Chroniques du « Journal deRouen »
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29 septembre 1922
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Le Pèlerinage du Mont
A TRAVERS LES SIÈCLES
Les travaux de restauration opérés au MontSaint-Michel par les soins de la commission des Monuments historiques,ont rendu à labbatiale archangéliqueson antique beauté. Voici que la vie spirituelle, un momentsuspendue dans ce grand corps sans âme, vient dyreprendre son cours normal. Le Mont Saint-Michel au péril dela mer retrouve, dans la splendeur des pompes liturgiques, sonéclat des anciens jours.
La date du 29 septembre 1922 restera à jamaismémorable dans les annales du célèbresanctuaire, et laffluence nombreuse, accourue de tous lespoints de la Normandie, rappelle un instant le souvenir de ces longuesthéories de pèlerins qui, religieusement,sébranlaient autrefois à travers lamélancolique étendue de ses grèves.
Linstitution des pèlerinages montois estcontemporaine des premiers miracles qui consacrèrent laréputation du culte de larchange sur le montTombe. Les vieux légendaires de la bibliothèquedAvranches nous ont conservé de naïfsrécits que les scribes du couvent transcrirent pourlédification des fidèles. Des prodigesse sont accomplis dans cette église ; des malades yont recouvré la santé ; des aveugles,des sourds et des muets, la vue, louïe et la parole.
Dès le XIe siècle, des confrériessétablirent en Normandie sous le vocable delarchange ; elles avaient pour butlensevelissement des morts. Faut-il en voirlorigine dans le récit que la
Légendedorée a consacré à unpèlerin de Lorraine, se rendant à Compostelle,qui mourut près du Mont Saint-Michel et fut miraculeusementtransporté à Saint-Jacques parlapôtre lui-même, scène dontle souvenir est conservé dans le tympan dunvitrail de léglise Saint-Jacques deLisieux ?
A lorigine même de la fondation dumonastère, le roi Childebert III y vint enpèlerinage lan 710. Ce fut, dit un vieilhistorien, la première tête couronnéequi « humilia son front devant lautelélevé sous linvocation du prince de lamilice céleste. »
Edouard le Confesseur, roi dAngleterre,prédécesseur immédiat duConquérant, visita fréquemment le Mont. Harold,qui disputa à Guillaume la couronne dAngleterre,y fut envoyé comme ambassadeur du roi Edouard. Il accompagnale duc de Normandie à labbaye,
venerunt admontem Michaelis, dit la Tapisserie de Bayeux.
Au commencement du XIIe siècle, le duc Robert, revenant deTerre Sainte, y vint rendre grâce à Dieu avecSibille sa femme. Ce fut alors lépoque des plusmagnifiques pélerinages et les animosités lesplus grandes se calmèrent au pied de ses autels :Saint Thomas Becket, Henri II dAngleterre et le roi deFrance en visitant le sanctuaire de larchange ne pensaientquà la réconciliation,
tanta erattemporis pietas et concordia, dit Robert du Mont, qui fut un destémoins de cette royale visite en 1158.
Puis ce furent Saint-Louis, Philippe le Hardi, Philippe le Bel, CharlesVI, Louis XI qui vint plus dune fois àlabbaye et le gratifia dimportanteslargesses ; François Ier en 1518 et 1532 ;Charles IX et son frère Henri en 1561. Ce fut par ordre dece dernier que le célèbre historien de Thou vintau Mont en 1580 et en fit la description.
En lannée 1210, le roi Philippe-Auguste fondaà Paris la confrérie de Saint-Michel en unechapelle dédiée à larchangedans la cour du palais de la Cité. Il existaitmême certaines hôtelleries quihébergeaient les pauvres pèlerins et les enfants,qui y trouvaient les ressources nécessaires pour continuerleur pèlerinage. On se fera une idée du nombre deces pèlerins quand on songe que du 1er août 1368au 25 juillet 1369, lhôpital de laconfrérie de Saint-Jacques, à Paris,hébergea 16,690 pèlerins qui se rendaient au Montou qui en revenaient.
Cest en 1333 que commencèrent ces fameuxpélerinages denfants qui devaient se continuerpendant plus dun siècle. Un auteur anonyme,contemporain des faits quil raconte, entre à cesujet dans de minutieux détails, que je suis dans lanécessité de résumer.
Dans ce temps-là, dit-il, notre église vitarriver, de près et de loin, une innombrable multitudedenfants quon appelait
pastoureaux. Les unsvenaient en bande, les autres isolément. Beaucoup assuraientavoir entendu des voix spirituelles qui leur disaient :
Va auMont Saint-Michel, et alors lardeur du désir lesfaisait trembler de tous leurs membres. Ils laissaient dans les champsleurs habits et leurs troupeaux et se mettaient aussitôt enmarche sans en informer ni maîtres ni parents. Nous avons vuun prêtre dont les paroissiens furent saisis de cette subitedévotion : bien que sa maison ne fut paséloignée, il neut pas le tempsdy entrer.
Un autre exemple nest pas moins singulier, cestcelui dun forgeron qui laisse son fer chaud surlenclume pour se mettre en route.
Rien ne pouvait retenir les pastoureaux ; dans lediocèse de Séez, prèsdEcouché, deux jeunes gens brûlaient departir pour le Mont ; leurs parents, pour les enempêcher, les enfermèrent. Peu après,le père ayant ouvert le cachot, ne trouva que deux corpsinanimés ; leurs mains se dressaient vers le cielcomme sils étaient morts en invoquant SaintMichel.
Le zèle des petits pèlerins dutsaccroître au bruit de certains miracles que Dieu,disait-on, opérait en leur faveur.
A Mortagne, un homme ayant voulu empêcher ledépart de plusieurs enfants, perdit immédiatementlusage de la parole.
A Sourdeval, trois maçons se moquaient despastoureaux : à les entendre,cétaient des victimes de lart desmagiciens et des enchanteurs. La punition de ces railleries ne se fitpas longtemps attendre ; un mal subit les frappa tous lestrois et, pour sen délivrer, ils durent se vouerà Saint-Michel.
Pressés par le besoin, quelques-uns de ces enfantscueillaient des cerises dans le jardin dun nomméFéret ; le propriétaire les chassebrutalement ; mais étant monté dans unarbre, il tombe à terre et périt de cette chute.
Dans un lieu nommé Dyssie, une bande de treize pastoureaux,qui venaient de pays éloignés,achetèrent pour leur repas un pain du prix de deux petitsdeniers tournois ; ils sen nourrirent tous et il enresta même de nombreux morceaux.
Après avoir longuement raconté ces miracles, lebon moine termine par cette réflexion :« Beaucoup de pastoureaux nous ont dit que cettedévotion les prenait tout à coup, et avec unetelle force quaussitôt ils partaient, dansquelquétat quils se trouvassent etquelle que fût la longueur du chemin à parcourir.Doù provenait ce mouvement ? Pourrait-onen attribuer la cause à un autre quau Seigneur,qui se cache aux savants et se manifeste aux petits et auxhumbles ? »
Les pèlerinages du XVe siècle offrirent descirconstances encore plus singulières. Ils furent entreprispar des enfants des Flandres et des bords du Rhin. (1)
En1457, nous apprend le moine historien Jean Huynes, il vintdAllemagne si grande quantité dhommes,de femmes et denfants si jeunes que plusieursnavaient point encore atteint lâge deneuf ans. Lhistoire dun de ces jeunespèlerins raconte que, le 2 mars 1457, un enfant de neuf ans,nommé Nicolas, fils de Pierre le Pellier, dudiocèse de Liège, fut pris du désir devoir le Mont Saint-Michel. Il demanda à son pèrela permission de se joindre à une bande qui partait. Lepère refusa, mais promit de le mener au Mont dans deux ans.Cette réponse calma lenfant. Mais peudinstants après il vit passer troispèlerins de son âge, alors il ne peutmaîtriser son désir et se joint à euxsans prévenir son père. Celui-ci se lanceà sa poursuite et le rejoint à la porte de laville. Dans sa colère, il le prend par les cheveux enproférant des blasphèmes, mais au mêmeinstant il tombe mortellement frappé par la vengeancedivine. Lenfant continua sa route et, après 24jours de marche, il arriva au Mont avec une troupe de trentepèlerins.
Ce religieux entraînement sétait en uninstant communiqué à tout le Brabant,à la haute et à la basse Allemagne, àtel point que les pèlerins avaient de la peine àtrouver des vivres sur leur route. Ces migrations alarmèrentles hommes sages des bords du Rhin, et les docteurs se mirentà loeuvre pour arrêter cemouvement. Un des savants les plus réputés decette époque, Denis de Rietrel, plus connu sous le nom deDenis le Chartreux, écrivit à cette occasion uncurieux traité intitulé
Epistola de cursupuerorum ad sanctum Michaelem. On ignore linfluence decette épître sur les masses dont elle voulaitdétruire les illusions ; toujours est-ilquaprès 1460, on ne trouve plus trace de cespèlerinages.
Les pèlerins avaient lhabitudedemporter quelque souvenir du lieu quils avaientvisité. Dès le Xe siècle, lespèlerins du Mont Tombe arrachaient des pierres aux murs dela collégiale ou détachaient quelque fragment delautel de saint Aubert, à tel point que leschanoines durent sopposer à cesdéprédations. Les pèlerins secontentèrent alors de petits morceaux de granit du rocher,du sable de la montagne ou des coquilles des grèves. Ce futà ce moment quon moula, en plomb et enétain, ces petites enseignes destinéesà être cousues sur le vêtement despèlerins. La coquille devint lemblèmedu sanctuaire de larchange, et Louis XI en orna le collierde lordre célèbre des chevaliers deSaint-Michel, quil fonda en 1469.
On peut voir au musée de Cluny, dans la belle collection deplombs historiés trouvés dans la Seine,formée par Arthur Forgeais, un certain nombre de cescurieuses enseignes du pèlerinage montois.
Lorsque labbaye fut transformée en prison, lesfoules pieuses allèrent faire leurs dévotionsdans léglise paroissiale ; maislorsquen 1865 les bâtiments de labbayefurent loués àlévêque de Coutances,lère des pèlerinagessouvrit à nouveau. Ceux de 1865, 1867, 1875 sontà retenir, ainsi que les solennités ducouronnement de la statue de larchange, le 4 juillet 1876.
Pour compléter loeuvre de restauration,il faut maintenant détruire la digue insubmersible qui afait perdre au Mont, son caractère quasimystérieux. Il faut rouvrir la voie aux vagues de la mer, etleur permettre de revenir se briser sur le roc inébranlableoù se dresse la Merveille.
NOTE : (1) Voir Etienne DUPONT : Les PèlerinagesdEnfants allemands au Mont Saint-Michel, Paris 1907, 1brochure in-8°. ____
13 octobre 1922
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LArt de Terre à Manerbe
et au Pré dAuge
A PROPOS
de lExposition des Arts appliqués de Caen
LExposition organisée à Caen par lessoins de la Région économique et leComité régional des arts appliqués deBasse-Normandie, a permis de constater que la céramiquedécorative est encore en honneur dans notre province.
Les tuileries normandes de Caen, du Maizeret et de Bavent, lesfabriques de Subles, de Noron et de Bayeux ont exhibé despièces très intéressantes ettrès artistiques, rappelant les plus belles productions delâge dor de la céramiquenormande.
Emaux polychrômes à grand feu, épis,frises, métopes, tuiles, poinçons, abouts depoutre, statuettes, animaux, vases à refletsmétalliques, grès délicatementouvrés ont, tour à tour, excité lacuriosité des visiteurs et des gens de goût. Bienpeu se sont doutés que toutes ces pièces auxcouleurs chatoyantes nétaient quuneréminiscence dun art qui fut jadistrès prospère en notre région, alorsque des fours de Manerbe et du Pré dAugesortaient ces superbes épis, ces jolis pavés etcette vaisselle de terre qui provoquait ladmirationdun vieil historien normand, Gabriel Dumoulin, qui enparlait ainsi en 1631 : « On fait enNormandie de la poterie en beaucoup de lieux et à Manerbe,près de Lisieux, des vaisselles de terre qui necèdent en beauté et en artifices àcelles quon nous apporte de Venise ». En1667, Du Val pouvait encore écrire :« La plus délicieuse contréede la Normandie, où lon fait de la vaisselle deterre plus belle quailleurs ».
Lhistoire de la céramique de Manerbe et duPré-dAuge est très peu connue. Lesrares auteurs qui lui ont consacré quelques lignes,lont fait avec une brièveté et unlaconisme que beaucoup dérudits ontimité.
Après Rever, étudiant en 1826 lespavés émaillés de Calleville (1),Raymond Bordeaux (2) est le premier à signalerlintérêt de cette fabrication dont onne soccupa guère dans la premièremoitié du XIXe siècle. En 1885, M. deMély essaya de déterminer lorigine dela majolique française dans un curieux article de la
Gazette des Beaux-Arts (3). Plus tard, en 1902 et 1904, unérudit avocat de Pont-Audemer, A. Montier, étudiales pavés du Pré-dAuge et de Lisieuxet les épis de faîtage (4). Ces derniers travauxne sont surtout que des descriptions doeuvres,suivies dun essai de classement.
Les origines de la céramique à Manerbe et auPré-dAuge sont très anciennes etsemblent bien devoir être reportées àlépoque gallo-romaine. Des fouillespratiquées à divers endroits de ces deux villagesont amené la découverte de fragments de vasesdune antiquité indiscutable ;malheureusement on ne possède aucun documentécrit pour ces périodes lointaines. Il nous fautarriver au moyen-âge pour rencontrer quelques textesimportants sur ce sujet.
M. de Mély a écrit que lindustrie dela poterie se serait implantée à Manerbe vers1375, après la fermeture des ateliers du Molay. Je nepartage pas tout à fait lopinion de mon savantcompatriote et jestime au contraire que lart deterre na pas cessé dêtre enhonneur à Manerbe et au Pré-dAugedepuis loccupation romaine, certains pavements sembleraientconfirmer cette opinion. Nous savons notamment quen 1361,Robinet Guernin, potier de lévêque deLisieux, vend à Robert Delamare son titre de potier delévêque à cause duquel iljouissait dun singulier prestige : celui de vendreseul de la poterie dans létendue de la ville etbanlieue de Lisieux, excepté pendant la foire Saint-Ursin,qui commençait à la « vigilede ladite feste à lheure de None et tout le jourdicelle à heure de soleilcoussant ». En 1418, Guillaume Coquerelétait pourvu de cet office. En échange de ceprivilège, ils étaient tenus de fournir lavaisselle de terre de la salle à manger du prélatle jour de son entrée dans sa ville épiscopale.
Il est regrettable que le cartulaire de labbaye duVal-Richer ait été détruit en 1793, ilnous eût certainement fourni de précieusesindications, surtout pour le XIIIe siècle.
Pendant les XIVe et XVe siècles, ce fut principalement lafabrication du pavé figuré et de la tuile quialimenta les fours du Pré-dAugejusquau moment où la fabrication savante fitplace à lindustrie de la poterie.
A lépoque de la Renaissance, une influenceétrangère se manifeste dans les productions. Ilest probable quà la suite desexpéditions au-delà les Alpes, des artistesfurent ramenés par de grands seigneurs etsétablirent dans nos contrées. Latechnique changea alors, les motifs décoratifs ne sont plusles mêmes, et, certains rinceaux, que jai vus dansles restes danciens vitraux de léglisede Manerbe, dont le choeur fut reconstruit en style ogival, en1513-1514, trahissent une influence nettement italienne.
Sans vouloir toucher à la grande place que Bernard Palissyoccupe à si bon droit, sans chercher à luienlever aucun mérite, il faut bien reconnaîtrequau milieu du XVIe siècle, lorsque leséchos des succès du grand artiste parvinrent auxateliers de Manerbe et du Pré dAuge, nos artisansnormands sinspirèrent résolument dumaître. Leurs productions sont classées par leshistoriens de la céramique - qui se sont montrésbien peu curieux dans la circonstance, - souslétiquette « suite dePalissy ». Bon nombre de ces pièces ontmême été vendues comme des oeuvres du célèbre potier.
« Ce qui distingue au premier coupdoeil les ouvrages du PrédAuge de ceux de Palissy, cest que lesémaux sont plus froids et rosés avecsècheresse partout où lon rencontre dujaspé, les taches en sont petites,arrêtées, non parfondues ».Cette citation, que jemprunte à Jacquemart, nedoit pas être prise à la lettre, et plusdune pièce du Pré dAuge,par le fini de son dessin, la richesse de sa couleur et de sonémail peut être mise en parallèle avecles « rustiques figulines ».
Avec le XVIIe siècle, la fabrication des épisdisparaissant, nos potiers sattachent surtout àla fabrication du pavé, du pavé PrédAuge et du pavé de Lisieux, dont je parleraiplus loin. Elle se poursuit jusquau XVIIIe siècleet la décadence commença à cetteépoque. Cest alors que sortirent cesamortisements vernis au plomb qui remplaçèrentles épis émaillés et dont lacomposition, moins élégante et moins savante,nest cependant pas dépourvue dart.Cest de cette époque que datent ces nombreusesfontaines-lavabos, à la glaçure ou vernis enplomb, procédé connu des potiers gallo-romains.Il en est de fort belles avec des ornements en reliefs etjen sais une portant la signature de« Jacques Vatier du Pré dAuge1771 ».
Les archives du tabellionnage de Lisieux, mises à madisposition par Me Cailliau, notaire, que je tiens àremercier de son obligeance, mont permis de retrouver uncertain nombre de noms de potiers, mais peu de renseignements sur leurs oeuvres. Ce sont des actes de la vie courante oùles potiers interviennent pour opérer des transactions,faire des achats ou des ventes, des partages ou des traitésde mariage.
Très souvent, le tabellion omet dindiquer laprofession des intéressés, en sorte que beaucoupde noms échappent, surtout pour les périodesanciennes.
Deux noms dominent surtout dans lhistoire de lacéramique de Manerbe et du Pré dAuge,les Bocage et les Vattier. Un Colin Bocage apparaît en 1499dans un partage de biens, ce qui prouve que cette familleétait établie au Pré dAugedepuis déjà longtemps. Un autre, dumême nom, fournit, en 1527, de « la briqueet le pavey pour la maison de nouveau édifiéeà la fabrique Saint-Pierre » de Lisieux,et plus tard, le 27 août 1562, Thomas Bocage vend du« pavé figuré pour paverdevant le maistre autel » de lacathédrale, à raison de 65 sols le mille. En1576, Jacques, fils Thomas, fait une nouvelle« livreson de six centz de pavéfiguré pour paver à légliseprès la tombe de Mons. de laHoublonnyère ». Cette famillesest perpétuée au PrédAuge jusquà nos jours. Demême les Vattier, dont le premier que je connaisse est uncertain Robin Vattier qui vend deux pièces de terre en 1501.Cette famille prit une telle importance par la suite que leur nom estdemeuré à un des hameaux du PrédAuge.
Je citerai encore Robert Bence « potier de laparoisse de Manerbe », cité dans desactes de 1537 et 1564 ; Pierre Castelain,« du mestier de potier deterre », du même lieu, 1528 et1540 ; Pierre Coquerel, 1534 ; Guillaume Huchon etRobin Moullin, « thuilliers de Manerbe,1554 ; Charles Vitet, 1556 ; Jehan Logres,« tuilier de la tuilerye duVal-Richer », 1571 ; Guillaume Fiquet, 1752et Antoine Gosset, 1765.
A Manerbe, le nombre des potiers devait êtreélevé au milieu du XVIe siècle puisquedans un acte du 25 mai 1534, se trouve, comme abornementdune propriété, la« rue des Potiers ».
Au commencement du XIXe siècle, il y avait encore auPré dAuge 42 potiers et une trentaine de nomsfigurent encore dans le recensement de 1816. A partir de 1880, lesfours séteignirent à Manerbe et auPré dAuge et, actuellement, il ne reste plustrace de ces établissements qui eurent pourtant leur heurede célébrité.
Les débuts de ces ateliers furent la fabrication exclusivede la tuile et du pavé. La tuile, de grand moule et de petitmoule, était vernissée par un bout, de couleurjaune, rouge, verte ou brune, permettant sur les toitsdélégantes combinaisonsgéométriques. Les premiers pavésfurent, non pas émaillés, maisvernissés, les dessins faits dunelégère engobe de terre blanche sontincrustés dans la terre rouge suivant lancienprocédé de sigillation employé par lesBabyloniens pour leurs briques, et recouverts dune couchevitreuse incolore à laquelle certains oxydesmétalliques ont donné parfois une couleur verteou jaune. Cette fabrication se développarapidement ; les paysans aisés et les bourgeois nese contentant plus de laire en terre battue pour leursdemeures, ils les firent carreler et recherchèrentdès lors la variété dans ladécoration de ces pavages.
Tantôt, cest un carreau à fond rougeavec décor dengobe blanche ;tantôt à fond blanc et engobe laissant enréserve le décor qui apparaît de lacouleur rouge de la terre.
En examinant une série complète depavés du Pré dAuge, on peut suivre lamarche du goût public, chaque siècle ayant pourainsi dire, laissé lempreinte de son passage parces modestes carreaux de terre cuite.
Au XVe siècle, linfluence gothique se fait encoresentir et la fleur de lys règne en souveraine avec lesmarguerites et les fleurettes.
Au XVIe siècle apparaissent les palmettes, les combinaisonsvariées de rinceaux et de ferronnerie. Vers la fin durègne de Louis XIV, linfluence de Le Brun et deBoule sexerce. On voit alors se produire une foule decombinaisons de lignes droites ou courbes, de rinceaux, de palmettes,de feuilles refendues, de volutes, de noeuds,dentrelacs et denroulements.
Vers le milieu du XVIIe siècle, un potier du PrédAuge qui avait travaillé à Rouen,Joachim Vattier, imagina de fabriquer des pavés defaïence à dessins symétriques etrevêtus du plus bel émail blanc, bleu, jaune, vertou brun. On les connaissait sous le nom de« pavés Joachim » ou« pavés de Lisieux ».Leur vogue fut telle que non seulement les châteaux et lesmanoirs normands, mais encore le Trianon de porcelaine àVersailles, détruit en 1685, furent revêtus de cesbrillants carrelages.
Quelques-uns de ces pavés portent, au-dessous, une croixà quatre feuilles estampée dans lapâte, cest la marque de Joachim Vattier, quisemble lavoir réservée auxpavés de choix.
En 1770, un sieur Dumont établit à Rouen unefabrique de pavés de Lisieux qui fonctionnajusquà la fin du XVIIIe siècle.
Durant les Xve et XVIe siècles, les fours de Manerbe et duPré dAuge approvisionnèrent leschâteaux et les manoirs de ces beaux épis defaîtage dont la majestueuse élégancecomplétait si bien la décoration. Les artisansqui modelèrent ces pièces superbesétaient de véritables artistes et nos modernestuileries font bien de sinspirer de ces modèlesque les collectionneurs et les musées recherchentaujourdhui avec empressement.
Cette effervescence artistique diminua bientôt ; lamode des épis passa et, à la fin du XVIesiècle, ils furent remplacés par des motifsdécoratifs répondant mieux au goût dujour.
Lactivité des potiers ne sen tenaitpas là, ils modelaient aussi des statues religieuses etprofanes, le Christ de léglise du PrédAuge, le groupe de Sainte Anne et de la Vierge dansléglise de Saint-Ouen-le-Pin et les superbesdécorations du château des Loges et de sesjardins, résidence dété desanciens évêques de Lisieux. Comment ne pas citeraussi ces plats et ces soupières àdécors en relief à linstar des oeuvres de Palissy. Un érudit lexovien,Arthème Pannier, en a décrit un certain nombreque lon rencontrait encore dans les fermes aux environs de1860. Jai recueilli, pour le musée de Lisieux,des fragments de vaisselle de terre dont la faïence actuellenapproche pas commelégèreté et finesse. Ces fragments,trouvés à Manerbe, au village de la Closetterie,confirment pleinement lopinion de Gabriel Dumoulin.
Aujourdhui, on ne trouve plus rien de cette brillanteépoque. Seules des oeuvres de décadence,des objets usuels : bénitiers, fontaines, plats,poissonnières, soupières, bassinoires, passoires,bouteilles, cruches et vases divers, tous de couleuruniformément verte à refletsmétalliques, se rencontrent encore chez les antiquaires etles brocanteurs de la région qui leur assignent une valeurassurément exagérée.
En 1879, MM. Tissot et Loutrel essayèrent vainement de fairerevivre cette fabrication qui occupe une place importante danslhistoire de la céramique ornementale. Il yaurait pourtant quelque chose à faire en ce sens, lamatière première existant toujours àprofusion dans le pays.
Puisque le goût a ramené lusage desépis de faîtage, ne pourrait-on pas rallumer denouveaux fours à Manerbe et au PrédAuge et y ressusciter cet art de terre qui porta si loin larenommée de ces petites localités.
NOTES :
(1) Dans Mémoires de la Société desAntiquaires de Normandie, 1826, p. 183.
(2) Dans Bulletin monumental, t. XIII, 1848, p.629.
(3) Les origines de la majolique française, dans Gazettedes Beaux-Arts, 1885, p. 229-250.
(4) Notice sur les pavés du Pré dAugeet les pavés de Lisieux. Paris, 1902, in-8. Etude decéramique normande. Les épis du PrédAuge et de Manerbe. Paris, 1904, in-8. ____
23 octobre 1922
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Les Origines
du Collège de Lisieux
Lorigine du Collège de Lisieux remonteà lannée 1571, et fut laconséquence logique de lordonnance royale de 1561qui décidait que, dans les villes épiscopales deplus de dix prébendes, les officiers municipaux pourraientse faire délivrer le revenu duneprébende vacante pour laffecter àlentretien dun précepteur devantinstruire gratuitement les jeunes gens de la ville.
Les conseillers municipaux de Lisieux demandèrentà lévêquelapplication de cette ordonnance en réclamant lerevenu de la prébende de La Chapelle-Hareng, vacante depuis1567.
Formeville,
Histoire delEvêché-Comté de Lisieux,t. I., p. 325 a résumé lhistorique decette affaire, et il semble bien avoir en connaissance des actes de1571, dont jai retrouvé les minutes et dont lesarchives municipales possèdent des copies du XVIIIesiècle, mais il na pas extrait de ces actes tousles renseignements qui sen dégagent.
Linstruction de la jeunesse a fait lobjet de lasollicitude du clergé du moyen-âge, mais aucunétablissement scolaire proprement ditnapparaît à Lisieux avant 1568,année où le corps municipal, daccordavec lévêque et le Chapitre, avaitacquis une maison pour les études, rue Pont-Mortain. Deuxans plus tard, une maison appartenant au sieur Rufin, deValsemé, sise près delHôtel-de-Ville, grandrue, avaitété achetée pour servir de maisondécole, mais ces fondations ne paraissent pasavoir été de longue durée.
En exécution de lordonnance de 1561, lesconseillers de ville avaient demandé une prébendeà lévêque, mais ce dernieravait fait la sourde oreille. Laffaire fit lobjetdun procès qui se termina par une sentence dulieutenant du bailli dEvreux au siègedOrbec, 5 janvier 1569, condamnantlévêque àdélivrer la prébende en litige ou une autredégale valeur, et de payer, en attendantlexécution, une rente de 250 livres par an.
Ce ne fut que deux ans plus tard quelévêque se décidaà traiter avec les conseillers par un accord, età sen « aller hors deprocès », dit le texte delappointement survenu.
Ce fut le jeudi 4 janvier 1571, devant Olivier Carrey et JacquesEveillechien, tabellions royaux à Lisieux, que seréunirent« Révérend père enDieu messire Jehan Le Haynuyer, docteur en théologie,conseiller et premier omosnier du Roy »,évêque et Comte de Lisieux, dune part,et Robert Lefèvre, Michel Le Bezeur, conseillers de ville,assistés de Alexis Desboys, procureur, Guillaume Mauduit,Pierre Ledoulx, Jehan Costait, Jehan Lemyre, Jehan Depagny et NicoleThorel, bourgeois de Lisieux.
Lévêque se soumit à lasentence de 1569 et exposa les raisons qui lamenaientà cette conclusion :« Désirant la créationdun collège en lad-ville pour le biendicelle et du pays et que les précepteurs etrégens puissent avoir moien de vivre et entretenir pourlinstruction et éducation de lajeunesse. »
Cest la première fois que le mot« collège » estprononcé.
Lacte est passé au palais épiscopal,en présence de Me Robert Bourdon, Pierre Marest, charpentieret Me Joseph Lemyre, requis en qualité de témoins.
Cette convention ne tarda pas à être mise enexécution puisque, quatre mois plus tard, le vendredi 4 mai1571, devant les mêmes tabellions, Jacques de Boucquetot,seigneur de Coquainvilliers et noble demoiselle Perrette de Recusson,sa mère, rendent « aux habitans engénéral, corps et hostel commun de la ville deLisieux », représentés parGuillaume Mauduit, Guillaume Deraines, Robert Lefèvre,conseillers, Alexis Desboys, procureur de la ville, et GuillaumeBeaufils, receveur des deniers communs, commis etdéputés pour traiter cet achat, par le conseil deville dans sa séance du 22 avrilprécédent.
Limmeuble vendu est ainsi désigné danslacte : « Ung manoir, maisons,mazure, de fondz à comble, court, jardin,héritaige, droictures, préémynences etlibertés à ce appartenant, comprins le boys,thuille, et aultres choses dune maison par cy devant faictabatre par led. sieur de Coquainviler, partie dud. manoir, ainsy que letout se contient et pourporte, nommé le manoir deCoquainviler, assis en la paroisse sainct Germain de Lisieux, en la rueau Boutillier jouste, dun côté, la rueau Boutillier ; dautre côté,Robert Lambert, sieur dHerbigny et plusieursautres ; dun bout, le jardin et héritagede lad. ville de Lisieux et dautre bout maistre JehanDuprey, licencié en médecine. »
La destination de limmeuble est nettementdéterminée : «
pourfaire ung collège dellibéré estrefaict en lad. ville ». Le manoir de Coquainvilliersfut acquis moyennant le prix de 1.500 livres, dont le receveur de laville paya la moitié comptant.Lévêque avait fourni 500 livres et les750 livres restant dues, devaient être soldées parla ville, au jour de Noël prochain venant. En cas denon-paiement, la ville sétait engagéeà constituer une rente de 75 livres pour garantir le soldede lacquisition.
Le lieu où lacte a étépassé nest pas indiqué. Lestémoins présents furent Robert Leboullenger,avocat à Lisieux, et Michel Legouil, dAvernes.
Moins dun siècle après, en 1683, cecollège, en pleine décadence, fut repris par lesEudistes.
Quant aux bâtiments, ils subsistèrent,à peu près dans le mêmeétat, jusquen 1850, date à laquelle lapartie bordant la rue fut remplacée par les constructionsactuelles de la Providence.
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30 octobre 1922
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UN GRAVEUR NORMAND
Emile Vaucanu
1864-1894
Il y a quelques mois, dans ce journal, Georges Dubosc attiraitlattention sur un artiste de grand talent, fauchéen pleine activité dans des circonstances tragiques quiajoutent un dramatique intérêt à sacarrière si courte, cependant si laborieuse et siféconde.
Il sagissait de fournir, à des amisfidèles que Vaucanu a laissés en Auvergne, leséléments dune biographiedestinée à paraître dansl
Annuaire de Brioude.
Répondant à lappel de mon savantconfrère, jai adressé àBrioude quelques notes et documents pouvant servir de commentaireà la publication de certaines oeuvres delartiste. La place restreinte dont disposent leséditeurs de l
Almanach de Brioude ne leurpermettant pas dentreprendre une biographie de Vaucanu,loccasion ma paru propice de rappeler la vie dece graveur qui fût devenu célèbre si lamort nétait venue, àlaurore de sa carrière, anéantir leslégitimes espoirs que son oeuvre faisaitdéjà pressentir.
Vaucanu Emile-Joseph-Isidore, naquit à Bernay, le 8 novembre1864. Sa jeunesse sécoula, paisible et sereine,dans sa ville natale, en un milieu qui semblait peu propiceà léclosion dunecarrière artistique. Son père tenait alors uneétude davoué, mais sa petite maison,Grande-Rue, conservait encore, malgré ses modifications, uncertain cachet dantiquité. Qui sait si le vieuxlogis nexerça pas sur lintelligencedEmile Vaucanu une influence décisive ?
Il ne manque pas, à Bernay, de vestiges dupassé : dantiques maisons àpans de bois et à pignons sur rue, nidédifices intéressants, mais la villeest encore plus riche en souvenirs, que les historiens locaux ontscrupuleusement recueillis. La rue quhabitait les Vaucanusappela dabord rue aux Juifs, puis Grande-Rue etrue du Commerce avant de recevoir le nom de M. Thiers. Elleétait autrefois bordée de porches sous lesquelscirculait une foule nombreuse et bariolée, surtout au momentde la célèbre foire fleurie. Lesfaçades des maisons, en encorbellement sur les sombresgaleries des porches, étaient édifiéesen colombages mortaisés dans les larges poutres desentablements, décorés de guivres ou de rageurs.Les pignons étaient variés de formes, car lescharpentiers, alors très habiles, y déployaienttout leur savoir et tout leur goût.
Cest dans ce cadre médiéval, dont ildevait plus tard fixer les aspects, que Vaucanu passa ses primesannées. Il avait instinctivement le goût de lacuriosité et du bibelot. En compagnie de sonfrère Gustave, il parcourait les campagnes de larégion bernayenne à la recherchedobjets rares et précieux, de livresarmoriés ou de pièces de céramique quene recherchaient pas encore les rabatteurs et les marchands.Cétait pour lui une joie sans égaleque de rapporter au logis familial un livre blasonné, unplat ou une assiette de fabrication rouennaise ou quelquepavé figuré provenant des ateliers de Manerbe oudu Pré-dAuge, en attendant le jour oùil devait trouver sur sa route, sous le ciel dOrient, cesbriques émaillées, ces carrelageséclatants aux dessins compliqués et savants quienchantent et émerveillent les regards.
Venu à Paris vers 1884, il fréquenta pendantquelques années lEcole des Beaux-Arts,près de laquelle il habitait ; son nom figure pourla première fois parmi les élèvesrécompensés, en 1885, annéeoù il obtint une mention danatomie.
De petites expositions provinciales, auxquelles il prit part,attirèrent bien vite lattention des connaisseurssur son talent précoce de graveur. Un diplômedhonneur à Boulogne en 1887, un àChâteauroux en 1888 et une médaille de vermeilà Evreux en 1892, récompensèrent seslaborieux débuts.
Elève de Henriquel-Dupont, de Bouguereau, de TonyRobert-Fleury, il fut admis à concourir pour le prix deRome, section de gravure, en 1890. Il nobtint pas lesuccès quil méritait et se remitaussitôt au travail.
On le trouve pour la première fois exposant au Salon desartistes français en 1887, avec huit gravures, parmilesquelles le vieux
Manoir de la Salamandre à Lisieux, un
Reliquaire de labbaye de Saint-Evroul et un
Portrait deChevreul. La physionomie de lillustre savant lui inspiraquelques bonnes études pour un portrait dont je connaisplusieurs états successifs, traités avec beaucoupde science et de vérité.
Lannée suivante, il envoie neuf gravures dont unedélicieuse petite
Vue sur lEure àChartres, lintérieur de l
Eglise deSaint-Martin dEtampes, et un
Coin datelier, lesien, tiré en bistre, dune facture originale avecses traits vigoureux profondément incisés dans lecuivre. Il prend part également àlExposition « Blanc etNoir » où il envoie deux gravures, dontlune est précisément un
Portrait deChevreul.
En 1889, on le trouve à lExposition universelleoù il figure avec onze gravures ; au Salon, sixgravures, presque tous sujets archéologiques ; unevingtaine de pièces aux Amis des Arts de lEure,à Evreux, où il obtint une médaille debronze, bien que « ses vues de petiteséglises du pays dOuche, jolies et fortadroites », au dire du rapporteur, eussent pu luivaloir « une des plus hautesrécompenses ». Jai vu cescharmants dessins : la tour de lancienne abbaye duBec, les églises de Bosc-Robert, Bosc-Roger,Saint-Ouen-de-Mancelles, Saint-Laurent-des-Grés, LeTilleul-Fol-Enfant ; les ruines du château deGroslay, la maison natale de dom Massuet à Gisay-la-Coudre,le vieux manoir de Cernières, et je regrette que tout cetensemble nait pas étéconservé dans les portefeuilles dune Commissiondes Antiquités.
Aux Artistes français, en 1890, il expose un buste enplâtre de Jacques Daviel, le savant oculiste originaire de LaBarre, dont la statue, oeuvre de lexcellentsculpteur rouennais Alphonse Guilloux, décore la place delHôtel-de-Ville de Bernay. Un bas-relief enplâtre stéariné,
Femme normandemorte, complétait cet envoi, le premier oùVaucanu se révéla comme sculpteur. On le trouvecette même année, pour la premièrefois, à la Société nationale desBeaux-Arts, avec un autre
Portrait de Chevreul.
En 1891, il fit un important envoi à laSociété des Amis des Arts de lEure, 77eaux-fortes qui lui valurent une médaille de vermeil.
Aux Salons de 1891, 1892 et 1893, il figura à laSociété nationale, vers laquelle il semble devoirsêtre orienté depréférence, avec quelques bas-reliefs en bronzeet des gravures, parmi lesquelles le fameux
Manoir de Canapville queles habitués de la ligne de Trouville connaissent bien.
En 1892, il prend part au concours daquarellesorganisé par la Société des Amis desArts de lEure ; sur 371 aquarelles que comprenaitlexposition de cette année, Vaucanu en avaitenvoyé 90. Cette preuve de labeur acharné futméconnue, car lartiste nobtint aucunerécompense.
Entre temps, il participa aux Expositions universelles de Madrid, 1892,et de Chicago, 1893, sy faisant remarquer par le nombre, lavariété etlintérêt de ses envois.
Vaucanu, qui sétait tout dabordfixé rue Mazarine, puis rue du Cherche-Midi, abandonna« le quartier » aprèssa sortie de lEcole, et vint sinstaller dans leXVIe arrondissement, avenue Kléber, vers 1890. Dans cequartier aristocratique, il ne tarda pas à créerdintéressantes relations quilamenèrent à faire partie de laSociété dAuteuil et de Passyoù se rencontraient les beaux esprits et les gens degoût. Il y fut présenté le 12 mai 1892,en qualité de statuaire, sans doute à causedune circulaire dont jai retrouvé unexemplaire par laquelle il annonce quil exécutedes médaillons et des bustes suivant des prixdéterminés. Il fallait vivre à Paris,et Vaucanu naimait pas faire appel à la boursepaternelle. Il avait une fierté dartiste et unesprit dindépendance qui semanifestèrent jusquau dernier jour.
Notre artiste voyagea en Belgique, en Allemagne, en Algérieet en Turquie. Il rapporta de ce pays de nombreux croquis dont unnombre fut utilisé dans ses albums de
Vues anciennes etmodernes en eaux-fortes, taille-douce et gravures sur bois. Il avaitaussi lintention dentreprendre un vaste ensembleiconographique,
La France par provinces, dont une partie seulement,lAuvergne et la Normandie, vit le jour.
Cest également en cette année 1893quil entreprit la gravure du tableau de Roll,
LaFête du Centenaire de 1789 à Versailles, gravuredont le cuivre mesure près dun mètrede largeur et dont il ne fut tiré que quelques exemplairesdevenus aujourdhui introuvables.
Au mois de décembre, il présentait àla Société dAuteuil la planche dudiplôme quil avait gravé pour elle. Ilfut alors chaudement félicité par les membresprésents et il fut décidé que lapremière épreuve serait offerte auprésident, Eugène Manuel. Je possèdeune épreuve de ce diplôme trèsartistique sur lequel Vaucanu a su harmonieusement grouper lesphysionomies de Boileau, Racine, La Fontaine, patrons illustres decette société parisienne.
Navions-nous pas raison de dire que ses premièresexcursions dans la campagne normande avaientpréparé Emile Vaucanu, peut-êtreà son insu, à trouver sa véritablevoie ? En étudiant son oeuvre, enfeuilletant les charmants croquis où il a fixé,en quelques traits vigoureux, les modestes églises de nosvillages, jai bien souvent pensé àHyacinthe Langlois, du Pont-de-lArche, ce maîtrede leau-forte qui, lui aussi, aima passionnémentson pays.
A lexemple de Langlois, Vaucanu se fût volontiersimprovisé antiquaire, sil en avait eu le temps.Comme lui, il se laissait séduire et retenir par tout ce quipouvait intéresser son esprit. Cet impérieuxbesoin dapprendre lattirait dans lesbibliothèques, particulièrement àlArsenal, ce séjourdélection des amis des livres,véritable asile de calme et de fraîcheur.
Ce fut dans ce salon littéraire quil rencontra unérudit avec lequel il se lia bien vite, HenridAllemagne, dont le nom demeure inséparable deses superbes publications sur le luminaire et les jouets.
Vaucanu fut avant tout un homme du document, un amateur de lasévérité et non un illustrateurfantaisiste, crayonnant et burinant au gré duneimagination plus ou moins capricieuse, sans souci delanachronisme. Voilà pourquoi, aux yeux dequelques critiques, loeuvre de notre compatrioteparaît manquer doriginalité. Jugementtrop sommaire si lart ne consiste pas dans lasingularité.
Comme illustrateur, Vaucanu possédait toutes lesqualités requises par ce genre si exigeant et si complexe.Il savait faire abstraction de soi-même poursasservir à la pensée de son auteur.On trouve quelques-uns de ses dessins dans l
Histoire delArt en France, de François Bournand,publiée en 1891 ; dans une substantielle notice deCh. Duplomb sur
la Rue du Bac, dont Vaucanu sinspira pourreproduire quelques vieux hôtels de cette vivanteartère de Paris. Enfin, dans le remarquable ouvrage de HenridAllemagne,
Le Luminaire, notre artiste exerçasa maîtrise en reproduisant tous les menus objetsfigurés dans cette belle publication.
A partir de 1894, Vaucanu disparaît de la scèneartistique. Cest à ce moment quilpartit pour lOrient, devançant son ami HenridAllemagne, qui devait plus tard retrouver sa traceaprès les dramatiques événementsquon va lire. Je laisse la parole à M.dAllemagne qui sexprimait ainsi, entête dun grand ouvrage publié en1911 :
« En 1893, mon intention était de passermes vacances au Caucase et dans la Transcaspienne, et je devais partiravec un jeune graveur de talent, M. Emile Vaucanu, que ce projet avaitparticulièrement séduit. Diverses raisonsmempêchèrent de mettre mon projetà exécution, et mon compagnon, impatient deconnaître ce pays étrange, partit seul dansdassez mauvaises conditions. Son budget dartistene lui permit, en effet,dautre luxe quedêtre passager du pont sur un des bateaux quiassurent le service entre Marseille et Batoum en faisant escaleà Constantinople et aux différents ports de laMer Noire. Arrivé à Batoum, M. Vaucanu travaillade son métier de dessinateur chez quelques richesparticuliers et parvint à gagner largentnécessaire pour se rendre à Tiflis. Dans cetteville, le sort lui fut moins favorable et il put à peinetrouver de quoi pourvoir à sa propre subsistance.Néanmoins, hanté du désir de continuersa route, il entreprit bravement de faire à pied le cheminqui sépare Tiflis de Bakou.
Tous ceux qui ont voyagé dans cette région saventquil nexiste pas de grandes routes analoguesà celles quon rencontre dans le reste delEurope ; les chemins sont mauvais et surtout fortmal fréquentés. Vaucanu en fit la tristeexpérience, car ayant eu limprudencedaccepter lhospitalité du conducteurdun
arabeh, sorte de chariot grossier, il fut, pendant sonsommeil, assommé aux trois quarts, à coups dematraque et jeté pour mort sur le côtéde la route. Un heureux hasard conduisit près delà une âme charitable qui le releva, lui donna dessoins empressés et, après lavoirramené à la santé, lui fournit lessubsides nécessaires pour lui permettre de gagner Bakou, detraverser la mer Caspienne et même datteindreAshhabad. Dans cette ville, notre artiste fit connaissancedun ingénieur françaisattaché à la construction du chemin de ferTranscaspien et il passa près de six mois dans sa maison,reproduisant, soit à laide du crayon ou de laglaise, les traits des membres de la famille de son hôte sihospitalier.
Ce temps écoulé, Vaucanu jugea le moment venudaller plus avant ; aussi, après avoirpris congé de ses bienfaiteurs, se dirigea-t-il vers lagare, non sans avoir été préalablementlesté de ces beaux billets multicolores de cent roubles quelon désigne en Russie sous le nom
darc-en-ciel. Par suite dun sentiment difficileà expliquer, il ne voulut pas conserver largentqui lui avait cependant été silibéralement offert, et, arrivé àSamarkand, il mit sous enveloppe les billets de banque et le retournaà lingénieur dAskhabad.Démuni de ressources et nayant pastrouvé à utiliser ses talents, ilvécut misérablement pendant quelques joursà Samarkand, dans le voisinage du chemin de fer, couchantsur un tas de rails, et il sabstint de toute visite auxautorités russes ; puis sans argent, sans armes etmême sans aucunes provisions, il quitta Samarkand pour sediriger vers le sud-est, dans la direction des Pamirs, quilvoulait atteindre à toute force.Cétait peu de temps aprèslépoque des travaux de la délimitationdes Pamirs, et les journaux européens étaientpleins de récits des divers voyageurs qui avaient faitpartie de cette commission. Vaucanu avait voulu faire une explorationà lui seul, et rapporter de ces montagnes des croquis quilui permettraient de constituer ensuite un albumdeaux-fortes des plus précieux. Seul, sans guideet sans aucun renseignement précis, il parvint ainsijusquà une distance denviron 275kilomètres de Samarkand, en un endroit qui sortaitcomplètement de la zone dinfluence de la Russie.Là, il fit la rencontre de Turcomans qui,étonnés de voir un étrangersaventurer ainsi chez eux, pensèrentquil devait être cousu dor pour pouvoirfaire une pareille entreprise et résolurent de le mettreà mort.
Daprès les renseignements que jai purecueillir postérieurement, ce fut le chef du village quicommit ce crime abominable ; il ne lui fut du reste quedun maigre profit, car, quand il retourna les poches de monmalheureux ami, il ne trouva que quelques objets sans valeur, desplantes desséchées et les feuillets de ce fameuxalbum pour lequel Vaucanu avait sacrifié savie. » (1)
Jai vu quelques-uns de ces feuillets quelinfortuné avait envoyés àses parents et qui restent le suprême témoignagede sa prodigieuse activité. Ce sont des dessins àla plume et au crayon rehaussés de gouache, des croquisrapides avec des notations qui devaient lui permettre, plus tard, uneexécution définitive. Ces dessins ne portent, engénéral, que de rares légendes,lindication du lieu. Un seul est daté :
Caucase, lundi 7 mai 1894 »
Beaucoup de ces feuillets portent ce titre :«
Vieux Merv ». Cestune oasis de lAsie centrale, au sud du Turkestan,dépendant de la province russe Transcaspienne. Merv estlancienne capitale de la Margiane citée dans lesinscriptions des Achéménides,colonisée par Alexandre-le-Grand. Les ruines de tours, depalais, de bains, de tombeaux qui couvrent les environs, attestent lasplendeur passée de la ville.
Vaucanu y séjourna quelque temps, menant une existence toutà fait précaire, soutenu par la penséeque, le premier, il doterait lart de précieusesrestitutions des ruines grandioses quil avaitesquissées. Nous venons de voir quil en futautrement.
Loeuvre dEmile Vaucanu, par sesmultiples aspects, par les procédés diversauxquels il eut recours pour traduire et fixer sa vision des personneset des choses, est dun artiste trèséclectique, épris de la beauté,soucieux de la perfection et du fini, aimant le pittoresque, jamaisinsensible devant ce qui peut tenter le crayon, le burin le pinceau.Pour lui rendre complète justice, il faut laconnaître dans le détail, senpénétrer, en suivre la genèse et ledéveloppement dans les états successifs desplanches gravées.
Par malheur, cette oeuvre est trèsdispersée, et un concours de circonstancesfâcheuses semble sêtreacharné contre elle. Les rares épreuves de seseaux-fortes, quil offrait assez facilement à sesamis, sont aujourdhui disséminées. Sonfrère Gustave en avait recueilli un assez grand nombre,malheureusement un incendie, survenu il y a quelques années,en détruisit la plus grande partie et le reste fut tellementendommagé que cest avec peine quilma été possible den dresserun essai de catalogue.
Pourtant, en classant et en décrivant les peintures,sculptures, aquarelles, dessins et estampes quilma été donné de rencontrer,jai pu atteindre le chiffre de cinq cents pièces,ensemble aussi imposant par la variété que par lavaleur artistique.
Et dire que le nom de Vaucanu ne figure pas au catalogue du Cabinet desEstampes de notre Bibliothèque nationale ! Un telartiste devrait au moins y êtrereprésenté, ne fût-ce que parquelques-unes de ses grandes pièces dont il seraitpeut-être possible de retrouver des épreuves.Cest une oeuvre de réparation quejespère mener à bien quelque jour. Cetardif hommage sera un acte de justice qui donnera à EmileVaucanu la place quil mérite parmi lesmaîtres graveurs dont shonore, à justetitre, le siècle dernier.
NOTE :
(1) H. dAllemagne. Du Khorassan au pays des Bactuaris.Trois mois de voyage en Perse. Paris, 1911, 4 vol. in-4, t. I. p. 1 et2. ____
20 décembre 1922
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NOËL
Folklore et Littérature
De toutes les fêtes du Christianisme, Noël estassurément la plus touchante, la plus intime, la pluspoétique. Cest elle qui acréé les plus gracieuses légendes,suscité les plus pittoresques traditions, inspiréles plus charmantes oeuvres dart.
Peintres, sculpteurs, graveurs, musiciens, poètes, ontimmortalisé le mystère de la crèchepar des oeuvres très différentes, maistoutes empreintes dun même sentiment de joie etdespérance. Les plus grands génies sesont inclinés devant le berceau de lEnfant, poursaluer sa venue en ce monde quil devaitconquérir, au prix de tant de sacrifices.
Puisque la fête de Noël est la fête despetits, il ma paru opportun de rechercher, dans lestraditions populaires, les croyances, les usages, qui disparaissent deplus en plus devant une civilisation sans âme. Le bon vieuxtemps avait tout de même son charme, oyez plutôt.
La fête de Noël offrait desparticularités fort curieuses qui se manifestaient laveille, dès le crépuscule. Dans les villessurtout, une certaine animation régnait dans les ruesoù les gens se pressaient pour les emplettes àfaire en vue du réveillon et des cadeaux à offriraux enfants. A Caen, en particulier, les enfants se promenaient avecdes lanternes, lesquelles, jointes aux bougies enveloppéesde papier rouge des marchands de marrons et doranges,donnaient une grande animation à la ville.
En Champagne, les enfants parcouraient les rues, un lampionà la main, en chantant ce refrain populaire :
Allonsà la Crèche
VerslEnfant Jésus ;
Sur lapaille fraîche
Il estétendu.
Les chandelles des lampions, ordinairement fournies par lesépiciers, étaient demandées par lesbambins qui criaient à tue-tête à laporte des commerçants :
Maptite chandelle.
Noël ! Noël !
En Béarn, laubade étaitdonnée devant les maisons des personnes qui avaient eu unenfant pendant lannée. Les chants nesarrêtaient quaprès uneample distribution de châtaignes.
Une des traditions les plus poétiques est certainement cellequi se rapporte à cette heureuse veillée,à cette nuit merveilleuse que limagination seplaisait à remplir de prodiges extraordinaires.Cest véritablementl« enchantement deNoël » surtout au moment de
lheure sainte, cest-à-dire entreminuit et une heure. A ce moment, la terre sarrêtedans sa rotation pour laisser régnerléternité. Pendant lheuresainte, les vieux châteaux, les villes et leséglises effondrées se relèvent et serepeuplent de gens qui, autrefois les habitaient ; les pierresdes dolmens se déplacent et laissent voir destrésors dont un homme vif et hardi peut se saisirsil met à profit loccasion rare.Leau des sources reçoit une vertu merveilleusepourvu quelle soit puisée durant les douze coupsde minuit. A lheure sainte, toute la nature est enfête : Les prés sontémaillés de fleurs, les arbres couverts defeuilles. Une jeune servante rentrant dans la nuit cueillit un de cesrameaux verts qui, à la maison, se changea en feuillesdor. Dans le Tyrol, on raconte quun petitgarçon cueillit une branche fleurie dun cerisierdont les pétales blanches se changèrent enflorins dans sa main. En Thuringe, assure-t-on, une petite fille trouvades grosses mûres sous la neige ; une autre rapportades roses et des framboises.
Pendant cette nuit, nous apprend une autre tradition, les habitants desvillages qui avoisinent Sainte-Reine, sils ont la foi etexempts de tout péché, peuvent voir la SainteVierge, accompagnée de Sainte Reine et dunenuée danges, partir, au milieu dunetraînée lumineuse comme larc-en-ciel,de sa chapelle dAlise pour se rendre au château deGrignon où Sainte Reine fut martyrisée.
A cette même heure, dans toutes les étables, lesbêtes parlent entre elles ! Malheur àcelui qui surprend leur conversation, car il est assurédune mort prochaine.
En Bretagne, on prétend que pour comprendre leur langage, ilfaut tenir entre ses bras un enfant nouveau-né et qui vientjustement de recevoir le baptême : on apprend alorsoù se trouve un trésor capabledenrichir tous les habitants de la terre.
Dans le pays de Bade, les bêtes se prosternent àgenoux pour adorer le Christ ; en Belgique, elles serelèvent toutes pour ne se recoucherquaprès une heure. Sur les bords de la Lahn,elles se racontent les secrets de leurs maîtres ;dans le Tyrol, les vaches annoncent à leurs gardiennes sielles vont se marier dans lannée.
Cétait en cette nuit que lon mettaitau feu la traditionnelle bûche de Noël,appelée
seuche en Auxois,
tronche enFranche-Comté et
chouquet de Noué en Normandie.Cétait dun usagegénéral de faire brûler quelque chosela nuit de Noël. Dans certaines maisons, la bûcheatteignait des proportions démesurées et ilétait quelquefois bien difficile de la placer danslâtre où elle devait brûlerjusquaux Rois, sans séteindre et sansquon y touche. Les charbons en étaientsoigneusement recueillis et considérés comme untalisman contre le feu du ciel. Pendant la veillée, enNormandie, on vidait force pichets autour du chouquet : lepetit Jésus donne des pommes à qui bon luisemble, et un moyen certain de se le rendre favorable étaitde faire honneur, cette nuit-là, au
bère dechoix que lon tient déjà de lui.
En Bretagne, la bûche de Noël étaitdestinée à chauffer les anges qui descendentalors sur la terre. Les hommes ne les voient pas ; mais ilssont visibles pour tous les animaux, surtout pour les agneaux, lesboeufs et les ânes. Lesménagères de lAuxois croyaient que laSainte Vierge vient se chauffer auprès de la bûchede Noël ; elle se plaît surtout dans lesmaisons où le foyer est bien propre. Aussi avait-on soin dele balayer avant daller à la messe de minuit.
La messe de minuit est en effet le grand acte de veille deNoël ; tout se résume dans cettesolennité qui est la commémoration mêmede lévénement dont la fêtedu lendemain nest que la continuation. Aussi avec queléclat est-elle célébrée,avec quel empressement les fidèles sy rendent. Jene parle pas, bien entendu, de ces cérémoniestoutes mondaines où la tradition etpiété sont égalementsacrifiées. Je parle de la messe de minuit comme on lacélèbre dans nos églises de campagne,où la simplicité et le recueillement font tousles frais. Léglise illuminée,lautel paré de verdure, la liturgie est assezriche pour se charger du reste. Joignez à cela certainescoutumes locales, par exemple : des bergers amenant un agneaublanc orné de rubans, une crèchenaïvement exécutée, le chant de vieuxcantiques familiers, nest-ce pas tout cela quilfaut pour parler au coeur de celui qui sait méditerou prie ? Combien éloquentes, dans leur majestueusesimplicité, étaient ces messesdautrefois, dépourvues de cette pompe froide etvaine qui est presque de rigueur aujourdhui ! Aminuit, le chant des cantiques sélevait, alorsque dehors saccomplissaient les merveilles dont je viens deparler. Il y avait à cette heure solennelle quelque chose degrand et de mystérieux, que la naïve imagination denos pères traduisait par des actes surnaturels quipoétisaient si bien le charme de cette nuitenchantée.
Combien pittoresques ces cortèges munis de lanternes qui sedéroulaient, en de longues théories, àtravers la campagne obscure et couverte de neige, vers la petiteéglise dont les vitraux historiés flambaientà lhorizon. Toutes les mères pouvaienty assister sans rien craindre pour les poupons quelleslaissaient à la maison car, si nous en croyons lalégende, pendant leur absence, la Vierge venait les garderet les soigner.
Le pain bénit donné à la messe deminuit, généralement offert par les meuniers,devait être conservé toutelannée.
Une curieuse tradition, en usage dans certaines campagnes,était daller, au retour de la messe de minuit,visiter le bétail dans les étables ; siles bêtes tournent le dos à la portedentrée, cest signe quelhiver sera long ; dans le cas contraire, il ferachaud de bonne heure.
Une autre coutume, dun usage général,était doffrir des gâteaux, surtout auxenfants. Ces gâteaux, fabriquésspécialement pour la circonstance, étaienttrès divers de nom et de nature. Dans le Berri,cétaient des
cornaboeufs, des
hôlais, que lon distribuait aux pauvres le matinde Noël. En Dauphiné, les
poignes deNoël ; dans le Mentonnais, les
fraichoué ou beignets de pommes ; àCaen, des petits pâtés remplis de confiture et letraditionnel
craquelin normand. Dans le Nord de la France,à Lille notamment, on donnait des
coquilles,gâteau fabriqué avec plus ou moins de finesse,avec ou sans raisin, sur lequel on incrustait un petit Jésusen sucre. Les coquilles étaient données auxenfants qui, le matin, croyaient les tenir de lenfantJésus lui-même. Desrousseaux a dit, dans une deses chansons :
Jvas dir une prière àptit Jésus
Pour quitapporte eun coquille.
A Arras, ce gâteau se nommait
queugnot ; enLorraine,
cogné,
coquelin ; dans le pays deCharleroi,
cougnoux et
cougnoiles à Mons. ALiège, tout le monde, même les plus pauvresménages, se régalaient de
bouquettes,pâtisserie faite de sarrazin, de viande de porc ou de lapin.En Allemagne, le gâteau principal de la Noël,cétait le pain dépice soustoutes ses formes ; il y a aussi le
bretzel deNoël, grand et riche, fait de farine,doeufs et de sucre. En Espagne, les bergers venantà la messe de minuit, recevaient des tourtes de Marie,
tortas de Maria.
A Cannes, cétait un gâteaudun autre genre, qui devait se vendre un peu partout, enayant vu moi-même à Bernay pendant mon enfance.Beaucoup se souviendront sans doute de ces marchands qui colportaientsur une tablette des animaux en pâte sculptéequils vendaient pour servir àlamusement des enfants. Ceux-ci mangeaient volontiers legâteau indigeste, quand le jouet avait cessé deplaire. Les pâtissiers animaliers qui modelaient ainsi lapâte, semblaient avoir adopté trois typesprincipaux : le cerf, le bêlier et lecheval dont la tête était quelquefoissurmontée dun coq. Tous cesquadrupèdes en pâte de farine avaient des jambesde bois, quatre allumettes.
Lusage du
petit soulier dans la cheminée est sigénéralement connu que je ne puis omettre delindiquer. Bientôt, ce ne sera plusquun souvenir qui prendra sa place àcôté des autres coutumesdésuètes. Peu denfantsaujourdhui croient encore àléquipe merveilleuse et charmante du petitJésus, laissant tomber dans toutes les cheminéesles joujoux et les cadeaux qui font la joie des enfants àleur réveil. Cette naïve croyance avait quelquechose dingénu et de candide qui convenait si bienaux tout petits !
Larbre de Noël, sapin illuminé,chargé de jouets et de friandises, estdimportation plus récente chez nous et nous estvenu dAllemagne par lAlsace. Il est encoredun usage très fréquent, non seulementdans certaines familles, mais surtout dans les oeuvres et lescollectivités, mais là encore, il a perdu unegrande partie de sa poésie originale.
La fête de Noël est en Angleterre la fêtepar excellence, la grande fête domestique oùlon déguste le traditionnel
plumpudding ; dans les familles aisées on mange biensouvent une dinde ou plutôt un dindon, dont laréputation est bien rachetée par ce principe du
Noël des oiseaux où lon dit que ledindon,
Par unnoble abandon
Soffre à la cuisine
De lasainte maison.
Cétait une coutume druidique de conclure la paixpar un baiser donné sous le gui sacré ;aujourdhui on pend le gui au-dessus de la porte, et si ungarçon trouve une fille sous le gui, il peutlembrasser.
Les chansons de Noël en mémoire du
Gloria inexcelsis sont universelles en Angleterre ; dans beaucoupdéglises anglicanes a lieu un
carol service enmusique. Les anciennes félicitations sont devenueslobjet dun grand commerce, les
Christmas cardssont très répandus et tout le monde en envoieà ses amis.
Les traditions et croyances de Noël sont trèsnombreuses et très variées dans lesprovinces ; ainsi à Toulon, on ne coulait pas lelinge à la rivière pendant les neuf jours quiprécèdent Noël, parce que la bonneVierge lave, pendant ce temps, les langes pour le petitJésus. En Dauphiné, on ne devait pas manger depommes le jour de Noël afin déviter lesfuroncles durant lannée. En Bretagne, on croitque, si à minuit on peut mettre dans la crècheà côté de lenfantJésus, un enfant malade, il guérit, fut-ilà larticle de la mort. On dit,à Liège, que lorsque les eaux derivières grossissent à Noël, il y auraune bonne récolte. A Soest, en Westphalie, le soir deNoël, les enfants se réunissaient sur la galerieextérieure de léglise etlà, sous la direction dun maître dechapelle chantaient pour endormir le petit Jésus, suivantlexpression populaire, des cantiques entrecoupésde sonneries de trompettes. Les enfants, en chantant leur cantique, setournaient successivement vers les quatre points cardinaux en agitantdes petits drapeaux.
Ceux qui sont nés le jour de Noël nont,paraît-il, rien à craindre à la guerre,ils ny seront pas tués ni blessés. Ilsjouissent en outre dun singulier privilège, ilssavent faire tourner la baguette qui découvre lestrésors.
Anciennement cétait lusage en Flandrede donner le nom dAdam et dEve aux enfants,filles ou garçons nés la veille deNoël ; les calendriers belges indiquent le 24décembre comme fête de nos premiers parents.
La littérature populaire suivit de bien près latradition, la précéda même.Lorigine des Noëls est certainement aussi ancienneque le Christianisme. Le premier en date, nest-ce pas cecantique que les bergers ravis entendirent la nuit même deNoël ? Dès le IVe siècle, saintAmbroise avait composé plusieurs hymnes se rapportantà cette fête et saint Augustin, dans un de sessermons, y fait non seulement allusion, mais en cite même unestrophe.
Pendant tout le moyen-âge, on sen tintà peu près aux
tropes,cest-à-dire à des additions au textemême de la liturgie, à tel point que ce texte futpour ainsi dire noyé dans le commentaireexagéré dont il était farci pour lerendre plus solennel. Un savant, qui a consacré àce sujet un ouvrage très important (1), fait remonterlorigine de ces pieuses additions au IXe siècle.Ce fut dans labbaye de Saint-Gall, sur les indicationsdun moine de Jumièges, que les tropes firent leurapparition. Leur diffusion fut rapide, surtout dans lesmonastères. A partir du XIIIe siècle, unetransformation sopéra, et ces piècesdevinrent de véritables drames liturgiques qui se jouaientdans les églises, tels furent les
Offices desprophéties du Christ, le
Drame des Pasteurs etl
Office de lEtoile. Ces solennitéseurent un grand succès et de longue durée,puisquen 1484, Innocent VIII engageait les prêtresà les maintenir dans les églises (2).Lusage de représenter dans leséglises, le jour de Noël, ladoration desbergers et celle des Rois, a survécu en Francejusquà la fin du XVIIIe siècle. Onpourrait même dire quil sestperpétué jusquà nos jours,par les crèches, plus ou moins ornées,quon a coutume dériger, pendant toutle temps de Noël jusquà la Purification.
Quand le drame sortit de léglise pour gagner leparvis et la place publique, il changea de proportions comme decaractère. Ce furent ces interminables mystères,de plusieurs milliers de vers, rude épreuve demémoire pour les interprètes, qui se jouaientdehors malgré linclémence de lasaison. Et pourtant, le peuple sintéressaitvivement à la représentation de cespièces dont bien peu supportent aujourdhui lasimple lecture.
On connaît la célèbrereprésentation du
Mystère delincarnation et de la Nativité donnéeà Rouen aux fêtes de Noël 1474, en pleinvent, sur le théâtre dressé au milieudu Vieux-Marché. La naissance du Christ faisait partie ducycle dramatique qui finit par embrasser la totalité de lavie de Jésus. Cette oeuvre fameuse passant tourà tour par les mains de Jean Mercadé,dArnoul Gréban et de Jean Michel, fut une decelles qui enthousiasma le plus nos aïeux.
Cétait un véritableévénement que la représentation de cesmystères qui exigeaient une mise en scène et denombreux acteurs. Avec le temps, et surtout pour obvier àleur prolixité, surgirent des drames moinsdéveloppés, qui furent en quelque sortelabrégé des mystères, jeveux parler des moralités. Les collèges, lesécoles, les psalettes, le bas-choeur deséglises, les clergeons, formaient une troupe nombreusepouvant rivaliser avec les Confrères de la Passion etappelés naturellement àlinterprétation de ces oeuvres quicadraient mieux avec la vie de chaque jour.
Ceci donna lieu à toute une production locale, parfoistrès originale, mais dont nous ne connaissons que de raresspécimens, insuffisants toutefois pour nous permettre delapprécier. De tout cela, il reste quelque chose,les
Noëls proprement dit : courtspoèmes, virelais ou pastourelles formant un tout complet,pouvant se détacher du reste. De la longuepériode qui précéda le XVIesiècle, on ne peut guère citer que Adam de laHalle, né à Arras en 1240, encore est-il beaucoupplus connu par le
Jeu de la Feuillie et
Robin et Marion que par lesquelques Noëls quil a laissés.
De curieux manuscrits des XVe et XVIe siècles nous ontconservé bon nombre de Noëls encore populairesaujourdhui, beaucoup plus anciens quon ne croit.Ils y sont transcrits tout au long, bien avant quelimprimerie et surtout les éruditsneussent songé à les reproduire. LaBibliothèque nationale en possède un ducommencement du XVIe siècle (Ms. frans. 2368) qui portecette inscription sur un de sesfeuillets :
Cestlivre de Noelz est au Roy Loys XIIe A partir du XVIe siècle, deux courantsdidées nettement définies se font jourdans les Noëls ; le maintien de la traditiongauloise, réaliste, gaie, et, dautre part, legoût de lidéalisme, de laprécision dans la forme et de la délicatesse danslexpression. Ces deux impulsions si différentessont en quelque sorte incarnées dans Lucas le Moigne et JeanDaniel, dit maître Milou.
On ne saurait trouver plus de bonhomie et de franchise naïveque dans les
Chansons de Noëls nouvaulx, publiésà Paris, en 1520, par maistre Lucas le Moigne,curé de Saint-Georges du Puy-la-Garde, au diocèsede Poitiers. Plusieurs de ses Noëls sont encore connusaujourdhui ; ils devinrent rapidementcélèbres, on les chantait partout en France, etRabelais a fait dailleurs allusion au cantique
de la venuede Nouel qui, dit-il, « se danse en Lanternois auxdivers sons des Couzines ».
Henri Chardon a publié les
Noëls nouveaulx deFrançois Briand,
maistre des escolles de Saint-Benoist enla cité du Mans (3). Ce recueil comprend vingtNoëls, dont quatre sont notés à deuxparties, ce qui est rare pour lépoque, ce sontdes Noëls savants, distillant quelque peu lennui.Pourtant, on y trouve quelques strophes, relatives à laVierge, gracieuses et empreintes dune certainegaieté qui a contribué à leurpopularité. Briand est aussi lauteurdune moralité, mélange deNoëls, de Mystère et dune Farce, que lemême éditeur a eu raison de faire revivre (4).Bien que les deux ouvrages de Briand aient étéimprimés de son vivant, un seul exemplaire asurvécu jusquici dans une bibliothèquemonastique doù H. Chardon laexhumé.
Le courant idéaliste se manifesta au moment où laPleïade inaugura dans la poésie les souvenirs de lamythologie, aussi est-ce vainement quon chercherait dansRemy Belleau une pastorale consacrée à laNativité. Le représentant de ce second mouvementest Jean Daniel, organiste dAngers et de Nantes, dont lesNoëls sont complètement oubliésaujourdhui aussi bien que ceux de son compatriote du Mans,Nicolas Denisot, qui a pourtant laissé quelques chantsgracieux.
On peut citer encore les noms de Crestot, Laurent Roux, Jean Fauveau,Jean le Frère, Jean de Masle, Barthélemy, Aneau,Samson Bédonyn, Denis Gaignot, JérômeOlines et Marguerite de Navarre, auteur dune
Comédie de la Nativité deJésus-Christ, encore est-il bien difficile de discerner lapart revenant à chacun. Il y a dailleurs de sijolis Noëls anonymes.
Les XVIIe et XVIIIe siècles nontlaissé que des cantiques prétentieux, envisageantbeaucoup plus la naissance de lEternel quelhumilité de Jésus. Parmi les auteursde cette époque, il convient de citer FrançoisColletet, les pères Surin, Binard et Christian Prost,limprimeur Gauthier et labbéPellegrin. La littérature du grand siècle aécrasé de sa puissante majesté lasimplicité du sujet. Quelques Noëls du XVIIIesiècle ont conservé cette empreinte de lapastorale classique, avec ses allégories pompeuses, froideset dépourvues dà-propos. Lalittérature noélique était parvenueà son déclin lorsque survint laRévolution.
Le XIXe siècle manifesta un mouvement dopinion enfaveur des vieux Noëls, pour leur rendre leurvitalité et leur grâce dantan. Mais ilnen composa pas. A part le célèbreNoël dAdam, dont lhistoire est bienconnue, à part quelques poèmesdélicats et charmants, par exemple le
Sommeil delEnfant Jésus, oeuvre de jeunessedAlphonse Daudet, et le délicieux petit drame deMaurice Bouchor,
Noël, musique de Vidal, on ne trouveà peu près rien à citer,pourquoi ? Serions-nous trop vieux ?
De nos jours, des compositeurs ont fait dheureusesadaptations musicales sur les airs de Noëls anciens, mais cefurent surtout les messes qui obtinrent le plus de succès.Je citerai en particulier la
Messe pastorale de Samuel Rousseau, quicontient des pages dune poésie naïve etcharmante, pittoresque et grandiose tout à la fois.
Les vieux Noëls français, dinspirationet de factures si diverses, épopées rustiques,églogues et idylles conservant la beauté un peurude des fleurs sauvages, nont rien perdu de leur saveur,même jusque dans le Nouveau-Monde.
En effet, nous les retrouvons là-bas dans cette nouvelleFrance du Canada où ils sont religieusementconservés et chantés haut et ferme devant denouveaux maîtres qui nosent lui imposer silence.Le Canada français chante pour ses enfants et les enfants deses enfants, afin quils noublient pas cescantiques sacrés au rythme desquels la premièrepatrie endormait leurs berceaux, éveillait leurs jeunesâmes, et que, de la sorte, ce répertoire demélodies nationales se transmette comme un inestimablehéritage, un legs sacré, de mémoire enmémoire et de génération engénération.
Un lettré de là-bas (5) les a réunisdans un recueil, ces Noëls anciens de la nouvelle France quisont aussi ceux de lancienne. Parmi les airs que M. Myrand apieusement recueillis, il sen trouve que tout petits nousavons entendus, nous avons chantés, ce sont pour ainsi diredes souvenirs de famille.
NOTES :
(1) Léon Gautier : Histoire de lapoésie liturgique au moyen-âge. Les Tropes.Paris, 1886.
(2) Voir A. Gasté : Les drames liturgiques de laCathédrale de Rouen, dans Revue catholique de Normandie,t. II, 1892, p. 349 et suiv.
(3) Nouelz nouveaulx de ce présent an 1512... Paris, 1904.
(4) Quatre histoires par personnages sur les quatreévangiles de lAdvent à jouer par lespetits enfans les quatre dimenches dudit advent... Paris, 1906.
(5) E. Myrand, Noëls anciens de la nouvelle FranceQuébec, 1907.
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8 janvier 1923
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Un Vieux Logis de Lisieux
Le Manoir Lambert, rue du Bouteiller
Notre concitoyen, M. Dubois, juge de paix honoraire, vient de rendreà lantique manoir où il habite,laspect quil pouvait avoir à la fin duXVIe siècle. Les colombages ont étésoigneusement repeints et les intervalles recouverts de couleur brunefiletée simulant des briquettes disposées enchevrons héraldiques.
Quon se représente tous les manoirs de la rue auxFèvres traités de la sorte, la vieille rueretrouverait bien vite cet air de jeunesse et de coquetteriequelle eut jadis, aux heures brillantes de sa splendeuraujourdhui bien déchue.
De tous les manoirs de la rue du Bouteiller, le manoir Lambert estassurément le plus intéressant. Construità la fin du XVe siècle, sonrez-de-chaussée en brique et pierre est trèscaractéristique par les moulures et les torsades quientourent les fenêtres. Létage, plusrécent, est bâti en colombages et les curieuseslucarnes avec les têtes découpées quicomposent leur dentelure, rappellent bien limaginationcapricieuse des artistes de la Renaissance.
Il est bien difficile de retracer lhistoire de ce manoirdont je trouve trace, en lannée 1506, dans unacte de vente passé entre Robin Buchart et Robert Aragon,écuyer, de la paroisse du Coudray.
En 1540, il appartenait à Pierre Delaporte,licencié en lois, avocat, qui le cédaà la veuve dun certain Pierre Lambert. Le nom dumanoir ne vient pas de ce premier propriétaire, mais biendun autre Pierre Lambert, conseiller du roi ausiège présidial dEvreux, dontjai rencontré le nom pour la premièrefois en 1569 dans un acte de vente dune maison bornant sapropriété. Ce conseiller se distingua surtout parson humeur ligueuse durant les guerres du XVIe siècle.
Nous ne savons depuis quelle époque Pierre Lambertpossédait cet immeuble ; de Caumont (
Statistiquedu Calvados, t. V., p. 286), dit que le manoir fut construit pour lui.Il ne partage pas cet avis, la partie basse est de beaucoupantérieure à ce personnage qui se contentadagrandir et de modifier un manoir plus ancien.
Quoi quil en soit, le 30 avril 1570, ledit Pierre Lambert lebailla en échange à son frère RobertLambert, seigneur dHerbigny, contre plusieurspièces de terre sises à Manerbe, etnommées le lieu de la Viparderie. Robert Lambert habitalongtemps ce manoir, au moins jusquà la fin duXVIe siècle, puisque lorsque Henri IV préleva unecontribution de guerre sur la ville, après sa soumission en1590, Robert Lambert fut taxé à la plus grossesomme, 750 livres.
Le propriétaire actuel, M. Dubois, ne possèdeaucun titre antérieur à 1772, de sortequil est impossible, quant à présent,de savoir quand et comment ce manoir est sorti des mains de la familleLambert.
Toujours est-il quen cette année 1772, ilappartenait à Jacques-François Becquet, bourgeoisde Pont-lEvêque, qui le céda, le 29mars, moyennant 5,500 livres, à Nicolas-LouisPerrée des Isles, ancien officier de la maison royale. Cemanoir est alors ainsi désigné :« Une maison de fond en comble consistant enplusieurs appartements à divers usages, située en cette ville, rue du Bouteiller, paroisseSt-Germain, bornée dun côtéla demoiselle Davy, dautre côté lad.rue du Bouteiller, dun bout lad. demoiselle etdautre bout le sieur Christophe Paris et uneallée commune. »
Le manoir servait alors de caserne à des soldats dubataillon du régiment de Limousin, qui se trouvaient engarnison à Lisieux.
Pour agrandir son jardin, le sieur Perrée des Isles acquit,lannée suivante, le 5 juillet, demaître Antoine-Charles Le Bret, avocat au Parlement,conseiller du Roi, rapporteur du Point dhonneur audépartement de Lisieux et patron deSaint-Martin-de-la-Lieue, un emplacement de terrain sur lequel setrouvaient les restes dune maison inhabitable, seprolongeant jusquaux remparts près la tourLambert, dans laquelle lacquéreur avait lajouissance dune cave basse dont la porte ouvrait sur sonjardin, moyennant une rente annuelle de dix livres, payableà lHôtel de Ville de Lisieux.
La tour Lambert ayant été vendue comme biennational et acquise, le 29 Ventôse an V (20 octobre 1796) parJacques-Guillaume Périer, gendre de Nicolas-LouisPerrée des Isles, auquel il la céda le 14Nivôse an V (3 janvier 1797), moyennant une somme de cinqcents livres en numéraire et lextinctiondun certain droit de passage, lapropriété fut alors définitivementconstituée telle que nous la connaissonsaujourdhui.
A la mort du sieur Perrée des Isles, sa succession futpartagée entre ses trois filles. Sa veuve, dame JulieJacquet, désirant conserver pour elle le manoir Lambert,donna en échange à la succession de son mari, le7 Pluviôse an XI (27 janvier 1803), une terre et fermeà elle appartenant, sise à Thiberville etFontaine-la-Louvet, au village de la Bulletière.
Le nom de manoir Lambert a toujours étéconservé à cet immeuble qui passe pour avoirété la demeure du gouverneur de Lisieux, sansdoute en souvenir du séjour de la garnison, dontjai parlé plus haut.
Puisse lexemple, si bien donné par M. Dubois,être suivi par tous les propriétaires de nos vieuxlogis lexoviens !
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16 juillet 1923
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LES SECRETS DES VIEILLES RELURES
En ce temps là, au XVIe siècle, le cartonétait rare et les relieurs, pour habiller les productionstoujours croissantes de limprimerie à sonapogée, ne se firent pas scrupule demployer, pourrenforcer les plats de leurs volumes, tout le papier ou le parchemindont ils disposaient. Feuillets dépreuves et devolumes, manuscrits, gravures, minutes dactes, tout fut misen usage, juxtaposé et encollé defaçon à fournir une matièrerésistante pour recevoir la peau de veau si bien polie, surlaquelle les relieurs poussaient, avec un art infini, ces fleurons etces fers azurés qui font aujourdhui la joie desbibliophiles.
Beaucoup de ces vieux livres nous sont parvenus dans un étatde délabrement lamentable et, à travers leursairs entrebaillés, il nest pas raredapercevoir des restes décriture oudimpression, que le curieux distingue et apprécietout de suite.
Dintéressantes trouvailles ontété faites dans ces conditions, des ouvragesinconnus, des gravures insoupçonnées ont ainsirevu le jour, jetant une lumière nouvelle sur les origines,encore obscures, de la xylographie.
Il y aurait un curieux chapitre à écrire sur cesujet sil était possible de connaîtreles résultats de toutes ces trouvailles. Il mestarrivé bien souvent de procéder ainsià léquarrissage de trèsvieilles reliures, et je conserve, dans mes cartons, bon nombre dereliques ainsi découvertes.
Tout récemment, mon attention étaitattirée par la couverture en velin fleuronnédun vieil in-folio, dont les platsdécollés laissaient apercevoir des indices qui netrompent jamais. Avec précaution je me mis àloeuvre, et le résultat de monopération me mit en présence dunetrentaine de fragments, manuscrits et imprimés dont lavaleur littéraire, noffre pas un grandintérêt, il est vrai, mais que compense la valeurartistique, ainsi quon va le voir.
Cest dans un traité de Galien,intitulé
Methodus medenti, imprimé en 1530 parSimon de Colines, que cette trouvaille vient dêtrefaite.
Ce sont dabord quatorze fragments de manuscrits sur papier,des XVe et XVIe siècles, presque tous des cahiers dephilosophie et de théorie, des vers latins et un fragmentdun plumitif dune juridiction portant la date du« XIIIe jour de janvier. »
Sur lun de ces fragments se trouve un reçumutilé, dune certaine somme en or,versée à « frèreGirard Bruntau, le 2 janvier 1518. »
Cinq fragments de parchemin, des mêmesépoques : acte de tutelle, donation ou constitutionde rentes dont une, notamment, devait servir aubénéficiaire pour « le tems delescolle et avoir ses nécessités quanttems et besoing sera ». On y lit les noms de Velyot,le costumier, Jehan Thomas dit Mignot et Christophe Paillard. Sur deuxautres lambeaux, les dates seules subsistent :« lan de grâce mil cccc quatrevingts unze » et« 1502 ». Le dernier, de plusgrande dimension, teinté régulièrementde rectangles rouges, par dessus une écriture du XVesiècle, est perforé àlinstar de ces rouleaux de musique en usage pour diversinstruments mécaniques ; le mot« deffaux » y figure plusieursfois, ainsi que le nom dun certain Jehan Douche.
Les imprimés sont moins nombreux : quatre fragmentsdun livre dHeures imprimé en gothiqueavec bordures historiées, rappelant les immortellesproductions de Simon Vostre, et conservant une partie des litanies dessaints, ne permettant aucune attribution spéciale. Cinqpetits fragments dun ouvrage de théologieimprimé en caractères gothiques trèsfins, avec initiales à fond criblé. Enfin, unefeuille contenant les sept dernières pages dunopuscule de saint Basile,
De legendis ethnicis opusculumimprimé en lettres rondes.
Les deux pièces les plus curieuses sont deux fragments dexylographes, imprimés dun seulcôté et coloriés : le bleu, lerouge et locre sont seuls employés.Laspect des figures de ces deux gravures rappellel
Ars moriendi, la
Bible des pauvres et le
Speculumhumanae salvationis.
Ces deux fragments appartiennent vraisemblablement à unesuite de gravures, avec légendes dans le bas,disposées deux par deux sur la même feuille etencadrées par un simple filet.
Le premier, qui mesure 225 millimètres de haut, y compris lalégende, est incomplet dans le sens de la largeur, qui nemesure que 100 millimètres. Il représentait, dansson ensemble, la scène de lagonie au Jardin desOliviers, Le morceau retrouvé ne montre que deux disciplesendormis et une partie de paysage avec tours et une flèchedéglise au dernier plan. La légende,sur trois lignes, est empruntée au chapitre XXVI de saintMathieu ou au XIVe de saint Marc.
Le second fragment mesure 200 millim. de hauteur, non compris lalégende ; également incomplet dans lesens de la largeur, il mesure 150 millim. et montre unfragment dune autre planche, sur la gauche. Le sujetreprésenté est la Cène. Le Christ estassis à table entouré de ses apôtres.Il tient le pain de sa main droite et sa gauche sappuie aucalice posé sur la table. Il est vêtudune robe rouge et porte le nimbe crucifère,cest dailleurs le seul personnage qui soitnimbé. Les apôtres sont assis sur des escabeaux debois et la scène se détache sur un fond devitraux à résilles de plomb. Judas est assisdevant le Christ, tenant à la main la bourse aux trentedeniers. Il ne subsiste quun lambeau de lalégende.
Je ne saurais, quant à présent, identifier cesdeux gravures. Appartiennent-elles à une suite formant unouvrage de même nature que ceux cités plushaut ? ou sont-ce des produits de limageriepopulaire du XVe siècle ? Je pose la question auxamateurs et aux érudits quisintéressent àlétude des incunables de la gravure.
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7 août 1923
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LHOTEL DE VILLE DE LISIEUX
Lhôtel de ville de Lisieux vientdêtre lobjet de modificationsintérieures, qui font complètement oublierlaspect quil offrait à la fin duXVIIIe et même durant les premièresannées du XXe siècle.
Le premier étage surtout a ététrès remanié, permettant un groupement plusrationnel des services, maintenant très àlaise dans des bureaux confortables et clairs.
A propos de rajeunissement, il ne sera peut pas sansintérêt de faire connaître comment laville fut dotée de ce charmant hôtel, demeureseigneuriale, maintenant maison commune de la cité deLisieux.
La constitution du Conseil de ville, parlévêque Thomas Basin, le 30 mars 1448,est le premier document qui jette quelque lumière surlhistoire de ladministration municipale deLisieux.
Antérieurement à cette date, nous ne savons quepeu de chose, sauf que la population de la cité concourait,dans une certaine mesure, avec le pouvoir épiscopal,à ladministration des affaires de la ville.
Le regretté Jean Lesquier a réussi àreconstituer le fonctionnement de cette administration et certainstraits importants de la vie municipale à Lisieux pendant lesecond quart du XVe siècle. (1)
Antérieurement à 1445, il est impossible depréciser lendroit des réunions de laChambre de ville, nous navons aucun témoignagesur ce point.
Le premier hôtel de ville connu ne fut quunesimple chambre, louée dans la maison de Colin Vagnel, le caséchéant. Les comptes municipaux mentionnent cettelocation à plusieurs reprises, mais sous forme temporaire.
La réforme municipale de Thomas Basin, en 1448,eût pour conséquence la locationdéfinitive de cette chambre qui servit, pendant dix ans, delieu de réunion et de chambre commune aux conseillers deLisieux.
Le 22 juin 1458, les bourgeois prirent à fieffe delévêque un manoir, dont il subsisteencore aujourdhui quelques restes dans lacommunauté de la Providence, et y installèrentlhôtel de ville. Enclavé entre laGrande-Rue et la rue du Bouteiller, avec lesquelles il communiquait pardeux allées, cet hôtel fait un ensemble assezcompliqué de constructions, dont la plupart avaientété réédifiéesau XVIe siècle, cest du moins ce que permet desupposer le bâtiment encore existant dans la cour de laProvidence.
Un plan de cet hôtel, conservé aux archivesmunicipales, montre quelle en était la compositionet la distribution, comportant une grande cour intérieure etplusieurs logements que la ville louait à des particuliers,ce qui augmentait ses ressources.
Le corps municipal y tint ses séances jusquen1770, date à laquelle il se trouvait dans un telétat de délabrement quil fallut songerà pourvoir à sa restauration et mêmeà sa reconstruction. Nous en trouvons un échodans une information, faite le 5 septembre de cette année,laquelle nous apprend que lédifice« est défectueux etirrégulier ; quil est construit en bois,en très mauvais état ;entièrement caduque et de la plus mauvaise construction,prêt à croûler, les pierres enétant entièrement calcinées au pointquil sen suivrait uneréédification àneuf. »
Le maire de Lisieux, Noël Le Rat, lieutenantgénéral du bailliage vicomtal, avaitdemandé à un architecte lexovien, GabrielFontaine, de lui évaluer le montant de la dépenseà faire pour remettre en état les anciensbâtiments de lhôtel de ville. Unétat avait été dressé et ilse trouvait que le montant des travaux à effectuersélevait à près de 40.000livres, somme énorme pour la ville, dont les financesétaient passablement obérées.
Les conseillers et notables furent donc convoqués pour endélibérer et, le 7 mars 1770, enlhôtel commun, devant le maire, enprésence de MM. Dorville, Regnoult et Grainville,échevins, et en labsence de M. Bourdon, baillivicomtal de la ville et Jean Le Roux, sieur du Chesné,procureur fiscal au bailliage, les conseillers Desbordeaux, Desperroislaîné, Bullet et Caboulet, auxquelssétaient joints quelques notables, tel que MesLedorey, chanoine ; Sébire, curé deSaint-Jacques ; Le Cavelier, avocat, et de Neuville-Descours,sassemblèrent « enétat de commun » suivant la vieilleformule toujours en usage.
Le maire donna connaissance du devis de larchitecte Fontaineet, sans en contester la sincérité,déclara que la ville ne pouvait engager une pareilledépense sans recourir à un emprunt,« ce qui mettrait le comble à lamisère vu les charges cumullées que les besoinsprésents de lEtat ont forcédimpozer et encore en égard au prix excessif desdenrées, surtout du bled, cet objet de premièrenécessité. Ces considérations sinaturelles dans une compagnie composée de citoyens qui nedésirent que de contribuer au bien estre de la ville, nousont déterminé à différerceste entreprize, quoy que urgente, danslespérance de tems plus heureux. Mais quand onarriverait à ces tems tant désiréspour le bien public, on rencontrera toujours un obstacle insurmontablerésultant de la situation et emplacement de cethôtel dont le terrain est étroitementresserré par deux communautés qui le borne (sic)de chaque côté et dans une position fortdésagréable et imcommode àà accéder par rapport aux alléesestroites qui y conduisent, en sorte quaprès unedépense considérable la ville ne trouvera pas unsol daugmentation dans ses revenus patrimoniaux et sera aucontraire assujettie à une dépensejournalière dentretien àdanciens bâtiments qui diminuera le prix desloyers actuels. »
Au lieu dentreprendre la restauration du vieilhôtel, une autre solution soffrait, beaucoup plusintéressante au point de vue pratique et au point de vuefinancier : un hôtel confortable et bien construit,situé dans le centre de la ville, sur la voie principale,était à vendre, pourquoi ne paslacheter ?
Laffaire était assez engageante ;dautant plus que le devis de Fontaine ne comportait que lesréparations les plus urgentes et les pluséconomiques, et quun autre expert, Hubert,ingénieur des Ponts et Chaussées audépartement de Lisieux, avait déclaréque pour remettre convenablement lHôtel-de-Ville,il fallait compter au moins 60.000 livres, « unhôtel de ville ne se rebâtit pas comme la maisondun petit bourgeois », disait-il dans sonrapport.
Lhôtel à vendre appartenaità Pierre René de La Roque, seigneur de Serquigny,lequel nen demandait que 30.000 livres.
Le Conseil, après mûre réflexion, futdavis quil y avait lieudacquérir cet hôtel et quilne fallait pas laisser passer une occasion aussi avantageuse,quun emprunt, avec ou sans intérêt,serait fait et quil serait remboursé parlaliénation de lancien hôtelcommun.
Le 6 juin suivant, cette délibérationétait approuvée par un arrêt du ConseildEtat du Roi, dont voici lesconclusions : « Le Roy estant enson Conseil a approuvé et homologué ladélibération prise par les officiers municipauxet notables de la ville de Lisieux, le 7 mars 1770, pour êtreexécutée selon sa forme et teneur. Permet, enconséquence, ausdits officiers municipauxdacquérir, pour et au nom de lacommunauté, la maison, cour, jardin etdépendances appartenants au sieur de La Roque, tels que lesdits lieux qui se trouvent plus particulièrementdésignés sur ladélibération dudit jour aux fins, clauses etconditions les plus avantageuses que faire se pourra, pour, laditemaison, servir à lavenirdhôtel commun ; leur permet en outre devendre au plus offrant et dernier enchérisseur, par une ouplusieurs adjudications, lHôtel de Ville actuel,ensemble les bâtiments qui en dépendent, commeaussi la portion de terrain faisant partie de ladite nouvelleacquisition qui pourra être regardée commeinutile, lors de létablissement delHôtel de Ville. »
Le Parlement de Rouen, la grande Chambre assemblée ordonnale 3 août, que les lettres patentes, datées du 16juillet, homologuant cet arrêt, seraient lues,publiées et affichées, aux messes paroissiales,aux carrefours et marchés publics et quuneinformation « de commodo etincommodo » serait faite, le sieur Louis Joseph LeChevalier dEcaquelon, conseiller du roi en sa cour deParlement de Normandie, fut déléguéà cet effet.
Ce conseiller se transporta donc à Lisieux, le 5 septembre,pour lexécution de cet arrêt et en vuede procéder à lenquête. Ilentendit successivement Daniel Varin, 38 ans, vicaire deSaint-Jacques ; J.-B. Mignot, prêtrehabitué en légliseSaint-Germain ; J.-B. Hébert, 42 ans, chanoinepromoteur ; Nicolas Louis de Giverville, écuyer,sieur de Saint Aubin, 65 ans, demeurant près la porte deParis ; Louis François Douesy, chevalier, seigneurde Montfort, 26 ans, conseiller au Parlement de Normandie, demeurantordinairement à Rouen, rue dEcosse, paroisseSaint-Godard, actuellement dans son hôtel àLisieux ; Jean Armand, Antoine de Voine de Fermanel, 60 ans,demeurant à Lisieux, rue des Trois Marches ; HuguesYon, 65 ans, conseiller du roi, grenetier au grenier à selde Lisieux, demeurant rue du Bouteiller ; Guillaume Poret, 68ans marchand, demeurant Grande Rue et Pierre Louis Regnault, 54 ans,demeurant rue Pont Mortain.
Aucune note discordante nest relevée dans cetteinformation, tous sont unanimes à reconnaître lebien fondé de cette opération, qui ne peut,disent-ils, quêtre très fructueuse ettrès utile à la ville.
En conséquence, le Parlement de Rouen, par un nouvelarrêt du 14 septembre, ordonna que les lettres-patentesseraient enregistrées et exécutéesselon leur forme et teneur.
Restait donc à procéder àlacquisition du nouvel Hôtel-de-Ville, ce qui eutlieu le vendredi 1er février 1771, en la maison du maire, enprésence de Pierre Coudrey, commis au greffe desInsinuations ecclésiastiques du diocèse deLisieux et Pierre Moisy, praticien, demeurant en la mêmeville.
Par devant Jacques-Louis Daufresne, notaire royal à Lisieux,fut présent messire Pierre-René de La Roque,chevalier, seigneur et patron du bourg et paroisse de Serquigny,demeurant en son château de Serquigny, de présentà Lisieux, lequel vend à la ville etcommunauté de Lisieux, représentée parMM. Noel Le Rat, lieutenant général du baillagevicomtal de ladite ville, maire ; Christophe Grainville,avocat au Parlement de Normandie ; Pierre Loir,négociant et Louis-Nicolas Bullet des Londes, marchand,échevin de Lisieux, « une maison avec lacour, remise, bûcher, écurie, pavillon de devantladite maison et enclos comme le tout est, le droit de fontaine yattaché, le jardin étant derrièreladite maison et une place de terre vide étant àcosté ledit jardin du costé de la rueHaute-Boucherie ; le tout situé en cette diteville, Grande-Rue de la Porte-de-Paris et rue au Char, paroisseSaint-Jacques... »
Etaient compris dans cette vente, la tapisserie àpersonnages, « placée et tendue dans lagrande salle et les sonnettes de métal attachéeset scellées dans les différentsappartements. »
Le vendeur se réservait les meubles meublants :lits, secrétaires, tables de marbre avec leurs consoles,trumeaux contre les cheminées et tous meubles portablesainsi que les armoires en lambris placées au secondétage, le tout devant être enlevé dansun délai de quatre mois.
La vente était consentie moyennant 28.000 livres enprincipal et 1.200 livres « pour le pot devin » du marché.
Sur cette somme furent versées 12.000 livres et les 1.200livres de vin, sur les deniers appartenant à laville ; le reste devait être payé auvendeur, en son château de Serquigny, dedens dix-huit mois,avec lintérêt. Cettedernière somme fut soldée le 28 août1772.
Cet acte fut contrôlé et insinué lemême jour et, le dimanche suivant, le notaire en donnalecture à lissue de la grande messe deléglise Saint-Jacques, en présence deFrançois Duclos, Thomas Le Bourlier, Jean Gallot, Jacques LeConte, Louis Lelasseur et Louis Graindorge, tous bourgeois de Lisieux.
La remise des anciens titres qui fut faite au maire lors de lapassation de lacte, nous permet de retrouver les origines depropriété de cet hôtel.
En 1712, il était en la possession de Raoul Demoy,écuyer, seigneur dEctot, conseiller au parlement,épouxe de noble dame Barbe Le Bas,héritière en partie de noble dame Antoinette deVimont, sa mère, par contrat passé devant MeCoignard et son confrère, notaire à Rouen, le 7février 1712.
En 1740, le 10 mai, dame Marie-Barbe Regnauld de laGirardière, veuve de maître Charles Le Bas,seigneur et patron de Saint-Sébastien de Préaux,conseiller du roi, ancien receveur des Tailles en lElectionde Lisieux, et Charles Louis le Bas, son fils, le vendent, moyennant25.300 livres, à messire François-ClaudeDuval-Lenormand, écuyer, seigneur et patron de Victot,conseiller, secrétaire du roi, maison et couronne de France,demeurant à Lisieux, rue du Bouteiller.
Ce dernier la cède à son tour, le 29 mars 1753,moyennant 23.000 livres, à messire Pierre-René deLa Roque, de Canon, seigneur de Serquigny, demeurant àLisieux, Grande-Rue de la Porte-de-Paris, dernier possesseur avant laville.
Un plan ancien et une façade enélévation de cette demeure font bien voir lestransformations que la ville ne tarda pas à faireà son hôtel.
En effet, la cour intérieure nétaitpas ce quelle est aujourdhui ;laile droite nétait pas construite,son emplacement était occupé par des maisonsvétustes qui disparurent bientôt pour faire placeà une construction en rapport avec laile bordantla rue du Char, qui fut elle-même exhausséedun étage.
Aussitôt que la commune fut en possession de son nouvelHôtel de Ville, elle chargea le sieur de Cessart,ingénieur en chef des ponts et chaussées de laGénéralitédAlençon, de dresser un rapport concernant leschangements proposés par les officiers municipaux.
« La maison de M. La Roque, disait-il le 3août, dont lHôtel de Ville de Lisieuxvient de faire lacquisition est beaucoup tropétendue pour y faire simplement une maison de ville. Il y alieu dy établir, outre les appartementsnécessaires à la ville, les casernes de lamaréchaussée, un corps de garde pour les troupespassantes ou en garnison, avec un magasin pour ledépôt des équipages etdifférentes autres dispositions pour louer le jardin et unepartie des appartements à des particuliers, au profit de laville. »
Le détail estimatif comportait lexhaussementdun étage de laile gauche existant, laconstruction de laile droite et autres changements etréparations dont le montant étaitprévu à 22.614 livres 14 sols.
Pour parvenir à ce résultat, il fallait encorerecourir à lautorité royale afindobtenir lassentiment nécessaire.Cest ce qui motiva larrêt suivant duConseil dEtat, donné à Versailles, le7 janvier 1772 :
« Le Roy en son Conseil, a permis et permet auxofficiers municipaux de la ville de Lisieux de faire, à lamaison quils ont acquise du sieur de La Roque, et qui leursert maintenant dHôtel de Ville, les changementset constructions portés au rapport du sieur Cessart,ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, que saMajesté a homologué et homologue, et quiconsistent :
1° Dans lexhaussement dunétage sur laile gauche de la cour dudithôtel pour servir de corps de garde et de chambre dediscipline pour les troupes et de logement pour les pompes et autresustensiles pour les incendies et au concierge dudit Hôtel deVille.
2° Dans la construction neuve dune aile droite dudithôtel, avec pavillon pour servir de logement à labrigade de maréchaussée.
3° Dans une écurie pour les chevaux de laditebrigade.
4° Dans différents changements dans le grandbâtiment pour parvenir à sa location. Veut, saMajesté, que les ouvrages dont il sagit nepuissent être entrepris que daprèsladjudication au rabais qui en sera faite par devantlIntendant et commissaire départy en laGénéralitédAlençon ou sondélégué qui sera chargé deveiller et den ordonner le paiement. »
Aux termes de cet arrêt, le sieur de Cessart dressa undétail des changements et des nouveaux ouvrages àfaire ; ce document avec les plans et devis, furentadressés aux maires et échevins, le 8 mai, parles soins de lIntendant de laGénéralitédAlençon.
Ces travaux furent mis en adjudication, qui fut publiéeà trois reprises, par Charles Morel, huissieur audiencier.Elle eut lieu, le 22 juin 1772, en lHôtel deVille, devant le bailli de Lisieux, Bourdon de Beaufy,délégué de lIntendant.Lensemble du travail fut adjugé, moyennant 23.380livres à un nommé Louis Pimbert.
Les récents travaux de transformation que vient de subirlHôtel de Ville, les modificationsapportées dans sa distribution intérieure, nousinterdisent toute comparaison avec le texte du devis de 1772, quisemble néanmoins avoir étéexécuté dans son entier.
NOTE :
(1) LAdministration et les Finances de Lisieux de 1423à 1448, dans Etudes lexoviennes, t. II, pages 37 etsuivantes. ____
8 septembre 1923.
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A PROPOS
du « Champ Saint-Ursin »
DE LISIEUX
Nous nirons plus au bois
Les... arbres sont coupés....
Nous pouvons, en effet, chanter avec une certaine pointe de tristessela ronde célèbre ; les arbres de lacôte Saint-Ursin sont tombés.
Sans pitié pour leur robuste et verte vieillesse,méconnaissant lombre et la fraîcheurquils répandaient sur la côteaujourdhui dénudée, on les a faitdisparaître, sans se douter quondéshonorait, de ce fait, un des plus anciens sites deLisieux.
Puisquil na pas étépossible dempêcher cet acte de vandalisme, il mesera bien permis dévoquer les souvenirs dupassé de ce coin célèbre :interrogeons pour cela les vieux parchemins.
Sortant de Lisieux par lancienne porte de Paris, longeantles mornes bâtiments de lhospicejusquà la rue Roger-Aini, à droite, lepromeneur sengageant dans cette voie raboteuse et montante,accède bientôt à un plateau connu sousle nom de « CôteSaint-Ursin ».
Cest là que verdoyait jadis cette fameuseforêt Rathouin, si souvent mise à contribution parles charpentiers pour la construction des vieilles demeures qui sontaujourdhui la parure de Lisieux.
La tradition nous apprend que ce fut à cet endroit que seproduisit, au XIe siècle, le miracle de la châssede « Monsieur Sainct Ursin » dontle souvenir nous a été conservé par letableau bien connu qui se voit toujours dans lanciennechapelle de la Charité, en légliseSaint-Jacques.
Cet emplacement était demeuré dans le domaine nonfieffé de lévêque. Lapiété populaire en avait fait un lieu depèlerinage très fréquentéet une croix avait été plantéeà lendroit ou saint Ursin avait, simanifestement, fait connaître son intention de demeurerà Lisieux.
La nature de ce terrain, sans cesse foulé aux pieds par desfoules pieuses, par les processions qui sy rendaientà des dates déterminées,lavait fait considérer, de tempsimmémorial, comme une non-valeur pour le comté deLisieux. En effet, jamais le champ Saint-Ursin ne figure dans les rarescomptes épiscopaux qui nous sont parvenus.
Le 20 août 1770, par devant Jacques Louis Daufresne, notaireroyal, illustrissime et révérendissime seigneurJacques Marie de Caritat de Condorcet, conseiller du roi en tous sesconseils, évêque et comte de Lisieux,étant en son palais épiscopal,désirant tirer utilité pour le comtéde Lisieux dun terrain en friche nommé le champSaint-Ursin, faisant partie du domaine non fieffé de cetévêché et comté de Lisieux,situé en la campagne de Saint-Jacques, contenant trois acresvingt-trois perches, borné au nord par le grand chemin deParis ; au midi, par les héritages dunnommé Thorel ; à lest, parles héritages du nommé Jean Nasse ;à louest, par les héritages de M. LeBas de Préaux ; ce terrain étaitdemeuré inutile de temps immémorial et de nullevaleur et ne pouvait, dit lacte, « danslétat actuel être daucunproduit audit comté de Lisieux, ledit seigneurévêque a cédé etabandonné, à titre de fieffeperpétuelle, à Charles Louis Le Bas, seigneur etpatron de Préaux et des fiefs de la Nollard et de Friardel,conseiller du roi, receveur ancien et alternatif des tailles delElection de Lisieux, y demeurant, paroisse Saint-Jacques,deux acres et demie, vingt-six perches et demie de terre ou environ,à prendre sur le terrain ci-dessus borné, lesurplus devant être réservé pourlentrée et la sortie des processions qui ontcoutume daller en dévotion à la croixqui est sur ce lieu et cela, par la partie qui fait angle, au levant,avec le chemin de Paris et les héritages du sieur JeanNasse. »
Lacquéreur pouvait clore son terrain, mais ildevait faire en sorte quil y ait autour de la croix, tant ducôté du sud que du côté dunord, cinquante pieds de terrain libre pour lusage desprocessions qui voudront y aller faire leurs prières. Cettepartie réservée ne pouvait êtreenfermée par aucune clôture etlentrée ordinaire demeurait àlencoignure de la pièce du sieur Jean Nasse.
Le preneur pouvait tirer de la marne dans le terrain fieffé,mais sans porter préjudice àlaccès des processions etlévêque avait la faculté deprendre, sur le terrain réservé, du gazon etterre pour son usage.
Cette fieffe était consentie moyennant quatre cents livresde rente foncière, perpétuelle et non rachetable,laquelle rente devait commencer à courir àNoël de la présente année 1770.
Lacte fut passé au palais épiscopal,le vendredi avant midi, 20 avril 1770, en présence dessieurs Charles Morel, huissier, et Pierre Moisy, praticien, demeuranten cette ville, contrôlé et insinué lelendemain.
Aussitôt en possession du terrain, le sieur Le bascommença par faire délimiter la partieréservée autour de la croix. Le mardi 12 juin,Michel-Hubert Chiron, arpenteur juré et reçu aubailliage dOrbec, demeurant à Drucourt, certifiequil sest transporté sur unepièce de terre en herbe, nommée la« Place de la CroixSaint-Ursin », à leffet dedéterminer les cinquante pieds prévus par lecontrat de fieffe. Le tout fut fait à la mesure royaledOrbec, vingt-deux pieds à la perche.
En homme prudent et avisé, le sieur Le Bas, envisageant quepar la suite il pourrait sélever desdifficultés au sujet de cette fieffe, désirantsauvegarder ses intérêts, adressait, le 4 avril1772, au lieutenant général civil et criminel aubailliage dOrbec, une supplique dans laquelle ilsexprimait ainsi : « Il estconstant et reconnu, par le contrat, que ce terrain étaitdemeuré inculte de temps immémorial et par cemoyen ne produisait aucun revenu au comté deLisieux ; la fieffe qui en est faite aujourdhui estdonc un avantage pour le seigneur évêque et sessuccesseurs. »
Le suppliant avoue que sil la portéeà un si haut prix, « ce naété quen considération dela proximité de ce fonds qui se trouve voisin du sien etparce quau moyen des améliorations etaugmentations quil compte y faire, il en ressortira, dans lasuite, un avantage pour lui et ses successeurs. »
Dès lhiver de 1771, le sieur Le Bas avaitcommencé par faire entourer le terrain de plantes vives enorme et épine, puis avait fait porter dessus des terres etdu fumier en grande quantité pour y former un sol qui puissele disposer à produire quelque chose le plus tôtpossible, et de plus, y avait planté beaucoup de jeunesarbres.
Mais, comme toutes les choses nécessaires pour vaincrelingratitude du sol et forcer la nature,nétaient pas faites à beaucoupprès, le sieur Le Bas navait pas cru devoircontinuer ses travaux quauparavant ilneût fait constater la nature et cause de laclause du contrat de fieffe qui portait quen casdéviction dudit fonds par ceux qui pourraient seprésenter avec titres valables pour le réclamercomme ayant été réuni au domaine nonfieffé dudit comté de Lisieux fautedaveu, le suppliant et ses successeurs« seront remboursés de toutes leursdépenses, frais de culture, plantations,améliorations, etc. »
Cétait pour parvenir à cerésultat que le sieur Le Bas adressait cetterequête, demandant que le seigneurévêque soit appelé devant le juge poursentendre dire que cette estimation sera faite par expertschoisis par les parties.
Cette requête fut signifiée àlévêque, le 2 mai, par leministère de François Lemire, huissier audiencier.
Trois jours plus tard, devant Jean-Baptiste-Antoine Desperriers,chevalier, seigneur haut justicier de Saint Mards de Fresne, seigneuret patron du Besneray, chevalier de lordre royal etmilitaire de Saint-Louis, conseiller du roi, lieutenantgénéral civil et criminel au bailliagedOrbec : « Vu les conclusionsportées sur le plumitif par Me Guérouet,procureur du sieur Le Bas, et Me Milcent, procureur delévêque, il estdécidé que lexpertise serafaite » et le sieur Le Bas de Préauxchoisit pour cette opération Marc Tabarie, laboureurà Saint-Martin-de-Mailloc et Guillaume Champagne, aussilaboureur à Saint-Denis-de-Mailloc et queprocès-verbal en sera dressé par les experts. Ledemandeur noublie pas de faire remarquer que jamais le champSaint Ursin naurait pu produire semblable rente sansamélioration.
Le 12 mai, cette sentence était signifiéeà lévêque de Lisieux par lemême François Lemire, lui enjoignant de se trouverle lendemain à laudience du bailliagedOrbec, en même temps que les expertsdésignés par le sieur de Préaux. Le 13mai, les procureurs des deux parties seprésentèrent devant le lieutenant du bailliageainsi que les experts désignés et il leur futenjoint, en leur âme et conscience, de dresser leprocès-verbal en question, ce quils promirent etse soumirent faire.
Sept jours plus tard, devant le lieutenant du bailliage, les deuxexperts déclarent avoir parcouru et visité lechamp Saint Ursin et que de leur examen ilrésulte : « que le terrainfieffé est, de sa nature, de nulle valeur,nétant en son intégrité queterre glaise en une partie et tuf dans lautre partie, letout couvert de mousse et de bruyère, lequel terrainnaurait jamais été daucunproduit audit seigneur évêque étantinculte de temps immémorial. Mais enconsidération de ce que ledit terrain est àproximité des héritages dudit sieur dePréaux, nous lavons estiméà cinq livres de rentefoncière. » Ils constatent ensuite lesaméliorations et les travaux faits par le sieur dePréaux et estiment, dans leur état actuel, lestravaux exécutés à la somme de huitcents livres. Lecture leur est alors donnée de leurprocès-verbal quils reconnaissentsincère et véritable.
Le 2 juin suivant, le contrat de fieffe du terrain étaitdéclaré homologué et le sieur dePréaux maintenu et gardé en la possession etjouissance de la portion de terrain faisant partie du champ SaintUrsin, le tout aux charges et conditions du contrat du 20 avril 1770,faisant défenses à toutes personnes de troublerle possesseur dans la jouissance de ce bien.
Cette paisible jouissance dura à peine dix ans, au boutdesquels elle fut troublée par unévénement tout à fait inattendu.
Le 15 juillet 1782, les officiers municipaux de la ville de Lisieuxprenaient une délibération tendant àfaire transporter hors la ville les cimetières deSaint-Germain et de Saint-Jacques, au nom de certainesconsidérations dhygiène, longuementdéveloppées dans ladélibération et se référantsurtout à un arrêt du Parlement de 1781, relatifaux cimetières des campagnes. Les officiers municipauxavaient choisi comme lieu de transfert le terrain autrefoisdédié à Saint Ursin, au haut de lamontagne de ce nom. Ce terrain, de lavis de tous, et desmédecins en particulier, la nature dun lieudéjà béni, indiquaient suffisammentque le choix devait être agréé.
Un arrêt du Parlement de Rouen, du 15 mars, approuvait cettemesure qui était notifiée aux officiersmunicipaux, le 19 avril, en la personne de Me Aubert,secrétaire et greffier de la chambre et maire de Lisieux et,le lendemain, à M. Le Bas de Préaux,propriétaire de la partie du Mont-Saint-Ursin, ainsi choisi.Naturellement, ce dernier fit opposition et déclara avoirremis à la Cour une requête en ce sens. Dans cetterequête, il exposait que les députés dela municipalité sétaientarrangés avec un sieur Sanson, marchand, de la paroissedOuilly-le-Vicomte, qui sétaitproposé de leur céder un terrain convenable pourle transfert des cimetières.
En effet, le 10 juillet 1782, le sieur Sanson attestait à M.Le Bas de Préaux que dans le cas où latranslation des cimetières serait jugéenécessaire, conformément aux dispositions de ladéclaration du Roi de 1776, il étaitprêt à céder et abandonner àla première réquisition, en toutepropriété, à des conditions justes etraisonnables, aux fabriques de Saint-Jacques et de Saint-Germain et auChapitre de la ville de Lisieux, deux pièces de terre sisesen la paroisse et campagne de Saint-Jacques, quun certificatde François Hubert, locataire du sieur Sanson, en date du 7septembre 1782, dit être bornées, au nord, par lechemin allant à la chapelle du Bois ; au sud, lenommé La Mare ; à lest, lesieur Sanson et à louest, la grande route deLisieux à Honfleur.
Mais le sieur Le Bas avait des ennemis qui avaient,paraît-il, fait changer subitement davis lesdéputés et les avaientdéterminés à choisir son terrain duMont Saint-Ursin. Le malheureux propriétaire en faitaussitôt ressortir tous les désavantages au pointde vue de la nature du sol, de la superficie et surtout il laisseentrevoir le préjudice énorme que cela va luicauser, étant donné les travaux et lesdépenses quil a faits pour mettre ce terrain enétat de produire.
Le Parlement de Rouen rendit un arrêt le 22 avril, disant quecette opposition serait transmise au procureurgénéral et lopposant étaitautorisé à assigner les maire etéchevins de Lisieux aux fins de se désister surladite opposition, ainsi quil appartiendra, et àprocéder en conséquence delarrêt du 15 mars.
Dans un nouvel arrêt, du 5 juillet 1782, le Parlement deNormandie ne se prononce pas définitivement, il ordonnequune enquête
de commodo et incommodo seraouverte et quun procès-verbal en seradressé, quand la visite des divers terrainsproposés aura été faite.
Un nouvel arrêt, du 12 juillet, décide que lesieur de Saint-Germain, conseiller au Parlement, se transporteraà Lisieux pour surveiller lenquête etassister à la rédaction duprocès-verbal.
Le 12 septembre, Jean Piperey de Saint-Germain, conseiller du Roi en sacour de Parlement, mande de son hôtel à Rouen, ausieur Le Bas et aux maire et échevins de Lisieux, de setrouver, le jeudi 3 octobre, à huit heures du matin, sur leterrain du mont Saint-Ursin désigné dans ladélibération du 15 février et danslarrêt du 15 mars, pour se rendre ensuite auxautres endroits que le sieur de Préaux désignera.
En conséquence, le jeudi 3 octobre, Noël-JeanPiperey de Saint-Germain, en présence deJean-Gaspard-Benoît Charles, conseiller substitut duprocureur général, assisté dePierre-Auguste Mustel, conseiller du roi, notaire en la cour deParlement, pour exécution des arrêts rendus les 5et 22 juillet, auxquels sétaient joints lessieurs François-Auguste Yon, avocat au Parlement, etGuillaume-François Ricquier, négociant,lun et lautre échevins de la ville deLisieux et Nicolas Boissey, avocat au Parlement,député par la ville, et dame Antoinette-CatherineLevasseur, épouse du sieur Le Bas de Préaux,dûment autorisée par ce dernier, seréunissaient à lendroit convenu.
Les députés de la ville commencèrentpar faire ressortir tous les avantages du terrain choisi,situé sur une montagne à lest de laville, où les vents y circulent librement ; quecette montagne excède la plus haute tour de laville ; quil ny a point de terrains auxenvirons plus élevés ; que le solparaît très propice pour la consommation descorps, bref toutes sortes de bonnes raisons qui semblaient devoirmiliter en faveur de leur projet.
La dame de Préaux répondit que les officiersmunicipaux donnaient la preuve la plus évidente de leuracharnement en persistant dans le choix quils avaient fait.Elle expose à son tour tous les désavantages duprojet ; difficulté daccèsà cause de lencombrement que le transfert ducorps allait causer dans la rue Etroite ; la mauvaisequalité du sol et bien dautresconsidérations longuement exposées etdéveloppées dans le procès-verbal, quine comprend pas moins de 26 pages in-folio duneécriture très serrée.
Elle proposa ensuite dautres terrains qui avaientété offerts par des particuliers,situés, lun à peu de distance de laville, entre la nouvelle et lancienne route dePont-lEvêque, et lautre,près le chemin de la Chapelle du Bois.
Une longue discussion sétablit ensuite entre lesdéputés de la ville et la dame dePréaux ; on ordonna même de pratiquer desfouilles à divers endroits.
Enfin, le procès-verbal est clos, le 8 octobre et, en ce quiconcerne le champ Saint-Ursin, il est finalement reconnu que ceterrain, sil est le plus voisin de la ville, estdun accès et dun travail difficile etque la plus grande partie mise en valeur par les travaux du sieur dePréaux, serait dun prix onéreux.
Le dossier de cette affaire est incomplet, car il ne contient pas letexte des lettres-patentes accordées par le roi, au mois demai 1783, au sieur Le Bas de Préaux, lettres qui closent enréalité le débat. Il ne lesconnaît que par un arrêt du Parlement de Rouen, du28 novembre 1783, y faisant allusion, déclarant que le roi,par ces lettres, a confirmé le contrat de fieffe du 20 avril1770, lequel demeure en force et vertu et doit êtreexécuté selon sa forme et teneur.
Cet arrêt du 28 novembre met fin à cette longueprocédure. Le sieur Le Bas eut gain de cause et demeurapaisible possesseur de son champ. Bien plus, la Grande Chambreassemblée, ordonna que les lettres-patentes seraientregistrées ès registres dicelle pourrecevoir pleine et entière exécution,noubliant pas de rappeler le libre accèsà lemplacement réservé pourlusage des processions et autrescérémonies de dévotionpratiquées à la croix plantée sur lechamp Saint-Ursin.
Lannée suivante, les cimetièrespréoccupèrent encore la municipalité,jusquau jour où le Champ-Remouleux devint lanécropole de la ville de Lisieux.
Pour faire sans doute oublier le souvenir de leur impardonnable faute,une avenue de jeunes arbres a étéplantée en face de la vieille croix, qui demeurelobjet de vénération de lapiété populaire.
Il nous faudra attendre bien des années encore, avant queleurs rameaux soient assez vigoureux pour remplacer lesépaisses frondaisons des arbres séculaires quenous regretterons toujours.