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DÉROZIER, Alfred(18..-19..) : Ledrame de la Touques, conte du vieux temps(1911). Saisiedu texte : S.Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (16.III.2007) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Texte établi sur l'exemplaire de laMédiathèque (Bm Lx : Norm 31 bis GF) du numéro de février 1911 de LaRevue illustrée du Calvados, publiée à Lisieuxpar l'Imprimerie Morière. Ledrame de la Touques, conte du vieux temps par Alfred Dérozier ~*~Il existaitautrefois, il y a bien longtemps, rue du Rempart, à Lisieux, unemisérable petite échoppe que le soleil, aux plus beaux jours de l’été,effleurait à peine. Au fond de cette échoppe, laporte donnait accès dans une chambre d’où la nuit, inquiète, semblaitne plus pouvoir s’évader, faute d’issue. Taillée dans le mur du fond,une minuscule croisée jetait sur le sol de problématiques lueursperceptibles seulement sur un espace de deux pieds carrés. Cependantlà, une femme qu’on devinait assise, étroitement collée à la vitre,d’un de ses bras, à intervalles réguliers, dans un mouvement verticalde va-et-vient, barrait la douteuse transparence du croisillon. A voirce mouvement automatique, on pouvait conclure que cette femme cousait. Del’échoppe partaient les coups répétés d’un marteau, et la notestridente de chacun de ces coups se répercutait dans la rue étroite etsolitaire. L’homme martelait, la femme cousait.Celle-ci, à n’en pas douter, se fut tenue dans l’échoppe aux côtés deson époux, le jour, quoique insuffisant, y était plus favorable ; maislà, la place manquait pour deux. Le mari étaitsavetier, la femme s’occupait du ménage. Et quel ménage ! Dame Fortuneétait passée là, sans doute, devant ce logis, mais, aveugle, elle nel’avait pas aperçu. Ni l’homme ni la femme ne se plaignaient pourtant :Il y a de ces acceptations dont beaucoup d’entre nous devraient faireleur profit. Sur le visage de ces deux êtres se marquait néanmoins uneexpression de dureté farouche qui cependant ne rebutait pas les gens duvoisinage ; on comprenait que cette expression là était la marque duDestin contre lequel tout effort devient inutile. L’homme n’était pasmauvais pour cela ; la femme enfermée en elle-même, insensible enapparence, se drapait dans ce vaste manteau que formait autour d’ellel’ombre éternelle tissée par la Fatalité et dont son âme se faisait unlinceul. Pour les personnes qu’elle ne jugeait pas hostiles à samisère, elle avait parfois un sourire qui semblait une lueur discrètetombée du ciel sur le purgatoire. Tous deux étaienthonnêtes. Ils avaient un enfant, un fils, ce fils avait dix ans à peine. Parextraordinaire, il faisait ce jour-là un temps clair quoique cependantl’hiver fut rude et le plus souvent maussade. Un soleil d’or pâle avaitmis sur les ruisseaux durcis une pelure savonneuse et semi liquide.L’enfant, un petit coffret de bois blanc suspendu à l’épaule, lestraits empreints d’une expression qui ne décelait ni réflexion niinsouciance, se dirigeait machinal vers l’école. Pour se garantir dufroid, il rasait de près les murs ; sa petite face pâlote était marquéede taches violemment rosées. Tout ce que sa physionomie exprimait étaitune grimace commandée par la bise. Il passait à cetinstant sur la place du Marché-aux-Légumes, que des détritus jonchaientde ci de là, abandonnés par les maraîchers et qu’allait refoulerjusqu’au ruisseau un agent subalterne de la voirie. L’enfants’arrêta soudain auprès d’une minuscule charrette momentanémentabandonnée : Quelque chose d’insolite, à terre, avait attiré sonregard. Puis, sans même se retourner ni regarder autour de lui, il sebaissa, ramassa ce quelque chose, le contempla longuement et le mitdans sa poche : C’étaient trois pièces d’un sol chacune. Ilcontinua sa route et arriva à son école, mais bien distrait. Le maîtres’aperçut du changement qui s’était opéré dans l’esprit de l’enfant. Ilvoulut savoir. Le petit ne dit rien ; il caressait un rêve, et ce rêve,immense, il y avait des mois qu’il l’entretenait… ; il allait peut-êtrele réaliser. Tous les jours, quoique cela ledétournât un peu du chemin de l’école, il se dirigeait vers la ruePont-Mortain où, à la vitrine d’un petit bazar, une fermière normandedebout devant une baratte à main faisait méthodiquement une besogneincessante quoique stérile : Cela était beau, cela allait tout seul ;la fermière, durant tout le jour, travaillait sans relâche. L’enfantétait séduit ; il ne comprenait pas comment cela se machinait et, envérité, il ne cherchait pas à comprendre, son émerveillement luisuffisait. Mais cette fermière, quoiqu’il n’en eût jamais dit rien àpersonne, il la voulait avec entêtement, non pas pour ce qu’elle étaitcensée produire, il l’ignorait, mais elle allait, elle s’agitait et ill’eût volontiers considérée comme une huitième merveille du monde si…,mais les sept autres lui étaient inconnues. Un jour,il l’avait vue immobile ; on n’avait pas songé à renouveler laprovision de sable fin, force motrice. Il n’en fut pas autrementsurpris, pensant que, fatiguée, elle se reposait. Ne jugeait-il pasfort judicieusement en somme ? A peine en possessionde ses trois pièces de cuivre, il courut droit rue Pont-Mortain. Iln’entra pas résolument dans cette boutique où son rêve prenait uneallure d’indéniable réalité ; cette réalité, il l’examina longtempsencore avec une infinie tendresse pendant que, au fond de sa poche,dans sa main crispée, il tenait sa petite fortune qui lui brûlait lesdoigts. Il entra. Quelqu’un posa devant lui sur uncomptoir la fermière qui ne s’arrêta pas pour cela dans sa besogne. Ilne la voyait plus qu’à travers un brouillard ; il eut assez de présenced’esprit cependant pour poser ses trois sous sur le meuble et il allaits’emparer de l’objet de sa convoitise effrénée…. Mais une main douce,compatissante le retint. Il entendit ces mots : « C’est plus cher quecela ; tu n’as pas assez d’argent, mon mignon, tu ne peux pasl’emporter. Il s’en retournait sans songer àreprendre ses trois sous. Au seuil de la porte, il sentit qu’on les luiremettait dans la main. Il erra par les rues,inconscient, anéanti par cette terrifiante révélation. Le froid luiraidissait les doigts. Il reprit conscience peu à peu et l’idée luivint de garantir tout de même son petit trésor qu’il remit dans sapoche. Arrivé rue du Bouteillier, juste en face de la fontaine, ilaperçut trois jeunes garçons qui, avec des cris aigus proférés enmanière de protestation, s’agenouillaient d’un mouvement brusque sur lachaussée et voulaient s’emparer d’une pièce de monnaie que l’un d’euxvenait de jeter en l’air. - Tu as dit Face, contestait leplus jeune. - Menteur ! je disais Pile, ripostait unautre. Le plus âgé les avait mis d’accord ens’emparant de la pièce. L’enfant du savetiers’arrêta, intéressé. Un éclair lui avait traversé le cerveau. -Je veux jouer aussi, dit-il. L’aîné des joueurs leregarda. - Combien as-tu ? demanda-t-il avecautorité. Le petit ouvrit la main et montra sestrois sous. - Bon, ça va… Lance. L’enfantprit un sou, le jeta en l’air gauchement et prononça : Pile ! Lesou retomba. Il perdait. Il perdit trois foisconsécutivement. Le plus âgé des garçons lui posa cette question : -T’as plus rien ? Le bambin fit un signe de tête quidisait : - Non. - Alors va-t-en, fit l’autre,laisse-nous jouer. Il recula de quelques pas,contempla d’un oeil vague le gouffre où venait de s’engloutir son rêve,puis, un hoquet à la gorge, il s’éloigna. Il prit unchemin au rebours de celui qui devait le conduire à l’échoppe de sonpère ; il erra sous la bise aiguë, le cerveau congestionné. On le revitrue Pont-Mortain, non plus regardant la fermière inlassable, mais ledos appuyé aux volets du petit bazar, les mains dans ses poches, leregard atone. Des gens qui passaientaperçurent le lendemain matin sur le parapet du pont de Caen un bonnetd’enfant, en gros drap de couleur indécise, rapiécé, sans âme, sansvie, affaissé, une de ces coiffures qui semblent n’avoir plus dedestination en ce monde. A côté, un petit coffre de bois blanc….,quelques livres et des feuillets épars. L’eau de la Touques roulait sononde glauque et terne, plus assombrie qu’à l’ordinaire : elle semblaitgarder le secret d’un effroyable drame dont les conséquences devaientse répercuter un peu plus loin dans une pauvre masure que le soleiln’avait jamais visitée et qui devenait maintenant le tombeau de ladernière espérance de deux êtres désemparés. A. DÉROZIER. |