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DIEUSY,Alfred : LeBénédictin : Anecdote normande.-Rouen : Périaux, 1833.- 18 p. ; 14 cm. Saisie du texte : O.Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (25.IV.2005) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe et graphieconservées. Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : br norm 535) LeBénédictin Anecdotenormande par Alfred Dieusy ~*~ L’ABBAYE. Non loin des bords rians de la Seine, dans une contréeappartenant à la Normandie, était jadis une richeabbaye dont les ruines font encore l’admiration des amateursd’antiquités. Cette abbaye, où vivaienten commun de pieux Bénédictins,élevait ses tours qui servaient de fanal au voyageurégaré, et l’invitaient àvenir réclamer un abri pour la nuit. Chaque soir, en effet,voyait arriver à la porte du couvent, tantôt lecolporteur accablé de lassitude par les longues coursesqu’il avait faites durant la journée pourdébiter ses marchandises ; tantôt lepèlerin vénérable, courbésous le poids de l’âge et de la fatigue de sesvoyages lointains ; tous les étrangers, enfin, qui,à l’approche de la nuit, cherchant ungîte, étaient assez heureux pour gagnerà temps celui qui s’offrait à eux. Onaccordait à chacun une hospitalitégénéreuse qui consistait en un bon repas, puis unlit encore meilleur ; mais il fallait arriver assez tôt, carle couvre-feu une fois sonné, la porte se fermait pour ne serouvrir que le lendemain matin. Ainsi le voulait la règle,qui ni prières, ni menaces, n’eussent pu faireenfreindre. Quand le temps était beau, quand la lune brillait, quand leciel était étoilé, quand, enfin,régnait la saison où les nuits fraîchessemblent délicieuses, le voyageur retardataire pouvaittrouver un dédommagement au lit qui lui manquait, dans laverte pelouse qui s’étendait autour del’édifice ; mais si le ciel étaitbrumeux, si la bise soufflait, si la pluie tombait par torrens, ou biensi la pelouse était couverte de neige, alors il ne luirestait d’autre ressource que de doubler le pas pour chercherun autre asile, à moins qu’il nedédaignât point l’humble toitd’un pauvre pêcheur, qui demeurait à peude distance. LEPÊCHEUR. Son habitation, simple cabane couverte en chaume, étaitsituée à quelques cents pas del’abbaye, et presque baignée par larivière. Il vivait, avec sa femme et son fils, du produit dece que Dieu amenait dans ses filets, réservant son plus beaupoisson pour ses voisins les moines, qui lui donnaient, enéchange, de quoi subvenir aux premièresnécessités de l’existence, savoir : lepain, les légumes, le lard, plus, leurs vieux frocs. Lereste était porté au bourg prochain,où il le vendait ce qu’il pouvait, bien peu dechose, car le poisson que l’on eût payéquelques deniers de plus à André lepêcheur, eût dû être un morceaudigne de la table d’un prélat ; et ceux de cetteespèce étaient presque toujours retenus par lefrère pourvoyeur des Bénédictins. Quoique sans fortune, il était toujours gai, le bonpêcheur. Il aimait sa femme et son fils, plus que ses filets,plus que son bateau, héritage de ses pères.Compatissant, il accueillait avec joie l’étrangerdésappointé de n’avoir pu trouver abriau couvent ; il le choyait, le régalait de son mieux.Thérèse, la ménagère,habile à apprêter le poisson, faisait vite unefriture ou bien une matelotte, mets où elle excellait, - lesmoines en savaient quelque chose. - Le petit André, jolienfant de huit ans, courait, sur l’ordre de sonpère, déterrer un pot de vieux cidre. Onprononçait le benedicite,on se mettait à table, le repas étaittrouvé délicieux ; on chantait le cantique dusoir, puis l’on plaçait des draps bien gros etbien durs, mais bien blancs, à l’unique lit de lafamille, que l’on offrait au voyageur. Le lendemain,à son réveil, on lui servait undéjeûner frugal, mais donné de si boncoeur ! Enfin, il partait après avoir remerciéses hôtes de leurs soins. S’iln’était pas sûr de sa route, on la luiindiquait : André même lui servait quelquesinstans de guide, ou, quand il était nécessaire,le passait de l’autre côté de larivière. Le voyageur, en le quittant, aurait aussi peusongé à lui offrir une récompense quelui à la demander ; car alorsl’hospitalité était une vertu fortcommune en Normandie. L’ORAGE. Un soir, c’était à la fin del’hiver, le temps était épouvantable ;la pluie, la neige, la grêle, les vents, le tonnerremême, se déchaînaient alternativement,ou tous ensemble, contre la terre ! Mais comment croire quequelqu’un fût resté exposéà une telle intempérie ? Long-temps avant que lecouvre-feu du couvent sonnât, le réfectoiredestiné aux étrangers avaitété rempli ; le dortoir étaittotalement garni, quand la cloche commença àfaire entendre ses sons, portés tantôt au nord,tantôt au côté opposé par lesvents capricieux. Tout d’un coup elle se tut ;l’huis extérieur fut clos, et leslumières s’éteignirent dans toutes lescellules, une exceptée, celle d’unbénédictin dont les jours étaientmenacés par la maladie. Chez André le pêcheur, il n’en fut pasainsi. C’était le moment qu’ilattendait, lui, pour exercer l’hospitalité. Tantque la riche abbaye était ouverte, on y entrait depréférence ; mais sitôt que le couventétait fermé, la chaumière avait sontour. « Femme, allume une de nos torches de résine, ditl’homme pauvre à Thérèse ;place-la en dehors, afin qu’elle guide les pas du malheureuxqui, peut-être, cherche maintenant un refuge.André, mon enfant, reste àcôté ; ne crains pas le tonnerre, ilépargne les justes ; écoute attentivement si tun’entends pas des cris de détresse. Aprésent, femme, fais bon feu : le bois ne nouscoûte que la peine de le ramasser. C’est demaindimanche ; messeigneurs les Bénédictins nevoudront pas de poisson : fais cuire le plus beau, le plus frais, cettesuperbe anguille que je pêchai tantôt. Il nefaisait pas ce temps-là, Jésus mon Dieu ! - Mon père, mon père,s’écrie le jeune André,j’entends… je crois entendre une voix.…Mais c’est celle du vent… Non ! je ne me trompepoint ! une voix humaine !.... - Agite la torche, mon fils. - J’en suis sûr maintenant, un homme estarrêté là-bas, vers l’abbaye. - Il ne sait pas que le couvre-feu est sonné ; agite latorche, mon enfant, il la verra peut-être. - Par ici ! par ici ! crie le pêcheur àl’étranger, le hêlant à lamanière des bateliers. Il nous aperçoit, il vient de notrecôté. André, mon enfant, prends latorche, viens avec moi, viens au-devant de lui…. Eh bien !Je ne le vois plus : quelle nuit ! elle est plus noire que le diable ! - Par Saint-Côme, dit une voix forte mais enrouée,qui parle du diable ? C’est sans doute lui qui tient endormisles moines de ce couvent ! » Puis, en deux bonds, l’étranger se trouva chezAndré le pêcheur. L’HOSPITALITÉ. « Sire étranger, dit le pêcheurscandalisé, le diable n’a point affaire en ceci.Si vous étiez de ce pays, vous sauriez que l’on nereçoit plus personne à l’abbayeaprès l’heure du couvre-feu. - Je le sais ; mais par le temps qu’il fait, maîtreAndré…. - Qui vous a dit mon nom ? - Quoi ! quel nom ? balbutia l’étranger. - Vous m’avez appelé André. - Ai-je dit André ? - Oui, vraiment. - Ah ! bien…. c’est que je viensd’entendre votre femme vous nommer ainsi, apparemment. - Ma femme ? Mais non, elle ne m’a point parlédepuis que vous êtes entré. - En ce cas, c’est le diable qui a mis votre nom sur meslèvres. J’ai dit André commej’aurais dit Michel, Thomas ou tout autre nom. Mais, par Dieu! qu’importe ! » Il dit ces derniers mots d’un ton qu’il voulutrendre imposant, mais qui n’inspira que laméfiance au bon pêcheur. « Femme, il jure à tout mot ; je doutequ’il soit chrétien, » murmura-t-il toutbas à Thérèse, tandis quel’étranger tordait, près du feu, sonmanteau trempé par la pluie. « Le damné pays ! Il y pleut donc toujours ?maître André, puisqu’ainsi est votre nom. - En hiver, oui ; en été, la moitié dutemps. - J’en sais quelque chose. - Vous y êtes donc déjà venu ?Permettez que j’ôte votre manteau ; femme, viensm’aider. - Oui, je passai par-là il y a de ça dix ans, merendant à la croisade. - La croisade !» exclamèrent André etThérèse. Puis, détachant le manteau del’étranger, celui-ci parut à leurs yeuxsous le costume guerrier, portant sur lui cette croixcélèbre depuis chantée par le Tasse.Tous deux tombèrent à ses pieds. « Pardonnez, noble sire, la familiarité de nosdiscours. - Relevez-vous, serfs ! Que l’on me donne du vin ! - Noble croisé, notre toit est indigne de vous : je coursà l’abbaye ; quand on saura qui vousêtes…. - Au diable l’abbaye ! Du vin ! - Les pauvres gens n’en ont point ; mais frèreEustache, le cellerier de l’abbaye…. - Encore une fois, laissez-là l’abbaye !J’ai soif. Point de vin ! qu’avez-vous qui puisse ysuppléer ? - De bon cidre normand. - Eh bien ! donc, qu’attendez-vous pour m’en verser? » Le petit André venait de se coucher,Thérèse alla quérir un pot. « A ta santé, André ; à lavôtre, bonne Thérèse. » Le pot entier y passa. « Exquis, ton cidre ! J’en aurais voulu desemblable quand nous étions sous les murs deJérusalem. Encore un pot, André, et de lavenaison pour me le faire sembler meilleur. - De la venaison, seigneur ! Il y en a…. àl’abbaye…. Mais nous avons du poisson, ajouta-t-ilprécipitamment. - Le diable emporte l’abbaye et les moines !s’écria le croisé furieux.L’abbaye est fermée ! Le vin est àl’abbaye ! La venaison à l’abbaye ! Parla Croix ! par le tombeau du Christ ! je voudrais voiranéanties toutes les abbayes du monde ! - Messire, ne vous emportez pas, dit Thérèseépouvantée. André, tandis que tuétais à la pêche, est venu del’abbaye un pâté de venaison pourfêter demain le saint jour du dimanche. Le voici. - Par saint Hubert, patron des veneurs ! je rétracte monserment, excellente Thérèse. » Et déjà il entame le pâté. « Mais, noble sire, ajoute André, le retenant,oubliez-vous que c’est aujourd’hui samedi ? Voicisur le feu un poisson délicat, une anguille, que ma femme amise en matelotte. Et elle est renommée àl’abbaye, ma femme, pour les matelottes d’anguille. - Vilain ! répond le croisé, mangeantà belles dents, je sais qu’il est samedi ; mais,comme guerrier de la croisade, j’ai des dispenses. Envoiedonc demain ta matelotte à l’abbaye, et,crois-moi, prends en échange d’aussi bonnevenaison que celle-ci. » MALADRESSE. Quoi qu’il eût dit,l’étranger, après avoirachevé le pâté et fait revenir untroisième pot de cidre, daigna goûter lamatelotte, puis, au triomphe de Thérèse, enprendre une portion ; le tout, enfin, aux barbes du pêcheuret de sa femme, qui eussent étécharmés de son appétit, s’iln’eût pas juré de plus en plus par lediable et par tous les saints, à mesure que le souperavançait. Sa conversation devint plus expansive. Il apprit à seshôtes qu’il était baron, qu’ilavait vendu le fief de ses pères pour équipercent hommes d’armes et les mener à ladélivrance de Jérusalem ; que, tousétant morts dans cette expédition, il revenaitseul en son pays, où il espérait trouver denouvelles ressources. Le baron pouvait avoir trente-cinq ans ; mais les passions, lesfatigues de la guerre, le soleil asiatique, avaient vieilli, bruni sestraits, blanchi ses cheveux et sa barbe, qu’il portait longs,de sorte qu’à le voir on lui eût biendonné la cinquantaine. Cependant, le temps continuait d’être effroyable,le vent ébranlait par sa force la chaumière dupêcheur, et lui faisait craindre qu’elle nes’écroulât. « Je ne me souviens pas d’avoir vu une si terribletempête de ma vie, dit-il en se signant, à lasuite d’un nouveau coup de tonnerre. - André, répliqua Thérèse,as-tu donc oublié la nuit affreuse de la jeune dame ? - Pauvre dame ! Tu as raison ; qu’elle futépouvantable aussi, cette nuit-là ! » Le voyageur portait à ses lèvres le brocqu’il allait vider, quand, aux paroles des interlocuteurs, ille laissa échapper avec fracas de ses mains, que desconvulsions semblaient agiter. « Qu’avez-vous, noble sire ?s’écrièrent André etThérèse. - Le feu de Satan m’arde ! Je suis un maladroit :j’ai brisé votre broc ! - Ce n’est rien, il n’estqu’ébréché. Mais le cidreest répandu ; Thérèse, cours leremplir. » La figure du croisé était bouleversée; dans ses yeux se lisait la terreur ; mais, en peud’instans, il se remit ; un reste de pâleur indiquaseul qu’il s’était passéquelque chose d’extraordinaire en lui. « Merci, merci, dit-il àThérèse lui rapportant le broc plein ;j’en ai assez. Dites-moi ; qu’est-ce que cette nuitépouvantable, cette jeune dame dont vous vous entretenieztout à l’heure ? » Thérèse poussa un gros soupir ; Andréleva les yeux au ciel. « Ah ! sire baron, c’est une histoire bien triste !Le coeur m’en saigne toutes les fois que j’y songe. - Les larmes m’en viennent aux yeux, ajoutaThérèse, se les essuyant avec le dos de la main. - Je suis curieux de la connaître, dit le baron.» Et il s’enveloppa le corps, se cacha la tête dansson manteau, qui avait eu le temps de sécher devant le feudurant le souper. « Femme, donne-nous deux ou trois fagots » Et, s’asseyant près del’étranger, sa femme de l’autrecôté, le pêcheur prit ainsi la parole : HISTOIRE. « Il y a long-temps…. - Justement dix années, interrompitThérèse ; car c’était lapremière de notre union, et le dix-huitième jourde mars.» Le croisé frémit. « Femme, tu as raison ! s’écria lepêcheur frappé d’un souvenir. Puis,reprenant sa dignité : mais, laisse-moi conter. « Il y a aujourd’hui dix ans donc, au mois de mars,temps d’équinoxe et de giboulées, laveille de saint Joseph, le jour de saint Cyrille ;c’était le soir. Il s’élevaune tempête telle, que celle de cette nuit peut enêtre dite la digne anniversaire. Depuis une heure,l’abbaye avait fait entendre son couvre-feu.J’avais passé ce temps, commeç’a toujours été ma coutume,à guetter les pauvres voyageurs qui auraient pu survenir,afin de leur offrir un asile. Personne n’avait paru. Jerentrai près de ma Thérèse, etpartageai avec elle le repas qu’elle nous avaitpréparé. Dans une humble prière, noussuppliâmes l’Éternel de calmerl’orage, qui était vraiment effrayant, puis nousgagnâmes ensemble notre couche. « Nous n’étions point encore endormis,quand l’abbaye sonna minuit. Soudain un bruit, que nousprîmes d’abord pour un redoublement du vent, puispour le grondement de la foudre, que nous reconnûmes enfinpour être causé par les pieds de plusieursdestriers, vint nous tirer du repos que nous allions commencerà goûter. Je me levai en hâte, pensantqu’ils s’allaient arrêter chez moi ; maispoint. Ils s’éloignèrent, etbientôt nous n’entendîmes plus quefaiblement le bruit de leur marche. J’ouvris ma porte pourtâcher de les voir. La pluie tombait par torrens, et la nuitétait si obscure, que je ne pus les distinguer.J’allais retourner me coucher, lorsqu’un sillond’éclairs me fit apercevoir quelquesétrangers près de l’abbaye. Comme vous,sire baron, ils frappaient inutilement. Je bravai la furie du tempspour courir les en avertir. Déjàimpatientés, ils allaient passer outre, quand mes crisparvinrent à eux. « Qui es-tu ? me cria une voixmâle et hautaine. Pourquoi ne nous ouvre-t-on pas la porte dece couvent ? - Je suis, répondis-je, André,pauvre pêcheur. Il est trop tard maintenant pourêtre admis à l’abbaye, mais machaumière, quoique misérable, peut vous mettreà l’abri. » Ilshésitèrent ; l’orage augmentait, ils mesuivirent. Thérèse avait, pendant cetemps-là, allumé bon feu, et je pus, en arrivant,voir enfin quels ils étaient. « Il y avait trois cavaliers, dont un menait en laisse unpalefroi duquel la selle était inoccupée. Celuiqui paraissait le maître avait la têteenveloppée de son chaperon, et autour du corps un amplemanteau, sous lequel s’apercevait un volumineux paquet, objetde ses soins attentifs. Aidé de ses serviteurs, il descenditde cheval, sans quitter ce mystérieux fardeau,qu’il prit dans ses bras, et posa avec précautionsur une escabelle. Je fis signe àThérèse d’approcher unelumière …. Horreur ! un cadavre !!! DÉPART. «Une jeune femme, de beauté touchante,était là, inanimée. Sesvêtemens, imprégnés de pluie,s’étaient appliqués sur son corps, dontils dessinaient la forme gracieuse. La blancheur de sa peau surpassaitcelle de sa robe de fin lin. La pâleur de ses joues semblaitcelle de la mort. Ses paupières fermées nelaissaient voir de ses yeux que de longs cils noirs, semblablesà sa chevelure, que l’eau avait mise dans le plusgrand désordre. En un mot, figurez-vous, noble sire, ce queles trouvères appellent une reine des eaux sortant de sonélément…. - Dis plutôt, ajouta Thérèse, la jolievierge peinte en le missel de l’abbaye. - Tu l’as dit, femme ; telle étaitl’angélique créature que nous avionssous les yeux. « Quant au cavalier, c’étaitun jeune homme qui me parut de noble naissance. Il n’avait debarbe qu’un petit bouquet au menton, et des moustaches.L’inquiétude, l’orgueil,l’impatience, le désespoir, changeaient tourà tour l’expression de sa figure. Les premiersmots qu’il prononça, dèsqu’il eut déposé la jeune dame, furentpour demander du secours, nous parlant tantôt commeà des serfs trop heureux de pouvoir lui rendre service,tantôt se mettant presque à nos pieds pourimplorer nos soins. « Nous les prodiguâmes à cette siintéressante jeune dame : on l’approcha du feu ;Thérèse la changea d’habits. Lecavalier lui présenta ensuite à respirerplusieurs essences qu’il avait sur lui, mais aucune peine neréussit à lui faire ouvrir les yeux. Ellen’avait pourtant pas cessé de vivre ; oh ! non, lepouls lui revenait par degrés. Encore quelques instans, etelle était sauvée. On chauffa des draps pour lacoucher…. Hélas ! ils devaient lui servir delinceul !! « Les deux serviteurs de l’étrangerétaient repartis, sur l’ordre de leurmaître, après avoir conféréun instant avec lui. Nous n’y pensions plus,lorsqu’au bout de quelques minutes, ils reparurentbrusquement, parlèrent à voix basse au cavalier,qui entra dans une agitation et une indécision terribles. Enmoins de temps qu’il ne me faut pour l’exprimer, ileut examiné l’orage, qui continuaitd’être effroyable, monté son coursierpour fuir, redescendu pour venir frapper dans les mains de la jeunedame, qu’il ne put tirer de son immobilité,juré, blasphêmé, arrachéplusieurs poignées de ses cheveux ; puis, dans un desseinque nous ne comprîmes pas d’abord, il repoussaThérèse, s’empara de la mourante,l’enveloppa de son manteau, l’enleva dans ses bras,ainsi qu’il l’avait apportée ! « Ce fut en vain que je fis tous mes efforts pourm’y opposer, le barbare la placa devant lui, sur son cheval.La foudre, éclatant à quelques pas de nous,éclaira son départ. POURSUITE. « Nous restâmes, Thérèse etmoi, frappés d’une stupeur profonde. Nous avionsencore l’oreille attentive, que nous n’entendionsplus rien. Nous nous regardâmes ;Thérèse pleura ; je m’emportai,j’accablai de malédictions le félonchevalier ! « Mais quel nouveau bruit vient nous faire tressaillir ? Ilarrive du côté opposé àcelui qu’ont pris les cavaliers. Il augmente. C’està peine si nous l’avons entendu, etdéjà nous voyons distinctement une trouped’hommes d’armes à cheval. Je prends unetorche, je cours au-devant d’eux. Un vieillard est au milieu. - Avez-vous vu ma fille ? - me cria-t-il, dèsqu’il m’aperçut, « Ce cri du père qui croit qu’unétranger sait qu’il cherche son enfant, me fenditl’ame, me fit deviner son malheur. - Oui, oui, je l’ai vue ! Le monstre qui tel’enlève était chez moi il y a peud’instans. Vois ce rocher là-bas, il nel’a pas encore passé. « Le vieillard me fait un signe ; je saute en croupederrière lui. Éclairés de ma torche,dont le vent agite la flamme avec violence, nous apercevons leravisseur. La rivière, large en cet endroit, lui barrait lechemin ; nous allions l’atteindre, il s’yprécipite !... Le père, au désespoir,veut suivre sa fille ; il courait à sa perte. Dans lemouvement que je fais pour l’arrêter, ma torchetombe et s’éteint ! Qui peindra les crisdéchirans qui suivirent cet accident ?.... « - Ma fille ! ma fille ! rendez-moi ma fille ! -L’écho répéta :«Rendez-moi ma fille ! » « A ces lamentations aiguës, le tonnerren’eut plus de voix, le vent lui-mêmes’apaisa ; on n’entendit plus que ces rugissemensd’un père : «Ma fille ! ma fille !rendez-moi ma fille ! » LACROIX. « Tandis que je retenais les effortsdésespérés du vieillard, quej’essayais de le calmer, plusieurs hommes d’armescoururent chez moi, se procurer d’autres torches. On cherchasur la surface de l’onde ; rien !... Ils avaientpéri ! On resta jusqu’au matin pourtâcher de découvrir des vestiges. Le soleil seleva radieux ; l’orage était passé,mais il avait laissé des traces ineffaçables ! Aupremier rayon de l’astre, un cris’éleva, il fut accompagnéd’une multitude d’autres… tousétaient d’effroi, de douleur ! Le pèreles entendit le premier, il vola de ce côté.Prévoyant la vérité funeste ; je ne lequittai point. « Près d’une touffe de roseaux, nousvîmes ce corps dont les anges eussent envié laforme. Au-dessus des vêtemens flottans,s’élevait cette tête gracieuse, mais auxyeux toujours clos et à la pâleur, cette fois tropvéritable, de la mort. S’échapper demes mains, se précipiter sur le corps de sa fille, fut pourle vieillard l’affaire d’une seconde. Ils’évanouit. Il allait se noyer, on le retiraprécipitamment des eaux ; mais il fut impossible dedesserrer ses bras d’autour de son enfant. Le vieux tronc nefaisait plus qu’un avec son rejeton brisé. « Comme on était plus près de chez moique de l’abbaye, on l’y transporta ; on parvintà déroidir ses membres, à luireprendre sa fille. Le frère chirurgien del’abbaye vint lui donner ses soins. Ce ne fut que le soirqu’on put le faire revenir de son profondévanouissement. « - Ma fille ! ma fille ! rendez-moi ma fille ! - furent lespremiers mots que prononça l’infortuné. « Sa fille avait reçu les honneursfunèbres. Le cimetière de l’abbayerecélait sa dépouille. « Le père tomba dans un délire affreux,qui dura plusieurs jours. Long-temps il fut entre la vie et la mort ;enfin, on réussit à le sauver. « Une simple croix de pierre indiquait la place oùl’on avait déposé les restes qui luiétaient chers. On l’y conduisit ; il y versa deslarmes, d’abord bien amères ; il y retourna, sonchagrin fut moins violent. Tous les jours il y revint, peu àpeu sa douleur prit un caractère plus calme ; ils’accoutuma à être malheureux.» Le pêcheur se tut ; il ne pouvait plus parler. Onn’entendit plus que les sanglots deThérèse. QUESTIONS. L’étranger, la tête toujours dans sonmanteau, était resté, lui, silencieux.Après quelques instans : « Qu’est devenu le noble comte… ?» Il se reprit : « Qu’est devenu cepère malheureux ? » demanda-t-il au narrateur. - Ne pouvant se séparer du tombeau de sa fille, il dota lecouvent de ses biens et se fit bénédictin. - Existe-t-il encore ? » Cette question fut faited’un ton plus agité. - Ce matin il existait encore ; mais le chagrin a consumél’huile d’une lampe qui eût pubrûler dix années de plus. L’on disait tantôt à l’abbayeque cette nuit elle aurait jeté son dernier reflet.» Le baron respira. « Et l’auteur de ses peines…. leravisseur de sa fille ? - Il avait vendu son patrimoine pour enlever une malheureuse damoisellequi ne répondait à sa passion que par de justesmépris. Il fuyait avec elle dans un pays lointain ; le Dieujuste l’a arrêté, l’a puni deson crime. Fallait-il que l’innocence fûtfrappée du même coup ! - Il a donc trouvé la mort dans le fleuve ? - L’onde, plusieurs jours après, rejeta deux corpssouillés, défigurés. On les laissasans sépulture. Le troisième n’a jamaisreparu. Deux de leurs coursiers, le palefroi, furent trouvésdans les environs, où ils étaient errans ; quantà l’autre, on n’en a vu nulle trace,soit qu’il ait péri avec son maître,soit qu’il ait fui plus loin que ses compagnons. » Le silence succéda encore une fois aux parolesd’André. Le feu mourait faute d’aliment ; la torche tiraità fin, le pêcheur se leva. « Il est bientôt minuit, dit-il, sireétranger ; l’aurore doit nous voiréveillés, Thérèse et moi :excusez si nous vous laissons. Désirez-vous reposer ? voicivotre lit. Aimez-vous mieux veiller ? voilà du bois, unetorche neuve. Dieu vous garde et vous fasse faire une bonne nuit.» LEBÉNÉDICTIN. A peine l’étranger se vit-il seul, que,s’assurant de l’éloignement de seshôtes, il cessa enfin de contraindre les sentimens, lespassions tumultueuses qui torturaient son ame depuisqu’André avait commencé sonrécit. Examinant d’un oeilégaré les quatre murs de la chambre et sonmodeste ameublement, des souvenirs poignans semblèrent seretracer à son imagination ; une scène affreuseparut se passer sous ses yeux ! A la fièvre violente qui l’agitatout-à-coup, se joignit un accablement mortel ; de faiblesseses jambes s’affaissèrent sous lui ; il tomba surun siége, que sa chute brisa, que le poids de son corps fitcrouler avec lui. L’effroi lui rendit des forces. A la lueur mourante de latorche, il put distinguer ce siége vermoulu, sur lequel ilvenait de choir ; il put reconnaîtrel’escabelle….. Anéanti, cette fois, ses yeux se fermèrent ; ilfut long-temps sans les rouvrir. Reprenant ses sens, l’obscuritécomplète où il se trouva lui fit croire uninstant qu’il sortait d’un long rêve ;l’orage qu’il entendit rugir le rappelatout-à-fait à lui. Enfin ! Est-il bien vrai que ce ne soit point un songe, dont lacontinuation illusionne ses sens !.... Une ombre, dont le linceul blancperce les ténèbres, s’avance vers lui,saisit ses cheveux hérissés par la terreur ! Stupéfait, incapable de se défendre, il se laisseentraîner par ce guide, qu’il croit del’autre monde. Celui-ci sort de la chaumière dupêcheur, tenant toujours sa proie, et semble voler sansqu’aucun obstacle l’arrête. Parvenu à une certaine distance, le fantômes’arrête près de la rivière,cette nuit-là grossie par l’abondance des pluies.Son compagnon, sa victime, recouvrant un instantd’énergie, veut saisir son poignard pour enfrapper l’ombre ; elle ne lui en donne pas le temps,s’empare de l’instrument meurtrier, le lance avecroideur dans la plaine liquide, puis, grinçant des dentsavec un bruit sinistre, étreignant de ses ongles le cou ducroisé, dans les chairs duquel ilspénètrent en en faisant jaillir lesang, l’entraîne, le précipite avec luidans les flots. De leur sein une voix sépulcrale, une voix uséepar le chagrin, s’élevant faiblement, faitentendre ces mots : « Ma fille ! ma fille ! rends-moi mafille ! » A peine ils ont été prononcés,à peine ils ont traversé l’air, quel’horloge de l’abbayes’ébranle, et y répond par douze sonslugubres. CONCLUSION. Retirés en une petite pièce dans laquelleAndré serrait les instrumens de son état, et quilui servait de chambre à coucher lorsque, comme cesoir-là, il prêtait la sienne, lepêcheur et sa femme goûtaient, sur un amas defilets, un sommeil rendu profond par la longue veilléequ’ils venaient de passer. Ce ne fut donc pas toutd’abord que des cris multipliés lestirèrent de ce repos léthargique ;s’éveillant à la fin, ils selevèrent et coururent à la chambre del’étranger, afin de s’y procurer de lalumière. Ils ne s’étaient pas encoreaperçus de son départ, que plusieurs gens,qu’ils reconnurent pour des frères lais del’abbaye, avaient déjàpénétré jusqu’àeux, portant des flambeaux, dont la lueur leur fit remarquer,à leur grande surprise, l’absence de leurhôte. L’escabelle en débris frappasurtout leurs yeux ; mais, sans leur laisser le temps de faire desconjectures, les frères lais se mirent à parlertous à la fois. Ils annoncèrent la disparition dubénédictin malade confié àla garde de l’un d’eux. Ce dernier, quieût dû redoubler de vigilance par suite dudélire dans lequel était tombé lemoribond, s’était par malheur endormi, et levieillard avait disparu. Des portes, une fenêtre ouvertes,les avaient mis sur ses traces ; ses pas marqués dans lejardin, un mur dégradé, d’autresmarques de ses pas, indiquaient la route qu’il avait suiviejusque chez le pêcheur. Là, on venait en demanderà André des nouvelles. Celui-ci ditqu’il ne l’avait point vu, qu’il avaitreçu un étranger, et que grand étaitson étonnement de ne plus le trouver. Après des recherches infructueuses dansl’étroite maison du pêcheur, lesfrères lais en sortirent, se répandirent dans lesenvirons pour tâcher de se remettre sur la voie du religieux,objet de leur inquiétude. Ils n’yréussirent point. En apprenant ce malheur, la désolation desbénédictins fut au comble. Les recherches semultiplièrent en vain. Dans la supposition presque certaine de sa fin, le chapitre del’abbaye fonda une messe perpétuelle pour le reposde l’ame de celui à qui elle devait uneaugmentation de biens assez considérable. André, de son côté, eut cetépisode à ajouter à sa narration. A part lui, il pensa que le départ simultané deson hôte n’était pointétranger à la disparition dubénédictin. Ses doutes se tournèrent en certitude, lorsque, plusieurssemaines après, un beau matin de mai, son jeune filsaccourut à lui tout effrayé, lui direqu’en jouant au bord de la rivière il avaitaperçu deux corps morts, sur lesquelss’acharnaient une troupe de corbeaux. Le pêcheurs’y rendit aussitôt, et, amenant les cadavres surle bord, reconnut, dans l’un, à sesvêtemens à demi consumés, le baronétranger qui avait reçu de luil’hospitalité. Deux mains, serrant étroitement son cou, étaientcelles d’un père, vengeur du meurtre de sa fille. |