Aller au contenu principal
Corps
DUVAL, Louis(1840-1917).- Gargantua en Normandie: étude archéologique et philologique.- Alençon :Marchand-Saillant, 1880.- 46 p ; 20 cm
Saisie du texte etrelecture : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (24.IV.2010)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe (même fautive) etgraphie conservées
Texteétabli sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : Norm BrC 10).

GARGANTUA
EN NORMANDIE
Étude Archéologique et philologique
Par
Louis Duval
Archiviste du département de l’Orne
Correspondant de la Société des Antiquaires de France


~*~

Il n’est pas une seule province de France qui ne soit tributaire dugénie de Rabelais ; pas une à laquelle le puissant satirique, que laTouraine revendique comme une de ses gloires, n’ait emprunté quelquechose de son langage populaire, de ses légendes, de son tour d’esprit.Que ne doit-il pas au Poitou où il a vécu si longtemps et où ilcomptait des amis si dévoués ? Le Poitou non plus ne s’est pas montréingrat à l’égard de Rabelais. M. Poey d’Avant a écrit un mémoireintéressant sur l’analogie qui existe entre le dialecte poitevin etcertains passages de Rabelais ; M. Léo Desaivre a montré dans un autremémoire les transformations qu’a subies en Poitou le mythe deGargantua, qui n’a rien de particulier au Poitou, puisque c’est unreste des croyances communes à toute la race celtique. M. Paul Favre,fils du savant éditeur niortais, auquel on doit plusieurs travauxphilologiques remarquables, a voulu faire mieux. Il vient de nousdonner une édition de Rabelais qui, nous l’espérons, ne sera pas moinsbien accueillie des philologues que des pantagruélistes. Cetteédition reproduit le texte des Grandes Chroniques de Gargantua,publié en 1532, et le texte du Gargantua et du Pantagruel donné parles éditions de 1542 et de 1567, accompagnés des commentaires de LeDuchat et de Pierre Le Motteux.

Ce dernier appartenait par sa naissance à la Normandie ; il étaitoriginaire de Rouen, quoiqu’il ait écrit son commentaire en anglais ;la révocation de l’Edit de Nantes l’avait forcé à quitter son paysnatal et à s’exiler en Angleterre. Son commentaire est curieux etmérite d’être consulté. Toutefois, nous pensons, avec de Thou,qu’aucune des clefs de Rabelais n’est complètement satisfaisante.Rabelais, évidemment, s’est inspiré des observations qu’il avait purecueillir dans le cours de sa vie aventureuse, ou que son immensemémoire lui fournissait. Mais, il ne semble pas douteux qu’il a voulupeindre des types, créés par son imagination, et non faire desportraits. Il n’en est pas moins curieux de connaître les modèles dontRabelais a pu se servir, les sources où il a puisé. Pour cela, il estnécessaire de s’éclairer des renseignements, des rapprochements fournispar les commentateurs. Rabelais, s’il faut en croire le cardinal duBellay, a écrit sous une forme bouffonne et satirique l’Evangile deshonnêtes gens : on comprend qu’un tel livre ait ses exégètes et sesmassorètes. Ceux-ci seulement n’ont pas la prétention d’êtreinfaillibles. Notre compatriote Le Motteux occupe parmi eux une placedistinguée.

Quoique Rabelais n’ait pas habité la Normandie, ses oeuvres contiennentun certain nombre de passages où l’on retrouve quelques-unes de nostraditions locales, quelques-uns des proverbes si chers au « pays desapience ». Rabelais, il ne faut pas l’oublier, a habité le Maine et lePerche, soit comme prieur ou curé de Saint-Pierre-de-Souday et deSaint-Christophe-du-Jambet, soit comme commensal des du Bellay. M. H.Chardon, qui vient de consacrer à Rabelais un article publié dans la Revue du Maine, paraît même redouter pour sa province que le nom dutitulaire de la cure de Saint-Pierre-du-Jambet, que Rabelais, dit-on,appelait sa « Jambe de Dieu », n’y devienne, grâce à lui, trop célèbre.Ces craintes ne sont peut-être pas sans fondement. Quant à Rabelais, ilne semble pas avoir gardé le meilleur souvenir de ses relations avecles Manceaux et les Percherons. Dans son cinquième livre du Pantagruel,chapitre XXXI, il les représente tapis, près d’Ouï-dire, derrière unepièce de velours à feuilles de menthe (2) et s’exerçant de jeunesse àl’art de témoignerie : « si bien que partans du lieu et retournez enleur province, vivoient honnestement du métier de témoignerie, rendanssûr témoignage de toutes choses à ceux qui plus donneroient parjournée, et tout par ouï-dire. Puis nous avertirent cordialementqu’eussions à épargner vérité, tant que possible nous seroit, sivoulions parvenir en cour de grands seigneurs ». Nous aimons à croireque ce portrait des Manceaux et des Percherons a cessé d’êtreressemblant.

I

Dans ses Grandes Chroniques de Gargantua, Rabelais raconte queGrant-Gosier et Galemelle, se disposant à passer la Manche, sur lesconfins de la Normandie et de la Bretagne, prirent chacun sur leur têtele rocher qu’ils avaient apporté d’Orient et se mirent en la mer. « Etquant Grant-Gosier fut assez avant, il mist le sien sur la rive de lamer, lequel rochier à présent est appelé le mont Sainct-Michel. Et mistledict Grant-Gosier la pointe contre mont : et le puis prouver parplusieurs michelets (3). Galemelle vouloit mettre le sien contre, maisGrant-Gosier dist qu’elle n’en feroit riens et que il le falloit porterplus avant. Et est ledit rochier, de présent, appelé Tombelaine. »

La même légende se retrouve, avec différentes variantes, dans les vieuxconteurs Bretons qui se sont inspirés des traditions celtiques, dansl’histoire d’Arthur, dans le roman de Brut.

Il existe dans plusieurs provinces de France et particulièrement enNormandie un grand nombre de pierres celtiques qui portent le nom deGargantua. A Crâménil-sur-Rouvre, canton de Briouze, se voit un desplus beaux menhirs du département de l’Orne, connu sous le nom de la pierre à affiler de Gargantua auquel se rattache la légende sicurieuse qu’on lira ci-après.

En sortant de Saint-Germain-du Corbéis, par l’ancien chemin deSaint-Barthélemi, à mi-côte, près du vieux chemin qui descend aumoulin, existait autrefois une roche, détruite lors de la constructionde la nouvelle route, sur laquelle on remarquait un creux d’environ 60centimètres, qu’on disait être l’empreinte du pas de Gargantua.

M. l’abbé Cochet, dans son Dictionnaire topographique de laSeine-Inférieure, nous apprend qu’à Tancarville on montre le siége deGargantua (4), sa chaise à Saint-Pierre-de-Varengeville, à Veulettesson tombeau. Son petit doigt est resté à Varengeville-sur-Mer, soncheval, à Fresles.

Dans le département de l’Eure, M. le marquis de Blosseville signal le siége de Gargantua, conservé à Port-Mort, sur la route des Andelys àVernon et la Pierre à affiler de Gargantua, menhir situé àNeaufles-sur-Risle, sur les limites du département de l’Orne.

L’origine de cette dénomination est expliquée par une légende populairerecueillie par Vaugeois (5).

« Le peuple, qui appelle ce menhir la Pierre à Gargantua, attache àcette dénomination, comme à plusieurs autres monuments celtiques, unefable analogue à tous les contes qui ont été faits sur ce géant célébrépar Rabelais, mais qui sûrement n’est pas de son invention. Les paysansracontent donc (ce que peut-être ils croyaient autrefois, mais ils ledisent aujourd’hui en riant) que Gargantua venant de finir sa journée,pendant laquelle il avait fauché dix-huit acres de prairies et n’ayantplus besoin de sa pierre à faux, la jeta, du haut de la côte surlaquelle il passait, dans la vallée où elle s’est plantée debout et quec’est elle que nous voyons aujourd’hui. »

A Dormont près Vernon une hottée de terre jetée par Gargantua a suffi,dit-on, pour former deux tumuli bien connus des antiquaires normands.

Près d’Argentan, entre la rivière de Baise et le ruisseau de Sarceauxqui prend naissance dans plusieurs fontaines dont la plus renomméeporte le nom de fontaine de Michon existe un mamelon calcaire connusous le nom de butte du Hou, sur le versant du quel on remarquait, il ya une trentaine d’années, un tumulus auquel on attribuait une originesemblable. D’après les légendes locales, recueillies par Chrétien, deJoué-du-Plain, c’était l’oeuvre d’un géant d’une taille si élevée qu’ilenjambait les hayes et les arbres comme on passe sur les herbes ; iln’était arrêté dans ses voyages ni par les rochers les plus élevés, nipar les rivières les plus larges. Avec cela il était doué d’une grandeforce, car un jour voulant honorer la mémoire de quelques braves mortspour la patrie, il prit une poignée de terre à Grogni, et forma ainsiune excavation qui s’appelle aujourd’hui la mare de Grogni. Il mitensuite cette terre dans une de ses poches et alla la déposer sur leurtombe. Telle est l’origine du tumulus de la butte du Hou, qui, de tempsen temps, dit-on est encore visitée par ce géant.

Chrétien rapporte que, d’après les légendes du pays, le tumulus desHogues, situé sur la commune de Cuigni, près de la rivière d’Orne aégalement été élevé par des géants.

J’ai gardé pour la fin la légende très-remarquable relative à la pierrede Crâménil, dont je dois communication à M. L. de La Sicotière.

Cette légende, insérée par Chrétien, de Joué-du-Plain, dans ses Veillerys Argentenois, peut être citée comme un échantillon deschoses curieuses que renferme un manuscrit dont la publication seraitcertainement accueillie avec faveur. Les Veillerys Argentenois secomposent d’une série de scènes champêtres, d’études d’après nature,entremêlées de récits populaires, de légendes, d’observationsarchéologiques, etc. Ce recueil conçu sur un plan différent des Veillées Percheronnes de l’abbé Fret et beaucoup plus varié, meparaît plein d’intérêt. L’étude des mœurs et coutumes d’autrefoisprésente, en effet, d’autant plus d’intérêt que le principe même del’égalité tend à faire disparaître rapidement les traitscaractéristiques qui autrefois distinguaient les différentes classes dela société. Quant à ces contes populaires, jadis dédaignés des savants,dans lesquels se reflète l’image des temps qui n’ont pas eud’historiens, les travaux de MM. de la Villemarqué, Muller, etc. nousont appris le parti que la mythologie comparée peut en tirer.

La légende du menhir de Crâménil, beaucoup plus développée que celle dumenhir de Neaufle-sur-Risle, citée plus haut, nous montre Gargantua auxprises avec saint Pierre : le dieu celtique, sûr de sa force, engage lalutte avec courage ; mais l’apôtre juif ayant pour lui la ruse, finitpar triompher. Est-ce s’abuser que de voir dans ce récit un souvenir dela lutte soutenue contre les missionnaires chrétiens par les derniersdéfenseurs du paganisme, et de la défaite définitive de ces derniers ?Le lecteur va être à même d’en juger.

« Le diable, autrement Gargantua ou le Géant, envoya un jour un défi àsaint Pierre pour faucher. Saint Pierre accepta, et l’on convint de setrouver sur Crasménil, car la place était difficile, les champs étaientcouverts ça et là de gros rochers qu’il faut savoir éviter, et le grainsi court et si glissant qu’à peine on peut le saisir. Gargantua montadans son chariot traîné par trois démons, s’étant muni de sa faulx etde son olivier (6) garni de sa pierre affiloire. Il venait de loin,car il voyageait depuis longtemps, lorsqu’il parvint dans la contrée,avec un fracas si grand qu’on crut entendre un tremblement de terre àplusieurs lieues à la ronde ; les côtes, les rochers, rien nel’arrêtait ; mais balançant sa tête décrépite et se dressant sur lebout de ses pieds en forme d’ergots, pour mieux se fixer sur son siège,il pensa plusieurs fois tomber en faisant la culbute. « Par ma barbe,dit-il, les guérets sont rudes dans ce pays. » Ayant encore éprouvé uneviolente secousse, en heurtant contre une roche énorme : « Oh là,dit-il, voilà une motte qui est dure comme du fer. »

« Enfin commença l’entrevue, Gargantua salua saint Pierre de la main ;saint Pierre lui rendit son salut en s’inclinant avec dignité. AlorsGargantua fit trois sauts en avant, deux en arrière, puis un en avant ;et saisissant la calotte rouge, dont il ornait son chef, il allait,comme un élégant d’aujourd’hui passer la main sur ses cheveux pour lesplacer avec grâce, lorsque dans cette opération elle se trouva arrêtéepar une de ses cornes ; c’est alors qu’il résolut de s’incliner encoreune fois profondément. Pour en finir, les pourparlers ne furent paslongs : le concours commença, saint Pierre, en homme adroit, se mitprès d’un bloc de granite et tourna tout autour. Gargantua voulutsuivre, mais en vain, car sans s’en douter il avait plus de besogne àfaire ; il avait donc beau se démener, il n’arrivait pas. Enfin, pourla troisième fois, il s’écria : Afifilamus, Petre, et saint Pierre detoujours aller et de répondre : Non affilemus, diavole. CependantGargantua voulant prendre à la hâte sa pierre pour affiler, la tira deson olivier, mais voyant que saint Pierre gagnait encore du terrain,il la lança loin de lui, pour tenter un dernier effort. Alors voyantqu’il ne pouvait venir à bout de regagner le temps perdu, il s’avoua debonne grâce vaincu. Saint Pierre, content de sa supériorité, quittaGargantua en le complimentant d’un air bénin, pour se rendre à sonposte, et Gargantua monta dans son chariot, sans penser à sa pierreaffiloire qui était tombée debout dans l’herbage du Grand-Douit.

« Cette pierre a douze pieds d’élévation, elle est d’une belle qualitéde granite, et offre quatre faces bien marquées dont les quatre anglescorrespondent aux quatre vents principaux ; l’herbage où elle se trouveest uni et le paysage sans effet....... »

Un proverbe qui montre l’authenticité et l’ancienneté de cette légendes’est conservé aux environs de Crâménil, où l’on dit communément : «Faire couper comme la pierre de Gargantua ».

Il est évident que dans la légende recueillie à Crâménil, nous avonsaffaire non plus à un géant débonnaire et glouton, remarquableseulement par un développement prodigieux des forces physiques, et sansaucun caractère divin, mais à un dieu véritable, à un génie déchu,relégué au rang des démons par la croyance populaire.

On trouve de même en Poitou une légende où l’on voit Gargantua essayantde disputer le terrain aux héros chrétiens qui devaient remplacer lesdieux du paganisme. Sainte Macrine poursuivie par Gargantua, aprèsavoir passé le gué de Malvau (Mala Vallis, lieu mal hanté), s’étaitréfugiée dans l’île de Magné, au milieu d’un champ où les paysanssemaient de l’avoine. Dieu prenant en pitié la détresse de sa servante,fit subitement croître l’avoine presque à hauteur d’homme. A cette vueGargantua stupéfait abandonna sa poursuite ; mais avant de disparaîtrepour toujours il nettoya ses sabots et forma ainsi le tertre de laGorette et celui de Sainte-Macrine, célèbre par les superstitions quis’y pratiquent dont l’origine paraît antérieure au christianisme.

Il est impossible à mon avis, de mieux raconter sous une formesymbolique et populaire la destruction définitive des croyancesauxquelles restèrent si longtemps attachés les habitants des campagnes(pagani, païens, paysans). Lorsque la transformation de l’ancienculte en une religion toute spiritualiste fut accomplie, « le méprispublic suivit longtemps, les derniers païens dans les retraitesinaccessibles où ils allèrent chercher leurs dieux vaincus, dont lesouvenir s’éteint peu à peu dans les traditions populaires (7). Bientôtles géants les plus terribles n’inspirèrent plus de frayeur et lesenfants apprirent à rire à leurs dépens. Seule, la légende chrétiennerend hommage à la divinité qu’on leur conteste en les mettant enprésence des derniers convertisseurs des Gaules, (8). »

Tous ceux qui ne sont pas étrangers à l’étude de l’archéologiereconnaîtront la justesse de cette remarque. La transformation desdivinités du paganisme en démons est un fait que l’on rencontre àchaque pas dans les légendes des saints (9). Il est aussi à remarquerqu’en général un mauvais renom est resté attaché aux monuments del’ancienne religion lorsqu’ils n’ont pas été adoptés par la nouvelle.Presque tous nos monuments dits celtiques sont dans ce cas.

Telle est, au reste la conclusion adoptée par le laborieux antiquairequi nous a conservé la légende de Crâménil. Comme nous, Chrétien voitdans ces récits fabuleux le produit spontané de l’imagination populairefrappée du discrédit dans lequel tombèrent les monuments et les dieuxde l’ancienne religion lorsque le christianisme, tardivement introduitdans nos contrées, fut devenu la religion officielle. « De là, dit-il,les noms de Gargantua, de Tue-la-Mort ou de Folie, sous lesquelson le désigne souvent... Pour en revenir à la pierre levée de Crâménil,dans ce qu’on raconte du concours entre saint Pierre et le diable, on avoulu figurer le triomphe de l’apôtre qui représente sous le nom deGargantua, le diable ou génie malfaisant et qui venait d’être vaincu ourenversé.

Les habitants de Crâménil ont longtemps eu une réputation suspecte, quia fini par disparaître en prenant une teinte de ridicule. On lesappelait, d’après Chrétien (10) : « Les sorciers de Crâménil qui fontcoucher les loups dehors », c’est-à-dire des sorciers qui ne le sontpas.

II

L’antiquité du type de Gargantua établie, essayons de retrouver lasignification de ce mythe.

Les légendes recueillies par les anciennes Chroniques du pays de Gallesreprésentent le héros Gurgant Brabtruc (à la barbe effrayante), commele fils de Belenus. Or Belenus est depuis longtemps connu comme le dieude la lumière ; c’était le Baal ou l’Apollon des Gaulois. La racine dece nom, en langue sanscrite, signifie briller. Le mons Belenatensis,près de Riom, lui était consacré. On lui associait la déesse Belisama,dont le nom rappelle celui de notre ville de Bellême, Belismum (11).

Tombé, bien avant Rabelais, dans le domaine des contes populaires, leprototype de Gargantua paraît moins facile à retrouver. On sait que laracine de ce nom est garg, bouche, gosier. Les travaux de MM.Bourquelot et Gaidoz ont révélé le dieu celtique sous le déguisement àla faveur duquel il a échappé à la prescription qui a atteint lesgrands dieux de l’Olympe. Notre ami Léo Desaivre a retrouvé en Poitouquelques fragments de sa légende. Mais, ce que ces savants n’ont pasremarqué, c’est que l’histoire du Mont-Saint-Michel et celle duMont-Gargan contiennent des éléments communs qui peuvent servir àreconstruire le mythe personnifié dans Gargantua.

Tout le monde sait que le mont Sant’-Angiolo, en Calabre, célèbre dansl’antiquité sous le nom de Gorgantus mons, ne l’est pas moinsaujourd’hui comme lieu de dévotion consacré à saint Michel. Il s’ypratique une superstition que je ne puis m’empêcher de noter, parcequ’elle rappelle ce qu’on observe à la chapelle de saint Ortaire, prèsBagnoles-de-l’Orne (12). Tout comme nos paysans bas-normands, lesCalabrais, lorsqu’ils sont atteints de douleurs, suspendent auxbranches des arbres des pierres qu’ils supposent avoir la vertud’emporter le mal.

On peut remarquer que les anciens observaient la même pratique,particulièrement à l’égard de Mercure (13), auquel notre saint Michel,dans la légende chrétienne, a emprunté quelques-uns de ses principauxattributs. M. Fleuriot de Bellevue a signalé notamment, dans le paysd’Aunis, des amas de pierres souvent considérables, placés sur lesommet des collines, et qui étaient des signes indicateurs des cheminsque l’on consacrait à Mercure. Tous ceux qui passaient auprès de cesmonuments se faisaient un devoir d’y ajouter une pierre. Lesmontagnards du Dauphiné et de la Savoie observent encore aujourd’hui lamême pratique, d’après M. Héricard de Thury. Il est rare de voir unguide ne pas remplir ce devoir religieux (14).

Depuis la plus haute antiquité, notre Mont-Saint-Michel paraîtégalement avoir été un centre religieux très-renommé. Belenus, d’aprèsles historiens du Mont-Saint-Michel, y était honoré ainsi que sur lerocher voisin qui a conservé le nom de Tombelaine, Tumba Beleni. Ilparaît que les Romains bâtirent à son sommet un temple à Jupiter, dansle but de substituer leur dieu national à une divinité gauloise. Unetroisième transformation du même culte eut lieu au VIIe siècle. Al’imitation de ce qui avait eu lieu pour le mont Gargan, on résolut, àla suite d’une apparition de l’archange, de consacrer ce mont à saintMichel.

Ainsi, entre la légende du mont Gargan et celle du mont de Belenus,l’analogie est complète. De part et d’autre, c’est saint Michel qui aété substitué à une divinité païenne. L’on peut en conclure que Belenuset le dieu honoré au mont Gargan devaient avoir des attributssemblables.

En racontant que le Mont-Saint-Michel doit son origine Grant-Gosier,père de Gargantua, l’auteur des Grandes Chroniques est donc restéfidèle à la tradition mythologique et, sans le savoir, nous a fourni unindice précieux.

D’autre part, la ressemblance que présenté le type de Belenus assimiléà Horus, à Apollon à Mithra, à Mercure, avec les mythes solairesd’Hercule et de Samson est trop frappante pour qu’il soit nécessaired’insister sur ce point. C’est ainsi que M. Gaidoz a pu voir enGargantua le dernier terme de la dégradation d’un mythe solaireconsacré par la religion de nos ancêtres.

Notons, en passant, que l’un des sommets de l’Ida, le plus élevé,portait le nom de mont Gargan et que Jornandès cite une autre montagnede l’Asie mineure désignée sous le même nom.

Près de Rouen, nous avons le Mont-Gargan sur lequel s’élevait leprieuré de Saint-Michel-du-Mont-Gargan. Dans la même ville, le jour dela fête de saint Romain, on vendait de petites figurinesithyphalliques, connues sous le nom de gargans ; les jeunes fillesles mettaient dans leur corsage dans l’espoir de trouver plusfacilement un mari (15). Ainsi, Gargan ou Gargantua aurait hérité desattributs du dieu Priape (16). Remarquons encore que saint Romain, àl’instar de saint Michel, est surtout célèbre par la destruction de la Gargouille, dragon monstrueux en qui l’on reconnaît lapersonnification du paganisme. La légende de la destruction del’antique dragon se retrouve dans un grand nombre de localités. Nousavons le serpent de Coutances, le serpent de Bayeux, étranglé par saintVigor et jeté dans la rivière, le serpent de Paris, tué par saintMarcel, le serpent du Mans, tué par saint Julien, la Grand’Gueule dePoitiers, le serpent de Niort, la tarasque de Tarascon, etc. Nousavons enfin, dans le département de l’Orne, la légende du serpent deBailleul.

Faut-il prendre au sérieux l’étymologie du nom de Mont-Gargantindonnée par le chanoine Le Paige dans son dictionnaire historique duMaine, à la colline voisine de Domfront, beaucoup plus connue sous lenom de Mont-Margantin ? Nous ne le pensons pas. En effet dans lediplôme de Louis-le-Débonnaire de 832, contenant l’énumération desmétairies construites par saint Aldric, évêque du Mans, on trouvementionné le Mont-Mercantin, dans lequel il est difficile de ne pasreconnaître notre Mont-Margantin. D’où l’on conclut que le plus anciennom de ce mont célèbre n’est pas Mont-Gargantin, mais Mont-Mercantin,plus rapproché de la forme vulgaire actuelle.

Ce qui est certain c’est que ce mont paraît avoir été l’objet desuperstitions dérivées du culte rendu dans l’antiquité au dieu-Soleil,Apollon, Belenus (Baal), Mithra.

Ces cérémonies superstitieuses avaient lieu principalement la veille dela Saint-Jean, au lever du soleil, ou plutôt des soleils, car le 24juin, dit-on, on en voit trois du sommet de la montagne. Des réunionssuspectes qualifiées d’assemblées de sorciers, avaient lieu ce jourlà sur le Mont-Margantin. Elles ont été décrites d’une façonfantastique et avec des amplifications grotesques dans une lettreintitulée Réponse de la lettre écrite à M. le curé de Domfront,conservée dans les papiers de Caillebotte, qui m’a été communiquée parM. Urbain Patou. On en trouve une analyse dans l’Orne archéologique etpittoresque (p. 131). On sait que le Mont-Margantin est le terme de laprocession de saint Ernier dite le grand tour.

Les feux de la Saint-Jean et de la Saint-Pierre, encore en usage dansbeaucoup de localités, n’ont pas d’autre origine que la fête dusolstice. M. de Charencey, dans un mémoire sur les Traditionspopulaires du département de l’Orne, raconte que dans le sud del’arrondissement de Mortagne l’on fait un cercle de substancesinflammables à quelque distance d’un mât, érigé pour la circonstance.

L’assistance danse en rond pendant l’incendie, tout en se tenant endehors du cercle. Aux environs de Mamers, par suite du malheur arrivé àune jeune fille qui, il y a quarante ans environ, avait été brûléevive, on prit le parti de former la ronde en dedans du cercle ou de laroue enflammée (17).

On sait qu’à Paris le roi venait en grande pompe allumer le feu dressésur la place de Grève autour d’un mai au haut duquel on attachait untonneau ou un panier rempli de chats. On reconnaît dans cette cérémonieune atténuation du rite barbare décrit par César et par Strabon.

« Les druides en effet, à certains jours, faisaient une grande statuede foin, à l’entour de laquelle ils dressaient un buscher et yjettaient un grand nombre d’hommes vivans et de bestes ensemble, pourrendre leur sacrifice plus solennel. » L’auteur des Mémoires desGaules, auquel j’emprunte cette citation dit dans un autre passage : «Leurs sacrifices estoient horribles et diaboliques.... Aucunsdressoient des statues d’une grandeur démesurée, les membres desquellesestoient tissus de coudre, lesquels ils emplissoient d’hommes vivans ;en y mettant après le feu, les faisoient là cruellement souffrir (18) ».

On sait que ces horribles rites étaient spécialement consacrés àTeutatès, dans lequel on reconnaît une divinité analogue au Thot desEgyptiens, et au Mercure des Grecs et des Latins, que César cite commele principal objet du culte des Gaulois. Tite-Live parlant de certainstumulus les appelle Mercure-Teutatès. On sait aussi qu’au sommet duPuy-de-Dôme, centre religieux vénéré de toute la Gaule, s’élevait unestatue de Mercure, oeuvre de Zénodore, qui, d’après Pline, surpassait engrandeur toutes les statues de l’époque.

Ainsi, par suite de la confusion ou du syncrétisme que nous avonssignalé, le géant Gargantua semble rassembler en sa personnequelques-uns des traits communs aux différentes divinités du panthéonGaulois.

On peut voir dans le Magasin pittoresque (T. I, p. 97) lareprésentation de l’idole gigantesque dans laquelle étaient enferméesles victimes humaines immolées à Teutatès.

Le même recueil (année 1833), p. 13) cite un fait curieux que l’on esttenté de rapprocher des nombreux cas d’atavisme observés par lesphysiologistes. En plein XVIe siècle, on vit un farouche Ligueur, Louisd’Orléans, absolument comment au temps des druides, émettre le voeu queles bûchers de la Saint-Jean, où l’on n’immolait plus que quelqueschats, fussent ramenés à leur forme primitive et qu’on y jetât desvictimes humaines, pour purger le royaume des hérétiques et sedébarrasser du Béarnais leur chef.

« Il fallait, dit-il, les bailler aux Seize de Paris, afin de faireoffrande à Saint-Jehan en Grève et que, attachez comme fagots, depuisle pied jusqu’au sommet de cet arbre, et leur roi, dans la nuit où l’onmet les chats, on eust fait un sacrifice agréable au ciel et délectableà toute la terre. »

En 1672, un prêtre du Merlerault, Claude Le Febvre, fit diversesdonations à l’église du Merlerault, à la charge pour les trésoriers defournir »douze fagots bourrées, pour faire le feu, la veilleSainct-Jean-Baptiste, chascun an, au lieu nommé le Champ des Halles ouplace publique du bourg dudit Merleraoult ; et auquel feu assisterontle sieur curé du lieu, s’il a pour agréable, et autres prestresoriginaires de ladite paroisse, comme il est dit cy dessus. A chascundesquels sera payé par ledit trésor la somme de deux sols six denierspar ce qu’ils seront tenus et obligez d’assister au dit feuprocessionalement, partant de l’église du dit lieu, revestus chascund’une chappe, dont deux seront choristes ; et commenceront à chanter enla dite église avant que de sortir le répond Inter natos mulierumetc. ; à la fin du quel le sieur curé commencera le Te Deum. Sur quoyl’on partira processionalement pour aller au feu ; où estant arrivez,iceluy sera allumé par ledit sieur curé ou célébrant, à huit heures dusoir, pendant quoy l’on chantera les hymnes en l’honneur de sainctJean-Baptiste. Et en s’en retournant dudit feu, sera annoncé par leditsieur curé ou autres l’antienne de Laudes de la feste du dit sainct,puis après le cantique Benedictus tout au long, puis l’oraison de lafeste. Et parce que ledit sieur donateur désire que ce feu se fasse enla manière cy dessus de son vivant et commence la veilleSainct-Jean-Baptiste prochaine, il fera les frais qui y convient faireet payera à chascun desdits sieurs curé et prestres assistants lessalaires cy devant déclarez et la somme de deux sols six deniers àceluy des clercs qui sonnera le carillon avant la procession et tout lecours d’icelle. (19) »

Longtemps proscrites par les évêques, notamment par saint Éloi, au VIIesiècle, les cérémonies pratiquées à l’occasion du solstice ont ainsifini, grâce à un changement de nom, par obtenir droit de cité dans laliturgie catholique. Il en fut de même des attributs de plusieurspersonnages de la mythologie. De même que chez les Grecs, Apollon, dieude la lumière, vainqueur du serpent Python, présentait plusieurs traitscommuns avec Mercure, notre saint Michel est souvent représenté sousdeux formes, tantôt combattant le dragon, tantôt chargé du pésementdes âmes (20) après la mort (psychostasie), à l’instar de Mercurepsychopompe. Comme Mercure enfin, saint Michel a été désigné comme lepatron des voyageurs et de marins.

III

Nous voilà loin du Gargantua de Rabelais. Je voudrais pourtant yrevenir pour rappeler l’épisode bouffon qui termine les GrandesChroniques. Il en ressort visiblement que l’auteur avait eu quelquesrapports avec notre province et que la connaissance du blason populairede la Normandie ne lui était pas étrangère.

D’ailleurs cet essai mythologique sur Gargantua, étudié surtout aupoint de vue normand, appelle une contre-partie. Rabelais lui-même nes’est-il pas comparé à ces coffrets antiques, appelés Silènes, du nomdu maître de Bacchus pleins intérieurement d’essences précieuses, maispeints au-dessus de figures joyeuses et frivoles ? Le sel atique abondeen Rabelais, mais sans préjudice de la bouffonnerie gauloise. Ce seraitse faire une étrange idée de l’auteur du Gargantua que de ne voir enlui qu’un évhémériste. La raison sous l’habit de la folie, le sensprofond sous l’éclat de rire homérique, la verve exubéranted’Aristophane et de Shakespeare, unie à la sagesse de Socrate, voilàRabelais.

A la fin des Grandes Chroniques, Rabelais raconte que lorsque Gargantuavoulut prendre congé du roi Arthur, celui-ci lui offrit une escorte decinq cents nobles d’Angleterre. « Mais Gargantua ne voulut point de sesgens, car il avoit peur de leur queue. » La queue des Anglais étaitun thème de plaisanterie particulièrement cher aux Normands. M. Canel aécrit à ce sujet un spirituel article. Du Cange, au mot Caudatus,cite l’extrait suivant du poète Jean Molinet, mort en 1507 :

    Ce cat, nonne, vient de Calais ;
    Sa mère fut Cathau la Bleue,
    C’est du lignage des Anglais,
    Car il porte très-longue queue.

Gargantua donc « s’en vint tout seul droit en Normandie et s’en alladroit en Auge pour cause qu’il avoit ouy parler des citres du dit pays,et vint à Saincte-Barbe en Auge où il beut la valeur de mille cinq censponsons de citre, car il les trouva bien doulx. Mais il s’en repentitbien après : car le citre le commença à brouiller et bouillir par leventre, en sorte et manière qu’il ne sçavoit qu’il debvoit faire, sinonse pourmener en se frottant le ventre. Et quant il fut à Bayeulx, ilfut forcé qu’il se destachast ses chausses à la martingale (21) : etdeclicqua en sorte et manière qu’il couvrit toute la ville de citrequ’il avoit beu, en telle manière que les rues ne sont pas encore biennettes ; et pour ceste cause on les appelle les foyreux de Bayeulx. »

Rabelais, on le voit, n’ignorait pas que les meilleurs crûs de laNormandie étaient au pays d’Auge. Dès le commencement du XIIIe siècle, le cidre de la vallée d’Auge était déjà célèbre. Dans son poèmesur Philippe-Auguste, Guillaume le Breton vante « les pommes rouges etle cidre mousseux de la vallée d’Auge. » Vers 1100, Guillaume, comte deMortain, avait donné aux chanoines de Saint-Evroul la dîme deBarneville en Auge (L. Delisle, Etudes sur la condition de la classeagricole et l’état de l’agriculture en Normandie au Moyen Age, p.473-475).

Ce n’est pas au hasard que Rabelais a placé à Bayeux l’accident survenuà Gargantua. Les Bayeusains furent, dit-on, frappés d’une épidémiedyssentérique à la suite de l’injure qu’il avait faite à leur évêque,saint Gerbold, en le chassant ignominieusement de leur ville. C’est àcette légende qu’il est fait allusion dans l’épitaphe burlesque, enpatois normand, citée par Du Cange au mot Senescallus :

    Ci gist l’Encal (sénéchal) Cranctot ;
    Ly fut qui cacha (chassa) saint Gerbot.
    Len mal le prit le jour de Pagues,
    Denpeux (depuis) son ventre n’eut relague
    Ha Dieu ! combien il chia !
    Dite po ly Ave Maria.

On lit également dans la farce de Pathelin :

    Hé Dea ! j’ay le mau Sainct-Garbot,
    Suis-je des foireux de Bayeux ?
    Les playes Dieu ! qu’esse qui s’attache
    A men cul ? Esse une vaque,
    Une moque (22) ou un escarbot ?

Rabelais (Gargantua, livre I, ch. LVIII) cite le nom d’un évêque deSées, saint Goderan ou Godegrand qui, d’après la tradition populaire,aurait tiré une vengeance moins cruelle d’une injure plus atroce.Godegrand, promu à l’évêché de Sées vers 765, était, dit-on, issu descomtes d’Exmes ou Hièmes. Ennuyés de ses prédications continuelles, lesHièmois l’auraient enfermé dans un tonneau qu’ils firent rouler du hauten bas de la butte d’Exmes. Saint Godegrand se contenta de lescondamner à aboyer comme des chiens jusqu’à ce qu’ils eussent faitpénitence. Telle serait, d’après le dicton qui a cours dans le canton,l’origine des armes de la ville d’Exmes : d’azur à deux chiensaffrontés et accolés.

Poursuivons notre citation des Grandes Chroniques :

« Quant Gargantua eut faict ceste purge, s’en alla droit à Rouen,onquel lieu il beut bien cinquante cacques de bière : et por cause quela bière estoit en grant quantité dedans son ventre, elle commença àfaire une opération ny plus ny moins que avoit faict le cistre :parquoy son povre petit ventre estoit bien malade. Et fut contraintGargantua de destacher la martingalle de ses chausses et décliqua sonpovre broudier en telle manière et si merveilleuse impétuosité qu’ilfist une petite rivière, laquelle on appelle encores de present Robecet y voit-on encores de merdya culis (23). Toutesfois Gargantua leurfist un grant service : car à cause qu’il avait tant bu de cistre et debière la rivière estoit bonne pour faire de bierre, et y a-t-’on faictbonne biere, espesse et moussante et à cause de l’eau de la source dece broudier. »

La bière était jadis la boisson ordinaire des habitants de Rouen. Uncontemporain de Rabelais, Julien de Paulmier, dans son Traité du vinet du sidre (Caen 1589), rapport « que le cidre n’estoit anciennementsi commun en Normandie qu’il est de présent ; et il n’y a pas cinquanteans qu’à Rouen et en tout le pays de Caux la bière estoit le boirecommun du peuple, comme est de présent le cidre. »

Quant au Robec, c’est probablement par ironie que Rabelais prétend queses eaux étaient bonnes à faire de la bière. Il suffit de rappeler quedes tanneries et des ateliers de teinture étaient établis le long decette petite rivière qui se jette dans la Seine près des ponts deRouen. Il est vrai qu’à cette époque, pas plus qu’aujourd’hui, lesbrasseurs n’étaient pas toujours très-scrupuleux sur le choix desingrédients propres à fabriquer de bonne bière, témoin cet édit en 1625où l’on lit : « La plupart desdits brasseurs, au lieu de se servir debons ingrédiens, comme ils sont tenus par les ordonnances et réglementsde police, composent les dites bières avec de l’eau épaisse etcorrompue et pour la colorer et lui donner du goût haut et piquant, yfont bouillir plusieurs mauvaises drogues, comme aussi, y mêlentplusieurs sortes d’épiceries les plus grossières, tellement que par cesmatières et la cru dité de la bière qu’ils ne font bouillir qu’à demi,pour épargner le bois, la peine et la journée des ouvriers, elle a desqualités toutes contraires à celles qui la font rechercher ; car aulieu de rafraîchir, désaltérer et nourrir, elle échauffe le sang,altère et cause des catarres, des fluxions, hydropisies, fièves etautres grièves maladie. Les autres qui semblent apporter plus deconsidération que leurs compagnons à leur métier, rejettant cesmauvaises matières, emploient le plus souvent en la composition deleurs bières des grains et houblons moisis et corrompus, et ne luidonnent la cuisson qu’à demi, qui est pareillement cause qu’elle n’estni saine ni de garde. »

Rabelais, dans plusieurs passages, a blasonné les Rouennais, en termestels qu’il est difficile de les reproduire dans notre langue du XIXesiècle ;

Le Gaulois, dans les mots, bravait l’honnêteté.

Mais il a parlé si doctement des tripes qu’il est permis de soupçonnerqu’étant allé à Caen, il a gardé mémoire de ce mets national, car commedit M. G. Le Vavasseur :

            Nos villes duterroir normand
            Ont chacuneaux yeux du gourmand
                  Leurs types ;
            Rouen va sonsucre croquant
            Vire a sesandouilles, et Caen
                  Ses tripes.

Au prologue du second livre, parlant des soulagements que quelques unsde ses clients affligés de la maladie à la mode au seizième siècle («je dis de la plus fine, comme qui diroit de Rouen ») (24) recevaient dela lecture du Gargantua, Rabelais s’écrie victorieusement : «Trouvez-moy livre, en quelque langue, en quelque faculté en science quece soit, qui ayt telles vertus, propriétés et prérogatives et jepoieray chopine de trippes. » On voit par là en quelle estime Rabelaistenait les tripes. Aussi parmi les auteurs qui composaient la fameusebibliothèque de Saint-Victor, Rabelais cite-t-il à un rang honorableBeda, docteur de Sorbonne, surnommé le Gros-soupier, auquel ilattribue un traité De Optimitate triparum. Mais, dit l’auteur desTRIPES :

               Pour moi, je pense que Cadmus
               Ayant dérobé de Comus
                   Le Code,
               En fondant la ville de Caen (25),
               Nous en apporta quant et quant
                   La mode.

               S’il a les tripes inventé,
               Normands, vidons à sa santé
                   Nos pipes ;
               La sève du pommier normand
               Est faite pour l’arrosement
                   Des tripes.

Je ne puis mieux terminer que par ces couplets joyeux, qui rappellentla conclusion philosophique du livre de Rabelais et la réponse del’Oracle, si longtemps cherchée par Pantagruel, une dissertation qui,au rebours de l’oeuvre du grand satirique, semblera peut-être àquelques-uns d’une lecture plus laborieuse qu’instructive. Je ne medissimule, en effet, ni la difficulté du sujet, ni l’insuffisance demes recherches. Le principal mérite de cet essai consiste probablementdans quelques citations intéressantes et dans quelques rapprochementsplus ou moins ingénieux qui pourront je l’espère, ouvrir la voie à desrecherches plus approfondies et plus complètes.


NOTES :
(1)oeuvres de Rabelais, édition nouvelle, collationnée sur les textesrevus par l’auteur, avec des remarques historiques et critiques de LeDuchat et Le Motteux, publiée par Paul Favre, Paris, H. Champion, cinqvolumes in-8°.
(2) Menthe, lisez mente, menterie.
(3) Michelets ou miquelets, nom que l’on donnait aux pélerins duMont-Saint-Michel. Les bandits qui autrefois infestaient les environsdes Pyrénées portaient le même nom. Rabelais dans le chapitre XXXVIII du livre Ier parle encore des michelots, à propos des six pélerins que Gargantua mangea en salade.Les pélerinages du Mont-Saint-Michel, dans lesquels figuraient souventdes troupes d’enfants qui, selon le Duchat, « prennent cette occasionpour gueuser », avaient donné lieu au proverbe suivant : « Les grandsgueux vont à Saint-Jacques-en-Galice et les petits à Saint-Michel. »
(4) Cette pierre connue sous le nom de Pierre gante, passe pour avoirservi de siége à un géant qui se lavait les pieds dans la Seine.
(5) Histoire des antiquités de la ville de Laigle et de ses environs,p. 27.
(6) Olivier, sorte de vase allongé dans lequel le faucheur met sapierre à aiguiser, et qu’on nomme dans certains cantons de l’Orne couie ; aux environs d’Argentan, cet ustensile s’appelle un coffin(du latin cophinus), de même qu’au moyen-âge le mot coffis servaità désigner le carquois qui avait à peu près la même forme que le coffin.
(7) Dans la Tarane, par exemple, on a peine à reconnaître ce dieu dutonnerre (tarann, en bas-breton signifie tonnerre, d’après D. Martin)hypostase d’Esus, dont parle Lucain dans le Ier livre de la Pharsale(v. 446) : Et Taranis, Scythiæ non mitior ara Dianæ. La Tarane est un génie polymorphe qui apparaît la nuit tantôt sous uneforme, tantôt sous une autre. « On l’a vue partout, dit Chrétien ; maisquelques-uns disent que c’est un génie, un diable, que sais-je. Celledu Hamel de Loucé était disait-on un homme... Elle s’attaquait, commetoutes les autres, aux chiens, les mettait en lambeaux et quelquefoisles dévorait. » Dans le pays d’Auge, on donne ce nom à une sorte derevenant qui effraye beaucoup les paysans et surtout les jeunes filles.– Les Veillerys Argenténois, chap. XIV (mss). – L. Dubois, Recherches sur la Normandie, p. 311-313. (De la Tarane).
(8) Léo Desaivre, Gargantua en Poitou (Revue de l’Aunis, de laSaintonge et du Poitou, 10e volume, 1869.)
(9) Il n’est pas sans intérêt de rapporter ici un passage d’OdericVital (Hist. ecclés. l, v. p. 322 de la traduction de Louis Dubois : « Le démon que saint Taurin avait expulsé de l’autel de Diane restalongtemps dans la même ville et se présenta fréquemment sous diversesformes ; mais il ne put nuire à personne. Le vulgaire l’appelle Gobelin(Gobelinus), et assure que, jusqu’à ce jour les mérites de saintTaurin l’ont empêché de nuire aux hommes. Comme il avait obéi auxordres du saint évêque en brisant ses propres statues, il ne fut pas àl’instant replongé dans l’enfer, mais il subit sa peine dans le lieu oùil régnait. » Julien Pitard, dans sa Notice sur les seigneurs de Domfront, à proposde la destruction de ce prétendu temple de Vénus ou de Cérès, attribuéeà saint Bômer, mentionne une tradition analogue : « Je ne sais, dit-il,si quelqu’un ne s’imaginera point que ce lutin qui aimait tant à rireet dont le peuple de Domfront fait de si plaisants contes, sous le nomde Gobelou, était encore le même démon qui s’y faisait adorer en cetemps-là (Annuaire de l’Orne, partie hist. 1869, p. 23). Cassien qui florissait à Marseille dans la première moitié du Vesiècle, assimile le Gobelin au dieu Faune et dit qu’il se plaît surtoutà jouer des tours aux passants, mais sans leur faire de mal (Cassiani Collationes Patrum, VII, cap. 32. – Du Cange au mot Gobelinus.) La croyance au Gobelin s’est conservée jusqu’à nos jours. Le Gobelinprend souvent la forme d’un cheval et s’amuse à jeter dans les fossésou dans quelque mare ceux qui ont l’imprudence de monter dessus. L.Dubois a consacré un article au Gobelin, appelé aussi Cheval Bayard (Archives annuelles de la Normandie, 1ère année, 1824, p. 243-246). EnPoitou le même lutin est connu sous le nom de Cheval Mallet.
(10) Almanach Argentenois, pour 1842, p. 111, – Canel, Blasonpopulaire de la Normandie. T. I. art. Crâménil.
(11) V. Le dieu gaulois Belenus, la déesse Belisama, par d’Arbois deJubainville. (Revue archéologique, T. XXV, 2e série).
(12) Saint Ortaire et la chapelle du Bézier, 2e édition p. 24-25. LaFerté-Macé, veuve Bouquerel (1879) in-8°, 32 p.
(13) « Augmenter d’une pierre le monument de Mercure, dit Salomon,c’est rendre hommage à la folie » (Proverbes, chap. XXVI, vers 8).
(14) (Bulletin monumental, T. I, p. 62-63).
(15) Gargantua. Essai de mythologie celtique, par H. Gaidoz. (Rev.arch. T XVIII, 2e série).
(16) Baal-Peor ou Belphégor avait de même les attributs de Priape.(Nouvelle galerie mythologique n° 595 a.)
(17) Mélusine, recueil de mythologie, p. 93.
(18) Dupleix, Mém. des Gaules, p. 40 et 44.
(19) Archives de l’Orne, série G, cure du Merlerault.
(20) Le pèsement des âmes est représenté au portail ou sur leschapitaux d’un grand nombre d’églises, à Saint-Lô, au Mans, etc.
(21) On appelait chausses à la martingale des culottes dont lepont-levis s’attachait par derrière.
(22) La vaque est un insecte du genre des coccinelles ; moque estla forme patoise de mouche.
(23) Merdya culis, lisez Mercurialis, plante de la famille deseuphorbiacées, nommée vulgairement foirande, foirolle ou foiroude(Brébisson, Flore de Normandie), dont on se sert pour faire desdécoctions laxatives. On s’en servait également autrefois pour composerle catholicon.
(24) Rouen a toujours eu une réputation de débauche et ses habitantsétaient appelés au XIIIe siècle : « Li garsilleor de Roam. »
Dans le Triomphe de très-haute et très-puissante dame Vérolle, roynedu Puy d’Amours, attribué à Rabelais, se trouve une figurereprésentant la Gorre de Rouen.
(25) Cadomus, nom latin de la ville de Caen dérive, d’après certainsétymologistes, de Cadmi domus, la maison de Cadmus. Bourgueville deBras fait honneur de la fondation de cette ville à Caius JuliusCésar, d’où l’on aurait tiré Caii domus et Cadomus. D’autres enfinvoulaient voir en Cadomus une contraction de Casta domus, « pour lacontinence que gardoient les citoyens hommes et femmes en pudicité ; etje désire, dit gravement le vieux Bougueville de Bras, que cetteéthimologie là leur fust demeurée comme véritable. »


NOTES ET ADDITIONS

Page 7. – « Le fameux géant éternisé par Rabelais, Gargantua, qui passeparmi nos villageois pour avoir eu une influence très-grande sur ladestinée de leurs pères, a partagé avec les fées le privilége d’établirson patronage sur les pierres druidiques et plus particulièrementencore sur les monuments naturels de forme gigantesque et singulière(1). » Telle est, par exemple, la roche naturelle connue sous le nom de Chaise ou de Chaire de Gargantua, située dans la commune deSaint-Pierre-de-Varengeville, citée ci-dessus. M. Deville a trouvé,dans une charte du XIIe siècle, cette roche désignée sous le nom de curia gigantis. D’après Hérodote et Pausanias, on montrait de même en Grèce « lescolossales empreintes qu’Hercule et Persée avaient, disait-on, laisséesde leurs pas (2). » Les héros chrétiens ont donné lieu à des légendes semblables. Nousavons le Pas-Saint-l’Hômer (Orne) ; le Pas-Saint-Martin,Indre-et-Loire et Vienne).

Page 9. – Le tumulus de la butte du Hou contenait sept haches en pierrepolie recueillies par H. Bailleul, maire de Sarceaux. Le tumulus desHogues contenait également des haches en pierre. (Rapport sur lesmonuments historiques de l’arrondissement d’Argentan, par MM. deCaumont, de Brix et Galeron, 1835, p. 10 et 11).

Page 10. – Le menhir de Crâménil est décrit dans le Rapport de MM. deCaumont, de Brix et Faleron (p. 7). Les paysans le nomment la Pierre de Gargantua.

Page 11. – Note [6], lire Couié.

Page 12. – L’homme à la calotte rouge reparaît dans la légenderelative à l’origine des empreintes si curieuses que présente le Grèsde Vaux d’Aubin (commune de Bailleul, commune de Trun). Ces empreintessont de deux sortes : les plus grandes en forme de pas de boeuf sontattribuées par les géologues à un Bilobite appelé Cruziana Prevosti,les plus petites, de forme ronde, sont rapportées au genre Rysophycus. D’après la légende populaire, ces dernières ont étéformées « par les bouts de la canne que portait l’homme à la calotte,lorsqu’il chassait ses boeufs devant lui » (Morière, Note sur le Grèsde Bagnoles, Caen 1878, in-8°). On sait que le rouge jouait un rôle considérable dans la symbolique. «Le rouge a passé dans presque tous les temps et chez tous les peuplespour la reine des couleurs, » dit M. de Charencey (3). Le rouge étaitchez les Egyptiens, consacré à Osiris, divinité solaire, (4) et enhebreu, le nom du premier homme, Adam, signifie « le rouge », « leglorieux. » C’était chez les Romains la couleur symbolique de l’été etdu midi. C’était la couleur du dieu Pan qu’on représentait : Sanguineis ebuli baccis minioque rubentem (Virgile, Eglogue X).

Page 14. – Ligne 3, lire la Garette.

Page 15. – Il n’est pas inutile de rappeler que les noms de chevalbayard et cheval malet, aujourd’hui inusités, sont empruntés àl’ancien vocabulaire hippique. On appelait bayard, au moyen-âge, un cheval bai. Un cheval malet ou mallier était un cheval d’attelage, un brancardier.

Page 16. – L’histoire des antiques religions de l’Inde présente la mêmesérie de transformations. Dans le Véda, les dieux sont appelés deva, mot qui en Sanscritsignifie « brillant », la lumière étant l’attribut le plus général desdifférentes manifestations de la divinité, invoquée dans le Véda sousle nom du Soleil, du Ciel, du Feu, de l’Aurore ou de l’Orage. Plusieurs siècles plus tard, après la réforme de Zoroastre, les devas(divus) furent rabaissés au rang des mauvais esprits.Plus tard encore, dans le bouddhisme qui devint le culte public del’Inde dans le troisième siècle avant Jésus-Christ, « nous trouvons lesantiques devas, dit Max Müller, devenus simplement des êtreslégendaires et montrés aux spectacles populaires comme des lutins oudes héros fabuleux. »  « On peut le dire de la religion comme du langage, dit Max Müller (5) ;tout ce qui est nouveau y est vieux, tout ce qui y est vieux estnouveau, et il n’y a jamais eu de religion entièrement nouvelle depuisle commencement du monde. L’histoire de la religion, comme celle dulangage nous montre partout une succession de combinaisons nouvellesdes mêmes éléments radicaux. « Res ipsa quæ nunc religio Christiana nuncupatur erat apud antiquos(S. Augustini Retr. I, 13.) Ligne 16, lire sous lesquels on les désigne.

Page 20. – Hercule, après être devenu le dieu sauveur par excellence(Sôtêr), le dieu protecteur et bienfaisant qui éloigne tous les mauxet envoie tous les biens aux hommes, finit par être transformé en unesorte de bon géant dont la légende, grossie de mille aventuresbouffonnes, prit la place du mythe primitif. « La fantaisie populaire,dit M. Alfred Maury, le représente comme un être gigantesque etmonstrueux, comme une sorte de Gargantua d’une force incroyable, d’unappétit vorace (Pamphagos, Polyphagos), rude buveur qui neconnaissait pas de bornes à ses désirs (6). »

On peut encore rapprocher de la légende de Gargantua le mythe desCyclopes, personnifications de la foudre et des feux volcaniques quifurent de même transformés par la légende hellénique en une race degéants auxquels l’imagination populaire fit remonter l’origine desantiques constructions et, comme au moyen-âge, dit M. Alfred Maury (7)elle attribuait aux géants, aux fées, aux génies, au diable les restesde constructions celtiques dont l’aspect rappelle celui desconstructions pélasgiques.

Page 26. – V. Du Cange au mot Nedfri.

NOTES :
(1) Amélie Bosquet. La Normandie pittoresque et merveilleuse, p. 177
(2) Maury. Histoire des religions de la Grèce antique, T. 1, p. 565.
(3) De quelques idées symboliques se rattachant aux noms des douzefils de Jacob, p. 75 et 94.
(4) Des couleurs considérées comme symboles des points de l’horizonchez les peuples du Nouveau monde, p. 22.
(5) Essai sur l’histoire des religions, p. VI.
(6) Hist. des religions de la Grèce antique, T. I, p. 553.
(7) Ibid. T. I, p. 17.


L’ORIGINE DU NOM DE RABELAIS
___

Il existe au bourg de Langey une vieille maison appelée le Rabelaisqui, d’après un manuscrit de l’abbé Bordas (1), rédigé vers 1780,aurait été bâtie par le cardinal du Bellay à l’usage de Rabelais. Sansnier absolument cette tradition, admise par le bibliophile Jacob et parM. Merlet (2), M. H. Chardon (3), fait remarquer qu’elle ne repose suraucune preuve positive. Cette réserve fait honneur au sens critique deM. Chardon. En effet, il ne faut pas oublier que partout on rencontredes lieux dits « le Rabelais » ou « le Rablais » dont l’origine n’arien de commun avec le nom de l’auteur de Pantagruel.

Dans la commune de Bérus (Sarthe), à peu de distance d’Alençon, nousavons le Rablais.

A Saint-Aubin d’Appenai (Orne), nous trouvons un village et un châteauappelés le Rabelais, où jadis existait une chapelle dite l’Erablaie.

A Chantrigné (Mayenne), est le village de la Rablais, connu aussisous le nom de l’Erablay (L. Maître, Dict. topogr. de la Mayenne).

Cette double forme le Rabelais (ou la Rablais)  et l’Erablayn’est-elle pas un indice qui met sur la voie de la véritable étymologiede ce nom ? Le Rablais ne paraît être qu’une mauvaise forme del’Erablay ou l’Erablais. Telle est l’opinion de M. L. Maître. Cenom de lieu est d’ailleurs assez commun dans l’Orne et dans la Mayenneoù l’on trouve :

La chappelle des Erabley (en latin Darableio), commune dePervenchères ;

Les Erablais, commune de Saint-Cénéré.

L’Erablay, communes de Brécé, de Javron, et deSaint-Barthevin-la-Tannière.

L’Erable, communes de Châtres, de Gennes, de Montourtier, deRennes-en-Grenouilles, d’Ahuillé.

Vers le commencement du XIIIe siècle, un Richard des Erables (deErabliis) fit une donation à l’abbaye d’Almenêches (4).

Dans les anciens plans du comté de Montgommery nous trouvons le boscdes Erables (Verneuillet, plan B).

M. Léopold Delisle, qu’il faut toujours citer quand on s’occupe del’état de l’agriculture en Normandie au moyen-âge, fait observer quebeaucoup de lieux ont tiré leur nom de l’érable, qu’on nommait dans labasse-latinité arablium et erablum. (5) On trouve ces deux formes,la première dans une charte de Thomas, comte du Perche, de l’année1217, relative aux droits d’usage dans les forêts du Perche, concédésaux moines de Marmoutiers (6) ; la seconde dans une charte de 1245,contenue dans le cartulaire de l’abbaye de Silli-en-Gouffern.

Remarquons qu’entre l’Erablais et le Rablais, ce n’est qu’unequestion d’orthographe, appréciable seulement pour des lettrés. Quant àla prononciation, qui seule est à considérer, elle est absolument lamême dans les deux cas. Les anomalies orthographiques du même genresont d’ailleurs assez nombreuses dans notre vocabulaire. Pourquoi, parexemple, disons-nous le Loriot, tandis que régulièrement nousdevrions dire l’Auriol, ce mot dérivant du latin Aureolus,littéralement « doré », merle jaune, d’où Auriolus ? Le mot lierreest dans le même cas. On devrait régulièrement écrire l’hierre ouplutôt la hierre, ce mot dérivant du latin Hedera. Dans les deuxcas, l’article le s’est agglutiné avec le substantif, ce qui a donnénaissance à des formes barbares telles que le Loriot et le Lierre,où les grammairiens distinguent une réduplication insolite del’article. On a aussi plusieurs exemples de mots formés par leretranchement de la syllabe initiale (apocope) :

Le latin  Amaracana a donné Marjolaine
           Apotheca                  Boutique
           Adamantem              Diamant
           Unicornu                  Licorne
L’espagnol Naranja             Orange

La transformation de l’Erablais en le Rablais  n’a exigé, aucontraire, ni retranchement ni addition d’aucune sorte : ce n’estqu’une simple variante orthographique, comme nos noms de lieux enfournissent tant d’exemples. Pourquoi une rue bien connue d’Alençonest-elle appelée, par les uns, rue aux Sieurs, par d’autres rue auxCieux ? Je pourrais bien le dire, mais je réserve l’explicationtrès-rationnelle que l’on en peut donner pour un travail spécial sur latopographie de l’ancien Alençon.

Maintenant, qu’un nom de lieu tel que le Rablais soit devenu un nomd’homme, c’est ce qui ne doit surprendre personne. Une grande partiedes familles qui n’ont pas une origine bourgeoise, c’est-à-dire qui nedescendent pas de gens de métier, ont tiré leur nom de la terre oùhabitaient leurs ancêtres. Il en résulte que, dans beaucoup de cas, lesnoms des descendants de familles nobles et ceux des fils de paysansprésentent une forme absolument semblable et que quelquefois il estimpossible de distinguer, les premiers des seconds. Cette difficulté serencontre surtout dans les anciens documents. On voit par là qu’au fondla question de la particule, à laquelle certaines familles paraissentattacher tant d’importance, ne peut souvent être résolue qu’en vertud’une convention. Heureusement qu’à partir du XVe siècle, un grandnombre de roturiers ont laissé tomber la particule et souvent mêmel’article qui accompagnait leur nom, dans l’origine, ce qui met hors depeine ceux qui s’occupent de la transcription des vieux titres.

Tel qui, au XVe siècle, était Jean de la Ferrière, serait devenu dansles âges suivants, La Ferrière, puis Ferrière. Pour ne parler que desnoms tirés des noms d’arbres tels que les suivants : de l’Aunai, de laBoulaie, de la Châtaigneraie, de la Chênaie, de la Coudraie ou leCoudrai, de la Foutelaie, de la Frênaie, de la Genevraie, de laPommeraie, de l’Oseraie, de la Saulaie, etc., il est arrivé que laplupart de ceux qui portaient ces noms, sans y attacher d’ailleurs lamoindre idée nobiliaire, ont trouvé bon, dans les âges suivants, de lesabréger par le retranchement de l’article. M. la Chênaie est devenu M.Chênaie, la Foutelaie, Foutelaie, la Genevraie, Genevraie, etc.Rien de surprenant à ce que leur congénère le Rablais se soit abrégé dela même façon. Quant à l’auteur du Pantagruel lui-même il écrit son nomtantôt Rabelaesius, tantôt Rablesius ou Rablesus. D’où l’onconclut qu’il en ignorait lui-même l’origine. Son ami Salmon Macrinétait d’avis d’écrire Rablaesus.

Inutile de parler des étymologies forgées à plaisir par les ennemis deRabelais qui essayaient de démontrer que ce nom venait des deux motslatins rabie et laesus, d’où ils concluaient que le terriblesatirique était évidemment mordu d’un chien enragé. Les amis deRabelais répondirent à cette étymologie épigrammatique par deux motstirés de l’arabe : Rab, « maître » et lez, « moqueur ». Entre cesmauvais calembours et l’étymologie rationnelle indiquée ci-dessus, jepense qu’il est impossible d’hésiter. En tous cas, j’espère avoir bienmérité des véritables amis de Rabelais en essayant d’apporter un peu delumière sur cette très petite question qui devient intéressante dumoment qu’il s’agit d’un écrivain, regardé avec raison comme une despersonnifications les plus puissantes de l’esprit français.


NOTES :
(1) Rabelais, sa vie et les ouvrages, p. 44.
(2) Dictionnaire topogr du dépt. d’Eure-et-Loir.
(3) Revue du Maine, 1879, p. 229.
(4) Archives de l’Orne, série H, Almenêches.
(5) Etudes sur la condition de la classe agricole et l’état del’agriculture en Normandie au moyen âge, p. 353.
(6) Bry de la Clergerie, Histoire des pays et comté du Perche et duchéd’Alencon, p. 217.