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DELASALLE, Paul : Ecrivains etpoètes de Normandie : A. Bétourné.- Alençon :Poulet-Malassis, [ca1840].- 12 p. ; 19 cm.
Saisie du texte etrelecture : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (06.VI.2009)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
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Texteétabli sur l'exemplaire de la médiathèque(Bm Lx : Norm br 296).
 
Ecrivains etpoètes de Normandie :
Ambroise Bétourné
[1795-1838]
par
Paul Delasalle.

~*~

 
Il y a dans le monde de l'imagination deux soeurs toujours jeunes ettoujours belles, deux amies d'enfance qui se sont résignées avec biende la peine à vivre séparées l'une de l'autre, et qui se rapprochent,quand elles le peuvent, pour former un groupe charmant et harmonieux.
   
Aux temps des anciens peuples et des anciens idiomes, la poésie et lamusique semblaient unies par un lien nécessaire et primordial ; lalangue était accentuée et rhythmique ; la mélodie était une puissance,et la lyre était le symbole commun des deux arts, en même temps qu'elleétait l'instrument divin et civilisateur. Orphée était à la fois poète,musicien et chef de peuples : de lui procédaient en même temps les loissévères du devoir et les douces sensations du plaisir.

Depuis, il y a eu divorce entre ces deux élémens de la société antique: la poésie a voulu marcher sans sa compagne, et celle-ci a dû sepasser d'elle, mais elle l'a vue bientôt perdre son rhythme et sonharmonie ; elle l'a vue hésiter et craindre, s'égarer et décheoir.Après beaucoup de luttes et d'efforts, la fugitive a pris des forces etdu courage ; elle est devenue grande, et libre ; sortie du temple, oùelle avait brillé long-temps, elle s'est élancée vers les sphères lesplus hautes ; elle a abordé des mondes inconnus et nouveaux ; elle estdevenue à elle seule quelque chose d'élevé et de mystérieux.

De son côté, la musique a fait son chemin : elle s'est d'abord mariéeaux chants du prêtre, et s'est réfugiée dans les tubes sonores del'orgue ; elle a multiplié ses instrumens et ses miracles ; elle apassionné le peuple des champs de bataille et des carrefours ; et, pourles organisations plus développées, elle a créé des concerts géans etde merveilleuses symphonies ; elle s'est emparée de toutes les natureset de toutes les sensations.

Il faut l'avouer, ces deux soeurs, qui ont vécu si long temps isolées,et qui se suffisent si bien à elles-mêmes, se montrent difficileslorsqu'il s'agit d'un rapprochement conditionnel et de concessionsréciproques ; la voix qui parle et la voix qui chante ont de la peine àdescendre ou à monter au même ton ; peu de compositeurs se résignent àétendre à l'excès ou à replier leur conception musicale, pour qu'ellepuisse s'adapter aux proportions d'un cadre qu'ils n'avaient pas prévu; peu de poètes veulent faire le sacrifice de leur expression ou deleur pensée, au profit d'une série de sons qui ne leur appartiennentpas, et dont ils ne soupçonnent pas encore l'agencement et le résultatprochain. Pourtant c'est ordinairement le poète qui cède, et cettesoumission explique l'infériorité si grande des poëmes et des libretti,eu égard aux oeuvres musicales dont ils ne sont en quelque sorte que leprogramme.
 
L'homme de poésie qui arrive ainsi à se plier complaisamment aux voeuxet aux idées d'un autre artiste, à rendre son vers rhythmé et flexible,à placer les repos et les césures comme des charnières qui secorrespondent de distance en distance, et qui permettent au poème de seprêter à toutes les impulsions, à tous les caprices mobiles del'harmonie ; l'homme qui sait se faire ainsi un plan mesuré et unedisposition intelligente, est le poète qu'il faut au compositeur,l'accessoire indispensable de son génie , la parole de ses rêveries etde ses émotions.
  
A. Bétourné était cet homme-là ; il avait acquis une rare perfection derhythme, de pureté, de simplicité et d'élégance ; il s'était, luipoète, habitué aux calculs minutieux de la prosodie, à une sorte deprécision géométrique dans la versification. Aussi était-il recherchéde tous les artistes les plus renommés et les plus habiles ; aussiétait-il arrivé lui-même, sous leur couvert, à une célébrité réelle, àune vogue tout-à-fait incontestable, vogue qui avait passé nosfrontières, gagné l'Italie, la Grande-Bretagne, le Nouveau-Monde, bienplus loin encore, car elle était parvenue jusque dans nos villages lesplus obscurs, jusque dans nos chaumières les plus enfumées ; carBétourné était devenu le romancier du peuple, comme Béranger en fut lechansonnier politique, et leurs deux muses présidaient ensemble et dansle même temps à ses rêves de gloire et à ses amours.
 
Ambroise Bétourné naquit à Caen le 6 pluviose an III (25 janvier 1795); il était fils de J.-J. Bétourné, boulanger à Caen, et de MarieGroult. L'officier de l'état civil qui constata sa naissance fut obligéde se transporter au domicile de sa mère, à cause, dit le registre del'état civil, de la faiblesse de l'enfant qui n'eût pu, sans danger demort, être transporté à la maison commune. Ceux de nos lecteurs qui,comme nous, auront vu Bétourné dans la force de son âge, savent àquelles formes athlétiques l'enfant chétif de 1795 était parvenu.

Après des études assez ordinaires faites au collège de Caen, AmbroiseBétourné, qui pourtant n'avait rien de ce qui caractérise le héros,partit avec les conscrits de l'empire et devint, après peu d'années,sergent-major dans la jeune garde ; sa belle écriture, plutôt que soncourage militaire, lui avait valu cet avancement.

Rentré dans la vie civile, il se fixa d'abord à Paris, et fut,tour-à-tour, quelquefois simultanément ouvrier serrurier-mécanicien ,professeur de chausson(les amateurs écrivent savate)dans le faubourg Saint-Antoine, et maître de français dans unpensionnat de demoiselles. Je lui ai entendu dire à lui-même qu'il luiarriva plus d'une fois de quitter le tablier de forgeron pour l'habitde gala, et de passer en moins d'une heure de son atelier de serrureriedans le salon de Mme Malibran.

L'auteur de tant de romances miellées et inoffensives avait une grandeexaltation dans ses opinions politiques. Il eut l'honneur d'êtreinquiété pour ce fait, après les conspirations de 1822 et de 1823, etrefusa de profiter, en 1827, de l'amitié reconnaissante de M. Guernonde Ranville, alors ministre. M. Guernon, n'étant encore qu'écolier,avait failli se noyer, et n'avait dû son salut qu'aux efforts courageuxde son camarade Bétourné. Celui-ci, devenu homme, loin de répondre auxavances du ministre, se plaisait à diriger contre lui une foule decharges et d'épigrammes. Ce fut lui qui livra au Figaro la chansonfameuse en Normandie :

Bonaparte est en cage....
Il n'eût tenu qu'a lui
De servir les Bourbons
Sous le ducqued'Aumont.


Il prétendait aussi avoir écrit en partie l'article qui accompagnaitcette chanson. En attaquant ainsi M. Guernon de Ranville, Bétourné sevengeait, disait-il, de certains déboires qu'il avait essuyés dans lessalons de Son Excellence. Le peu d'aptitude de notre romancier auxdétails et aux recherches de la vie élégante explique suffisamment,pour ceux qui l'ont connu, la nature des mystifications ou, tout aumoins, des contrariétés qu'il put avoir à subir dans un monde qui luiétait aussi complètement antipathique.

A cette époque, il vivait familièrement avec Charlet et les autresartistes qui fréquentaient le cabaret de la mère Saguet. Il était liéaussi avec Decamps, Isabey, Dévéria, Poterlet, qui a peint un bonportrait de lui, et le musicien Th. Labarre, celui qui a le plus servià la réputation de ses romances. On a lithographié un portrait deBétourné d'après Dévéria.

Notre poète revint à Caen en 1831 ; il y fut d'abord expéditionnairechez un notaire, ensuite prote chez Chalopin, imprimeur du Momus Normand etde l'Étudiant,recueils mensuels dans lesquels il fit paraître plusieurs articles.

En 1834, il fut emmené à Rouen par un négociant, en qualité de teneurde livres ; il y est mort, frappé d'apoplexie, trois ou quatre ansaprès cette époque. Le jour même de sa mort, Mme Albert donnait à Rouenune représentation au Théâtredes Arts. Le parterre l'engagea à chanter, au lieu dejouer les pièces annoncées sur l'affiche, les meilleures romances deBétourné, et la charmante actrice se prêta à ce désir avec une grâceparfaite et aux applaudissemens de la salle entière.

Ambroise Bétourné avait publié, en 1825 (à Paris, chez Castel deCourval), volume in-18, sans date, un recueil d'élégies, fables,romances, sous ce titre : Délassemenspoétiques ; il fut peu remarqué, et méritait cependantquelque attention. Le texte des nombreuses romances qu'il composadepuis, et que nos meilleurs compositeurs recherchaient avecempressement, n'a jamais été publié à part. On s'était occupé de lesréunir ; un jeune littérateur de Rouen, M. Paulmier, y avait mêmeajouté une préface ; mais ce projet de publication fut abandonnébientôt. Les romances de Bétourné ont été dispersées après sa mort,comme elles l'avaient été pendant sa vie, et il en a été de même d'unecollection de dessins des meilleurs maîtres, qu'il avait composée avecbeaucoup de soins et qu'il devait en grande partie à l'amitié desartistes avec lesquels son talent l'avait mis en relations.

Ceux qui voudraient avoir une juste idée de ce talent, doivent segarder de croire que Bétourné eût entendu donner entièrement sadémission de poète au profit des musiciens avec lesquels il s'alliaitpour nous charmer ; le recueil de ses romances, s'il eût été publié entexte pur, et indépendamment du chant, eût prouvé que tout attrait nes'évanouit pas avec les airs du compositeur, et que Bétourné avaitcherché à répandre, dans ses vers légers, non pas seulement un peu depensée et de tendre mélancolie, mais encore une moralité et un but.Prenez toutes ses romances l'une après l'autre, et vous y trouvereztoujours une intention honnête et bonne, une affection loyale etdévouée, un encouragement à la vertu et à la droiture du coeur. La Jeune Fille aux yeux noirsméprise l'or des chevaliers et les villasdes cardinaux pour suivre les pas d'un homme proscrit et pauvre ; l'Insulaire est uneenfant des savannes qui regrette avec des larmes son vieux père et sesjeunes amours ; le coeur du Klephthebrûle de deux nobles flammes, l'amour et la liberté ; la romance de la Jeune Aveuglerespire une mélancolie touchante dont la strophe suivante pourra donnerune idée :

A cet âge heureux de la vie
Où tout séduit et parait beau,
Mes yeux sont couverts d'un bandeau :
La lumière, hélas ! m'est ravie.
Ma bonne soeur, guide mes pas tremblans :
Je veux m'asseoir sur les vertes fougères,
Au milieu des bergères
Qui chantent le primeras.

  
Partout, enfin, le romancier prêche l'amour de la famille et du pays ;la passion de la liberté et de l'honneur ; la paix du foyer domestique; l'élan simple et vrai de la religion et de la prière ; partout ilparle, aux uns de charité et de reconnaissance, aux autres de devoir etde travail.

Les romances de Bétourné sont souvent groupées en séries, dont chacuneforme un petit poème complet : c'est ainsi que la Jeune Fille aux yeux noirs,que nous citions tout-à-l'heure, et le Roi de la Montagnefont partie d'un ensemble de huit chants qui tous développent etexpliquent la pensée première ; il en est de même du Contrebandier etd'un groupe intitulé le Prolétaire,qui est jusqu'à présent resté inédit. Ce que nous avons dit de l'humbledestinée et des exagérations politiques de l'auteur peut donner unnouvel intérêt à ce petit poème que nous allons reproduire :

LE PROLÉTAIRE.
ROMANCE EN SIX PARTIES.

C’est un homme de rien ! - Le direz-vous encor,
O grands ! sous ses haillons il possède un coeur d’or.
Si vous le rabaissez, moi, je veux qu'il grandisse
Plus que vous ! Il suffit de lui rendre justice.

I.
LE PERE DE FAMILLE.

Vite à la tâche !
Encor ! encor !
Bon ouvrier, point de relâche !
Vite à la tâche !
Encor ! encor !
Le travail est ton seul trésor.

J'ai mon premier-né, puis ma femme
Et l'enfant du pauvre Bastien ;
« Qui me dit, prêt à rendre l'âme :
Traite mon fils comme le tien.
Ami, je mourrai sans faiblesse,
Pourvu qu'à mes derniers momens,
Au pauvre enfant du moins je laisse
Un ap1tui pour ses jeunes ans. »
Vite à la tâche, etc.

Grâce an travail, la gaîté brille
Chez moi, quand j'y rentre le soir,
Afin demanger en famille
Mon pain, quelquefois un peu noir.
Grâce à lui, quand vient le dimanche,
Les enfans heureux et dispos,
Bien parés, en chemise blanche,
Rêvent l'oubli de tousles maux.
Vite à la tâche, etc.

Pour mes vieux jours qu'aux moins j'obtienne
Un peu d'aisance et de repos !
Mais, que voulez-vous qu’on devienne
Avec la taxe et les impôts ?
Cependant, je saurai me taire
Je dois aux miens, pour leur bonheur,
L'enseignement du prolétaire :
Patience, force et douceur .
Vite à la tâche, etc.

II.
LA MENAGERE

Oh ! je suis une heureuse mortelle !
En dépit des plus rudes travaux,
Mon Albert, dans l'ardeur de son zèle.
N'a pour moi que de tendrespropos.

Quelle reine
Souveraine,
Au milieu de sa cour,
Pourrait dire
Qu'elle inspire
Plus d'ivresse et d'amour ?

Voyez-donc, dans les yeux de leur père
Qui sourit de leurjeune embarras,
Les enfans travailler pour me plaire,
Et, joyeux, revenir dans mes bras !
Quelle reine, etc.

Tout s'empresse à calmer mes alarmes,
Point de maux, d'importun souvenir,
Et déjà, le présent plein de charmes,
Me promet un meilleur avenir.
Quelle reine, etc.

III.
L'ENFANT ADOPTIF.

Toujours, toujours des larmes!
A nourrir mes alarmes
Vous trouvez donc des charmes?
Mère, consolez-vous ;
Regardez-moi : j'espère,
En songeant que mon père,
Retiré de misère,
Veille là haut sur nous.

J'ai gardé dans mon coeur ses dernières paroles,
Voilà ce qu'il disait à l'instant de mourir :
« Point de larmes sur moi, ni de plaintes frivoles !
Mes enfans, du courage ! il vous reste à souffrir ! »
Toujours, toujours des larmes, etc.

Eh ! bien, oui ; mon bon frère estpris à la milice,
Pourtant, ne craignez rien, je partirai pour lui.
Certes il vaut mieux que moi, ma mère, et c'est justice
De laisser le meilleur pour vous servir d'appui.
Toujours, toujours des larmes, etc.

Gémissant orphelin, dès ma tendre Jeunesse,
Vous m'avez, comme un fils, élevé dans vos bras,
Et je devais pour vous m'immoler sans faiblesse ;
Mais, vous voyant pleurer, jen'y résiste pas !
Toujours, toujours des larmes, etc.

IV.
LA VEUVE.

Je suis une pauvre veuve,
Mais Dieu connaît mes chagrins,
Et peut faire, aux jours d'épreuve,
Succéder des jours sereins.

Me voyant dans la détresse,
L'orphelin, que ma tendresse
Combla des soins les plus doux,
Me dit : « Calmez-vous, ma mère !
Je remplace mon bon frère. »
Puis il partit malgré nous.
Je suis une pauvre veuve, etc.

Noble enfant ! lorsque des glaives
Le menacent dans mes rêves,
Je m'éveille en frémissant ;
Et tout en pleurs, je m'écrie :
« Sauvez-moi, vierge Marie,
On veut répandre mon sang !
Je suis une pauvre verve, etc.

Oh ! c'est une erreur sans doute
Eh ! quoi, là bas, sur la route,
Mon enfant me tend les bras !...
J'en ai tressailli de joie,
Oui, le ciel nous le renvoie ;
Mon coeur ne s'abuse pas.
Je suis une pauvre veuve, etc.

V.
LE TRAVAILLEUR.

Allons ! reste en paix, mon bon frère,
Chacun son tour : Oui, par ma foi,
Tu m'as remplacémilitaire,
Moi, je veux travailler pour toi.

A l'atelier, pauvre novice,
Tu crois m'aider ; restons-en là,
Mon vieux ! c'est un autre service,
Tu n'entends rien à celui-là.

De notre mère bien-aimée
Ton retour a comblé les voeux ;
Regarde comme elle est charmée,
Va donc l'embrasser pour nous deux.

Notre mère avec moi se ligue ;
Va t'asseoir près du feu, là-bas,
Et, pour me tirer defatigue,
Tiens, parle-moi de tes combats.
Allons ! reste en paix, mon bon frère, etc.

VI.
29 JUILLET.

Voici le Louvre et l'enceinte sacrée
Où s'éteignit plus d'un coeur généreux ;
Là, jusqu'au soir, une femme éplorée
Vient remplir l'air de ses cris douloureux :

Oh ! rendez-moi les enfans que je pleure !
Dieu de bonté, mon seul espoir ;
N'est-il pas bien temps que je meure
Et monte au cielpour les revoir ?

Pauvres enfans, ma richesse et ma joie !
Tous deux si purs, si pleins d'humanité !
La tombe, hélas ! en a donc fait sa proie ?
Tous deux sont morts, morts pour la Liberté !

Pour insulter à ma douleur amère,
Je ne sais plus quel courtisan m'a dit :
« Prenez cet or ! » De l'or ! à moi , leur mère !
Lec prix du sang !... Retire-toi, maudit !
Oh ! rendez-moi les enfans que je pleure , etc.


Certes , nous ne voulons pas dire que cette poésie soit irréprochable ;que ce soit même, à proprement parler, de la poésie ; notre respectpour les morts et notre amour de la patrie normande ne nous aveuglentpas à ce point ; mais n'oublions pas que ce n'était là que le librettod'une oeuvre musicale, et que la mélodie devait, si la mort ne s'étaitplacée entre elles deux, venir au secours de la romance.
  
Au reste, ce poëme si court, et pourtant si complet, ne renferme-t-ilpas une bonne part des douleurs et des généreuses tendances du peuple ?Il fallait en être sorti, comme Bétourné ; il fallait avoir éprouvé sesbesoins et ses privations, pour pouvoir les décrire et les poétiserainsi. La partie morale de ses romances avait été puisée à cettesource, et il n'y a pas jusqu'à la partie rhythmique qu'il n'eût puapprendre, comme Pythagore, au bruit cadencé des marteaux de forge.

Le chemin le plus sûr pour arriver au coeur et à l'intelligence despauvres gens, c'est d'étudier à fond leurs émotions et leur langage ;et, pour cela, il n'est pas inutile d'avoir vécu et souffert avec eux.

Mais la langue populaire n'était pas la seule qu'il connût et qu'il sûtparler ; la facilité surprenante avec laquelle il se pliait auxexigences des compositeurs se retrouve dans cette autre facilité qu'ilavait à prendre tous les genres et à nuancer sa poésie de toutes lescouleurs. Aussi était-il à la fois le romancier du grand monde et lechansonnier du pauvre. Ses refrains, qu'une voix extrêmement faussel'empêchait de chanter lui-même, passaient de la bouche des femmes dupeuple dans celle des femmes à la mode, et pianos et orgues de barbarieretentiront long-temps des mélodies simples et touchantes que ses versavaient su inspirer.

Aujourd'hui, que nous l'avons perdu, il serait triste de laisser laromance décheoir et tomber par exemple dans le domaine de MM. GustaveLemoine et Crevel de Charlemagne. Rêvons, composons, inventons denouveaux rhythmes et de nouveaux genres ; le Tyrol est une terre usée ;les glaciers de l'Helvétie fondent au soleil ; les bergères et lesfougères sont un peu flétries ; Venise n'a plus de Lagunes et degondoliers à suffire ; les mères larmoyantes et les lionnes andalousesont trop gémi ou rugi sur les claviers ; les amoureux de nos albumsillustrés se sont assez mirés dans les yeux les uns des autres ;faisons du neuf, s'il se peut ; sinon, ayons recours à nos ancêtres ouà nos voisins ; l'Allemagne est une bonne prêteuse ; notre philosophieet notre histoire s'en ressentent ; que notre poésie parlée ou chantéese résigne aussi à lui être redevable de quelque chose. Le Français,qui n'est plus léger,a commencé depuis long-temps à pouvoir comprendre la mélancolie deUhland et de Bürger, et la ballade peut, à la rigueur, aspirer àconquérir, dans l'avenir de la romance, un peu de la part très-grandequ'elle a eue dans son passé.

PAUL DELASALLE.