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GUERLIN DE GUER, Charles (1871-19..): La Dialectologie normande :Organisation et méthode (1899) Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (26.X.2018) [Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'uneseconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00. Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi surl'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : Norm 850) de l'Annuaire des Cinq Départements de laNormandie, 67e année, 1900 publié à Caen par l'AssociationNormande chez H Delesques et à Rouen chez Lestringant. LA DIALECTOLOGIE NORMANDE Organisation et méthode Par M. CHARLES GUERIN DE GUER _____ Messieurs, Qu'est-ce, au vrai, qu'un patois ; et qu'est-ce que le patois normand ? Quelles sont, en matière de patois, les recherches qui peuvent être leplus légitimement conseillées et favorisées ; à quelles règles deméthode convient-il de s'astreindre au cours de ces recherches, ainsique dans les travaux ultérieurs dont elles seront l'occasion et l'objet? Tels sont les trois points que je me propose de développer trèsbrièvement devant vous. Nul de vous n'ignore, Messieurs, que les armées romaines ont importésur notre sol gaulois, entre autres produits latins, leur proprelangue, — langue de soldats et langue de marchands à la suite — fortéloignée, sans doute, de celle qu'écrivait, de celle même que parlaitun César ou un Cicéron, langue vulgaire, en un mot, qui demeurait,toutefois, bien latine dans son esprit et dans sa teneur générale. Ilest intéressant d'examiner quel fut le sort de cet idiome à compter dujour où, violemment arraché à son domaine de développement naturel, ilse sentit en contact avec maints parlers divers, d'une origineessentiellement étrangère. Qu'advint-il de cette végétation exotique transplantée dans une terrequi n'avait pas été préparée à la recevoir ? Il faut bien admettre quecette terre contenait toutes les propriétés utiles à la vie del'étrangère, puisque celle-ci ne tarda pas non seulement às'acclimater, mais encore à pousser en tous sens de robustes rejetons. Toute langue étant un organisme sans cesse en évolution, sans cesse entravail, il va sans dire que le latin vulgaire, introduit en Gaule, nedevait pas, ne pouvait pas demeurer stationnaire. Il se modifia parvoie de déformations successives et insensibles, tant et si bien qu'aubout de quelques siècles, il donnait déjà comme la sensation d'unelangue nouvelle. A cette langue, d'ailleurs très éloignée de la perfection, il manquaitune qualité maîtresse : l'unité. Rayonnant de toutes parts, sur toutel'étendue du pays, exerçant l'influence de ses flexions et de sonesprit jusque dans les villages les plus retirés, le latin vulgaireavait donné naissance à autant de parlers qu'il rencontrait de centresfavorables à son développement, et provoqué autant de combinaisonslinguistiques, autant de croisements différents. Les deux élémentscomposants — l'élément latin et l'élément indigène — étant, eux-mêmes,respectivement très variables, chacun des composés devait conserver samarque propre d'origine, et il la conserva longtemps. Toutefois, la nécessité d'élargir le cercle des rapports sociaux forçales représentants d'un certain nombre de groupements d'adopter unelangue compréhensible à chacun d'entre eux. C'est ainsi que, non sansquelque peine au début, tous les habitants d'une province se comprirententre eux, tout en restant fidèles, chacun chez soi, aux particularitéscaractéristiques de leurs parlera locaux. A la période première deconfusion succéda donc une période d'unification partielle. Cette unification partielle s'étendit à la langue écrite après s'êtreexercée sur la langue orale ; chaque province eut sa langue écrite,autrement dit chaque province eut son dialecte : ce furent lesdialectes écrits en Picardie, en Bourgogne, en Normandie ou dialectespicard, bourguignon, normand. Je n'ai pas à faire, ici, l'histoire deces dialectes ; je rappelle seulement combien brillante fut celle denotre dialecte normand. Cependant, la langue écrite dans la province de l'Ile-de-France parut,d'assez bonne heure, appelée à une destinée que rien dans saconstitution propre n'avait laissé prévoir. A la faveur d'un concours de circonstances politiques sur lesquelles jen'ai pas à insister, le dialecte de l'Ile de France eut tôt faitd'éclipser ses voisins. La substitution de ce dialecte à tous lesautres fut tellement prompte et complète qu'au XIVe siècle il n'y eutplus ni dialecte champenois, ni dialecte picard, ni dialecte normand,mais un seul dialecte, le dialecte français, et l'on peut dire qu'uneseule langue, la langue française. Dans la grande débâcle des dialectes, les parlers étaient restésindemnes, toujours vivants dans leur infinie diversité. Il n'y eut plusde dialecte champenois, picard, normand ; il y eut toujours un parlerchampenois, picard, normand ; et si des années ont suffi au dialecte del'Ile de France pour imposer sa suprématie aux autres langues écritesde ce côté-ci de la Loire, des siècles ne suffirent pas au parler del'Ile de France pour triompher de ses voisins, les parlers locaux. Ces parlers, malgré le travail incessant, malgré l'action lente etdestructive de l'influence française, ont trouvé, dans leurconstitution propre, une force suffisante pour lutter avantageusement ;ils présentent, encore aujourd'hui, tout un ensemble de phénomènes quiles signalent et les recommandent à l'attention et aux recherches deslinguistes. Ils valent d'être étudiés comme autant de survivants delangues autrefois autonomes ; ils sont les héritiers directs deslangues parlées il y a huit siècles, et des langues écrites surl'étendue de chacune de nos anciennes provinces ; ils sont, par suite,les frères, disons plus exactement les frères cadets de notre languefrançaise moderne. Qu'est-ce à dire, Messieurs ? Les patois ne sont donc pas ce qu'en afait longtemps l'opinion commune. « Le peuple de l'arrondissement, dit, en 1812, le sous-préfet deDomfront, ne parle point un dialecte particulier, ni un patoisdistinct. Seulement il prononce mal les mots, et les dénature en partie; il dit, par exemple, coutia, tonia, tru, rote... Comme le défaut deprononciation ne peut servir à expliquer d'anciens usages, ... à donnerla clef des chartes et autres documents historiques, j'ai pensé, ajoutel'honorable fonctionnaire, qu'il était inutile de vous faire part de lamauvaise prononciation du peuple ». Qu'il soit possible, Messieurs, de relever à peu près autant d'erreursque de mots dans une appréciation linguistique et surtoutdialectologique datant de près de 90 ans, voilà qui ne saurait nousétonner ; mais prenez garde qu'une fraction importante du grand publicen est restée au jugement de M. le Sous-Préfet de Domfront. Pour mapart, je ne compte plus les occasions où il m'a été donné d'entendreraisonner de pareille sorte sur la valeur et sur la nature des patois.Les mots français sortent dénaturés, dit-on, de la bouche du peuple. Sile peuple dit coutia pour «couteaux », tonia pour «tonneaux », tru pour « truie», rote pour « route »,autant de défauts de prononciation, autant d'exemples d'un françaisécorché dont les paysans ont le monopole. La théorie compte encore trop d'adeptes convaincus pour qu'il soitsuperflu de la réfuter. Après ce qui a été dit, d'ailleurs, laréfutation ne sera ni longue, ni malaisée. Puisqu'il est reconnu que les patois sont frères et non descendants dufrançais et que l'évolution des sons patois s'est opérée parallèlementà celle des sons français, il est difficile de voir dans les uns autantde déformations des autres. Un patois qui serait sorti de toutes piècesdu français moderne impliquerait déformation de ce français, et,semblablement, il est légitime de reconnaître, dans les langues romanesprimitives, autant de déformations différentes du latin, — celui-ciétant la souche commune de toutes celles-là — de reconnaître, au mêmetitre, dans les patois de France, des déformations particulières de cemême latin, mais non du français. Qu'on n'aille pas dire qu'aujourd'huidu moins, quand tel mot moderne récemment créé pénètre dans le lexiquedu paysan, il y subit une déformation. Il se modifie, sans doute, maisen se conformant aux lois phonétiques du patois où il pénètre, et danscette mesure seulement. Et, bref, le patois normand n'est pas du français déformé, mais bien del'ancien normand modifié. Là où le français dit « route », le normandmoderne dit rote, et lenormand du XIIe siècle le disait et l'écrivait déjà ; là où le françaisdit « truie », le normand moderne dit tru,c'est une forme dialectale dont les analogues se relèvent dans les mss.anglo-normands. Comment, à ce compte, soutiendra-t-on valablement quela connaissance de ces particularités n'est pas capable de nous donnerla clef des chartes ? Les érudits en jugent autrement aujourd'hui, etils demandent précisément au patois l'explication de formes relevéesdans ces chartes, et que le français est parfois impuissant à éclaircir. L'étude du patois en tant qu'auxiliaire de la philologie romane,l'étude aussi du patois considéré en lui-même a donné naissance à unescience connue sous le nom de Dialectologie. Quelles sont les recherches de dialectologie normande qui peuvent êtreles plus légitimement recommandées ; quelle méthode observer dans cesrecherches ? Tels sont les deux points qui me restent à examiner. Il faut partir du fait suivant qui n'échappe à aucun de vous,Messieurs, à savoir que les patois présentent, sur l'étendue d'uneseule province, des différences sensibles, puisqu'ils varient de cantonà canton, souvent même, par quelque côté, de village à village. De quelle utilité vraie sont donc ces lourds et imposants in-folios oùmaint esprit chercheur a prétendu nous présenter l'image du patoisd'une province tout entière, d'un département, voire d'une région moinsétendue encore ? De tels répertoires supposent, sans doute, une somme de recherchessouvent considérable ; ils méritent d'être feuilletés pour le trésordes mots qui y sont renfermés. Ils ne sauraient, toutefois, fournir dematériaux propres à l'étude de l'évolution phonétique des patois ; àl'étude de la distribution topographique de ce patois ; à l'étude del'influence française. Tout dictionnaire du patois d'une province, d'un département, d'uncanton, a ce défaut capital de nous renseigner non pas sur les parlersde toute cette province, ou de tout ce département, mais sur le parlerd'un village-type arbitrairement érigé en représentant de tout undomaine linguistique. Autant le donner pour ce qu'il est réellement, jeveux dire pour le glossaire d'un village. Nous n'aurons pas ainsil'illusion d'une tâche achevée alors qu'elle est seulement à l'étatd'ébauche, et chacun y trouvera son compte. « Il faudrait, a dit M. Gaston Paris, que chaque commune, d'un côté,chaque son, chaque forme, de l'autre, eût sa monographie, purementdescriptive, faite de première main et tracée avec toute la rigueurd'observation qu'exigent les sciences naturelles ». Voilà donc une première catégorie de recherches bien capable de tenterle zèle et l'esprit d'observation des amateurs et des lettrés, de ceux,surtout, que leurs fonctions ou leurs goûts ont retenus longtemps à lacampagne et qui se sont rendu familiers les sons patois, pour en avoireu l'oreille constamment frappée. Que si la confection d'un glossaireleur parait une tâche ou trop aride ou de trop longue haleine, ils secontenteront de notes d'une courte étendue qui pourra porter sur demultiples sujets. Partant toujours du parler d'un seul village ou, plus exactement, d'ungroupement social bien limité, ils y étudieront les particularités dela grammaire ou de la syntaxe patoise, ils en relèveront lesparticularités phonétiques les plus remarquables, les pluscaractéristiques. C'est à l'examen phonétique, c'est-à-dire à l'examen des sons dans leurévolution tantôt régulière, tantôt tourmentée, et jusque dans lesnuances les plus insensibles que nous sommes ramenés de toutes parts.Tout travail approfondi portant sur ce sujet suppose au moins quelqueconnaissance générale de l'histoire des sons dans leur passage du latinau français moderne et, parallèlement, au patois de nos jours. Afin de faire profiter le plus grand nombre du résultat de cesrecherches, afin d'introduire l'unité nécessaire dans ces études et depréparer les synthèses ultérieures, il conviendra d'adopter un systèmede transcription de sons qui soit moins défectueux, moins décevant, quiprésente une image plus sincère des sons que ne le ferait notreorthographe française moderne. La transcription des sons patois a toujours été la pierre d'achoppementdes dialectologues. Il n'est pas sans intérêt de remarquer que, de tousles travaux sérieux entrepris en matière de patois, pas un seul n'estantérieur à l'époque, — rapprochée de nous — où les patoisants se sontastreints à une notation méthodique et rationnelle des sons. L'alphabet le plus répandu — il me parait d'ailleurs être d'unmaniement aisé et n'exiger qu'un court apprentissage — fut adopté etéprouvé par les directeurs et rédacteurs de la Revue des Patois gallo-romanspendant ses sept années d'existence. Il vous sera facile de vous leprocurer : il figure notamment en tête de chaque numéro du Bulletin des Parlers Normands. Ilrepose sur le double principe suivant : Toute lettre transcrite seprononce. Chaque lettre a sa valeur phonique propre. Je me tiens d'ailleurs à la disposition des personnes qui désireraient,à cet égard, de plus amples éclaircissements. Les communications portant sur la phonétique patoise et sur le lexiquepatois sont d'une infinie diversité. Elles auront trait soit auxmodifications, très variables suivant les lieux, de chaque son latinpris comme point de départ, soit au relevé méthodique des termestechniques de la langue des ouvriers de la campagne, des termes de laflore et de la faune populaires, des noms de saints, des noms de lieuxet je suis loin d'avoir énuméré toutes les parties d'un programmechargé. Pour l'exécution de ce programme, je fais appel, Messieurs, à votrezèle scientifique ; je sollicite toute votre ardeur de bons patriotesnormands, qui savez retrouver jusque dans la langue chaude et coloréedu paysan de notre terre quelque chose de sa race et de son esprit. Après avoir été les herboristes patients de cette luxuriantevégétation, nous devons songer à en devenir les géographes appliqués.Après avoir relevé, pour chaque village, pour chaque agglomération, uncertain nombre de formes caractéristiques-, nous recherchons suivantquelles lois, suivant quels hasards linguistiques ces formes sedistribuent sur le territoire de l'ancienne province. Pour parvenir à ce résultat, nous consacrons à chaque mot une carte, sacarte d'identité linguistique. Si, sur l'étendue du pays défriché, cemot se présente sous trois formes différentes, nous convenons d'unecouleur spéciale pour chacune de ces formes, rouge, bleu, jaune, parexemple, et nous teintons en rouge, en bleu ou en jaune, suivant lescas, chacune des régions où auront été relevées respectivement chacunede ces formes. Or, nous sommes amenés à remarquer, en jetant un coup d'œil sur cescartes linguistiques, la surprenante régularité avec laquelle sedistribuent ces teintes ou, comme on dit, ces différentes airesphonétiques. Nous en concluons que ces régions ou aires constituent,par rapport à tel phénomène, autant de sous-patois distincts, —derniers vestiges décentres linguistiques autrefois puissants,aujourd'hui battus en brèche par les entreprises, sans cesse pluspressantes, de la langue des villes. Souvent aussi, un groupe restreintde deux, de trois communes, présentant un usage distinct de l'usage desalentours, émergera, — en manière d'îlot phonétique ou d'affleurement —comme témoin de la présence ancienne d'une aire phonétique étendue etque le flot envahissant du français est près de recouvrir entièrement. Il pourra se faire, d'ailleurs, qu'une aire phonétique, dansl'indépendance de son développement, vienne à dépasser les limites desprovinces que nous nous serons assignées. Il n'importe. Bornons-nous àces limites qui, pour être parfois, comme on le voit, conventionnelles,ont au moins le grand mérite de bien préciser la besogne accomplie.Au-delà de ces limites, d'autres chercheurs, se livrant au mêmetravail, seront un jour ou l'autre en état de raboutir leurs matériauxet les nôtres, et c'est ainsi que, de proche en proche, tout le sollinguistique gallo-roman se trouvera défriché. Ce jour-là, nous verrons s'épanouir dans un atlas linguistique généraltoutes les richesses de la langue populaire en sa pittoresque diversité. C'est un travail, dites-vous, qui dépasse les forces humaines. Non,Messieurs. J'ai dit déjà qu'il impliquait sans doute l'activecollaboration d'une armée de travailleurs. Mais je ne crois pas avoirfait en vain appel au concours des Normands, de tous les Normands debonne volonté. Je recevrai toujours avec plaisir toutes lescommunications qui seront adressées au Bulletin des Parlers Normands.C'est là qu'elles sont centralisées, en attendant l'heure de lasynthèse ; c'est là qu'elles sont insérées et suivies, s'il y a lieu,de commentaires et d'éclaircissements. Veuillez, en outre, considérer que mes recherches et enquêtespersonnelles sur place ont porté, en une seule année, sur près de 200communes du département du Calvados, les régions de Caen, de Falaise etde Honfleur, dont les cartes linguistiques sont déjà dresséesconformément aux principes que je vous exposais tout à l'heure. Le tourde l'Orne viendra, puis de la Manche et de la Seine-Inférieure et del'Eure, et je me plais à entrevoir le moment où— Dieu aidant — je seraien mesure d'établir enfin et de présenter au public savant l'Atlas Dialectologique de Normandie. Lecture est donnée d'une lettre de M. de Marsy qui sepréoccupe de cette question. Il pense que ceux qui veulent entreprendrede semblables travaux doivent se borner à s'inspirer de recherchescomme celles de Gustave Le Vavasseur, ou celles, plus récentes, de M.Dottin, sur le Bas-Maine, et il engage les travailleurs à se garder dedeux tendances qui ne se font que trop jour dans des publicationsrécentes comme le Glossaire du pays de Mouzon, publié dans la Revue de Champagne, etc. La première est de comprendre dans un glossaire patois des mots qui nesont que de mauvaises prononciations de mots français qui figurent nonseulement dans Littré, mais même dans le dictionnaire de l'Académie. La deuxième est d'introduire dans les glossaires patois des termesabsolument modernes, empruntés à l'argot parisien, à la langue vertepour lui donner son nom, et au vocabulaire des soldats d'Afrique ou desColonies. Ces expressions empruntées au sabir, à l'idiome maltais parlésur les bords de la Méditerranée, ne doivent nullement prendre placedans des glossaires locaux, comme ceux dont on se propose avec raisonde poursuivre la rédaction. |