipline des envahisseurs. LaGaule fut définitivement réduite en province romaine.

La haine des vaincus ne tarda pas à s’apaiser puisque nous trouvons, enl’an 12, le nom de notre cité parmi les cinquante villes gauloises quiélevèrent un autel dans la ville de Lyon en l’honneur de l’empereurAuguste.

La domination romaine fut du reste assez douce aux peuples soumis.Notre ville en particulier parait avoir joui d’une grande prospéritépendant les trois premiers siècles de cette occupation, qui duraenviron quatre siècles et demi. Elle couvrait alors tout l’emplacementde la ville actuelle et en outre tout le côteau de la ferme desTourelles, du champ Funèbre et du champ Loquet. On y a trouvé desvestiges de temples et de palais, les ruines d’un théâtre dont un pande mur est encore debout, et l’emplacement de ce qu’on suppose être uncirque (2).

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Notre pauvre cité allait, elle aussi, se trouver submergée dansl’écroulement de l’Empire Romain. En 486, Clovis, roi des Francs,battit à Soissons le patrice Syagrius. Cette victoire lui donna toutela région du nord de la Gaule, y compris le pays lexovien. Il ne tardapas à s’emparer du reste et fonda ainsi le Royaume des Francs qui,après de longs siècles d’épouvantables misères, devint peu à peu notregrande et glorieuse patrie.

Le Moyen-Age commençait et, avec lui, les guerres, les massacres, lespestes, les famines, l’ignorance et le crime sous toutes leurs formes.C’est à peine si, de loin en loin, pendant de longs siècles dans toutel’Europe quelques nobles figures nous consolent des maux où le mondefut alors plongé.

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Les hommes du Nord (Normands, Saxons, Danois, etc.) n’attendirent pasla chute de l’empire Romain pour commencer leurs ravages sur leterritoire de la Gaule. On les vit apparaître dès l’année 368. Ils seréunissaient par petites troupes sur des barques légères, etdescendaient à l’improviste, tantôt sur un point, tantôt sur un autre,semant partout sur leur passage, la terreur, le massacre et l’incendie.Quand ils étaient fatigués de tuer et chargés d’un butin suffisant, ilsse rembarquaient pour revenir bientôt.

Il est facile, aujourd’hui encore, de reconnaître sur les ruines duLisieux Gallo-Romain les traces d’un incendie considérable, attestantque notre vieille cité ne fut pas plus épargnée que les autres par lesbandits venus du Nord.

Sous le règne de Charlemagne, de 771 à 814, les peuples de la Gaulejouirent d’une certaine sécurité ; mais le grand empereur ne put riencontre les invasions des pirates sur les rivages de son vaste empire.

A sa mort, l’anarchie la plus complète se généralisa. Chaque province,on peut même dire chaque ville, eût ses ducs, ses barons, ses comtes,ses vicomtes, ses marquis, pillant le pauvre peuple et guerroyant sanscesse les uns contre les autres. Lisieux était déjà et devait resterjusqu’à la Révolution de 1789, administré par un évêque qui portait letitre de comte et réunissait ainsi tous les pouvoirs spirituels ettemporels. Le premier de ces évêques avait été Theudobaud, qui montasur le siège épiscopal vers 538. – Cette date marque l’époque del’introduction du christianisme dans notre région.

Les hommes du Nord multiplièrent alors leurs incursions avec la presquecertitude de ne trouver devant eux aucune résistance sérieuse. L’und’eux, Rollon, obtient en 911 du roi de France Charles-le-Simple, àtitre définitif, la partie de la Gaule qui depuis porta le nom deNormandie. Il en fut le premier duc. Sous son administration régna unesévère justice. Nos ancêtres goûtèrent les douceurs d’une sorte de paix; malheureusement cette paix fut de courte durée.

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Les siècles qui suivirent furent les plus mouvementés et les plusdouloureux peut-être de l’histoire lexovienne. Nous ne dirons rien dela révolte vite apaisée de Riouf, comte du Cotentin, contreGuillaume-Longue-Epée, fils de Rollon (921). Nous ne mentionnerons quepour mémoire la dernière et la plus terrible invasion des Danois (945)qui battirent les Français à Croissanville et pillèrent toute notrerégion. Nous passerons sous silence les prouesses de Guillaume,seigneur de Montreuil-l’Argillé, qui accompagna Tancrède de Hautevilledans son expédition contre les Sarrasins en Italie (1030) Nous avonshâte d’arriver à l’époque de Guillaume-le-Bâtard ou le Conquérant.

Le futur héros, proclamé duc de Normandie en 1035, malgré sa naissanceillégitime, n’avait encore que huit ans. Plusieurs barons normandsprofitèrent de sa minorité pour essayer de proclamer leur indépendance.Mais Guillaume avait pour tuteur, d’après la coutume féodale, sonsouverain, Henri 1er, roi de France. Grâce à son appui et avec l’aidenotamment des troupes lexoviennes, il vainquit les rebelles à labataille du Val-des-Dunes en 1047.

Cependant plusieurs d’entre eux, à la tête de bandes armées,continuèrent à porter dans leur région le pillage et l’incendie. Oncite parmi les plus féroces le baron Ernaud d’Echauffour qui ravageatout le pays lexovien pendant les trois années consécutives, 1061, 62et 63. La guerre en outre avait éclaté entre le jeune duc de Normandieet le roi de France, qui avait été battu, en 1058, à Varaville, prèsDives.

Dés qu’il fut libre de ses dessins, Guillaume prépara contrel’Angleterre une expédition qui devaît immortaliser son nom. Aprèsavoir rassemblé à Dives et dans les ports voisins une flotte nombreuse,qui partit de St-Valéry-sur-Somme, le 30 septembre 1066, il débarquaheureusement en Angleterre avec son armée. Une seule bataille, labataille de Hastings (14 octobre 1066) le rendit maître de tout cegrand pays, dont il se proclama roi sous le nom de Guillaume I. La pluslarge part de la victoire revint aux troupes lexoviennes, commandéespar Roger, seigneur de Montgommery.

Nous n’avons que peu de choses à dire des croisades, dont les résultatsfurent si peu conformes au but de leurs promoteurs, mais si favorablesaux progrès de la civilisation.

Les lexoviens n’y prirent qu’une part médiocre. Quelques-uns de leursseigneurs seulement accompagnèrent Robert, duc de Normandie, à lapremière croisade (1096) Bohémond, prince de Tarente, Godefroy deBouillon et Raymond, comte de Toulouse, qui fondèrent le royaume deJérusalem (1107) et l’évêque de Lisieux, Arnulphe, qui fit unpèlerinage en Palestine en 1147.

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La période que nous venons de parcourir ne fut pas seulement signaléepar des guerres terribles ; elle compta en outre d’autres calamités nonmoins meurtrières. La peste et la famine durèrent près de vingt anssans interruption, depuis l’année 920 jusqu’en 940. En 1033, il y eûtun tel manque de subsistances que nos ancêtres furent réduits à mangerde la chair humaine. En 1055, éclata une grave épidémie à l’occasion delaquelle on emprunta à la ville de Bourges les reliques de St-Ursin. En1095, on signala une pluie d’étoiles qui parût un signe effrayant de lacolère céleste.

A cette période, remonte la fondation de la chapelleSaint-Jacques-le-Majeur, qui servit dans notre ville d’égliseparoissiale de 1030 à 1496, époque où l’on commença la construction del’église actuelle. Les premiers travaux de la construction de notrecathédrale remontent à 1049.

Les pieuses fondations se multipliaient alors. Nous citerons, commerelevant de l’évêché de Lisieux, celles des abbayes d’hommes de Bernay(1017) ; de Préaux (1035) ; de Grétain (1050) ; de Cormeilles (1060) ;des abbayes de femmes de Saint-Désir-de-Lisieux (1050) et deSaint-Léger-de-Préaux (1060). Il y en eut d’autres encore de moindreimportance dont on trouvera la liste dans les ouvrages spéciaux.

Nous sommes dans un siècle de foi profonde. La religion catholique ybrille de tout son éclat ; mais ce serait une grande erreur de penserque les mœurs en fussent pour cela meilleures. Voici en effet untémoignage dont personne ne récusera l’autorité. C’est celui d’un desplus illustres pontifes de l’Eglise de Rome, le Pape Grégoire VII, quis’exprime ainsi dans une lettre de 1074 :

« La dépravation des mœurs, qui va toujours croissant, a faitdisparaître jusqu’aux traces de la vertu, et de cet honneur jadis tantvanté, il ne reste pas même l’apparence. Les lois sont méprisées ;toute justice est foulée aux pieds ; les crimes les plus infâmes, lesactes les plus cruels, les plus vils, les plus exécrables, secommettent impunément et ces dérèglements sont déjà passés en habitude.»

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Il nous est impossible de raconter en détail la lamentable histoire desguerres incessantes, des pestes, des famines qui désolèrent toute notrerégion pendant la première moitié du XIIe siècle. Elles eurent pourcause l’usurpation du trône d’Angleterre et du dûché de Normandie parHenri I au détriment de son frère Robert-Courte-Heuse, et plus tard deGuillaume Cliton, fils de ce dernier. La plupart des seigneursnormands, parmi lesquels ceux du pays lexovien, prirent parti pourl’héritier légitime contre l’usurpateur.

En 1136, la mort de Henri I provoqua une nouvelle cause de troubles.Les seigneurs du pays lexovien se prononcèrent en faveur d’Etienne de Blois, neveu du roi défunt, contre Geoffroy Plantagenet.Ce dernier vint assiéger notre ville, dont il s’empara en 1141.Quelques années après, en 1147, il assiégea le château de Fauguernon,le prit et le rasa après trois mois de combats. – 14,000 hommes prirentpart à ce siége mémorable.

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Une seule journée dans ce siècle apporta à nos ancêtres l’illusion dubonheur. Henri II, fils de Geoffroy Plantagenet, duc de Normandie etfutur roi d’Angleterre, y épousa le 18 mai 1152 Eléonore de Guyenne,femme divorcée de l’imbécile roi de France Louis VII, dit « Le Jeune »,qui lui apporta en dot la moitié de la France.

Les massacres, les pillages, les incendies n’en continuèrent pas moinsdans notre région. Dès l’année suivante, nous voyons Robert, comte deMontfort-sur-Risle, faire prisonnier, et enfermer au château d’Orbec,son oncle Valeran, comte de Meulan.

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Les crimes d’ailleurs se multipliaient dans les familles seigneurialesd’alors. L’un de ceux qui eurent le plus de retentissement futl’assassinat d’Arthur de Bretagne par son oncle, Jean-sans-Terre, quil’étrangla de ses propres mains.

L’occasion était trop belle pour que Philippe-Auguste, roi de France,la laissât échapper. Il réunit les barons du royaume et leur fitprononcer la confiscation des biens du coupable. Il s’empressad’exécuter la sentence en envahissant la Normandie. Ce ne fut qu’unepromenade militaire. Il entra à Lisieux sans coup férir en 1203.

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Le treizième siècle fut marqué dans notre ville par deux créationsutiles : la fondation du monastère des Mathurins, pour la rédemptiondes captifs, vers 1210, et l’établissement des Trinitaires, en 1219,pour soigner les malades pauvres. Ce fut l’origine de notre hospice. (3)

Il y eut aussi deux conciles à Pont-Audemer (4) (1267 et 1279) où l’onfulmina contre le dérèglement des mœurs du clergé et contre les Juifs.Ceux-ci durent être marqués au fer rouge, afin de les mieux désigner àla vindicte publique dont ils étaient alors, dans tous les étatschrétiens, les innocentes victimes.

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Une terrible famine signala les années 1315 et 1316. Cependant lesvides qui se produisirent, à cette occasion, parmi les habitants netardirent pas à se combler puisqu’en 1345 l’évêque Guillaume deClermont, trouvant la ville trop à l’étroit dans son enceintefortifiée, lui annexa le quartier des Coutures. Mais ici disparaît lapériode de prospérité de notre ville. Nous sommes à la veille del’interminable et douloureuse « Guerre de Cent ans », dont nous avonsmaintenant à exposer les événements lexoviens.

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Nous y arrivons sans préambule. Les invasions d’alors tombaient commedes aerolithes. Il n’y avait en effet à cette époque ni poste auxlettres, ni télégraphes, ni journaux, ni chemins de fer, ni routespraticables. On n’était prévenu de l’approche de l’ennemi que lorsqu’ilétait déjà au pied des murailles.  C’est ainsi qu’Edouard III, roid’Angleterre, qui avait débarqué à Saint-Vaast-la-Hogue, s’empara deLisieux et ravagea tout le territoire lexovien en 1346. Notre villeretombait aux plus mauvais jours de son histoire. Et, comme si lesAnglais n’eussent pas suffi à la dévastation, elle eut encore à subir,depuis l’année 1352 jusqu’en 1368, les ravages de leur allié, le roi deNavarre, Charles-le-Mauvais, qui finit par s’en emparer à cettedernière date. Ce prince abominable, justement flétri par le surnom queses contemporains lui donnèrent et que la postérité lui a conservé,entra dans notre ville au milieu du pillage et des massacres organiséspar la troupe de bandits qui l’accompagnait.

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Cependant la fortune changea de côté. Le brave Duguesclin, connétablede France, vint au secours de notre province, dont il chassa lesAnglais et les brigands qui l’infestaient (1378-79). Lisieux étaitalors gouverné par son évêque, Nicolas Oresme, qui fut l’un des savantsles plus illustres de son siècle.

Malheureusement une nouvelle invasion anglaise se préparait. Lisieuxfut pris en 1417 par Henri V, roi d’Angleterre. La terreur avait étételle qu’il ne se trouva dans notre ville, au moment de l’entrée destroupes anglaises, qu’un vieillard et deux femmes infirmes. Tous lesautres habitants avaient fui. Beaucoup d’entre eux furent massacrésdans leur fuite ou périrent de misère. Les autres revinrent dans leursmaisons éventrées et se remirent au travail sans désespérer de l’avenir.

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A cette époque un véritable déluge de maux s’était abattu sur notremalheureuse France. La rivalité des Armagnacs et des Bourguignonsajoutait ses horreurs à celles de l’invasion anglaise. Les massacressuccédèrent aux massacres. Dans l’un d’eux périt, assassiné à Paris,Pierre Fresnel, évêque de Lisieux. Ce jour-là, 12 juin 1418, quatremille personnes furent égorgées à Paris seulement.

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Cependant la délivrance approchait. L’idée de Patrie naissait peu à peudans les cœurs. Elle fut personnifiée par une simple fille du peuple,notre sublime héroïne, Jeanne d’Arc. Nous n’aurions pas à prononcer sonnom s’il ne se rattachait lugubrement à l’histoire de notre ville. Onsait, en effet, que le président du tribunal d’Evêques qui la condamnaà être brûlée vive à Rouen, le 30 mai 1431, fut Pierre Cauchon, alorsévêque de Beauvais, lequel, vers cette époque, fut promu à l’évêché deLisieux. Son nom restera au pilori de l’histoire.

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C’est toutefois à cet évêque qu’il convient de faire remonter l’originede la municipalité lexovienne. Il réunit en effet, à la date du 23février 1437 une assemblée des notables habitants pour nommer un gouverneur et des entremettiers, qu’il chargead’administrer laville. Une charte de son successeur, Thomas Bazin, en date du 30 mars1448, donna à notre municipalité sa constitution officielle, sous lenom de Conseil des Ménagiersqui s’appela un peu plus tard, Conseildes Echevins. La commune de Lisieux commença donc à seconstituer prèsde 400 ans après les premières communes du Royaume de France. Il fautd’ailleurs reconnaître que notre cité a rarement marché à l’avant-gardedu progrès ; mais poursuivons notre récit.

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L’élan de patriotisme provoqué par Jeanne d’Arc ne tarda pas à porterses fruits. Le 16 août 1449 notre ville reçut en libérateurs leslieutenants de Charles VII, dont le souvenir fait encore battre dereconnaissance le cœur de tous les Français. Nous avons nommé lescomtes de Dunois, d’Eu, de St-Paul et le sire de Saintrailles. Lisieuxétait alors gouverné par un de ses meilleurs évêques, Thomas Bazin,qui, cependant devait mourir en exil à la suite de ses démêlés avecLouis XI. – L’horrible guerre de cent ans était finie.

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Il semblerait que notre ville, délivrée de l’étranger, dût jouir enfindes bienfaits d’une paix glorieusement conquise. Elle en eût joui eneffet sans la tyrannie de l’Inquisition, qui fut d’ailleurs dans notrerégion moins sanguinaire que dans beaucoup d’autres pays. Il nous fautcependant noter les années 1463, 1513, 1524 et 1547 où la flamme desbûchers dévora dans notre ville des hérétiques, de prétendus sorcierset quelques voleurs. C’est ainsi qu’on préludait aux Guerres deReligion, dont nous avons maintenant à nous occuper.

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Ce fut comme une épidémie morale qui ravagea toute la France etl’Europe entière à l’époque où nous sommes parvenus. Disons tout desuite que cette épidémie fut relativement bénigne dans notre région,grâce à l’esprit de modération des habitants qui est un des traitsdistinctifs du caractère lexovien.

Notre ville eût seulement à souffrir de quelques désordres du 7 au 16mai 1562 et encore faut-il en faire retomber la responsabilité sur lefanatisme des chanoines de la cathédrale et de l’évêqueJean-le-Hennuyer, dont nous allons avoir bientôt à rectifier la légende.

Les protestants Lexoviens et des environs de Lisieux, excédés desinsultes dont ils étaient journellement l’objet de la part descatholiques, s’emparèrent des clefs de la ville et établirent un comitéà la Maison commune (Hôtel-de-Ville). Ils demandèrent par l’organe dece comité au chapitre (conseil des chanoines) de faire cesser àl’avenir les outrages dont ils se plaignaient et à prendre, de concertavec eux, les mesures nécessaires pour préserver notre cathédrale d’unpillage comme celui dont la cathédrale de Rouen avait été victimequelques jours auparavant.

C’était une demande modeste, inspirée par une sage prévoyance.Cependant les chanoines, excités par l’évêque, se refusèrentobstinément à y donner leur adhésion. Alors il arriva, ce qui devaitarriver : les protestants ayant à leur tête Guillaume de Hautemer,seigneur de Fervaques, qui devint plus tard maréchal de France, seréunirent en armes, chassèrent les dix hommes de garde postés àl’entrée de la cathédrale, y pénétrèrent, brisèrent les autels et lesstatues des saints, s’emparèrent des pierreries, des vases d’or etd’argent et brûlèrent les ossements plus ou moins authentiques dureliquaire. Puis, ils confièrent à deux d’entre eux les clefs de lacathédrale, en y défendant l’exercice du culte. Ils se rendirentensuite à l’église des Jacobins qu’ils démolirent.

Ces troubles cessèrent quelques jours après sur l’ordre du duc deBouillon, lieutenant-général de Normandie pour le Roi, qui réclama laremise immédiate des clefs au chapitre et le rétablissement du culte,ce qu’il obtint sans résistance.

Ce fut donc une petite émeute calmée promptement, dans laquelle, chosedigne de remarque, la personne des catholiques fut épargnée et leursbiens respectés. On parle seulement de quelques festins que lesprotestants se permirent dans la maison des chanoines pour célébrerleur fugitive victoire.

Il semblerait que tout dût être fini quand les clefs de la cathédraleeurent été remises aux chanoines et le culte rétabli. – Erreur ! Larépression fut terrible ! ! Les chefs purent s’y soustraire par lafuite ; mais la vengeance des chanoines s’acharna sur les hommes dupeuple de la plus modeste condition. Sept de ces pauvres gens furentcondamnés à la potence ou au supplice horrible de la roue. Leurexécution, par un raffinement de cruauté, fut échelonnée à un moisd’intervalle en août, septembre et octobre de la même année. Le particlérical d’alors, creusait ainsi, comme à plaisir, un abîme de plus enplus profond entre protestants et catholiques.

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Le 15 mars de l’année suivante (1563), Lisieux rentré sous l’autoritéde son évêque, repoussa une troupe de protestants envoyée de Caen parl’amiral de Coligny pour s’en emparer. Les assiégeants repoussés sedirigèrent sur Bernay qu’ils prirent et pillèrent le surlendemain.

Après la guerre, la peste. Ces deux fléaux s’engendrent souvent. Notreville eût à souffrir du second pendant les derniers mois de cette mêmeannée.

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Nous arrivons à la lugubre journée de la St-Barthélemy, 24 août 1572,où selon l’historien de Thon, 30,000 protestants furent lâchementassassinés par ordre du roi de France Charles IX. Un très petit nombrede villes, parmi lesquelles nous sommes heureux de trouver notrevieille cité, osèrent résister à ces ordres exécrables. La vie desprotestants y fut épargnée.

A qui en revint l’honneur ?

Serait-ce à l’évêque de Lisieux, Jean-Le-Hennuyer, comme l’ont affirmé,sans preuves, deux moines fantaisistes qui vivaient 170 ans aprèsl’évènement ? – Toutes les pièces authentiques de l’époque lereprésentent comme un des plus violents persécuteurs des protestants.On a retrouvé sur le registre des délibérations du Chapitre de Lisieux,la protestation de cet évêque, contre l’Edit de Tolérance du 10 janvier1562, qu’il refusa toujours de laisser appliquer dans son diocèse. Simême on s’en rapportait à un manuscrit contemporain, il sembleraitqu’il ne se serait pas borné à cette protestation écrite, mais qu’ilaurait prononcé à la porte de sa cathédrale un discours virulent quiaurait excité la fureur des protestants. On sait enfin qu’il fut leconfesseur et probablement l’inspirateur du roi de France Charles IX etde son odieuse mère Catherine de Médicis. Il n’est donc pasvraisemblable de supposer que les protestants lui durent d’avoiréchappé au massacre de la St-Barhélemy.

Mais à qui donc en revient l’honneur ?

L’honneur en revient tout entier et sans partage aux magistratsmunicipaux de notre ville qui avaient alors à leur tête le capitaineGuy Longchamps de Fumichon (5). On en trouve la preuve indiscutable surle registre des délibérations des échevins très bien conservés jusqu’ànos jours dans les archives municipales de notre ville. On voit eneffet que par une première délibération en date du 24 août (jour mêmede la Saint-Barthélémy, la coïncidence est digne d’être remarquée), ilsfirent défense à Jean Boudot et à Guillaume Pierre de jouer le dramegrotesque et sanguinaire de « Mme Ste-Barbe » ; que le prêtre Gauthier,n’ayant tenu aucun compte de cette défense, ils la réitérèrent par unenouvelle délibération en date du 29 août ; qu’ils prirent enfin lesplus minutieuses précautions pour protéger les protestants contre lesassassins qui auraient pu être envoyés dans notre ville par le Roi deFrance.

La lumière paraissant faite aujourd’hui sur cette question, nous nousbornerons à faire observer (et ce sera notre conclusion) combien il estétrange, pour ne pas dire plus, que le nom de cet évêque fanatique aitété donné, et maintenu jusqu’à ce jour, à l’une des places de notreville. Mais reprenons la suite de notre sujet.

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A partir de cette journée de la Saint-Barthélémy, sur laquelle lessiècles passeront sans en effacer l’horreur, les Guerres de Religionreprirent avec une violence nouvelle. Nous nous bornerons, comme nousl’avons fait jusqu’à présent, à enregistrer les faits de cette époqueintéressant notre ville.

En 1589, les paysans des environs de Lisieux réduits à la misère parles pillages et les exactions de toutes sortes, se réunirent en armesau nombre de 12,000 à la Chapelle-Gautier, près Orbec, d’où le nom deGautiers qu’on leur donna. Ils étaient commandés par le seigneur decette commune et le baron d’Échauffour. Le Gouverneur de Normandie,François de Bourbon, duc de Montpensier, les écrasa à la bataille dePierrefitte-en-Cinglais, près Villers-Canivet. Les fugitifs seréfugièrent à Vimoutiers, à la Chapelle-Gautier et à Bernay, où ils netardèrent pas, pour la plupart, à être pris et massacrés.

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Cependant Henri IV, le plus populaire de nos rois, conquérait peu à peuson royaume. Il mit le siège devant Lisieux le 15 janvier 1590 et s’enempara le 22.

Il laissa la vie sauve à ses défenseurs et même leur permit de seretirer librement, se bornant à imposer à notre ville une contributionde guerre de 25,000 écus. Le capitaine Fumichon, qui en était encoreGouverneur, se retira d’abord au château de Courtonne-la-Meurdrac, puisil rejoignit l’armée des ligueurs, où il fut fait prisonnier à labataille d’Ivry. Il ternit ainsi la gloire d’avoir sauvé du massacreles protestants lexoviens, tant il est vrai que, dans les époquestroublées, les meilleurs peuvent quelquefois méconnaître leurs devoirs,non par manque d’honneur, mais par défaut de clairvoyance.

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L’édit de Nantes, promulgué le 13 avril 1598 par Henri IV, suspendit,mais ne termina pas les Guerres de Religion. Elles se continuèrent sousles règnes de ses successeurs, Louis XIII et Louis XIV. Elles prirentmême sous ce dernier un caractère particulièrement odieux, ou plutôt,ce furent de véritables hécatombes dans lesquelles on n’épargna mêmepas les enfants dans leurs berceaux. Notre ville n’ayant pas eu àsouffrir de ces atrocités, nous les passerons sous silence.

Pour la même raison, nous ne dirons rien des troubles qui seproduisirent pendant la minorité de ces rois. Qu’il nous suffise deconstater qu’ils eurent pour résultat l’abaissement de la féodalité etle triomphe du pouvoir royal.

Nous ne parlerons pas des guerres étrangères que la France eût àsoutenir à cette époque. Elles furent souvent glorieuses même sous ledébauché Louis XV. Un certain nombre de Lexoviens y participèrent avechonneur. Nous citerons parmi les plus illustres les de Montgommery, deGacé, de Matignon, de Folleville, de Neuville, de Vieux-Pont, deBeuvron, de Brèvedent, de Nonant, de Mesnil-Durand, sans parler desbourgeois et des paysans qui les accompagnèrent en qualité de simplessoldats.

Nous ne dirons rien non plus des famines, des pestes et desépidémie[s], qui frappèrent les hommes et les animaux pendant lesannées 1635, 1637, 1651, 1693, pour ne parler que des plus désastreuses.

Nous noterons la création dans notre ville de deux écoles gratuites :la première en 1628, la seconde en 1683. Et nous remarquerons, enpassant, combien il est curieux de trouver a[u]jourd’hui encore deschevaliers de la réaction assez intrépides pour méconnaître lesbienfaits de l’instruction populaire. Ce sont, il n’en faut pas douter,les derniers survivants des âges disparus égarés dans le nôtre.

Nous rap[p]ellerons avec honneur dans la seconde moitié de ce siècle,des noms des évêques Eléonore I et Eléonore II, de Matignon, qui furentdans notre vil[l]e les protecteurs des lettres et les bienfaiteurs despauvres.

La sécurité s’établissait peu à peu. On n’assassinait plus sur lesroutes que de loin en loin. Il est vrai qu’on pouvait périr dans lesfondrières dont elles étaient semées par suite de leur défautd’entretien. Mais, avec un peu d’habileté, on pouvait aussi s’en tirersain et sauf. Cela permit au commerce de naître. C’est ainsi que nousvoyons s’établir dans notre ville des tanneries, des manufactures detoiles et de frocs, ainsi que toutes les industries nécessaires auxbesoins d’une ville assez importante.

L’histoire des corporations ouvrières avec leurs maîtrises et leursjurandes, serait intéressante à raconter ; elle aurait en outrel’avantage de montrer combien leur abolition a été profitable auxouvriers ; mais nous l’écartons pour ne pas sortir de notre cadre.

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Nous sommes arrivés à l’époque de la Révolution de 1789, dont nousallons exposer aussi brièvement que possible les évènement[s]lexoviens. Quelques-uns des ancêtres maternels du signataire du présentopuscule ayant, malgré leur situation modeste, participé avec quelqueéclat à certains d’entre eux, il sera obligé de rappeler leur souvenir,non pour en tirer vanité, mais pour ne pas être accusé d’avoir tronquél’histoire. Ils y ont d’ailleurs figuré dans des circonstancestellement caractéristiques qu’il lui suffira de citer leurs actes pourdonner une juste idée de cette dramatique époque (6). Quant à sesancêtres paternels, qui furent pour la plupart de vaillants soldats,des chevaliers de Saint-Louis et des chevaliers de Malte, il n’a pas àen parler ici, leur vie n’ayant rien de commun avec le passé de la citélexovienne.

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L’aurore de la Révolution fut saluée avec enthousiasme à Lisieux, commedans toute la France, comme dans tout l’univers civilisé.

On sentait que des abus séculaires allaient disparaître pour faireplace à un ordre de choses plus équitable et plus fraternel. Nous n’envoulons pour preuves que l’adresse de félicitations au Roi, rédigée le19 janvier 1789, par les députés des Corps et Communautés de notreville et une autre adresse, en date du 29 du même mois, votée par lemaire et les officiers municipaux de Lisieux à Neker, alors directeurgénéral des Finances.

Nous remarquerons tout d’abord (et ceci s’applique à l’époque entièrede la Révolution), que les Lexoviens, grâce à l’esprit de modérationqui les distinguait déjà au temps des guerres de Religion, évitèrentles terribles convulsions qui ensanglantèrent alors un trop grandnombre de villes. La sécurité dont notre cité ne cessa de jouir futsouvent l’œuvre des citoyens courageux qui acceptèrent à cette époquela lourde charge des fonctions publiques et y déployèrent autant debienveillance que de fermeté.

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Nous noterons toutefois l’émotion singulière qui se produisit au débutde la Révolution à la même heure dans notre ville et sur tout leterritoire de la France. – On était au matin du 24 juillet 1789. – Cejour-là, des inconnus, se donnant pour des courriers, répandirent entous lieux le bruit d’attaques de brigands réunis en troupesnombreuses. – Le fait n’avait alors rien d’invraisemblable. – Partoutles gardes-nationales, nouvellement organisées, coururent aux armes ;les bourgeois, les ouvriers, les adolescents eux-mêmes se montrèrentanimés de sentiments non moins intrépides. – De brigands, il n’y avaitpas trace ; mais on trouva partout, jusque dans les plus pauvresvillages, d’héroïques citoyens disposés à se prêter les uns aux autresun fraternel appui. – La France parut mure pour la liberté et capablede la défendre.

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Cependant les grandes guerres de la Révolution allaient commencer.Elles commencèrent par des revers. Nous rappellerons à ce sujet avecbeaucoup de reconnaissance et d’admiration l’immense élan depatriotisme qui souleva notre ville, en septembre 1792, au moment de laproclamation de « La Patrie en danger ! ». On avait dressé à la hâte un« Autel de la Patrie » sur la place de la Fédération (aujourd’hui,Grande-Couture). En quelques heures, cet autel fut couvert des bijouxspontanément offerts par les dames de la ville, tandis qu’un nombreconsidérables de volontaires se faisaient inscrire et partaientimmédiatement pour la frontière. La victoire de Valmy, 20 septembre 92,sauva la France et permit à la République, qui fut proclamée lesur-lendemain par la Convention nationale, de naître dans une lueurd’apothéose.

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Malheureusement les factions qui divisaient notre grande assembléeeurent leur répercussion dans le pays lexovien. En juin 1793, lesGirondins proscrits traversèrent notre ville. Ils réunirent une petitearmée destinée à marcher sur Paris. La Convention leur opposa lesforces supérieures de l’armée dite « des Côtes de Cherbourg » et lesbattit aux environs d’Evreux. L’armée victorieuse traversa notre villeles 28, 29 et 30 juillet. Elle y fut accueillie très froidement par lamajorité de la population qui était sympathique à la cause des vaincus.

La République devint alors, selon l’expression du temps : « Une etindivisible ». Ses victoires sur les ennemis du dehors, en même tempsque sur ceux du dedans, ne tardèrent pas à lui assurer le dévouement detous les patriotes.

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Nous sommes à l’époque la plus douloureuse de la Révolution : c’estl’année de la famine et de la Terreur (1793).

Nous ne dirons rien de la famine, de peur d’allonger outre mesure notrerécit. On lira, dans les affiches du temps, soigneusement conservéesdans nos archives municipales, les efforts héroïques, mais parfoismaladroits, que l’on tenta alors pour combattre la cherté dessubsistances. Nous nous bornerons à indiquer dans leur ensemble lessouvenirs de la Terreur dans notre ville.

Ce n’est pas par une vaine phraséologie que la Convention avait inscritsur ses drapeaux « La liberté ou la mort. » Décidée à vaincre tous lesobstacles, elle promulgua, à la date du 17 septembre, un décret auxtermes duquel était ordonnée l’arrestation de quiconque, homme oufemme, pouvaient être suspecté d’opposition à la Révolution. Le but dece décret était de réduire à l’impuissance les ennemis probables dunouvel ordre de choses. Il pouvait être aussi inspiré par la penséetrès humaine de soustraire aux vengeances particulières les privilégiésde l’ancien régime, pour lesquels on devait redouter la violence despassions alors déchaînées.

Que l’on approuvât ou que l’on désapprouvât alors les décrets de laConvention, nul ne se fût hasardé à leur refuser l’obéissance. Lecomité révolutionnaire de Lisieux (dont mon bis-aïeul J.-B. Sorel avaitété élu membre sans en avoir sollicité l’honneur), fit donc enfermer àl’ancien couvent du Bon-Pasteur (maison actuellement démolie, surl’emplacement de l’abreuvoir de la rue de Livarot) soixante-neufprêtres, nobles, religieux et dames, dont le seul crime était de ne pasmontrer un attachement suffisant au Gouvernement qui les dépouillait deleurs titres et de leurs privilèges.

Trente-deux de ces malheureux furent délivrés pendant l’hiver quisuivit leur arrestation, à la suite de démarches faites par Sorel quiobtint leur libération provisoire à Caen, du représentant du peuple,Fremanger, et leur élargissement définitif à Paris, des autoritéscompétentes (7).

Les autres, au nombre de trente-sept, ne furent libérés qu’après lachute de Robespierre (9 thermidor an II, 27 juillet 1794). Leurdélivrance fut obtenue du représentant du peuple Bollet, alors enmission à Vire, par Louis Du Bois et deux de ses collègues de lasociété populaire de Lisieux.

J.-B. Sorel et Louis Du Bois, qui furent l’un et l’autre d’excellentscitoyens, quoiqu’ils appartinssent à des nuances différentes du partirépublicain, travaillèrent donc avec un dévouement égal àl’adoucissement du régime de la Terreur dans notre cité. Je diraitoutefois que ce dernier dans son histoire de Lisieux, éditée en 1845,(8) laisse deviner qu’il eut, comme membre de la Société populaire deLisieux, sa part de responsabilité dans la publication d’un libellediffamatoire lancé à cette époque par cette Société contre monbis-aïeul Sorel et ses collègues du comité révolutionnaire ; mais qu’ila déclaré que les accusations de ce libelle « n’étaient peut-être pointsuffisamment motivées et qu’assurément on doit des éloges au comitérévolutionnaire de Lisieux, qui investi d’un pouvoir funeste n’en abusapas, puisque aucun suspect ne fut envoyé au Tribunal révolutionnaire. »

J’aurais négligé de faire allusion aux violentes polémiques d’alorss’il ne s’en dégageait une leçon à l’usage de certains politiciensd’aujourd’hui, qui devraient user d’un peu plus de véracité et d’un peuplus de modération, s’ils veulent s’épargner, sur leurs vieux jours, detardifs aveux. Il est d’ailleurs toujours maladroit et souvent funestede traiter en ennemis ceux de ses concitoyens avec lesquels on nediffère que sur quelques points de détail. – Est-il besoin d’ajouterqu’après la tourmente révolutionnaire, la paix se fit entre Louis DuBois et ma famille. – J’ai été élevé dans le culte du poëte patriotedont le pays s’honore. On sait en effet que Louis Du Bois a ajouté uncouplet à la Marseillaise, lecouplet des enfants, qui est considérécomme l’un des plus beaux de notre hymne national (9).

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Parlerais-je du combat qu’un autre de mes bis-aïeuls, Pierre Barbou,ancien avocat au Parlement de Paris, alors juge de paix à Vimoutiers,eût à soutenir, assisté d’un seul domestique, le fidèle et intrépideFrançois Rivière, dans sa maison de Sainte-Foy-de-Montgommery, pendantla nuit du 13 pluviose an I (dimanche 1er février 1793), contre unetroupe de ces féroces bandits connus sous le nom de chauffeurs ou dechouans ? On admira son héroïsme à une époque qui en donna tant demerveilleux exemples. Ce combat, le seul de notre région, est racontétrès en détail dans l’histoire de Lisieux de Louis Du Bois. (10)

Les chouans n’osèrent jamais en effet se mesurer dans notredépartement, ni avec la troupe régulière, ni même avec la gardenationale. Ils se réunissaient pour faire un coup nuitamment, àl’improviste et se dispersaient aussitôt.

Pierre Barbou en reconnut plusieurs aux clartés de la lune et à lalueur de l’incendie de sa maison. Mais, comme à une rare bravoure, ilunissait une bonté non moins rare, il se refusa toujours à les dénoncerà la justice. Il leur accorda même à tous un généreux pardon.

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En 1796, quand l’ordre public commença à renaître, dix de ces bandits(pas de ceux reconnus par Pierre Barbou, mais d’autres non moinscoupables, parmi lesquels quelques-uns avaient été condamnés au bagnesous l’ancien régime), dix de ces bandits disons-nous, furent pris etfusillés, les uns sur la place de la Victoire, les autres dans leGrand-Jardin. – A part ceux qui protestent contre la peine de mort, nulne dira que ce châtiment ne fut bien mérité.

Mais il faut déplorer le massacre de l’huissier Girard, égorgé, le 16août 1792, par le peuple irrité de quelques paroles irrévérentieusesprononcées par lui contre la Révolution. Ce fut le seul crime quiternit les fastes révolutionnaires de notre ville.

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Vers la même époque, un prêtre faillit avoir le même sort. Menacé etbousculé par la populace en délire, il fut aperçu par ma bisaïeuleSorel, qui se précipita à son secours. Elle ne dit que ces mots : «Citoyens, j’en réponds ! » La colère des forcenés, qui lepoursuivaient, se calma comme par enchantement ; ma bisaïeule leconduisit dans sa maison, d’où il put bientôt se réfugier en Angleterre.

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Pendant cette période grandiose et terrible, le culte catholique fut,en effet, aboli à Lisieux comme dans la plus grande partie de laFrance, c’est-à-dire partout où les prêtres (et ce fut la majorité) serefusèrent à prêter serment de fidélité à constitution civile du clergé.

Les églises furent livrées aux clubs et aux Sociétés populaires. On yrédigea les actes de l’état civil. On y lut les lois nouvelles, lesdécrets de la Convention et les journaux du temps, moins nombreux queceux d’aujourd’hui. – Le peuple, méconnaissant alors les grandsprincipes de tolérance, de liberté et de justice au nom desquels laRévolution s’était faite, rendit ainsi possible, par ses excès même, lerétablissement d’une religion des abus de laquelle il avait eulongtemps à souffrir. Le culte, supprimé dans notre ville le 27 octobre1793, y fut rétabli à la Saint-Napoléon, le 15 août 1802.

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L’épopée impériale et les faits qui suivirent sont trop connus pour quenous ayions besoin de les retracer. Nous rappellerons seulement lesnoms des deux Lexoviens qui s’y illustrèrent le plus : ceux du baronFrançois Rosey, qui devint maréchal de camp, et du baron de La Fosse,qui devint général.

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Nous avons terminé notre étude. Bien qu’elle soit très incomplète, nouspensons avoir indiqué avec exactitude les grandes lignes de la tragiquehistoire de notre antique cité.

Quand, malgré quelques nuages qui assombrissent parfois encore le cielpolitique, nous comparons la douce paix dont nous jouissons dans noscalmes foyers à la série de tribulations dont notre ville été rempliependant toute la durée des siècles, nous éprouvons un sentimentanalogue à celui du marin battu par la tempête, qui arrive enfin auport. Nous remercions le ciel de nous avoir donné la paix et lasécurité. Voilà les fruits du Gouvernement républicain. Ce Gouvernementpeut, sans doute, commettre des fautes ; mais le droit de suffragelibéralement accordé à tous les citoyens en assure la réparation. Nouscomprenons que nous ne sommes plus à la merci des caprices d’un roi oud’un empereur, mais que nous sommes, nous-mêmes, les maîtres de nosdestinées. Est-il possible de rêver une meilleure forme de Gouvernement?

Avec ses vertes prairies, où paissent de grands bœufs tranquilles ;avec ses riantes collines, où fleurissent les pommiers, notre jolieville est un séjour plein de charmes. Aimons bien cette région où lanature a prodigué ses dons. Et surtout, aimons-nous bien les uns lesautres ; mettons en pratique la noble devise que notre immortelleRévolution a fait inscrire sur ses pièces de monnaie :

L’unionfait la Force.

Portant alors vers l’avenir des regards plus assurés, nous marcheronsd’un pas plus ferme sur le chemin du progrès.


Edmond GROULT.


NOTES :
(1) Quelques auteurs pensent que cette enceinte était un camp romain.Nous n’avons pas la prétention de trancher cette question.
Nous n’examinerons pas non plus celle de savoir si NoviogamusLexoviorum fut le nomprimitif de notre antique cité ou le portdes Lexoviens. Nous renvoyons sur cette dernière question à la trèsremarquable dissertation de M. Arthur de Ville d’Avray, publiée dans l’« Annuaire de l’Association Normande » de 1887.
(2) D’intéressantes promenades pourraient être organisées en ce lieutrès pittoresque ; mais il faudrait en rendre l’accès plus facile parquelques travaux d’ailleurs peu coûteux et dont le prix serait bientôtremboursé par les visiteurs. Peut-être aussi pourrait-on y pratiquerquelques fouilles ; mais elles devraient être conduites avecintelligence par un archéologue érudit.
(3) Parmi les curieuses reliques que possède cet établissement, setrouve un fragment de vêtement de saint Thomas de Canteloup et non pasde Cantorbéry, comme on l’a cru à tort jusqu’à ce jour. – (Voir à cesujet la très intéressante dissertation de M. F. de Mely dans la «Revue de l’art chrétien » tome II, 1891.)
(4) On sait que cette ville dépendait de l’Evêché de Lisieux.
(5) Ces mêmes magistrats avaient déjà eu, l’année précédente, l’honneurde fonder le collège de notre ville, qui fut d’abord établi dans la ruedu Bouteiller. Mais ils avaient dû soutenir à cette occasion contrel’évêque Le Hennuyer un procès long et dispendieux. – Cet évêque semontra en effet toujours aussi ennemi de l’instruction de la jeunesseque de la tolérance religieuse.
(6) L’histoire de Lisieux pendant la Révolution est encore à faire. Lesdocuments abondent dans les archives publiques de notre ville etprobablement aussi dans les papiers de famille d’un grand nombre de nosconcitoyens. – Ce serait un travail considérable que le signataire decette notice n’a, en ce moment, ni la prétention, ni le loisird’entreprendre.
(7) Voir à la bibliothèque municipale de notre ville un mémoire in-4°,de 11 pages sous ce titre : – Sorel,membre au comité révolutionnairede Lisieux, au représentant du peuple en mission dans le Calvados etles départements contigus et à ses concitoyens.
(8) Tome I, pages 297 et 298.
(9) Sur ma proposition, la société du Musée cantonal de Lisieux, danssa séance du 2 juin 1892, a décidé l’apposition sur la maison jadisoccupée par notre illustre concitoyen de la plaque commémorative qu’ony voit aujourd’hui.
(10) L’auteur s’est trompé en rapportant ce fait à la date de l’an IIIde la République. Il reconnaît dans le cours du récit que mon grandoncle Edouard Barbou n’avait alors que 18 mois. – Or, il est né le 14septembre 1791.

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LISIEUX. –Imp. Typ. & Lith. CHOPPE & MORIÈRE
rue du Bouteiller, 20 et 22
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