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DUBOSC, Georges (1854-1927) :  Le Jeu de dominos en Normandie(1924).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux de Lisieux (03.VII.2004)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque des Chroniques du Journal de Rouen dudimanche 19 octobre 1924.
 
Le Jeu de dominosen Normandie
par
Georges Dubosc

~*~


Il a étéproclamé dernièrement rois du Domino et princes du Double-Six, deux braves normands duCalvados,qui se sont mesurés les dés en main. Déjà,l’an dernier, à Deauville, un maçon très expert,M. Gauthier, avait battu tous les concurrents et même son dernieradversaire, M. Mator, maire de Pennedepie, bien digne, lui aussi, d’untel honneur. D’autres concours sont encore en vue.

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C’est que le jeu de dominos est le véritable jeudes Normands,celui qui convient le mieux à leur caractère, àleurs habitudes et à leur sapience proverbiale. Ne met-il pas enavant toutes leurs qualités et toutes leurs vertus natives ? Lamémoire pour se rappeler tous les dés abattus pour lesévoquer immédiatement, et pour se rendre compte du fortet du faible de l’adversaire ; l’attention soutenue, laméditation réfléchie, la perspicacitéavisée ; la psychologie du partenaire, la décisionprompte et sûre.

N’y a-t-il pas même un peu d’imprévu et de magie, dans lemouvement de ces dés souvent remués et dans leurscliquetis joyeux et bruyants sur les tables de marbre du cabaret et del’auberge où se réunissaient jadis les habitués du domino ? A combiend’ingénieuses combinaisons ne peuvent passe prêter ces simples dés rangés et alignéssuivant les règles de l’art ? Des calculateurs les ontestimées à près de 400,000 figures…

Et, malgré le sérieux attentionné avec lequel onjoue le jeu traditionnel en Normandie, combien de plaisanteries et dedrôleries ne provoque pas l’innocent jeu de dominos ! Nesait-on pas par exemple, que la mare d’Yvetot, au pays « des joueux de domino », ne tientbien l’eau que parce qu’elle estpavée de double-sixqu’y ont jetés les joueurs, heureuxde se dépouiller de quelques dés embarrassants ? Et puiscombien pittoresques suivant les terroirs, sont les appellations desdés : le gros papa, le gros père, ledouble-six ; la patrouille,le cinq qui date des beaux temps de la Garde nationale etdes interminables parties qui se jouaient pendant les heuresinoccupées, la patrouillequi représentait quatrehommes et un caporal ; la blanchisseuse,la blanchinette pour ledouble blanc ; le quatuor le catouilleux qui figure le quatre ;le six au fin ou le cizeau fin et bien d’autres. Et lesréponses énigmatiques en fin de partie, quand le jeu est bouché et qu’on va compterles points, alors que le combats’arrête, faute de combattants ! - « Combien de dés?– Autant que de pattes et d’oreilles !... » Manièreingénieuse, détournée, bien normande, qui peutlaisser planer encore un doute, d’annoncer qu’on tient encore sixdés en main. Et les rites traditionnels et amusants de la partiede dominos ! Quand, parexemple, un voisin de campagne, un fermier,avait perdu la partie, pendant la soirée, la malice paysannevoulait que les enfants le reconduisent avec une lanterned’écurie… pour qu’il ne soit pas dévalisé de songain, en route ! On n’était pas plus ironiquement cruel !

Dans le pays de Caux, dans le pays de Bray, dans tous les coins deBasse-Normandie, on joue la partie de dominos,on taquine l’os,avec autant d’entrain qu’on joue la manille dans le Midi. Les partiespassionnées se succèdent sans fin pendant lesaprès-midi dominicales. Pendant la guerre, les bonnes parties dedominos à trois s’étaient un peu apaisées, mais ily a encore quelques vieux dominotiers,qui n’ont pas abandonnéleurs parties. A Rouen même, où tous les« porteux » du pays de Caux avaient introduit la partie dedominos parmi tous les négociants de la Côte-d’Or, et il yavait tels cafés de l’ancien cours Boieldieu, comme lescafés Bricque et Mennechet où, le vendredi, on remuaitles dés en dégustant une bouteille poussiéreuse defin bourgogne. On jouait alors la partie à deux, ou àtrois, la partie carrée, sans pêche,pioche, talon ou cuisine,qui sont les surnoms des dés inoccupés. Lapartie à deux a, vraiment seule, du charme. Il n’est pastoujours facile de se rencontrer à quatre qui veulent se battre.Quand on est trois, c’est bien ennuyeux, dit la chanson. Dans ce cas,on a la ressource de jouer avec un « mort », comme auwhist,mais un mort au milieu de trois bons vivants, jette toujours un froid…Tout cela revient à dire au surplus, qu’il y a différentsmoyens de jouer aux dominos :partie detête-à-tête, chaque joueur prenant six dés ;partie de tête-à-tête à quelque nombre dedés que ce soit ; partie à quatre, chacun pour soi, sansêtre aux points ; partie à deux contre deux ayant chacunsix dés et jouant pour gagner le plus tôt cent points.

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Le nombre des déss’étend, aujourd’hui, ordinairementjusqu’à vingt-huit, divisés en sept espèces,commençant par le « double-blanc » et finissant parle«double-six », formant 168 points. Mais ne croyez pas qu’ilen a toujours été ainsi. L’Académie universelledes jeux ou Dictionnaire méthodique et raisonné de tousles jeux, publiée en 1825, indique que le nombre desdésétait parfois porté à 36, divisés en huitespèces, et allant du « double-blanc » au« double-sept », formant 252 points. Ce nombre desdésa même été porté jusqu’à 45, allanttoujours du « double-blanc » jusqu’au « doublehuit », formant ensemble 360 points. Et nous n’assurerions pasqu’il n’y ait pas eu des « double-dix » ! Pour serenseignersur ces combinaisons assez restreintes du jeu, il faudrait consulterquelques recueils spéciaux ayant trait au noble jeu des dominos, mais cette bibliographien’est pas trèscomplète. On a chanté cependant les beautés du« double-six » et les ruses compliquées pourparvenirà boucher le jeu del’adversaire et le contraindre às’avouer vaincu.

Un certain L. Jousserandot qui a écrit dans le fameux recueil Les Français peints pareux-mêmes et signéquelques romans Le capitaine Lacuzonet Le Diamant de la Vouivre,vers 1844 a dédié au sculpteur Dantan jeune, l’auteur denotre statue de Boieldieu, fameux dominotieren son temps, uneépître intitulée LeDomino qui décrit avecverve ces belles et longues parties, quasi interminables, jouéesau pays normand.

Je chante dans mes vers ces joueurs valeureux
Qui, par leurs longs efforts, leurs calculs glorieux
Emules des savants dont s’honore la France,
Du jeu de dominos, firent unescience.
Une table que couvre une toile cirée
Est debout au milieu de la chambre sacrée
Et quatre heures sonnants, les adeptes assis
Commencent le combat du Blanc contre le Six
On a posé. Bravo ! Ce n’est qu’un dé timide
Double-deux. Qu’ai-je vu ? Mon jeu, de six est vide
Ciel ! On l’ouvre. Malheur !Je dois boucher le deux.
L’adversaire a bouché le six. Oh c’est heureux !
Et mon partner a dit : « Deux partout ! Quelle chance !
C’est de notre côté que penche la balance.
On boude, on boude, on boude ! Il m’a rendu le trois.
Rien, mais le six paraît pour la seconde fois !!
Alors l’émotion est sur chaque visage…


L’épître de Jousserandot n’est pas la seule fantaisiepoétique consacrée à la gloire du « DoubleSix ». Il nous faut citer encore un traité didactique Lejeu de dominos, poème en vers français par G.Bénédit, un petit in-12, paru en 1856, puis LeTraité sur le jeu de dominos par A. Laurent paru en 1858; leSalon des jeux, qui donne une description du jeu de dominos ; l’Almanach des dominos parBonneveine en 1883 ; le Domino etsespatiences par A. Laun, car le Domino,comme les cartes, a sespatiences, c’est-à-dire des… parties fictives qui occupent letemps du joueur solitaire, qui s’exerce et s’entraîne. Faut-ilencore citer une combinaison du jeu de dominos, avec le jeu de cartesparue en 1909 le Domino-bridge qui, suivant son auteur JeanBernac, est une « nouvelle application du jeu de bridge au jeu de dominos » ?

Les lettres n’ont point seules vanté et chanté lesdouceurs du domino familial.La peinture et le dessin n’ont eu garded’oublier Les Dominotiers.Aussi bien, les figures attentives,défiantes, perplexes des joueurs n’offrent-elles pas desthèmes tout trouvés à l’observation des peintres ?Les attitudes elles-mêmes, les gestes, la façon de tenirles dominos, de les abriter contre tout regard indiscret, lacuriosité des assistants, tout cela on le retrouve dans le Domino à quatre, unecharmante lithographie de Boilly, quiexcellait dans ces études de physionomie. La scène semblese passer dans le Café de Foy,au Palais-Royal, qui, sous laRestauration, fut le café favori des joueurs del’Académie du Domino,ou encore dans le Café deValois, fréquenté par une clientèle de genstranquilles pratiquant alors le domino.Daumier, lui aussi, acrayonné de nombreuses lithographies parues sous le titre des Dominotiers, où on lit surles physionomies des joueurs toutesles passions de l’âme humaine. Il nous semble bien aussi queLéandre s’est plu à dessiner et à croquer quelquesherbagers ou maquignons bas-normands, en plaude bleue et en casquette,figures rasées et rusées, taquinant les dés dansla pénombre d‘un cabaret villageois.

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Reste encore une question assezsérieuse et qui divise encoretrès fortement tous ceux qui se sont occupés, peu ouprou, des dominos. Qui est-cequi a bien pu inventer le jeu de dominos,et à quelle date remonte-t-il ? Voilàlongtemps qu’on s’est posé le problème, sans pouvoirapporter une solution définitive. Bien entendu, on a voulu voirdans leurs combinaisons ingénieuses, un jeu antique, par exempleun jeu grec, mais on a eu beau lire toutes les descriptionsdonnées par Becq de Fouquières dans son Histoire desjeux antiques, on n’a rien trouvé de définitif. lejeude pétie qui est unecombinaison de dés où lehasard a sa part, ne rappelle en rien le noble jeu de dominos.D’autres ont attribué l’invention aux Chinois, auxHébreux et, avec peut-être plus de vraisemblance, auxCoréens. On a signalé, en effet, jadis, dans lebric-à-brac d’un antiquaire parisien, dont l’étalage secomposait surtout d’objets de provenance exotique, un certain nombre de dominos, d’uncaractère grossier et étrange.C’étaient des plaques d’os assez petites, 15 millimètresde long sur 9 de large seulement, dont les cavités quimarquaient les points étaient peintes en rouge et en noir etdiminuaient au fur et à mesure que le nombre des pointsaugmentait. L’antiquaire qui présentait ce jeu assez singulier,prétendait qu’il provenait de Corée, mais à bienmentir qui vient de loin !...

D’autre enfin veulent que les Italiens aient été lesinventeurs du jeu et des boîtes de dominos. Toujours est-il quela collection du savant historien des jeux, Henry d’Allemagne,possède de très curieuses boîtes de dominos,ouvragées, ciselées, découpées, qui sontcertainement un travail italien de la fin du XVIe siècle. Laplupart de ces anciennes boîtes sont en forme de berceaux,tantôt plates et ornées aux angles de quatre petitescolonnettes, tantôt d’une forme bombée, mais munie d’undossier comme un petit lit. Le tout est en os travaillé àjour et orné de petits cercles rouges ou verts et de rosacesquadrilobées. Ainsi que nous l’avons indiqué, ces dominos sont plus nombreux que ceuxd’aujourd’hui, et vont jusqu’audouble-neuf. Ces boîtes italiennes sont composées de deuxcasiers longitudinaux et symétriques, qui reçoivent deuxjeux différents, un jeu rouge et un jeu noir. A chacun de cesjeux correspondent deux dés de même couleur. Il est doncprobable que chacun jouait avec son jeu, un peu à lamanière dont se pratiquait le tric-trac.

Ceux qui font remonter le jeu de dominosaux Italiens ontinventé plusieurs anecdotes assez adroitement combinéespour expliquer l’origine du jeu et, en même temps, l’origine dunom. La légende veut, par exemple, rapportait jadis l’almanachde l’Eure, cité dans le supplément du Dictionnaire deLittré, que le mot provienne d’une petite histoire tropamusante pour être vraie.

Des moines appartenant à un des monastèresavoisinant leMont Cassin, en Italie, pour quelques fautes vénielles, ayantété mis dans la cellule de pénitence,taillèrent des carrés de bois, y marquèrent et ygravèrent des points et en firent un jeu en les assemblant.

Sortis de cellule, ils communiquèrent cette distraction, quileur avait paru si agréable, à tous ceux qui lesapprochaient et mirent bientôt tous les frères du couventdans le secret de leur invention. Depuis le prieur jusqu’au portier,tout le monde se passionna pour le jeu. Celui des joueurs qui avaittrouvé le moyen de placer tous ses dés témoignaitsa satisfaction, comme il est d’usage chez les religieux aprèsune tâche ou un travail quelconque : « BenedicamusDomino ». De sorte que le mot : domino revenant toujoursà la fin de chaque partie, finit par désigner un jeuauquel on ne savait quel nom donner. L’Annuairede l’Eure s’appuyaitsur une vieille chronique pour donner cette explication, mais quellechronique ? demande Littré. Tant qu’on ne l’aura pascitée – car on retrouve la même anecdote rapportéepar un chercheur rémois, M. Matot-Braine – l’étymologieamusante restera toujours un peu suspecte, comme touteétymologie anecdotique. Cependant, elle a pour elle, ajoutait lesavant linguiste, d’expliquer l’expression : faire domino, terminerla partie.


Il y a encore quelques traditions, non moins ingénieuses, surl’origine des dominos ; cellequi les fait venir d’une sorted’aumusse ou de vêtement ecclésiastique, noir et blanc,suivant la saison, dit dominodans plusieurs textes, et enfin cellequi assimile les dés blancs et noirs aux papiers de tentures,nommés dominos.

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Mais les dominos à jouerremontent-ils à uneépoque aussi ancienne ?  Tout au plus les trouve-t-onà la fin du XVIIIe siècle et on ne connaîtguère de document graphique, antérieur à cettegravure allemande tirée à Augsbourg en manièrenoire, qui représente un petit maître en perruquepoudrée, jouant aux dominosavec une jeune femme assiseà une petite table en face de lui. L’idée vint aussi dedécorer de motifs semblables, le revers des dominos et on voità l’Hôtel Carnavalet plusieurs jeux ainsidécorés. Cela rentre un peu dans toutes ces sortes dejeux de dominosdécorés : dominosavec« grotesques », comme Géricault aimait à endessiner suivant la méthode des « cinq points » ; dominos-cartes, avec sujets qui sepoursuivent ; dominosornés de lettres et de syllabes, dits alphabétiques oucalculateurs. Notre distingué concitoyen, M.Chanoine-Davranches, a raconté dans ses intéressantes Notes sur l’origine et l’histoire des Jeux,que vers 1798, lesjoueurs de dominos serencontraient dans les salles basses ducafé Foy et jetaient avec ostentation sur la table, lespièces de leur jeu favori revêtues de lettres dont lerapprochement formait : Vive le roi,la reine et le dauphin.C’était la distraction habituelle de la Jeunesse doréede Fréron qui deviendront bientôt les Incroyables !Cela prouve bien que la grande vogue des dominos date de la fin duXVIIIe siècle. L’Improvisateurfrançais,  parlantde ce jeu en 1804, disait, en effet :

« Il y a quarante ans seulement que la manie dudomino s’estintroduite dans les cafés de Paris. C’est une des plusmisérables ressources que l’oisiveté ait imaginée,ce qui n’empêche pas d’y jouer des sommes considérablespour aller se pendre après les avoir perdues. »

Ce qui paraît bien invraisemblable.

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Où fabrique-t-on les dominos ? Tout d’abord àParisoù les tabletiers de la rue des Gravilliers, en fabriquent detoutes sortes, en os, en verre, en galalithe, avec revêtements detoutes couleurs. Et puis à Méru, dans l’Oise, dans toutce pays de la petite industrie de la nacre, de l’os, etl’ébène. Ardouin-Dumazet qui a écrit des notesbien curieuses sur Méru, décrit ainsi la fabrication du domino :

Le domino sefait à domicile, presque tout le travailétant exécuté à la main. J’aiassisté à l’achèvement de ces jeux pour lesquelsj’avais vu débiter l’os à la machine. Sauf le creusementdes trous à teindre en noir, l’opération est trèssimple : la plaque d’os est collée sur une plaque de boispréalablement plongée dans un bain de teinture noire. Onplace les rivets qui sont fixés à coup de marteau. Ontrace au noir les séparations et le domino est achevé.Méru en fait de très grands pour l’Allemagne, detrès petits pour la Normandie, où ce jeu est fortrépandu. La plus grande partie de la production va en Angleterre.

Les principaux fabricants sont les maisons Angot-Lamy, qui font lesjeux et leurs boîtes ; Caplainfils, Deboffe, Pinguet et Ventin,qui font aussi les touches de piano ; Saguezet Deschamps. Enfin plusprès de nous, il existe aussi  une fabrique àEtrépagny dans l’Eure. N’est-ce pas une preuve suffisante pourgagner définitivement la partie en faveur de la Normandie etpour s’écrier : Domino!

GEORGES DUBOSC