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DUBOSC, Georges (1854-1927) : Crêpes etbeignets,(1925). Saisie du texte : M. Dusbosq pour la collectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux de Lisieux (01.VII.2004) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque des Chroniques du Journal de Rouen dudimanche 15 février 1925. Crêpes et beignets par Georges Dubosc ~*~ Aprèsle mois de décembre et lesfêtes de Noël, le mois de février avec lesfêtes de la « Chandeleur » et les « Jours gras», est le mois des gâteaux et des friandises traditionnels.C’est le mois des crêpes, des beignets, des gaufres. Dans lagraisse qui crépite, écrivait Fulbert-Dumonteil, c’est lepet-de-nonne qui flotte comme un globe d’or ; c’est le beignet joyeuxqui se gonfle en parfumant le foyer, c’est la gaufre quis’épanouit sous les fers retentissants. La crêpe saute,appétissante et légère, dans le poëlon etpartout on respire les senteurs de la vanille et de la fleurd’oranger, mêlées à l’arôme des pommes,taillées en rondelles appétissantes. Les crêpes, tout d’abord, sont le metsparticulier et consacré de la « Chandeleur ».Les vieux dictons campagnards veulent qu’à cette époquela fortune nous sourie ou nous fasse la nique. Elle nous sourira,pendant l’année, si nous mangeons des crêpes, ce qui n’estpas à dédaigner, par ce temps de « vie chère» ! De plus, la coutume veut que si l’on fait des crêpes,on réserve la part du pauvre, ou qu’on en offre à sesvoisins ou à ceux qui n’ont pas eu le loisir de les faire. Bonneleçon de charité gourmande ! On n’est pasétonné après cela que dans le Berry, on appelle laChandeleur, la fête de Notre-Dame-desCrêpes ou encore,plus savoureusement, La Bonne Damecrêpière. Les crêpes, on ne s’en douterait peutêtre pas, remontent à une très hauteantiquité. Les paysans grecs et romains ont mangé descrêpes, un peu comme les paysans bretons d’aujourd’hui serégalent encore souvent de crêpes de farine de sarrazin,de galettes à la poële. Le laganon, qu’ont décritAthénée et Galien, était une sorte de gâteauplat et mince, fait dans une poële basse, avec une pâteassez liquide, où entraient quelques condiments qu’on retrouveencore à notre époque, du lait, du vin, du miel, du sucde laitue, tout cela jeté dans l’huile, saisi et frit.C’était, somme toute, une friandise campagnarde pour lesintérieurs simples, modestes et dédaignée par lestables fastueuses, qui laissaient les laganiaux pauvres gens quis’en régalaient lors des fêtes. Dans le premier livre deses Satires, dans lasixième, dédiée àMécène, Horace parle de ces crêpes latines, commed’un mets frugal. Inde domum me Ad porri et ciceris referolaganique catinum Cettepâte des crêpes devait êtreassez peu consistante et assez légère. Elle se mangeaitquand elle n’était pas trop cuite et croustillante, sans effort,et Celse, dans le traitement des fractures de la mâchoire, lafait succéder aux aliments liquides ordonnés aux malades.Les lagani d’Horace,transformés en ces pâtes quiforment comme de longs rubans, sont, par des transformations diverses,devenus ces lazzagnes,dégustées encore par lesItaliens qui se régalent de ce mets populaire. Sous le nom latin de Crespellæ, lescrêpes beurrées ou sèches, accommodées ouassaisonnées de condiments divers, les crépins,reparaissent, pendant tout le Moyen Age français. Du Cange citeun passage de la Vie de saintJacques Venetius, où on voit unefemme envoyant un serviteur chercher des crêpes d’herbe et defarine, des fritelles, qu’onprépare et fait frire dansl’huile, les jours de fête. On se réunissait alors, eneffet, plusieurs compagnons ensemble pour manger quelques douzaines deces crêpes dorées et appétissantes. Une lettre derémission de 1399 nous l’apprend en ces termes : « Commel’exposant eust été à une noce avec plusieursautres compagnons, lesquels en partirent après avoirété en un crespillontous ensemble ». Lecrépillon, c’est une réunion où l’on mange descrêpes. Du reste, dès la fin du XIVe siècle,cet usage constant des crêpes se retrouve dans les plus ancienslivres de recettes culinaires françaises. Lisez, par exemple, Le Ménagier de Paris, etvous verrez si la recette a beaucoupchangé. Prenezde la fleur de farine et détrempez-lad’oeufs, tant moyeux comme aubuns. Ostez le germe et mettez-ysel etdu vin et battez longuement ensemble, puis mettez du saindoux sur lefeu, en une petite poëlle de fer, ou moitié saindoux oumoitié beurre frais et faites fremier (frire). Et adonc aïez une escuelle,percée d’unpertuis gros comme petit doigt, et adonc mettez de cette bouilliededans l’escuelle, en commençant au milieu, et laissez filertout autour de la paëlle. Faites-la cuire, sauter et retourner.Puis mettez en un plat et de la poudre de sucre dessus. Et que lapaëlle dessusdite de fer ou d’airain tienne trois chopines et aitle bord demy doigt de hault et soit aussi large au-dessus comme en bas,ne plus ne moins et pour cause. Les moyeux, ce sont les jaunes d’oeufet dans lepatois de la vallée d’Yères, on se sert encore du mot moyau, pour désigner lamême partie. Les aubunscesont des blancs. Le Ménagierdonne encore une autre recettepour faire les crêpes, qu’il appelle à la guise deTournay. C’est à peu près le mêmemélange,ce qu’on appelait jadis et encore dans la cuisine française, lemême appareil. Auxoeufs battus et mélangés, onajoute de la fleur de froment et surtout un quart de vin tiède.La pâte ne doit être « ni clère ni espoisse» ; on la met dans une écuelle puis on gresse lapoële « en tournant ». « Et que l’on battetoujours vostre paste sans cesser pour faire des austres crespes. Eticelle crespe qui est en la paëlle, convient souslever avec unebrochette ou une fourchette et tourner ce dessus dessous pour cuire,puis oster, mettre en un plat et commencier à l’autre. Et quel’on mouve et batte la paste sans cesser. » * ** Dans Le Viandier de Guillaume Tirel, ditTaillevent, dans le manuscrit de la Bibliothèque du Vatican,publié par Jérôme Pichon et par Georges Vicaire, ontrouve aussi des recettes sur la manière de faire lescrêpes, ce qui prouve que l’usage en étaitgénéral à la fin du XIVe siècle. La recettepour les grandes crêpes, faites dans la poële, semble lamême que celle du Ménagierde Paris, mais les petitescrêpes sont d’une autre forme, tortillées en boucle, commele sont les gogloffalsaciens. Jugez-en plutôt : Etpour petites crêpes, convient battre moyeulx (jaunesd’oeuf) et aubuns d’oef (blanc d’oeuf) et de la fleurparmy, qu’elle soit un peu plus troussant (consistante) que celle desgrandes crêpes et qu’on ait petit feu tant que le feu soit chaudet avoir son escuelle de bois percée au fond et y mestre de lapâte. Et puis quand tout est prest, couler ou faire enmanière d’une petite boucle, ou plus grande et au travers de laboucle, une manière d’ardillon… Il y avaitencore une sorte de crêpe, dontparlent tous les livrets culinaires du Moyen-Age. C’est une sorte depâtisserie qu’on appelait les pipefarces,et qui consistait endes morceaux de fromage enrobés dans la pâte des crêpettes ou petitescrêpes, qu’on jetait dans lafriture, avec grand soin pour ne pas les brûler. « Et quantelles sont sèches et jaunettes, les drécier et lescrespes avec », ajoute Taillevent, le maître queux du ducde Normandie et sergent de cuisine du roi Charles VI. Goyères, tartes etflaonceaux Pipefarses à grans monceaux. EnNormandie, les crêpes étaient detout temps renommés et Ducange le constate « Les paysansde Normandie, dit-il, appellent crêpes,de la farine et des oeufs, frits dans une poële ».Très souvent, du reste,en pays normand, on appelle les crêpes de la Chandeleur ou duMardi-Gras, des poëlées.Sous la vaste cheminée dulogis campagnard, la fermière ou la ménagère, quia préparé sa pâte bien déliéeformée d’oeufs, de bon beurre, parfois de lait, mais sans le vinblanc, figurant dans les recettes du moyen-âge, en le poëlonpréalablement graissé avec du beurre ou saindoux, verseen tournant et en commençant par les bords, la pâte de la poêlée. D’un couphabile du poignet sur la queue de lapoële, elle fait sauter la crêpe, quand elle est cuite, etla retourne vivement pour être frite de l’autrecôté. Tout le monde, en riant, s’essaie à retourneraussi les crêpes : le fermier, les hommes et parfois les enfants,qui la rattrapent à moitié ou laissent retomber dans lefeu, la crêpe trop brûlée. Et ce sont des riresmoqueurs à chaque maladresse de… celui qui ne sait pas tenir laqueue de la poële ! En Normandie, les crêpes étaientd’un usage si fréquent qu’il y avait différentes sortesde poëles et poëlons pour faire sauter lespoêlées, les crêpes et les crêpets et les crêpelets. C’était latuile, la tieulle, unepoële très basse et très plate, commode àmanier. Chez les Capucins, il arrivait souvent qu’au lieu de sonner lacloche, on frappait sur la tuilepour annoncer le souper. Le Haitier,figurant souvent dans les récits et les contes deBasse-Normandie et la Galletière,à rebords peuélevés, servaient surtout pour faire les galettes, lescrêpes de sarrazin et les carêmes-prenants,dénomination amusante des friandises des derniers Jours gras,avant que « le carême prenne ». C’est bien le sensdans lequel Molière et Mme de Sévigné se sontservis de cette locution expressive… Mais chaqueNormand, comme le cuisinier que cacheRabelais dans un pâté pour la grande bataille desAndouilles de Pantagruel,n’aurait pas seulement pu s’appeler Crespelet.Il aurait pu aussi s’appeler Buignetou Buignetet ou Beguinet, car il estaussi très friand des Beignets des Joursgras et du Carnaval. Les beignets dorés, soufflés,saupoudrés de sucre, croustillants et légers ! Ce n’estpas leur véritable dénomination ancienne. Pendant tout lemoyen-âge ce sont des bignets,de notre vieux mot bigne, quisignifie : enflure, tumeur, grosseur, parce que les bignets sontenflés et soufflés. C’est un peu nous dit Ménagedans son Dictionnaireétymologique, le sens de Big enanglais et de beigne dans levieux patois normand : « Collerune beigne, c’est un peu coller un beignet », mais avec moinsd’agrément ! En Picardie, pour la même raison, les bignets s’appelaient souvent des bingues. C’est un mot dont usentles statuts des Boulangers d’Abbeville quand ils disent, « qu’ilsdoivent faire des bingues enmême temps que leur «fournée de pain ». Est-ilbesoin d’ajouter que jadis les beignetsconsistaient en une pâte frite, mais enveloppant milledenrées diverses. C’est le Bignetau fromage, dont Joinville,parle à son entrée en Egypte. « Les mets queservirent lesOrientaux, dit-il, furent des beignesde fromages, cuites au soleil.C’est le Beignet de moelle de boeuf,une friandise trèsgoûtée du moyen-âge, dont on trouve la recette dansle Ménagier de Paris,dans le Viandier deTaillevent, dansle Cuisinier françaisde La Varenne, qui en 1769, cite avecles Beignets au fromage, les Beignets de fonds d’artichaud «enveloppés par une pâte de farine, d’oeufs, de sel, delait, frite dans le saindoux chaud ». La science du maîtrehôtelvous fera connaître encore bien d’autre sortes de beignets : les Bignettes en marmélade, lesbignets de sureau, de vigne tendre etpuis maints bignets de fruits, de pêches, de fraises, d’abricots,depistaches, les Beignets à la Suisse faits avec du gruyèrecaché dans la pâte. Encore aujourd’hui, le maître dela cuisine moderne, Richardin, dans son Art de bien manger, vousindiquera à côté des beignets d’abricots, demirabelles, d’oranges, les beignets à la crêmeglacés, qui consiste en une sorte de crême frite,coupée en losanges et relevée de citron vert ; lesbeignets de fraises et bien d’autres. Sans compter les beignetsà l’oignon, à la carotte, au carton, à la filassequi sont des attrapespour…les gourmands. Mais le vraibeignet classique est le Beignet auxpommes. Olivier de Serres le proclame. « La pomme, dit-il,s’accommode très bien de tartelage, beignets et semblablesgentillesses de cuisine. » Le Pâtissierfrançais,publié chez Oudot à Troyes, en 1753, ajoute que quand lapâte élastique est préparée – toujoursaccompagnée de vin blanc – on doit y jeter les rondelles depommes. « Vous pouvez y ajouter, dit-il, de la pommecoupée par tranches ou de l’écorce de citron, qui soitcoupée et raspée en petits morceaux. Dès qu’ilssont cuits, tirez-les hors de la poële, puis les mettez dans uneécuelle, les poudrez de sucre et les arrosez de quelques gouttesd’eau-de-vie ou de fleur d’oranger. » Aujourd’hui, on vousdirait, arrosez d’un peu de bon vieux cognac ou de rhum, et servezchaud ! A Rouenmême, les beignets à toutes lesépoques ont été en grand honneur. On en a lapreuve par certaines redevances bizarres, comme celle bien connue de L’Oyson bridé, quand lesreligieux de Saint-Ouen, devaient,précédés de violoneux, aller offrir deux grandsplats remplis de beignets croustillant aux meuniers de la ville du Grand Moulin. Et quand on supprimacette étrangecérémonie, on doubla la redevance qui fut dèslors, de quatre plats de beignets aux pommes ! Au XVIIesiècle, les beignets fumants ne sontpas moins en vogue, aux jours de Carnaval et Hercule Grisel dans ses Fastes de Rouen, bon poète,très vraisemblablementdoublé d’un gourmet, en a donné une recette d’uneexactitude merveilleuse, où rien n’est oublié, ni lapoële, ni la pâte, ni les oeufs, ni la crême, ni lesaindoux, ni tous les rites de la préparation. Lisezplutôt ce passage des Fastesdu mois de février. In nitida pelvi niveae vim coge farinae ; Sintque parata tibi plus minus ova decem. In tritam solos cereremdemitte vitellos, Etzyto infuso dilue mista simul. Sparge salem modicum,multique adjunge cremorem Lactis, ab his fiat liquida massa satis. Sit focus instructuscalida sartagine porci. Spumet abundanter colliquefactus adeps. Huc age de massa stilletcochleare parata Anguineos ductus pone vel orbiculas. Si facis orbiculospomorum his integre frusta Si libet: excoctisaureus esse color. In patina positis multumsuper implue succi Quemtibi de cannis India nigra dedit. On nepouvait mieux décrire ces beignetsdorés, que Louis XV et la du Barry aimaient à faireeux-mêmes et que le musicien Firmin Bernicat a mis sur lascène, sous le titre des Beignetsdu Roi, sur un livretqu’Albert Carré, en 1888, avait tiré d’un vieuxvaudeville de Benjamin Antier. A ce propos,quelle jolie estampe que Lesbeignets, gravée par de Launay, où Fragonard agroupé des enfants joyeux et gourmands ! * ** Reste encoreune sorte de beignet. C’est le «beignet soufflé » bien connu sous le nom de pet-de-nonne,ou monialis crepitus, puisquele latin bravel’honnêteté. Bien intentionnés, quelqueslexicologues l’ont baptisé paix-de-nonne,en racontant que cesbeignets soufflés et gonflés avaient étéinventés par une religieuse qui, en donnant sa recette àun couvent voisin et ennemi, avait assuré la paix ! si non evero… Toujours est-il que Platine, au XVe siècle, dansson Dehonesta voluptate parle des beignets soufflés et venteux; quele Livre des dépenses de la duchesse de Flandre, quiépousa Philippe-le-Hardi, entr’autres pâtisseries,rissoles, ravioles, darrioles, crêpes, gaufres et beignets, noteles pets d’Espagne, aussiappelés pets Chevalier,que LaVarenne, écuyer de cuisine de M. Le marquis d’Uxcelles, appelletout à trac des pets de p....Voulez vous savoir la recette de cebeignet soufflé et léger ? Un maître-queux de lacuisine de notre temps, Urbain Dubois nous apprend qu’il faut bien lierla pâte, en la travaillant.Il suffit ensuite de la rouleravec le doigt pour lui donner la forme globulaire. Alors il faut lalaisser tomber dans une poële à peine chaude. A mesure queces beignets soufflés, s’enflent, se gonflent et grossissent, onles rapprochent d’un feu plus intense. C’est un secret bien connu.Charles Monselet a cependant raconté qu’un matelot qui leconnaissait, avait tellement étonné une peuplade sauvagede l’Océanie, qu’il s’était fait nommer souverain del’île où il était débarqué, sous lenom de Pet-de-Nonne 1er. Mais Monselet avait de l’imagination !.. Aussi bien crêpes, beignets de toutes sortessont appréciés de tous les pays du monde. En Angleterre,c’est le pancake, dontShakespeare a parlé à deuxreprises, dans Tout est bien quifinit bien, où le clown ditque les crêpes vont au « Mardi-gras », to Shrove-Tuesday, « comme unepistole à la main duprocureur » et, dans la scène II de Comme il vousplaira, où Touchstone parle de son père, quijuraittoujours « que les crêpes étaient bonnes ».Ailleurs dans Périclès,il parle aussi des flap-jack,qui sont aussi une sorte de crêpes. L’Allemagne a les Kraplenet les Apfelschuitt, qui sontles beignets aux pommes, comme les Frittelachez les Italiens, assaisonnés au miel. Tout cela,sans compter toutes les variétés de nos crêpes etbeignets provinciaux ; les crespeuou crespel du Midiprovençal ; le caussero,crêpe de Gascogne ;l’arminas, la grandecrêpe de farine et d’oeufs du Rouergue,le bougno, ou bougneto, le beignet de riz desrégions desAlpes et du Dauphiné… Longtemps encore, on se régalera en Normandieet ailleurs des crêpes et des beignets, dont nous venons deconter la savoureuse histoire. GEORGES DUBOSC |