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DUVAL, Louis(1840-1917) : La Louve d'Alençon, Mabille de Bellêmedans le roman et dans l'histoire.- Alençon : Impr.deMarchand-Saillant, [ca1880].-16 p. ; 19 cm. Saisie du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (24.VIII.2016) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr Web : http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Texte établi sur l'exemplairede laMédiathèque (Bm Lx : brC 11.) LA LOUVE D’ALENÇON (1) MABILLE DE BELLÊME DANS LE ROMAN ET DANS L’HISTOIRE PAR LOUIS DUVAL Archiviste dudépartement de l’Orne ~*~L'histoire nationale,c'est-à-dire cet ensemble de traditions et de souvenirs qui forme unedes sources vives auxquelles s'alimente le patriotisme, n'a-t-elle pasbesoin d'être présentée sous une fonce dramatique pour être accessibleà tous, pour devenir réellement populaire ? Beaucoup de bons- espritsl'ont pensé. C'est dans les écrits immortels de ses poëtes, c'est authéâtre et au Céramique que les Grecs apprenaient l'histoire de leurshéros. Les Romains n'ont jamais eu d'épopée vraiment populalre ; maisle Moyen-Age eut ses chansons de gestes, dans lesquelles revivaientCharlemagne et Roland, Turpin et Olivier, Ogier et Robert le Diable,etc. Le XVIe siècle, pour échapper au joug des formes scolastique, quimettaient obstacle au libre développement de l'esprit humain, rompitavec la littérature populaire qui consacrait les traditions nationales.On se remit à l'école des Grecs et des Latins et, pendant deux siècles,le genre Classique fut seul en honneur. Cependant, en Angleterre, grâceà Shakespeare, le genre que nous appelons romantique avait survécu.Plus tard on vit Goethe et Schiller puiser à la même source leursmeilleures inspirations. Favorisé par le retour à la Nature, dontRousseau avait été l'initiateur, le mouvement romantique devait amenerune révolution féconde dans la littérature et dans les arts. Il suffitde citer les noms de Châteaubriand et de Mme de Staël, de Byron et deVictor Hugo, pour marquer toute la distance qui sépare la vieille écolede la nouvelle. En. France même, dans ce pays de race latine, où la littératureclassique a produit des chefs-d’œuvre qui s'imposent à l'admiration detous, en a vu, à la suite de ces grands écrivains, des érudits d'unmérite distingué ne pas dédaigner la forme populaire du roman, du récitdramatique, pour mieux peindre certaines scènes historiques fortementcaractérisées. On sait avec quel succès Mérimée, Vitet, Alfred deVigny, Henri Martin, tous de l'Académie française, ont usé de ceprocédé qui consiste à mettre en action les faits, au lieu de lesraconter à la façon des historiographes, pour en faire ressortirl'intérêt ou à en tirer une moralité que l'histoire elle-même neprésente pas toujours. La publication à Alençon d'un roman historique consacré à une comtessed'Alençon est un événement assez remarquable pour attirer l'attentionde tous les esprits cultivés. Tous évidemment ont lu déjà la Louved'Alençon et sont fixés, par conséquent, sur le mérite littéraire decette œuvre. Mais il n'est pas sans intérêt de déterminer quelle partl'histoire peut revendiquer dans ce roman historique, tiré, dit letitre, « des Chroniques de la Normandie. » En dépit du titre, il parait difficile qu'on puisse se méprendre sur lebut qu'ont eu en vue les auteurs de la Louve d'Alençon. MM. HenriAugu et Paul Delteil, qui n'en sont pas à faire leurs preuves commeécrivains et comme auteurs dramatiques, ont voulu évidemment présenter,sous la forme vive et populaire du roman, le tableau idéal de lasociété féodale au XIe siècle et des premières tentatives de révoltedes serfs contre leurs seigneurs. Ce qu'on peut y chercher, c'est, lavérité dramatique, des caractères fortement trempés, des scènesvivement décrites, un, enchaînement vigoureux, un intérêt soutenu. La Louve d'Alençon est faite surtout pour inspirer l'amour de laliberté, l'amour de la patrie et l'enthousiasme de la vertu. Quant à lavérité historique, il va sans dire qu'il faut la chercher ailleurs.Dans l'histoire, il faut le reconnaître, la marche des évènements estloin d'être asservie à la loi logique qui doit dominer dans le drame.L'histoire, ou si l'on veut la Providence, inflige souvent de rudesdémentis à la prudence humaine. Le cœur de l'homme lui-même est untissu de contradictions et les plus grands vices marchent souvent depair avec les plus grandes vertus. Or, l'épopée, le drame, le roman nepeuvent représenter qu'un côté de l'homme, sous peine de pécher contrela loi de l'unité de caractère qui fait que l'on s'intéresse auxpersonnages mis en scène et qu'on éprouve pour eux de la sympathie oude la répulsion, de l'horreur ou de la pitié. De nos jours, ce qu'onexige, au contraire, des chercheurs et des érudits, c'est de produiredes pièces justificatives de chacune de leurs assertions, c'est de nousmontrer les personnages historiques non sous leur costume d'apparat,mais en déshabillé et de nous permettre de les suivre dans le détail deleur vie intime On se défie des opinions toutes faites, on veut voirpar ses propres yeux. On aspire enfin à appliquer aux scienceshistoriques la méthode qui, dans les sciences physiques a permisde substituer aux hypothèses des savants des siècles passés, lesconnaissances positives tirées de l'observation. En représentant Mabille de Bellême, sous les traits hideux de la Louved'Alençon, MM. H. Augu et P. Delair ont sans doute obéi à une loiesthétique que nous n'avons pas à apprécier ici. Mais il est permisdemettre en regard de ce portrait, assurément peu flatté, lestémoignages des chroniqueurs contemporains et les récits légendaires. Parlons d'abord de la Mabille de la légende. « La race des comtesd'Alençon, dit La Vallée (Voyage dans les départements, Orne, 1793),est une de celle où l'on trouve le plus de scélérats, de fripons et delâches. Parmi ces comtes d'Alençon de la famille de Bellesme, il en estun surtout célèbre par son étonnante cruauté... La nature l'avaitmodelé sur le tigre, c'est-à-dire qu'une enveloppe enchanteresserenfermait une âme formée du limon des enfers. Il est facile depeindre la douceur avec l'écorce de la beauté. Ce scélérat se montracharmant aux yeux de la malheureuse Mabille, fille d'un comte desMarches. Insensiblement, en lui filant des heures de soie, il amenal'instant de la félicité ; mais il voulut que cet instant portât lecachet de son caractère. Le rendez-vous était donné. Il attire le pèrede sa maitresse dans l'appartement même où elle devait se rendre pourcouronner ses vœux et le poignarde. Ce crime consommé, tous lesflambeaux sont éteints, et paisiblement il attend le moment où sonamante va se jeter dans ses bras. Elle arrive ; elle est sans alarme etl'obscurité engage même sa pudeur à remercier son amant de sadélicatesse. Les moments du bonheur se passent ; le monstre fait unsignal, les flambeaux sont rallumés, le jour renait. Quel spectacle !C'est le cadavre de son père gisant sur le marbre ! c'est son féroceamant, jouissant de l’inconcevable terreur qui s'empare de de cette fille déplorable ! Sa tête se perd ; elle fuit, elle erre pendantquelques jours. Eperdue, isolée, dans cet état d'abandon, elle estrencontrée par un jeune homme que sa beauté et le trouble de sa têteintéressent. Il l'accoste, la recueille et la conduit chez son père,agriculteur du comté des Marches, où les plus généreux soins lui sontprodigués. Le sanguinaire Talvas n’est pas satisfait encore. Ildécouvre la retraite de sa triste victime ; sa jalousie s'allume. Il nevoit qu'un rival, et qu'un rival préféré, dans le jeune bienfaiteur decette malheureuse femme. Sa rage s'en accroit ; il vole à la chaumièredu modeste agriculteur ; sa garde l'y suit, car les tyrans trouventtoujours des mortels assez vils pour veiller à leur conservation. Ilarrive : l'excès de la démence ne fut jamais jusqu'à ce point, ilégorge cette femme, et faisant saisir le jeune homme, le fait attachersur le cadavre et le fait jeter vivant, avec cette épouvantablecompagnie, dans une citerne, où il le laissa expirer de faim etd'effroi. Depuis l'anecdote des Velum à Meaux, il ne s'en est pasprésenté de plus épouvantable à nos pinceaux. Pourquoi ne lesaffiche-t-on pas sur tous les murs ? Ce devraient être là les premierséléments de l'histoire pour le peuple. » Le citoyen La Vallée, on le voit, ne doutait nullement que le récitqu'on vient de lire ne lui eût été dicté par la muse de l'histoireelle-même. Cette appréciation parait d'ailleurs partagée par les savants auteursde l'Orne archéologique, car après avoir rapporté le récit qu'onvient de lire, l'auteur du chapitre consacré à La Roche-Mabile et àChaumont s'exprime ainsi : « Si cette tradition est fondée surl'histoire, il y a sans doute quelque haine dé famille qui explique lesfaits et meut, les personnages ; mais elle est bien plus saisissante etdramatique, elle exprime bien mieux les sentiments de la multitude, encommençant ainsi, sans autre cause apparenté qu'une fureur de sang. » Sur le même thème un €écrivain qui a laissé quelques travaux estimableset traduit Orderic Vital pour la collection Guizot, Louis Dubois, lepremier bibliothécaire de la ville d'Alençon, a composé une romanceintitulée Mabille d'Alençon : Talvas fut un prince exécrable, Il était comte d'Alençon. Sa barbarie inexorable D'horreur pénétrait le canton. ………………………………. Il plut à la jeune Mabille, Fille d'un comte son voisin. ………………………………. O Mabille, ô pure victime, Du tigre le plus inhumain, Ton père immolé par le crime T'attend près du lit de l'hymen. ………………………………. ECOUVES, dans ta sombre enceinte, Mabille a donc porté ses pas. ………………………………. Sur les bords du bois solitaire, Chaumont, honnête agriculteur, habitant avec son vieux père, Trouvait la paix et le bonheur. ………………………………. Mabille en proie à mille craintes S'offre à leurs regards obligeants Sa beauté, ses larmes, ses plaintes Attendrissent ces bonnes gens. ………………………………. Bientôt de la triste Mabille L'époux cruel, l'affreux Talvas, A découvert l'obscur asile Le barbare y porte ses pas. ………………………………. On voit, non loin de la chaumière Un mont, couvert de bais épais, Près du mont une roche altière Qui domine sur les forêts. Talvas y conduit sa victime Avec son hôte généreux ; Et dans la fureur qui l'anime Il les fait enchaîner tous deux. ………………………………. Du haut de la roche escarpée Unis on les précipita. La vengeance semble trompée : La seule Mabille expira. ………………………………. Le jeune homme au corps de Mabille Est uni des nœuds les plus forts, Et dans une mort difficile A la fois trouve mille morts. ………………………………. Les lieux, témoins de tant de crimes En ont gardé le souvenir. On voit l'Ermitage tranquille Le Saut-de-la-Darne est auprès Ainsi que la Roche-Mabille, Et Chaumont au sein des forêts. Las de l'aspect de tant d'outrages Dont gémissait l'humanité, Le vieillard sur ces monts sauvages Fit bâtir un toit respecté. Là, dans un modeste hermitage, Terminant ses ans et ses maux, Il vécut et mourut en sage, Pardonnant même à ses bourreaux. Cette poésie, qui vaut bien celle de l'Opéra, car on peut la chantersur plusieurs airs connus, obtint le plus grand succès à Alençon,auprès du « public sensible » Il ne pouvait en être autrement. Cetteromance, en effet, rappelle des noms et des sites connus de tous lesAlençonnais, Mabille, Talvas, la Roche-Mabille, la butte Chaumont,l'Ermitage, le Saut-de-la-Dame. Par malheur l'héroïne de la légende n'a rien de commun avec la Mabillede l'histoire, fille et non pas femme de Guillaume Talvas. Quant aufond de la légende elle-même, il n'est pas difficile d'en trouverl'origine. Une comtesse d'Alençon, première femme de Guillaume Talvaset mère de Mabille, fut effectivement étranglée par son mari avec descirconstances atroces. Cette comtesse portait le nom de Cudefort,auquel la légende a dû substituer un nom plus euphonique. Irrité desreproches qu'elle lui adressait à cause de ses cruautés, Talvas fitsaisir la comtesse par deux de ses affidés, en pleine rue, un matinqu'elle se rendait à l'église et étrangler en présence de tout lepeuple. Ce fait odieux a dû se conserver dans la mémoire du peuple.Mais dans la complainte populaire, la comtesse Cudefor est devenueMarie Anson. Pourquoi Marie Anson ? Peut-être faut-il voir dans ce nomune allusion au nom de la ville d'Alençon elle-même? Marie Anson neserait-elle pas le génie topique, la fée éponyme, gardienne du château,comme Mélusine, pour le château de Lusignan, comme la fée, d'Argouges ?Quoi qu'il en soit, Marie Anson, d'après la complainte qu'on chantaitencore à Alençon, il y a quelques années, attachée par les cheveux à laqueue d'un cheval, fut ainsi traînée par son mari à travers le parc oùelle expira. N'y avait arbre ni buisson Qui n'eût du sang de Marie Anson. Depuis lors la Dame du Parc revient toutes les nuits aux lieuxtémoins de son supplice, jette un- cri perçant du haut de la tourcouronnée et disparait. A Caen on retrouve une complainte presque semblable sur le supplice deMathilde, trainée par le duc Guillaume à la queue de son cheval, depuisla croix pleureuse. Entre cette Mathilde et la prétendue Mabille dont La Vallée et Duboisont paraphrasé la légende, la ressemblance est frappante. Il estprobable que La Vallée, qui connaissait la légende caennaise, ne sesera pas fait scrupule de donner à la comtesse d'Alençon un- nom' quise rapproche de celui de la duchesse de Normandie. Quant à Dubois, ilserait sans excuse si les poëtes avaient à rendre compte à l'histoirede la vérité de leurs récits. Mais ces légendes et le fait historique qui leur sert de base n'ontaucun rapport avec la Mabille, épouse de Roger de Montgommery, que MM.Augu et P. Delair ont baptisée du surnom de Louve d'Alençon. Celle-cinous est assez bien connue, grâce aux récits des chroniqueurscontemporains. Cependant, comme le remarque judicieusement l'abbéGautier, (2) il n'est pas facile de faire le portrait de cette femme.« On ne peut, dit-il, en prendre les couleurs ni dans l'épitapheque grava sur son tombeau Durand, abbé de Troarn, ni dans lesdéclamations d'Orderic Vital. Il n'est pas même aisé de la jugerd'après ses actions. Ce fut une femme vraiment extraordinaire. Elleétait d'une faible complexion et avait une âme ardente ; elle montraitquelquefois le courage d'un héros et souvent la faiblesse d'une femme.Pour réduire ses ennemis, quelquefois elle employait la force ouverte,quelquefois la ruse et la fourberie ; elle persécutait les moines deSaint-Evroult, les pillait autant qu'elle pouvait et elle comblait debiens ceux de Troarn et de Sées. Elle détruisit les châteaux de sesennemis ; mais elle fit bâtir celui de la Roche et le bourg qui porteson nom. » Quoi qu'en dise le bon abbé Gautier, ii n'est pas inutile de mettresous les yeux du lecteur un extrait de l'épitaphe de Mabille : Cy, git la grande comtesse Mabille qui, placée au premier rang parmiles femmes illustres, brilla dans le monde entier par son mérite. A ungénie ardent, à la vigilance, à l'activité dans l'exécution, ellejoignait une éloquence persuasive, et la prudence accompagnait sesdesseins. Petite de taille, elle fut grande par ses vertus. Elle aimaitle luxe et l'élégance dans ses vêtements, mais elle n'en fut pas moinsle bouclier de son pays et le boulevard des marches de Normandie, etelle sut se faire aimer ou redouter de ses voisins. Odolant-Desnos (3), qui cite cette, épitaphe, explique très-bienpourquoi Mabille a été si mal traitée par Orderic Vital, chroniqueur del'abbaye de Saint-Evroult. Les comtes d'Alençon avaient pour ennemis,sur la frontière du Maine, les Giroie, seigneurs de Saint-Céneri. Or,les Giroie figurent au premier rang parmi les protecteurs de cetteabbaye. Dès lors il n'est, pas surprenant que les moines deSaint-Evroult aient épousé les haines de leurs patrons. Orderic Vitalaccuse Mabille d'avoir détesté les moines. Ce jugement peut être fondéen ce qui concerne les religieux de Saint-Evroult, amis des Giroie ; entout cas ceux-ci le lui ont bien rendu. Mais Odolant-Desnos faitremarquer que cette comtesse a pris part à la fondation de troisgrandes abbayes, Saint-Martin-de-Sées, Almenéches et Troarn, et que sonnom figure dans un grand nombre de chartes de donations faites àdiverses autres abbayes. On voit par-là que le jugement sévère portésur cette femme célèbre par le moine de Saint-Evroult est évidemmententaché de partialité. En résumé, Mabille, comme tous les seigneurs de la même famille, a étépeinte sous les couleurs les plus défavorables par le principalchroniqueur de cette époque du XIe et du XIIe siècle, si intéressanteet encore si mal connue. Ces seigneurs, sans doute, eurent les vices deleur temps. Mais on peut affirmer que s'ils ont souvent abusé dupouvoir presque absolu qu'ils exerçaient, le mal qu'ils ont fait ne futpas sans quelque mélange de bien. Tous, sans en excepter Mabille,s'occupèrent avec le plus grand succès à fortifier la frontière qu'ilsavaient à défendre. C'est à Mabille qu'est due la construction dufameux château qui porte son nom (la Roche-Mabille). Peu de femmesauraient été capables de soutenir le rôle qu'elle eut à jouer pendantque son mari, presque constamment en Angleterre, lui laissait le soinde l'administration et de la défense d'un vaste comté, sans cessemenacé par des voisins turbulents. Les auteurs de la Louve d'Alençon parlent d'une grande conspirationdes paysans du pays contre leurs seigneurs au XIe siècle.L'histoire ne justifie pas cette fiction. Le caractère des paysans etleur condition qui les attachait à la terre s’opposaient, à ce qu'ilnous semble, à tout mouvement général qui aurait nécessité une entente'préalable. Ce qui est vrai c'est que dès les temps les plus reculés,il a dû exister parmi certaines corporations ouvrières, notamment parmiles ferrons, parmi les ouvriers de nos bois, des associationspuissantes et encore peu connues qui, à un moment donné, pouvaientimposer silence à des prétentions injustes. Les forgerons s’appelaiententre eux les cousins du foisil (le foisil, en terme de forgeron,est ce qu'on appelle le fraisil, le poussier du charbon.) Tous cesouvriers étaient unis entre eux par les liens de la fraternité. Ilsavaient des statuts, des mots d'ordre, des signes de reconnaissance,des batteries de ralliement et des symboles dont le caractère annonceune haute antiquité. Tous, et le maitre des forges lui-même,obéissaient au maître des ferrons qui n'était qu'un Maitre ouvrier(4). On cite une assemblée générale des ferrons tenue à Verneuil en1289, dans laquelle furent arrêtés les statuts de la corporation (5). Ces associations ouvrières forment un chapitre important de notrehistoire locale. On en trouve les traces partout. A Domfront, parexemple, M. Blanchetière signale une pierre tombale remontant à 1550,sur laquelle on remarque deux triangles équilatéraux entrelacés, quirappellent un emblème maçonnique (6). On sait, d'ailleurs, que M. deCaumont a reconnu, il y a longtemps, l'existence de signes semblablessur un grand nombre de nos monuments. Quant aux paysans, aux serfs du Moyen-Age, ce n'est pas par la voie desassociations, encore moins par des mouvements insurrectionnels, qu'ilssont parvenus, au prix de mille efforts, à la liberté. La grandetentative de révolte des paysans de Normandie, en 997, cruellementréprimée par Raoul d'Ivri, fut pour eux une terrible leçon. D'un autrecôté, il semble que cette audacieuse démonstration ait également donnéà réfléchir aux seigneurs, car, à partir de cette époque, on voits'introduire de notables adoucissements dans la condition des paysans.Le rôle de l'Eglise dans cette circonstance ne doit pas être oublié. Latrêve de Dieu, établie dès 1042 par le synode de Caen, futincontestablement la mieux appréciée à l’état social de cette époque.Désormais un centre de ralliement pour les opprimés était créé. AussiOrderic Vital parle plus d'une fois de la résistance efficacequ’opposèrent souvent les paysans, soulevés à la voix de leurs curés etmarchant sous les bannières paroissiales contre les brigands féodauxqui ravageaient leurs campagnes. Il n'en est pas moins vrai que c'est seulement par des moyenspacifiques, par la voie des efforts individuels, soutenus par l'espritde famille, par ce « mariage mystique du paysan avec la terre », dontparle Michelet, que les serfs , à force de sueurs , ont réussi nonseulement à féconder le sol, mais à transformer le régime de lapropriété et à l'affranchir de cette lèpre hideuse qu'on appelait la main-morte. Les transformations successives du servage, les progrèsréalisés dès le XI siècle dans la condition des paysans, les causesdiverses qui entravèrent, ce mouvement, guerres de cent, ans, guerresde religion et par-dessus tout l'aggravation progressive de l'inégalitédes charges sociales, qui firent qu'eu lieu d'une évolution, lente maispacifique, on eut la Révolution, forment la fond même de notrehistoire. D'admirables travaux ont jeté une lumière inattendue surcette grande question ; mais au point de vue de notre histoire locale,il reste encore beaucoup à faire pour que nous possédions un tableaucomplet et détaillé des étapes successives que nos pères ont eu â-franchir pour parvenir à conquérir un bien sans lequel tous les autresne sont rien, mais dont on sent encore mieux le prix lorsqu'on se rendcompte des efforts qu'il a coûté. NOTES : (1) AUGU (Henri) et DELAIR (Paul). La Louve d'Alençon, romanhistorique, tiré des chroniques de la Normandie et de la Bretagne.(Alençon, Marchand-Saillant, 1880, 1 vol. in-18 de 448 p.) (2)Histoire d'Alençon (par J.J. Gautier, ancien curé de laLande-de-Gui), Alençon, Poulet-Malassis, 1845, p. 41. (3) ODOLANT-DESNOS, mémoires historiques sur Alençon et sur sesSeigneurs. T. I. p. 137. - Seconde édition, publiée par M. de LaSicotière, p. 125. (4) VAUGEOIS, Histoire des antiquités de la ville de Laigle et de sesenvirons, p. 496-498. (5) Voir dans l’Annuaire de l’Orne, 1877, une curieuse notice sur la Juridiction des Ferrons. (6) BLANCHETIÈRE, les Pierres tombales de Notre-Dame-sur-L'Eau, p. 65à 79. |