Corps
GUESNON, Jean Baptiste Louis (17..-18..) : Monprocès en cour d'assises.- Lisieux : Chez l'auteur, 1837.- 24 p; 23 cm. Saisie du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (26.VIII.2016) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Texte établi sur l'exemplairede laMédiathèque (Bm Lx : Norm br 116.) MON PROCÈS EN COUR D'ASSISES. PAR J. B. L. GUESNON ~*~ Depuis long-temps, une petite société de Lexoviens, qui m'ont voué lahaine la plus cordiale, attendaient avec impatience le moment où, àtort ou à raison, ils pourraient, de quelque manière, mettre la mainsur moi. Pendant l'interruption du Patriote, que j'espérais voir releverbientôt, je fis paraître une feuille mensuelle, et je la signai. Le butde mes adversaires était atteint. Richelieu avait besoin pour fairependre un homme, de cinq lignes de son écriture ; le parquet endemandait moins, il ne lui fallait qu'une seule signature. A la première signature je fus donc poursuivi. M. le procureur-généralBerthaud m'apprit, par l'organe de M. Bardou, huissier à Lisieux, quej'avais offensé la personne du roi (personne dont je ne m'occupeguères, en vérité), et que j'excitais à la haine et au mépris dugouvernement du roi ; légères peccadilles que l'on punit par cinq ansd'emprisonnement et dix mille francs d'amende. A la nouvelle de cette poursuite inique et ridicule, tous les honnêtesgens furent indignés, mais la coterie claqua des mains et fit éclatersa courte joie dans le Normand, aboyeur à gages de la sociétéguizotière ; ils me croyaient déjà ruiné par les amendes et condamné àpourrir pendant quatre ou cinq ans sur la paille des geôles. Dans sajubilation, la feuille de la police occulte ajoutait qu'outre legouvernement j'avais encore offensé LES LOIS. Au premier abord, cette étonnante poursuite me causa une bu pressiondésagréable. J'étais parfaitement sûr de mon bon droit, mais une erreurétait possible et mon avenir en dépendait !!!.. Toutefois, il me fallutà peine un jour pour me familiariser avec ma position qui, on me croirasi l'on veut, n'était pas sans charmes. Je me sentais un petit grain devanité, en pensant que j'allais recevoir le baptême de ma foipolitique. Celui-là est indigne de se dire ami de la SAINTE-CAUSE, quine sait pas, à l'occasion, souffrir pour elle. Mes ennemis, par leurfausse manœuvre, s'étaient mis dans cette alternative, ou d'échouer, etc'était pour moi un triomphe ; ou d'obtenir par surprise unecondamnation révoltante d’injustice, et alors en succombant, je servaisla cause. Bien des patriotes à l'eau rose ne comprendront pas ce sentiment, etprétendront qu'il n'y a jamais d'avantage à être poursuivi, et encoremoins à être condamné : à chacun sa manière de voir. Je répondrai à cesgens, qu'avec leur raisonnement de colimaçon, ils eussent étédésorientés et bouleversés là où je n'ai pas perdu mon calme uneseconde : que vingt millions d'honnêtes trembleurs n'arrêteraient pasla guizolâtrie à une seule de ses fredaines, tandis que mille hommes detête et de cœur feraient reculer le système réacteur dans huit jours.Puis, il est bon de montrer qu'il existe des gens qui ne sont nipeureux ni égoïstes ; cela rassure pour l'avenir. Le dimanche, 12 février 1837, dûment nanti de ma citation et de maliste de jurés, je me mets en devoir d'obéir au citoyen Berthaud et jem'achemine vers Caen, où je devais comparaître, au palais de justice,le 14, à huit heures du matin. A huit heures du matin, heure militaire,j'arrive au palais ; mais là je compris que parole d'assignation n'estpas parole d'évangile, A dix heures, arrive l'affaire ; maisl'avocat-général, M. Massau n'arrive pas ; on suspend jusqu'à onzeheures, pas de Massau ; on remet à deux heures, à deux heures, personne: cela devenait intolérable. La cour alors, considérant que M. l'avocat-général est malade, renvoieà vendredi. Inutilement je fais observer que c'est me mettre à l'amendeavant que je ne sois condamné; que pour moi l'absence est funeste, leséjour ruineux. On entend tout cela, et l'on remet à vendredi à neufheures. « Cette fois, ajoute M. le président, c'est très-sûr. Si M.Massau est encore malade, un autre membre du parquet parlera. » Les honnêtes coteriers de la guizolâtrie locale, n'ayant rien de pisà faire, profitent de ce délai pour répandre les bruits les plusabsurdes. Selon les uns, j'étais condamné à 1,500 cents francs d'amendeet un an de prison ; si je ne revenais pas, c'est que j'étais déjà sousclé. D'autres assuraient que je ne pouvais trouver un défenseur. Notezqu'il n'y a pas un accusé qui ne puisse choisir dans tout le barreau deCaen. Pendant que ces rumeurs circulaient à Lisieux, une partie de lajeunesse caennaise, et surtout l'école de droit en masse, manifestaientle plus vif intérêt pour le succès d'une cause, où il s'agissait dedéfendre un des derniers lambeaux de notre liberté. Les patriotescaennais me donnaient des preuves de la plus vive sympathie, et unmembre du barreau, entre autres, m'a offert son assistance avec autantde délicatesse que de générosité. Il n'était pas jusqu'à la classeouvrière qui ne s'intéressât à l'issue de ce procès. Le vendredi, de retards en retards, on attendit jusqu'à plus de troisheures du soir. M. Massau était toujours malade. De guerre lassepourtant on consentit à confier l'attaque à un substitut, M. Lantaigne,et l'affaire s'engagea. Au tirage des jurés, l'attaque n'exerça aucunerécusation ; la défense en fit autant et le sort décida de mes juges ;puis M. Lantaigne prit la parole et formula son réquisitoire. Le Pilote de Caen a cru devoir glisser à M. l'avocat du roi, un petitcompliment tout galant, sur son éloquence et son talent digne d'unemeilleure cause. Il est probable qu'alors un nuage mystérieuxm'aveuglait, car j'ai trouvé l'éloquence et le talent de M. l'hommedu parquet tout juste à la hauteur de la cause. Son débit d'abord gêné,empêtré, haché, vaguant à droite et à gauche, n'a pris à la fin un peud'ordre et de suite que pour redire de vieilles phrases, qui traînentdepuis six ans dans tous les discours ministériels et parquétiques.Dans ce réquisitoire, qui a duré une demi-heure environ, je n'airemarqué que trois simplicités caractérisées ; les voici en substance. Première simplicité. « Messieurs, je n'ai pas eu le temps d'étudierla cause : mais en pareille circonstance le délit doit frapper les yeuxet jaillir aux regards.... » Donc ce n'était pas la peine de me retenir quatre jours, sous prétexteque M. Massau avait seul étudié la cause, puisqu'il n'était pasbesoin de l'étudier. Deuxième simplicité. « Le délit d'offense n'est peut-être pasformellement exprimé ; mais on reconnaît qu'il est dans l'intentionde l'auteur. » Or, ce sont les actes faits et exprimés que l'on juge, et non les intentions. Troisième simplicité. « Si messieurs les jurés ne trouvent pas danscet article le délit d'offenses envers le roi, au moins ytrouveront-ils l'excitation à la haine et au mépris du gouvernement. »Nous verrons, après le plaidoyer, comment M. Bayeux a relevé lasimplicité. Après le réquisitoire, on nous menaça d'une remise à l'aprèsr dîner :c'était la cinquième ; cependant, nous en fûmes quittes pour la peuret, par la permission de la cour, le prévenu fit entendre sa défense ences termes : MESSIEURS, Je ne sais trop comment débuter. C'est un étrange embarras que de setrouver ainsi subitement, à l'improviste, transformé en criminel,surtout quand on n'en a pas l'habitude. Quand, il y a six semaines, j'écrivis les quelques lignes où la lunettede M. le procureur général a découvert je ne sais plus déjà quel crime,tout à fait invisible à l'œil nu, en vérité, je ne me doutais pas qu'unjour il me faudrait venir ici, en pleine cour d’assises, rendre comptede ces quelques lignes, je ne dirai pas échapées à ma plume, maischâtiées avec une sévérité dépassant toutes les bornes. Quand je disque mon travail était sévèrement châtié, ce n'est pas quant au stile età la forme extérieure de la phrase, mais bien quant au fond, quant à lapensée, quant à l'innocence de la doctrine. On demandait un jour à Ésope où il allait : je n'en sais rien,répondit-il. En effet, on le conduisait en prison, où bien certainementil ne croyait pas aller. Parole sage, et que j'aurais pu répéternaguères. Car, au moment où je jetais les phrases de l'articleincriminé, si l'on m'eût demandé ce que je faisais, bien certainement,sans le vouloir, j'aurais répondu par un mensonge. Avec la plus grandesécurité de conscience, je pensais défendre les intérêts du pays et lamajesté des lois hélas ! je commettais, un délit, un crime je pense ;j'offensais la majesté royale, et j'excitais à la haine et au mépris dugouvernement ! Je croyais parler contre les abus, je parlais contrel'article 4 et l'article 9. Accordons pour un moment que je sois uncriminel , un grand coupable, puis qu'on le veut absolument ; maissérieusement je ne devais guères m'y attendre, et si quelque esprit àmauvais augure s'était ingéré de me le dire, très-certainement j'auraisréclamé pour lui une place au Bon-Sauveur. Voyez pourtant où nous mènede ne pas croire à l'impossible ! Mon prophète de malheur ne serait pasà l’hôpital, et moi je suis à la cour d'assises. Afin d'apprécier clairement la non culpabilité des lignes incriminées,plaçons nous bien dans la situation où elles ont été écrites. Depuis la mi-décembre, l'absence du gérant du Patriote, la nécessitéoù l'on était d'opérer le transfert du cautionnement força lesbailleurs de fonds à retirer ce cautionnement. La loi exigeant que lecautionnement retiré restât libre pendant trois mois, il fallait,pendant ce laps de temps, ou former un nouveau cautionnement, oususpendre la publication du Patriote. De ces deux mesures, lapremière était impossible, la seconde ruineuse. On sait que notrefeuille n'a pas de fonds secrets pour la soutenir ; le timbre, la posterendent les frais écrasans , un petit journal de province n'est jamaisriche ; les bailleurs de fonds étant fatigués, il était impossible deleur demander encore 7,500 francs. D'un autre côté, la suspension dujournal pendant trois mois perdait la clientelle et ruinait sansressource un établissement d'imprimerie qu'il soutient. Dans cettepénible alternative, je voulus, par pur dévouement, et sans un centimed'intérêt, créer, pour les abonnés du Patriote, un journal mensuelconsacré à la politique, dans l'espoir que cette feuille, enentretenant la correspondance, conserverait, en partie du moins, laclientelle du Patriote. Alors je fondai, pour trois mois seulement,la feuille intitulée l'Ami des Patriotes. Un cautionnement n'étaitpas nécessaire, et quant à éviter les poursuites j'avais un moyen quetout autre avec moi aurait regardé comme infaillible. Depuis deux anset demi je rédige le Patriote, et ce journal n'a pas été poursuivi.Or, me disais-je, en suivant la même route, en augmentant encore deprécautions, en dépassant toutes les bornes de la prudence, pour ne paslaisser même l'ombre d'un prétexte, bien certainement le parquet ne metroublera pas. Précaution vaine à ce qu'il parait. M. le procureurgénéral s'est chargé de me faire voir que l'innocence la plus évidentene met pas à l'abri d'une poursuite, et qu'il n'est pas un homme tenantla plume, quels que soient d'ailleurs ses actes et ses intentions, quipuisse se dire : « Je n'irai pas à la cour d'assises. » En effet, que peut faire, à votre sens, l'écrivain le plus innocent, leplus fermement résolu à éviter tout démêlé avec la justice ? Défendrel'intérêt du pays ? je l'ait fait. N'imputer qu'aux ministresresponsables tout ce que l'on peut blâmer dans le systèmegouvernemental ? je l'ai fait. Respecter la personne du roi, la mettrenettement, formellement, explicitement en dehors de toutes lesdiscussions ? je l'ai encore fait. Respecter les lois, en réclamerchaudement, énergiquement l'exécution ; j'ai fait tout cela, vousdis-je, j'ai fait mieux encore, et je suis sur le banc des accusés !Pour redire ici une de ces phrases qui ont choqué le ministère public :« C'est incroyable, mais c'est vrai. » Il est difficile d'en douter.Mais, dit l’accusation, ce n'est pas tout d'affirmer, il faut prouver.Prouver cela ! à l'instant même ! Rien n'est plus facile, en vérité.Cela se prouve comme le soleil : on le montre. Notre vérité rentre dansla cathégorie des évidences. L'article, intitulé Discours du trône, est incriminé pour offense àla personne du roi. Si j'avais été procureur général et déterminé àporter contre l'Ami des Patriotes une accusation semblable, au moinsj'aurais essayé de la loger quelque part ailleurs. L'article enquestion est mal choisi, très mal choisi, car il porte en lui même laplus formelle réfutation à l'accusation dont il est la base. J'ai parlé tout à l'heure des minutieuses précautions que j'avaisprises pour ôter tout prétexte aux poursuites. Que Messieurs les jurésn'aillent pas croire que j'ai voulu en imposer par une figure deréthorique ; j'ai énoncé une vérité toute simple et toute unie. Dans lenuméro du cinq février, il n'est pas une colonne qui n'en fournisse unepreuve. C'est ainsi que pour l'article de vingt lignes que l'on accuse,j'ai écrit un préambule de 19 lignes que voici. « DISCOURS DU TRÔNE… » « On nous demandera peut être pour quoi nous ne disons pas : Discoursdu Roi ! Nous répondrons qu'il y a une loi qui défend de faireremonter jusqu'au roi la moindre responsabilité ; que cette loi n'estpas connue de nos ennemis, mais que pour nous, on sait bien nous larappeler. En conséquence, pour obéir à cette loi, et dans la crainterespectueuse de l'amende et de la prison , nousdéclarons formellement que nous attribuons, tout auxministres, que la personne de Louis-Philippe est en dehors de toutesnos discussions, et que si, par inadvertance , le mot roi nouséchappait, nous déclarons n'entendre par ce mot que la personnificationidéale du cabinet ministériel. Nous portons notre respect de la loi,des procureurs et des gendarmes à tel point, que, si nous étions forcésde parler des bottes ou du chapeau du roi, nous consentirions à direles bottes du système et le chapeau du cabinet. » Cela doit paraître passablement clair. Dans ma condition de professeur,je me trouve à lutter parfois contre des natures bien ingrates, desintelligences bien obtuses ; je n'en ai pas rencontré encore, quipussent résister à des explications aussi nettes, aussi formelles.Maintenant que l'intention est parfaitement connue, explicitementmanifestée, n'aurais je point, par hasard, manqué involontairement à larègle que je m'étais tracée Voyons. « Le discours de la couronne est aussi nul et aussi faux que tous lesdiscours analogues passés et futurs. On y voit toujours la paixuniverselle à côté de nos désastres d'Alger, de la guerre d'Espagne,des mouvemens de l'armée russe, et d'autres petits faits tout aussipacifiques. Comme de raison, le calme renaît de plus en plus ; il enfait autant depuis six ans, témoins les complots et les tentatives derégicide. Une chose cependant se distingue dans ce discours ; c'estl'annonce indirecte d'une demande qui sera faite aux chambres. Ils'agira de voter une dot à la fille aînée de Louis-Philippe. Si j'avais36 millions de revenu, je ne demanderais à personne à doter mes filles.Mais le système pense autrement. Vous verrez, si Dieu leur prête vie,qu'il faudra doter les filles des ministres, et payer les chevaux desfils des préfets. Prenez toujours, messieurs de la doctrine ; la Franceest une bonne vache à lait. Il y a des gens qui meurent de froid et defaim. Qu'importe ? » Il est de toute impossibilité de trouver là rien qui s'adresse au roi,à moins que l'accusation n'appelle le roi des Français, Monsieur de ladoctrine ; libre à elle, mais moi je ne donne pas de noms dans cegenre là. Par la doctrine, et le système doctrinaire, j'entends leministre Guizot et ceux qui administrent avec lui, j'entends le systèmede ces gens dont aucun n'est roi des Français, qui ne sont queministres, et qui, je l’espère, ne le seront pas toujours. Voilà lesgens à qui je m’adresse, et que je blâme. Pour le monarque, je l'ai ditet je tiens ma parole, je le laisse en dehors de toute discussion. Mais vous parlez du roi, des filles du roi.... Sans doute. Maisqu'est-ce à dire ? On en parle tous les jours, à toute heure etpartout. Est-ce à dire pour cela qu'on l'offense ? Non vraiment. Car leroi dans tout article semblable est l'objet de la discussion, lamatière, le motif sur lequel la plume s'exerce, mais il n'est le but nide l'éloge ni de la critique ; je blâme, j'offense peut-être àl'occasion du roi, en parlant du roi, mais ce sont les ministres que jeblâme, et non pas celui qui règne. —J'ai parlé du roi. Oui vraiment.J'ai parlé aussi des princesses, puis des filles des ministres, puisdes fils des préfets, Ai-je offensé tous ces gens là ? Pas le moins dumonde. Chacun d'eux peut-être individuellement fort respectable ; maisj'ai critiqué le système ministériel, qui prodigue l'argent descontribuables pour des dépenses mauvaises et généralement blâmées,quand il en est d'autres si utiles ; que l'on néglige. On trouvecoupable cette phrase. « Si j'avais 36 millions de revenu je nedemanderais à personne à doter mes filles. » Cette phrase, simple,triviale en elle même n'a un sens que quand on la complète.L'accusation en tire ainsi la conséquence. « Donc Louis Philippe qui atrente six millions de revenu a tort de deman der unedot pour ses filles. » Cette manière de conclure est peu charitable ;heureusement elle n'a pas le sens commun. En effet, part toute fictionconstitutionnelle, dont je pourrais me prévaloir, et pour ne m'appuyerque sur la simple vérité, sur la vérité de fait, il n'est pas vrai dedire que Louis-Philippe a demandé… Ce sont les ministres, et nonle roi. Je pourrais ainsi suivre l'accusation phrase à phrase, et partout nousretrouverions la même conclusion, frappante, inévitable ; car elle estau fond même de la question. Au lieu de discuter ainsi pied à pied eten détail, en livrant un combat d'escarmouche, propre seulement àfatiguer la cour et le jury, mieux vaut de suite trancher dans le vifet aborder au fond de la question. J'ai critiqué, blâmé le discours d'ouverture, je le reconnaishautement. En critiquant l'œuvre en ai-je critiqué les auteurs ? sansaucun doute. Quels sont ces auteurs ? le roi ? Non. le ministère ? Oui.Dans ces quatre mots repose toute la question. Question vaste, immense; question qui touche aux bases de l'édifice constitutionnel, del'avenir de la liberté. C'est ici que je prie messieurs les jurés de mecontinuer leur bienveillante attention. Une tendance bien funeste à mesyeux, se révèle chaque jour par de nombreux et tristes symptômes ;tendance funeste qui en se développant sans cesse aboutirait à fairecroûler le trône, et à renverser l'édifice de la société. Un principe sacré, inattaquable dans l'évangile constitutionnel, c'estque le roi ne peut mal faire. Eh bien ! ce principe salutaire, cettemaxime conservatrice, ce gage précieux d'ordre et de stabilité dansl'existence sociale, il s'est trouvé des hommes, malédiction sur eux !qui ont voulu le jeter au visage de la nation française, comme uneamère et insultante dérision ! Des hommes qui, pour un intérêt decaste, un égoïsme de parti, de famille, de coterie, jouent imprudemmentavec la foudre, et sèment des flammes sur la mine qui peut s'embrâser.Le roi ne peut mal faire, dit la loi : et pourquoi cela ? c'est quejamais on ne devra attribuer au roi de ces doctrines éphémères, de cesthéories passagères et changeantes, de ces systèmes faux, ridicules,désastreux quelquefois, que chaque ministère apporte et emporte aveclui. Ces doctrines, ces théories, ces systèmes, passent, reviennent,passent encore, se succèdent, se heurtent, se combattent, se brisent,meurent les uns à la suite des autres, tandis que, placé au-dessus deces orages, le trône, comme la vérité, est là, toujours debout toujoursle même. Aux ministres ce qui est variable, passager, contestable,sujet à critique et à discussion. Au roi ce que personne n'a le droitde contester, l'honneur du nom français, la charte, la Loi. Mais cette position inférieure, dépendante, précaire, il est deshommes qui ont trop d’orgueil pour l’accepter ; leur vanité se révolteà l'idée d'une contradiction ; leur suffisance s'indigne d'une attaque; irrités de voir censurer leurs actes , ils en ont impudemment chargéla responsabilité du roi ; repoussés par la nation qui s'en défie etles méprise, sentant le terrain mal solide croûler sous leurs pas,honteux de leur triste isolement, de leur nudité difforme, ils ontvoulu s'appuyer sur les marches du trône et se cacher dans les plis dumanteau royal : s'accrochant ainsi des dents et des ongles à un royautéqu'ils n'ont pas fondée, voulant s'assimiler à une monarchie qui n'estpas la leur, à l'ombre des glorieuses couleurs qu'ils brûlaientnaguères et qu'ils détestent encore , ils ont cru se rendre stablescomme le trône, durables comme la monarchie, glorieux comme notre nobleétendard. En vérité, leur orgueil les a bien trompés ! On les arrachede ce piédestal qu'ils veulent usurper, et on les montre couverts deboue à la risée de chacun. S'ils se cachent sous la pourpre des rois,une main écartera la pourpre des rois, et le ministre audacieux serajustement châtié. Mais, ce n'est pas tout, messieurs les jurés ; non seulement lediscours du trône appartient de droit et constitutionnellement auxministres ; non seulement ce compte-rendu de politique, cet exposé desystème que l'un trouve bon, l'autre mauvais, rentre, par sa naturediscutable et sujette à contestation, dans les attributions spécialesd'un ministère responsable ; mais, de plus, en fait et par la véritématérielle et physique, le discours d'ouverture est un œuvre decabinet, œuvre long-temps débattue, délibérée en conseil ; programme desession où chaque ministre a intercalé sa phrase ou son paragraphe ;qui la tranquillité de l'intérieur, qui la non-intervention , qui de lamarine, qui des finances. Puis, quand ce tout de phrases, parfoisincohérentes, fausses et pis encore, a été réuni et lu devant leschambres, vous voudriez appeler cela l'œuvre du roi ? ah ! cela n'estpas possible. Si quelqu'un alors méritait d'être poursuivi pouroffenses à la majesté du trône, en vérité, ce ne serait pas nous. Oui,les ministres seuls sont légalement et réellement les auteurs dudiscours d'ouverture. De là cette œuvre rentre dans le domaine de lapolémique, et, par conséquent, tout blâme, quelle qu'en soit la natureet la forme, est un blâme qui frappe le ministère et jamais au-delà. Ceserait absurdité que de vouloir entendre dans un autre sens la critiqueincriminée. Que chacun réponde de ses œuvres, comme cela doit être, etchaque phrase que l'on présente comme coupable deviendra innocente,louable ; car elle est inspirée par le sentiment du devoir. « Lediscours de la couronne est nul et faux. » cela veut dire : messieursGuizot et consorts ont mis du nul et du faux dans le discours de lacouronne. « Il s'agira de voter une dot à la fille de Louis-Philippe. »Cela veut dire : le ministère demandera qu'on vote une dot à la fillede Louis-Philippe. — - Si j'avais 36 millions de revenu, je nedemanderais à personne à doter mes filles. » Cela signifie : leministère a tort de demander au pays une dot pour la fille du roi, enprésence d'une liste civille de 36 millions de revenu. « Si Dieu leurprête vie. » en d'autres termes : si le système actuel dure long-temps.— Que voulez-vous expliquer encore ? « Messieurs de la doctrine » veutdire messieurs les doctrinaires ; et cette phrase : « Il y a des gensqui meurent de froid et de faim », si vous ne l'entendez pas, jerenonce à la mettre plus claire. Qu'on tourne mes phrases sur tous lessens, qu'on les torture de toutes les manières, on n'en pourra jamaisexprimer autre chose que ceci : Le discours d'ouverture est mauvais; cesont les ministres qui l'ont fait, et je blâme les ministres. Je demande pardon à messieurs les jurés de m'appesantir autant que celasur un point aussi clair. En logique on expose l’évidence, on ne laprouve pas ; mais quand l'accusation le nie, on me permettra d'insisterpour la remettre dans son véritable jour. Passons maintenant au second chef. L'accusation est-elle mieux fondéesur ce point ? Messieurs, si la négation admettait du plus et du moins ; si dans lenéant il existait des degrés, je dirais que la base de l'attaque estencore moins solide, encore plus fugitive que pour l'article précédent. Le ministère public veut que j'aie excité à la haine et au mépris dugouvernement du roi. Avant que de faire un seul pas dans la discussion, il est un pointqu'il faut aborder de face, une question qu'il faut nettement résoudre,sans quoi toute argumentation sera obscure et inintelligible.Qu'entend-on par ces expressions, le gouvernement du roi ? Qu'est-ceque le gouvernement du roi ? Une expression aussi capitale, unedénomination qui sert à la base même de l'édifice constitutionnel,devrait, il semble, être nettement définie, clairement et précisémentdéterminée. Hélas ! messieurs les jurés, il n'en est rien ; ce mot gouvernement du roi, a été comme tant d'autres noms sacramentels,expliqué, commenté, déformé, torturé par l'un et par l’autre, selon unsystème de commande ou une passion du moment. On ne s'est plus entendu.La discorde s'est nourrie d'équivoques, d’ambiguïtés, d'explicationserronées ou de mauvaise foi. De là, cette myriade de procès à lapresse, pour une ligne, un mot, une ponctuation, une réticence, unefaute de typographie ; procès parfois scandaleux, toujours affligeants; procès où tout le monde perd ; le jury, un travail qui demanderait unmeilleur emploi ; les parquets, leur temps et parfois de laconsidération ; la presse, les derniers lambeaux de sa liberté. Qu'est-ce que c'est que le gouvernement du roi ? Question facile àrésoudre, mais que l'on ne se fait pas de peur de la comprendre, quel'on ne comprend pas dans la crainte de ne plus exploiter l'équivoqueque jésuitiquement l'on en fait sortir. Un procureur général disait un jour : le gouvernement du roi, ce sontles ministres. Voilà qui est franc, net et hardi ; malheureusement pourla théorie elle n'est bonne qu'à Charenton. Otez-en la sottise il nereste plus rien. D'autres ont voulu faire du gouvernement du roi, un être collectif,espèce de polype immense, aux myriades de bras, qui enveloppe toute laFrance, et comprend toute personne qui exerce une fonction quelconque,depuis le roi lui-même, jusqu'au moindre garde champêtre, depuis leplus petit conseil de fabrique, jusqu'à la chambre des pairs et la courde cassation. Luxorique corbeille aux vastes rebords, où l'on entasse àla fois les ministres et les gendarmes, les préfets et la police, lesambassadeurs et les espions ! Vous trouvez, cette théorie ridicule, ehbien !, je vous assure qu'elle existe, qu'on la soutient dans l'ombre,et qu'elle est en haute faveur là où elle devrait rencontrer unesolennelle réprobation ; c'est encore là que nous retrouvons cettecoterie dont j'ai déjà eu la douleur de vous entretenir, ces gens qui,timides et malfaisants comme des bêtes de nuit essaient de cacher sousun symbole de monarchie leur friperie doctrinaire. Ancrés à l'autorité,qu'ils veulent conserver à tout prix, parce qu’elle donne des honneurset des masses d'or, ils voudraient s'inféoder à la royauté elle même,s'immobiliser au pouvoir, s'inoculer à la monarchie, s'identifier en unmot avec le gouvernement du roi. S'ils trouvaient en France uneinstitution plus ferme, un symbole plus sacré, ils le choisiraient. Ily a vingt siècles ils se fussent posés comme des dieux, imposés commedes oracles. En vain leur dira-t-on qu'au lieu de se purifier par cet alliage, aussiimmoral qu'inconstitutionnel, ils souillent eux- mêmes la robe blanchede la royauté par leur contact impur ; qu'à force de se suspendre ainsien longs groupes au char puissant de l'état, ils risquent de leprécipiter dans l'abyme ; que, loin de partager les respects etl'inviolabilité attachés à la personne du roi, et aux corpsconstitutionnels qui font le gouvernement du roi, ils exposeraienteux-mêmes le trône à des traits qui ne sont destinés que pour eux. Envain l'évidence leur met elle devant les yeux qu'ils feraient haïr etmépriser le gouvernement du roi si un tel sentiment pouvait naître enFrance ! Leur égoïsme ne veut rien écouter, rien voir, rien entendre.Ils courront les risques les plus terribles, exposeront leur patrie auxplus épouvantables catastrophes, plutôt que de modérer leur ambitioneffrénée, leur cupidité insatiable. Que leur importe la ruine d'un pays? ils en vivent. Le déshonneur devant l'étranger ? ils l'exploitent. Laliberté mourante ? ils s'en font un marche-pied. La chute d'un trône ?ils savent se rattacher à un autre ! Ecoutez ces gens-là, le gouvernement du roi sera bientôt défini ; c'esteux, leurs amis, leurs adhérens, leur coterie, aux longues et sinueusesramifications. Ils seront si vous voulez les croire aussi sacrés que leroi ; et, après s'être fait un rempart du trône ils s'en feraient unmarche-pied. Est-il besoin, messieurs les jurés, de discuter sérieusement depareilles doctrines. Peut-être dites-vous, dans votre conscience, quele mépris doit en faire justice ; sans doute, cette réfutation est laplus raisonnable, mais elle ne m'est pas permise. Mis là, sur lasellette, il faut que je me défende pas à pas. Il faut que je prouvel'incontestable, que j'établisse les axiomes, que je rende clairel'évidence même, ou l'on dirait que je décline le combat. Prouvons donc puisqu'on le veut, et, pour procéder avec une logiquerigoureuse, une dialectique lucide et concluante, jetons des bases, etles suites se développeront aisément. Prenons d’abord, Messieurs,quelque idée bien vulgaire, bien connue de tous, connue comme la nuitet le jour. Tout le monde sait ce que c'est que renverser un gouvernement, fonderun gouvernement. Juillet n'est pas loin, qui nous a montré cette idéematérialisée, et nous l'a fait toucher au doigt. L'Europe est là quicomplète la série expérimentale, par vingt exemples semblables. Après cette première idée, prenons-en une seconde. Tout le monde, saitce que c'est que de déplacer, changer, destituer un fonctionnaire ; lesexemples s'en voient tous les jours. Maintenant, une première conséquence. Quand on destitue un fonctionnaire, adjoint de campagne ou ministre, legouvernement du roi est-il changé ? est-il affaibli ? ébranlé ? Rien detout cela. Donc ce fonctionnaire n'était pas partie essentielle dugouvernement. Si l'on voulait un jour, et la chose est possible, changer tous lespréfets, tous les sous-préfets, les maires, les ministres et lesprocureurs du roi, le gouvernement serait-il changé ? Non : donc, lespréfets, les sous-préfets, tous les fonctionnaires, en un mot, ne sontpas le gouvernement du roi. S'il existe une théorie claire etraisonnable, il me semble que c'est celle-là. Hors le cas desrévolutions, et ce cas est anormal, exceptionnel ; car, sous quelquepoint de vue qu'on envisage une révolution, on conviendra que c'est uneépreuve terrible pour un pays, et qu'il ne faut pas la comprendre dansun système gouvernemental : hors ce cas, dis-je, personne n'a le droitde renverser, de changer le gouvernement ; personne ! pas même lemonarque. Donc, tout ce que le roi a le droit de changer, n'est paspartie intégrante du gouvernement ; car, dans le cas contraire, lesouverain violerait les lois, tout en obéissant aux lois, briserait laconstitution en restant dans les limites de la constitution :conséquence absurde et contradictoire , qui prouve évidemment lafausseté du point de départ. Ce serait une belle doctrine vraiment quecelle qui revêtirait de l'inviolabilité royale le moindre estafier dela police, le fonctionnaire du rang la plus infime. Quel étrangegouvernement du roi ferait-on avec toutes ces vicissitudes. Ceschangemens de politique, avec toutes ces infirmités humaines etsociales, morales et intellectuelles. Là, un dépositaire infidèle, unreceveur banqueroutier un homme de poste faussaire, un administrateurvénal, un magistrat corrompu !... Et toute cette macédoines'appellerait gouvernement du roi ! en vérité, je vous le répète, vousle feriez haïr, détester s'il était tel que vous le représentez. C'est fâcheux vraiment, pour ceux qui reçoivent des traitemens, de nepas les savoir inamovibles comme le trône, assurés comme la dotation dela couronne. Il serait doux et séduisant pour un jeune substitut quifait ses premières armes de pouvoir dire : « et moi aussi, je suis dugouvernement du roi. » Oui, en effet, comme le portier fait partie dela famille, pour servir, en attendant qu'on en choisisse un autre. Mais enfin, en quoi consiste le gouvernement du roi ? Le voici. Nousavons vu que tout ce qui est variable, transitoire, sujet à conteste,soumis à la discussion ne devait pas être l'œuvre du roi. De même, toutce qui est invariable, inamovible, hors de conteste et de discussion,voilà le gouvernement du roi. Appliquons cette théorie, nous n'ensentirons que mieux la justesse. Les fonctionnaires en général, cen'est pas là le gouvernement du roi ; car le gouvernement les change etpourtant il ne se tue pas lui-même. Une majorité de pairs, de députés,ce n'est pas le gouvernement ? car ces majorités sont variables ; undiscours les forme, un trait de lumière les détruit. Une législaturemême n'est pas partie intégrante et indispensable du gouvernement duroi ; car une ordonnance peut la dissoudre et en convoquer une autre ;mais les chambres en elles-mêmes, les chambres, pouvoir de l'état,reconnu, fondé par la charte, voilà ce qui fait partie essentielle dugouvernement du roi. Gouvernement constitutionnel, gouvernementpondéré, représentatif ; gouvernement formé de trois portionsintégrantes et indispensables, dont une ne peut être supprimée, quel'équilibre social ne se rompe, que la charte et les lois ne soientviolées, qu'il n'y ait une révolution. Voilà, messieurs les jurés ceque j'entends par le gouvernement du roi, et non pas les agens depolice, les espions et les geôliers ; gens qui ont leur utilité,peut-être , mais qu'on peut fort bien changer de place sans que lamonarchie en soit ébranlée. Veut-on considérer le gouvernement sous un autre point de vue : Eh bien! le gouvernement du roi, c'est le gouvernement de la loi ; car le roine peut gouverner que par les lois. Or les lois sont l'œuvre des troispouvoirs réunis. Nous voici, dès le premier pas , revenus à notreprincipe. C'est là le propre de la vérité. De quelque côté qu'onl'envisage, on se retrouve toujours au point de départ. Messieurs, dans le moment actuel, le champ de la haute politique estdivisé en deux camps principaux, dont l'un a pour devise : « le roirègne et ne gouverne pas. » l'autre : « le roi règne, gouverne etn'administre pas. » Comme ces deux opinions comptent des hommes probeset habiles, au moins quelques-uns , et que le différend continuepourtant et même s'envenime, j'ai soupçonné qu'il y avait là quelquemalentendu et j'ai trouvé qu'en cette occurence, comme en beaucoupd'autres semblables , les uns et les autres ont raison , qu'ils sontd'accord au fond ; mais qu'ils ne s'entendent pas faute de s'expliquer.Chacun étant alors convaincu de la justice de sa cause, inspiré par saconscience, persiste et lutte en adressant à ses adversaires desimputations d'ignorance et de mauvaise foi, qui lui sont renvoyées. Laquerelle s'échauffe, et, plus on dispute, moins on se comprend. C'estlà l'origine de presque toutes les discordes qui tiraillent la société.Toute la difficulté gît dans les mots gouvernement, gouverner, quel'on ne définit pas, et que chacun traduit à sa manière. L'homme del'opposition voyant l'homme du pouvoir abuser d'un mot sacramentel,attribuer au monarque ce que la loi n'attribue qu'aux ministres, faireintervenir partout, et parfois indécemment, le nom et la volonté duroi, là où l'on ne devrait voir que leurs œuvres, puis appeler toutcela gouverner : cet homme s'écrie : « Le roi ne gouverne pas. » L'homme du pouvoir, craignant que l'on ne veuille ravir à laprérogative royale l'action constitutionnelle, la haute directionqu'elle doit avoir dans les affaires du pays, s'écrie : le roi gouverneet doit gouverner. Tous deux sont dans le vrai ; leurs pensées sont lesmêmes ; mais les mots les séparent. De même, si, avant de me citer auxassises, M. le procureur général se fût donné la peine de se posercette question : « Qu'entend-on, que doit-on entendre par ces mots :gouvernement du roi ? » à coup sûr il ne m'eût pas exposé aux frais d'unvoyage et aux embarras d'un procès. Il aurait vu que je n'attaque pasle gouvernement, mais bien l'administration ; non le pouvoirmonarchique, mais bien l'usage que font d'un pouvoir confié des agensamovibles et révocables ; non pas le roi des Français, mais le cabinetdes doctrinaires, ainsi que les fonctionnaires qui suivent et parfoisdépassent leurs déplorables maximes. Il aurait vu que, loin d'attaquerla constitution, je me plains que cette constitution est méconnue ;loin d'exciter au mépris du gouvernement du roi, c'est-à-dire dugouvernement des lois, je réclame avec force, énergie, avec rudessemême, si vous le voulez, contre ceux-là qui réellement méprisent leslois et, par conséquent, méprisent le gouvernement, dont elles sont laparole et la volonté. Car c'est une étrange situation que la mienne ! Vous avez pu voir,messieurs les jurés, des hommes cités à cette barre pour avoirtransgressé les lois , pour les avoir violées, pour avoir excité à lesmépriser ; mais vous n'avez jamais vu, sans doute, un homme accusé pouravoir chaudement défendu la majesté des lois, pour s'être écrié avecune conviction profonde et une indignation impossible à contenir : «Nos adversaires sont les gardiens des lois et ne les exécutent pas !ils les méprisent, les foulent aux pieds, s'en font une litière ; c'estle mot, une litière! » C'est ainsi qu'un droit sacré, le droit derappeler les fonctionnaires à la pudeur, à la justice, à la moralité, àl'exécution de la loi, ce droit, je dis plus ce devoir ; car c'est undevoir, un devoir sacré pour tout publiciste honnête homme , pour toutcitoyen consciencieux, de rappeler que la loi est un contrat qui lieégalement depuis le moindre jusqu'au plus puissant, tous les membres dela grande famille sociale ; ce devoir que chaque jour les procureurs durai exercent sur leur banc, et les magistrats sur leurs siéger ; cedevoir, on m'en fait un crime ! On m'arrache à mon travail journalier,on me jette sur le banc des accusés parce que j'ai dit : nous gens del'opposition, on sait bien nous forcer à l'exacte observance des lois; et des fonctionnaires, qui les premiers devraient donner l'exemple,affichent au contraire le scandale de leur violation. Si j'avertissaisde la présence d'un incendie, de l'existence d'un assassinat, on mepunirait donc comme assassin et comme incendiaire ? Paul-Louis Courrierdisait un jour : « Si je me plaignais d'avoir été volé, on m'arrêteraitpour le voleur. » Eh bien ! messieurs, cette phrase spirituellementironique a été mise en action. Aujourd'hui je me plains de la violationdes lois et on me poursuit comme violateur des lois. Où allons-nousdonc et que deviendrons-nous ? Jusqu'où donc nous entraînera ce systèmequi frappe, avec la même énergie, le bien et le mal, l'égoïsme et ledévouement, le crime et la vertu ? Ah ! je le répète, oui ; c'est làune étrange situation ! Et, grâce à l'inconcevable poursuite quis'acharne contre moi, cette procédure, quelle qu'en soit l'issue,restera comme un monument caractéristique de ces temps malheureux, decette sinistre époque où l'on nous arrache brin à brin, feuille àfeuille, cette belle couronne de liberté que la France avait conquiseau prix de sou sang ! Mais peut-être oubliai-je quelque délit, quelque crime, un attentat,que sais-je ? obscurément caché sous une petite phrase, dans le recoind'une période, sous un adjectif mal sonnant, dans un verbe àsignification ambiguë. Lisons, examinons jusqu'au moindre mot. AU COURRIER FRANÇAIS. PROCÈS A LA PRESSE. « Le Courrier est saisi, le Siècle est saisi, le Temps est saisi,il y en a, je pense, un quatrième. La plupart de ces saisies ontpour prétexte que la presse a fait remonter jusqu'au roi laresponsabilité des actes du gouvernement. Le Courrier s'étonne que l'onchicane l'opposition pour dire ce que répètent à satiété les ministreseux-mêmes, et la presse ministérielle en masse. Ce qui nous étonne,nous, c'est la surprise du Courrier. Comment les hommes de talent quirédigent cette feuille, peuvent-ils aussi mal comprendre la situationactuelle ? Les lois d'après nos maîtres ne sont plus des contrats, cesont des instrumens, des outils, un cadre dans lequel s'arrangent lespassions méchantes des gouvernans qui nous exploitent. Ils nouspoursuivent pour la moindre atteinte aux lois, atteinte souventimaginaire, et eux s'en font une litière, c'est le mot, UNE LITIÈRE ! Depuis la charte jusqu'aux lois de septembre, iln'est pas une disposition légale que le moindre des estafiers dupouvoir ne se fasse un jeu de fouler aux pieds, à la moindre occasion.Quant à nous, on nous poursuit avec rage pour l'ombre d'un délit, onnous poursuit même pour être fidèles aux lois ; c'est incroyable,mais c'est vrai ! Oui, le ministre Guizot a fait remonter jusqu'au roi» la responsabilité des actes gouvernementaux. Nousl'avons entendu (par les fenêtres, croyez-le) professer cette étrangedoctrine. Le lendemain, la feuille policière qu'il a fondée chez nousle redisait à qui voulait la lire, et Guizot n'estpas poursuivi. Pourquoi cela ? voici le mot de l'énigme. Il est permis de s'affranchir de toute loi pourvu qu'on flatte, qu'onadule, qu'on se jette à plat ventre devant EUX ! Courtisez, adorez,comparez au soleil, peignez des auréoles, tout sera bien. Retrouvezvotre dignité d'hommes, marchez sur les pieds et non sur les genoux ;oh ! alors, guerre sans relâche, poursuites sans raison, condamnationssans pitié ! Le maire de Thorigny prête une salle ; destitué ! CetOdilon-Barrot qui fait de l'indépendance ! Le maire de Lisieux prêteaussi une salle, mais quelle différence ! c'était pour que Guizot yprêchât ses venales flagorneries. Le maire de Lisieux se carre toujoursavec son écharpe. Les conseils municipaux, la garde nationale faisaientdes adresses politiques, mais flatteuses : un sourire et un merci ! Desconseils, des compagnies font ils entendre un seul avis ; brisés !dissous ! destitués ! foudroyés s'il était possible ! Les articles lesplus saints de la constitution sont suspects, s'ils ne flattent pas lepouvoir. Ce n'est qu'en tremblant qu'on ose dire que le peuple estsouverain, que la pensée doit être libre ; mais dites hardiment,comme la Presse, qu'il n'y a rien au-dessus du roi (pas même laFrance qui lui a donné la couronne), et personne ne vous poursuivra. Laloi est de luxe maintenant. Flattez, faites-vous bien vil, bien humble,comme Turc et Azor, vous aurez la caresse et l'os à ronger. Levezla tête et souvenez-vous que vous êtes hommes, on vous tiendra lepoignard sous la gorge. » Je regarde, je cherche, je ne trouve pas ! Partout, à toute ligne, uneattaque vigoureuse, contre le malheureux système qui pèse sur nous ; unreproche de ce qu'il regarde les lois comme des instrumens pour frapperceux qui lui déplaisent, et non un contrat sacré devant lequel luiaussi, lui avant tous devrait baisser la tête ; un reproche à ces gensqui réclament, sous le nom du roi, dont ils se font une égide, etqu'ils déshonoreraient, s'il pouvait l'être, qui réclament, quiexigent des flatteries, des adulations, des bassesses, et quis'indignent avec arrogance, de ce qu'on ose devant eux lever la tête,et reprendre sa dignité d'hommes. Il n'est pas étonnant, en effet, quedes gens qui se font de la peur un moyen gouvernemental inscrivent lahonte au nombre des qualités indispensables aux citoyens français.Libre à eux d'être conséquents dans leur voie fatale, mais libre à moide jeter un blâme énergique sur une aussi déplorable tendance. Eh !bien, je l'ai fait, je l’avoue, j'ai dû le faire, et ma conscience medit qu'à cette heure je le ferais encore. Mais le roi, le gouvernementdu roi, loin d'en parler avec haine et avec mépris, je n'y ai pas songé; si non, pour rappeler à nos fonctionnaires qu'ils ne font pas leurdevoir. Un tel acte est si peu coupable que le gouvernement lui-même lefait en toute occasion ; car, souvent, jusqu'ici, on a destitué desfonctionnaires, et, s'il plaît au ciel, on en destituera encore. « Mais, dit-on, le sens est caché, et pourtant l'on distingue vosintentions. Sous un voile diaphane, on voit que c'est du roilui- même que vous voulez parler, ou du moins vous lecomprenez avec les ministres. » Messieurs, à celui qui vous accuse de mauvaise foi, si l'on est troppoli pour retorquer ad hominem, on affirme sa bonne foi et celasuffit. La négation vaut l'affirmation. Vous dites : oui, moi je dis :non, et la chose reste dans le premier état. Mais ce procédé, quoiquelogique et rigoureusement juste, ne convient pas à ma franchise. J'aides preuves morales de ma bonne foi, et je vais en donner. Depuis deux ans et demi je rédige le Patriote, et jamais un mot, unephrase contre le roi ou le gouvernement ne m'est échappée. Vous en avezpour garant le silence de messieurs du parquet, et Dieu sait qu'en faitde délits de presse ils voient clair. Il faut donc reconnaître que mamanière de discuter est compatible avec le gouvernementconstitutionnel, ou me supposer une prudence, un calcul incapable defaillir, une finesse vraiment sur humaine. Mais alors il y auraitcontradiction manifeste. Car, si j'avais cette prudence si biencalculée, prudence qui serait sortie victorieuse de l'épreuve pendantdeux ans et demi, comment m'aurait-elle abandonnée juste au moment oùj'en avais besoin, à la première signature que j'engageais, la premièrefois que j'encourais la responsabilité légale de mes œuvres ? Je seraisbien mal avisé, vraiment, d'avoir tant d'habileté au service desautres, et de n'en pas trouver pour moi-même. Je pourrais citer icitextuellement au moins cinquante articles que j'ai écrits, où le roi,son autorité constitutionnelle, le gouvernement monarchique, sontnettement formellement distingués du système ministériel, système dont la grammaire veut que je varie les noms, pour être moins monotone,mais que l'on reconnaît toujours à des caractères indélébiles. Mais jecraindrais de fatiguer par cette discussion déjà longue ; je mebornerai à un seul article, bien court, bien clair, qui justement estlà , dans la feuille incriminée , au revers de la page. Cet article, jel'ai écrit, si j'ai bonne mémoire, une heure après l'adresse au Courrier, et sans l'inspiration de la même pensée. (Ici le prévenu lit un article où l'on reproche aux ministres de secacher lâchement derrière le roi.) Je vous le demande, Messieurs, je le demande à quiconque sent battresous sa poitrine un cœur d'honnête homme, cet article décèle-t-il ledésir d'offenser le roi, d'exciter à la haine et au mépris de songouvernement ? Cet article confond il le roi avec le ministère ? N'ytrouve-t-on pas plutôt le publiciste franc et bon citoyen, qui sondetoutes les plaies du pays, et à toutes propose un remède, sans phrasesentortillées, sans ambages, mais clairement, comme il convient à unhomme de cœur, et en allant droit au but. Dans le premier article qu'on incrimine, je vois les intérêts du paysmenacés, et je dis : « Respect aux intérêts du pays » ! Dans un autre,en face, des lois foulées aux pieds, je dis : « Respect aux lois » !Dans le troisième, c'est le roi que menace l'assassinat, et je dis :« Prenez des mesures pour protéger la personne du roi. » L'accusation vous a dit que j'étais coupable pour cela ; je metrouverais vraiment coupable, au contraire, si en présence des malheursqui pèsent sur mon pays je n'élevais pas une voix courageuse pouressayer de les conjurer, et j'ai trop de confiance dans la probitéindépendante du jury pour ne pas être sûr qu'il partagera mon opinion. Messieurs les jurés, quelqu'éclairée que soit la question, au point oùnous en sommes, je ne puis terminer sans mettre sous vos yeux undernier argument, car il est décisif. Voulez-vous savoir si un écrit est coupable ou innocent ? Voici un criterium, une pierre de touche, un moyen d'épreuve qui ne voustrompera jamais. Admettez pour un moment ce que dit l’auteur, supposez que toutes sesassertions sont réalisées, que ses exhortations sont écoutées de toutle monde, que tout ce qu'il veut est fait, et voyez ce qui en résulte. S'il en résulte une commotion, un désordre, une révolution, l'écrit estcoupable, condamnez. Si, au contraire, il en résulte un mouvement progressif,constitutionnel, permis et prévu par les lois, certainement l'écrit estinnocent, renvoyez absous. Appliquons ce principe de jugement aux passages accusés : Dans les quelques lignes où l'on prétend que j'ai offensé le roi, je meplains qu'on veuille prendre un million sur le budget pour la dot de lareine des Belges. Eh, bien ! qu'on ne le donne pas. C'est un million deplus qui restera en France et dans la poche des contribuables, au lieud'aller payer les aides-de camp du roi Léopold ; ce ne sera pas un sigrand malheur. Il se peut bien que la chambre pense ainsi, et qu'ellerejette la demande ; et, puisqu'elle a bien le droit de le faire, moi,français et contribuable, j'ai bien le droit de le dire. J'ai dit que la doctrine épuise la France comme une vache à lait. Eh,bien ! la doctrine changera, ou l'on changera la doctrine, et en véritéil n'en résultera pas une révolution. Le roi peut bien demain renvoyerles sept ministres actuels, que le pays ne s'en insurgera pas. J'ai ditqu'en France il y a des malheureux qui meurent de faim. Je voudrais du fond de mon cœur avoir dit une fausseté, dussé-je, à ceprix, être déclaré coupable ; mais, malheureusement, il n'en est rien.Je conçois que ces tristes tableaux déplaisent aux hommes qui prennentsur l'impôt d'énormes sommes pour payer leurs soirées et bâtir demagnifiques hôtels ; mais qu'y faire ? Organiser le travail, soulagerl'indigence, employer mieux le milliard du budget. Croyez-vous que toutcela amène la révolte et l'anarchie ? Je ne le pense pas ni vous nonplus. Passons au grand article. Je me plains que les lois ne pèsent pas également sur tous. Eh, bien !on y soumettra tout le monde ; les fonctionnaires les premiersdonneront l'exemple de l'obéissance et de la fidélité. Les choses eniront elles plus mal ? Je me plains qu'on encourage la flatterie, qu'onl'exige même ; eh, bien ! on la chassera, on la détruira. Je me plains que les ministres les premiers, et notamment M. Guizot,font remonter jusqu'au roi la responsabilité de leurs actes. Eh, bien !ils ne le feront plus, ils rentreront dans les voies constitutionnelles. J'ai dit qu'on persécute l'indépendance ; on la respectera. Qu'on nous enlève notre liberté ; on nous la rendra. Qu'on s'en prend à notre dignité d'hommes ; on la laissera à ceux quila conservent, et l'on essaiera de la rendre aux malheureux qui l'ontperdue ! Y aurait il un grand malheur à tout cela ? Il serait beau, il seraitjuste et moral de le faire et parce que je le demande on me poursuit !Je veux que l'argent de la France reste à la France, on dit quej'offense le roi. Je réclame l'exécution franche des lois, on dit quej'attaque le gouvernement ! C'est à n'y rien comprendre. Ainsi, pourêtre innocent, je devrais donc dire le contraire ? Proposer ladilapidation des produits de l’impôt, et encourager les infractions deslois ? Je vous le répète, en vérité et en conscience, l'accusation estinconcevable, elle n'a pas de sens. Laissant de côté, le roi dont je ne m'occupe pas, et le gouvernementque j'attaque beaucoup moins que ses prétendus amis, je concevrais dela part du parquet, une sommation en ces termes : « Vous accusez des hommes du pouvoir de transgresser les lois ; cetteimputation est grave, il faut la justifier, ou l'on vous jettera à laface le nom de calomniateur ! » A la bonne heure ! voilà un appel basé sur la raison et la vérité. Eh,bien ! j'y répondrais, je soutiendrais mon dire, je le prouveraispièces en main. Justice serait faite et tout serait dit. Car, sachez le bien, messieurs les jurés, je ne viens pas ici,invoquant l'indulgence, demander grâce pour la vivacité d'expressionsmal pesées, et m'excuser sur la chaleur d'un travail précipité. C'estle moyen d'un homme peureux, qui se sent coupable, et qui voudraitarracher à la compassion un verdict d'acquittement. Je ne demande quejustice, sévère justice. Tout ce que j'ai dit, j'ai cru devoir le dire; je l'ai fait, dicté par ma conscience, le sentiment de mon devoir,et, quoi qu'il arrive, je suis prêt à le soutenir. S'il en étaitautrement, je mériterais d'être condamné, non pour offense envers leroi ou attaque envers le gouvernement, mais bien pour diffamationenvers des fonctionnaires. Ici, Messieurs, j'aurais trop beau jeu pour faire du scandale, si je levoulais. Je pourrais vous apporter une masse de faits où partout vousverriez la loi torturée par des fonctionnaires, foulée aux pieds parceux là qui devraient s'en montrer les défenseurs. A côté des petitespersécutions locales, des injustices à domicile, des partialités pourla coterie, je pourrais vous montrer de ces hommes qui font curée de laloi et se gobergent dans leur impunité, comme des valets en goguette, àl'absence du maître. Je pourrais vous citer de ces crimes qui clouentau pôteau et entraînent pour dix ans dans les bagnes!... Je ne le feraipas. Je ne citerai qu'un fait, un seul ; parce qu'il me suffit, etqu'il est connu de tous. En parlant du grand scandale de Strasbourg, je veux dire la violationministérielle de la charte, un ministre est venu à la tribune dire : « Oui, nous avons violé la loi, nous le savons bien, et nous couronsau-devant de la responsabilité !... » Il me semble qu'en présence d'un si affligeant scandale, un écrivainpeut bien dire aux gens du pouvoir : « Vous vous faites des lois unelitière, c'est le mot, une litière ! » Eh, bien ! ces hommes on leschoie, on les protège, on les récompense même, et moi qui signale laplaie à guérir, on me traîne au banc des voleurs et des assassins, ondemande que vous me déclariez coupable, qu'un jugement me condamne !cinq ans de prison et dix mille francs d’amende !!! C'est-à-dire,ma ruine complète, la perte de mon avenir, et peut-être une mort delangueur sur la paille humide des prisons ! Et pourquoi ? Parce qu'aunom d'un pays où des malheureux meurent de misère, je me suis opposé àun projet de loi qui flatte le penchant courtisan de la coteriedoctrinaire ; parce que je vois des abus et que j'ai le courage de lesdire en face ; parce que depuis long-temps on me guette au passage, etqu'on m'a saisi, au hasard, à la première signature ; parce qu'à tortou à raison, on me regarde comme le seul qui puisse écrire un journalindépendant à Lisieux, et que c'est un parti pris de tuer tous lesjournaux indépendants ; parce que je défends la liberté, et qu'on veutnous arracher les derniers lambeaux de cette liberté sans que personnela défende ; parce qu'enfin , et cela résume tout , je suis l'ennemi dela guizolâtrie locale, et que la guizolâtrie locale, qui pardonneravolontiers les offenses au roi et les attaques au gouvernement, nepardonnera jamais les offenses à la doctrine, et l'expression du méprispour ses sectaires et ses adhérens. On dit que j'ai offensé la personnedu roi, que j'ai excité à la haine et au mépris du gouvernement du roi,cela n'est pas vrai. Cette accusation est fausse, si évidemment faussequ'il est impossible de s'y méprendre. Ce n'est là qu'un prétexte,qu'une formule extérieure et banale ; le sens est tout autre et je vaisvous le traduire. « Le rédacteur de l'Ami des Patriotes du Calvados et de l'Eure, acommis le délit d'offenses envers la personne de sa majesté Guizot 1er,roi de la doctrine, et d'excitation à la haine et au mépris d'unepetite coterie de jésuites tricolores, qui voudraient se faire appelerle gouvernement du roi. » Voilà mon véritable crime, et comme je ne suis guères repentant, ondoit me trouver très-coupable. Vous, messieurs les jurés, placés au point de vue plus élevé del'intérêt du pays, qu'ici vous représentez, et devant le gouvernementroyal que vous savez comprendre, vous verrez que loin de les attaquerje me trouve en être le véritable défenseur ; et, comme il n'y a que del'honneur à prendre la défense du pays et des lois, vous direz : « Non l'accusé n'est pas coupable. » * * * Cette défense fut écoutée avec le plus grand silence, à la grandesurprise de quelques amis pessimistes, qui offraient à tout venant deparier que je serais rappelé à l'ordre, au moins deux fois ;s'imaginant sans doute que je me défendrais à la manière de Vignerte etde Considère. — « Défenseur, dit M. le président à Me Bayeux, qui m'assistait,n'avez-vous rien à ajouter à la défense du prévenu. » — « Je voudrais savoir si le ministère public a l'intention derépliquer. » (M. l'avocat-général fait un signe négatif.) « Dans ce cas, continue Me Bayeux, je n'ai que deux mots à dire. Je nevous rappellerai pas cette phrase : « Plus de procès à la presse ! »Comme on disait autrefois : « Plus de hallebardes ! » On sait ce quetout cela veut dire. Je ferai seulement remarquer une petiteinexactitude de l'accusation. M. l'avocat-général dit à MM. les jurésque si dans le premier article ils ne voient pas d'offense envers leroi, au moins y trouveront-ils le délit d'excitation à la haine et aumépris du gouvernement. Or ce nouveau délit n'est pas dans la citation,et il n'est pas permis de dénaturer ainsi l'accusation. — « Celapeut-être, répond M. l'avocat-général, je n'ai pas lu la citation.Voyons. » On passe le papier à M. l'avocat-général, qui ne l'avait pas lu. Ille lit et reconnaît la justesse de l'observation. On voit, parparenthèse, comment mes adversaires faisaient la besogne en conscience. Pour tout résumé, M. le président, lut les articles incriminés. C'étaitla troisième fois que l'auditoire les entendait ; jamais l'Ami desPatriotes n'avait eu une aussi belle publicité. Le débit du magistratfut d'abord sec et froid ; mais peu à peu la forme énergique de laphrase l’entraîna, peut-être à son insu, sa voix prît de l'élévation etde la chaleur, un accent entraînant et pénétré, au point que toute lafin du grand article au Courrier fut prononcée sur le ton d'unechaude et éloquente déclamation. J'en étais tout stupéfait ; jereconnaissais à peine mon œuvre ; je ne croyais pas avoir fait un aussibeau morceau. M. Feron Delongcamps lit fort bien, et si, comme jel’espère, je relève une feuille politique, je veux lui faire hommaged'un abonnement, pour le remercier. Après la lecture, M. le président posa au jury ces deux questions : 1° Le prévenu a-t-il offensé la personne du roi ? 2° A-t-il excité à la haine et au mépris du gouvernement du roi ? Et le jury entra dans la salle de ses délibérations. Pendant cette délibération, qui dura vingt minutes à peu près,messieurs de la cour et du parquet paraissaient très-occupés à lire. Jepensai que c'étaient quelques lois applicables dans l'espèce. Mais unepersonne placée auprès de moi, et dont la vue est plus longue que lamienne, reconnut très-distinctement deux brochures de ma façon, unecomédie en vers et un vaudeville, Ma Belle-Mère, et Le Forçat parCirconstance. Je ne m'attendais guères à retrouver là mes œuvres, quitoutefois paraissaient égayer beaucoup messieurs les magistrats. Le jury rentra, et le bruissement de l'assemblée s'éteignit par dégrés.Alors M. le président après avoir sévèrement défendu tout signed'improbation ou d'approbation, demande la déclaration du jury. Elleétait négative sur les deux questions, et la cour prononçal'acquittement. Ce résultat, quoique prévu, causa une joie vive à la masse del'auditoire, qui s'y intéressait. La nouvelle s'en répandit dans Caenavec une promptitude électrique ; à la soirée tout le monde en parlait.Personne ne parut ni fâché ni désappointé ; pas même l'avocat-général,qui, j'ai des raisons pour le dire, luttait par devoir, malgré lui, etsans conviction. Je l'aurais bien pris pour un de mes juges. A Lisieux, à mon retour, j'ai reçu des marques nombreuses et touchantesde sympathie. Les félicitations, que je crois toutes sincères, sontarrivées comme un flot. Mais là aussi j'ai retrouvé quelques figuresallongées, quelques mines piteuses. Honnêtes guizotiers, qui ont euplus d'une indigestion en voyant que je n'étais pas en prison. Que leciel et l'opinion leur pardonne! Je ne parle pas de leur conscience ;ils l'ont ôtée pour mettre à la place un sac d'écus ! Ils ont trouvé le moyen d'exercer une petite vengeance à leur manière.Après avoir annoncé mon procès dans le Normand, ils n'ont pas faitconnaître mon acquittement. Qui sait ? deux ou trois de leurs lecteurscroiront peut-être que je suis pendu. Ainsi finit cette histoire serio-comique ; petit procès de taquinerie,que la malveillance avait enflé outre mesure, pour lequel on avaitbourré de réquisitoires furibonds les colonnes du Mémorial, et missous presse les lazzis dénonciateurs de son confrère l'aboyeur lexovien; ce procès qui devait me frapper comme la foudre, et qui a manquécomme un mauvais pétard qui crève dans la main. Cette affaire n'a pasété pourtant sans fruit pour la cause ; le verdict des jurés ajoûté àtant d'autres, prononcés dans le même sens ; le nombre, j'ose direimmense, de personnes qui ont pris intérêt à cette cause ; la sympathieque la jeunesse, surtout la jeunesse éclairée et studieuse, a montréepour l'écrivain, ami du progrès et de la liberté ; tout cela prouvequ'il y a de la sève au sein des masses, et qu'on doit avoir bonneespérance pour l'avenir. Nos adversaires voyant le calme avec lequel onsouffre toutes leurs fredaines, ont cru que le patriotisme était mort ;c'est une erreur ! il n'est qu'endormi pour un temps, il se réveillera.Espérance et courage ! |