Aller au contenu principal
Corps
DUBOSC, Georges (1854-1927) :  Quelques noms de lieux normands(1922).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux de Lisieux (29.VII.2004)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque des Chroniques du Journal de Rouen dulundi 26 juin 1922.
 
Quelques noms delieux normands
par
Georges Dubosc

~*~

De tout temps, la question desorigines des lieux et des endroitspurement normands, a passionné les chercheurs. Il y a unevingtaine d’années nous leur avons consacré, icimême, une longue étude. Mais depuis lors, depuis lestravaux de la Notitia Galliarum,d’Adrien de Valois, depuis leslivres d’Auguste Le Prevost, de Quicherat, de Cocheris, d’Arbois deJubainville, la question si complexe du vocabulairegéographique, a été complètementrenouvelée, tout d’abord par la grande publication des Dictionnaires topographiques,entreprise pour tous lesdépartements de France et par les admirables travaux d’AugusteLongnon, qui, dans la préface de son Dictionnaire topographiquede la Marne, posait les principes et les méthodes de latoponomastique moderne.

Depuis 1889, Auguste Longnon, membre de l’Institut,spécialisé sur ces matières, a professé uncours particulier sur les noms de lieux français – et si oncompte tous les « lieux-dits », il y en a près desixmillions en France – qui réunissait de nombreux auditeurs auCollège de France. Actuellement, deux auditeurs de ce cours,deux archivistes paléographes, M. Paul Marichal et M.Léon Mirot, publient ce cours de Longnon, sous le titre : Les Noms de Lieux de la France, leurOrigine, leur Signification etleurs transformations. Ils y démontrent certainesoriginesphéniciennes, ligures, gauloises, romaines, saxonnes, burgondes,franques. Mais, pour nous, l’étude très scientifique,basée sur la philologie des noms de lieux d’origine purementscandinave (danoise, norvégienne ou suédoise) si nombreuxen Normandie, est celle que nous résumons en quelques lignes.

*
**

Suivons, selon l’ordrealphabétique, ces termes normands ou norois. Voici par exemple le termeissu du danois boec et dusuédois back qui a lesens de « ruisseau ». C’estlui qui a fourni, avec le sens de cours d’eau, Le Bec* et LeBecquet, près de Rouen, à Saint-Adrien. Descoursd’eau, il est passé à des localités riveraines,joint parfois à des noms d’hommes : Le Bec-Hellouinoù le bienheureux Hellouin fonda une abbaye, en 1034, ou LeBec-Thomas, dont le château fut construit par Thomas deTournebu, qui vivait en 1180. Faut-il citer maintenant tous les noms derivières, dont bec estle terme final ? C’est le Bolbec,le Robec, qui est lemême terme que leRodeboek,quiexiste en Danemark, et le Saffimbec,dans laSeine-Inférieure ; l’Orbec,dans le Calvados et le Briquebec,dans la Manche. Quant aux noms de lieu, ils sont asseznombreux : Beaubec, dansla Seine-Inférieure,célèbre par son abbaye qui a son pendant, son synonyme,en Suède, avec Bjalleback ; Bolbec qui doitêtreformé par un nom d’homme et la terminaison bec, comme aussidans Bolleville ; Carbec, dans l’Eure ; Caudebec, Clarbec dansl’Eure ; Crabec dans laManche, qui se retrouve en Danemark avecle nom de lieu de Kragboek ; Foulbec, la «laiderivière » ; Houlbec, la rivière« profonde » de hol,creux ; Robec dontl’élément initial peut être formé par rod« rouge », la «rivière rouge» ou quicoulesur un sol rouge ; Mobecqet Varenguebec dans laManche,formé probablement par un nom d’homme, qu’on retrouve dans Varengeville, jadis Varengueville.

Voici maintenant le terme Budh,« cabane,chaumière », qui s’est francisé suivant laterminaison beu et surtout beuf. Longnon voit dans ce motl’originede Boos,désigné sous le nom latin de Bodus, au XIesiècle, puis de Boes.Viennent ensuite tous les noms en beuf,qui ont des formations similaires dans les paysscandinaves : Criquebeuf,par exemple, qui est le même nomque Kirkebo, en Danemark eten Norvège ; Daubeuf,quisous la forme Dalby, a deshomonymes en Danemark et dans le Lincoln,en Angleterre ; Elbeufautrefois Wellebeuf, qui ason homonymedans Wejby, en Danemark.Combien d’autres encore : Pibeuf, Quillebeuf,  lepays cher au poète de la Normandieexaltée, Charles-Théophile Féret, et qui abien –comme il l’a souvent dit – le même nom que Kilbo, enSuède ; Vibeuf, Ribeuf et Yquebeuf. Et il est àremarquer que ces noms appartiennent, presque tous, à laHaute-Normandie.

La plupart des termes initiaux de ces dénominations sont un nomconnu, d’ordre topographique. Daubeuf,c’est la chaumière dela vallée, de dal« vallon » ; Lindebeuf,« la chaumière des tilleuls », de lind, ensuédois tilleul ; Quillebeuf,« la chaumièrede la fontaine », du danois kilde,source ; Yquebeuf, dudanois eg, lechêne ; Criquebeuf,du mot kirke, endanois kirke.

La terminaison bu ou bie, a la même significationque cellesen beuf. Elle a aussi le sensde « maison », de« domaine ». C’est elle qui a fourni quelques noms de lieuxdu Calvados et de la Manche : Bourguebus; Tournebu, dansl’Eure, qui veut dire « la maison de l’épine» ,ce mot se disant en danois tornet a pour synonyme Thornby,enAngleterre, dans le Northampton ; Carquebut, qui veut dire« la maison de l’église » et qu’on retrouve, sous denombreuses formes, dans Kirkeby,en Danemark et en Norvège.

*
**

Un mot qui est commun àtous les dialectes scandinaves etmême bas-allemands, c’est le terme dal, avec le sens de« vallée ». On le retrouve surtout dans l’Eure et laSeine-Inférieure. Becdalle, par exemple, qui a sonéquivalent en danois Boekdal,c’est la « vallée duruisseau » ; Bruquedalle,dans la Seine-Inférieure,c’est la « vallée du marécage » ; Dieppedalle, notre joli village desbords de la Seine, qu’on retrouvesous la forme Djupdal et Djupedale en Suède etNorvège, c’est la « vallée profonde ». C’estdonc un synonyme de Parfondeval,qu’on trouve dans laSeine-Inférieure.

Vous avez certainement été frappé par le nomd’Auppegard, dans laSeine-Inférieure. Ce mot gard,dans lalangue noroise, a le sens d’«enclos», qu’on retrouve dansnotre mot « jardin ». Auppegard,dans laSeine-Inférieure, comme Epégard,dans l’Eure,dénommation qu’on retrouve même en Ecosse, Applegarden,dans le comté de Dumfries, c’est le « jardin despommiers », pomme se disant en suédois, aple. Le nom de Bigards, dans l’Eure, voudrait biendire le « jardin desabeilles », car ce mot initial biest le nom de l’abeille, ensuédois. Autre terme très caractéristique de ladénomination des noms de lieux dans les pays scandinaves, c’estle mot holm, qu’on retrouve,par exemple, dans Stockholm,capitalede la Suède. Il désigne une « île »,entourée d’eau, ou encore un «mamelon isolé».On le rencontre sous la forme homme,dans le nom de Engehomme, uneîle de la Seine, en face de Martot, dans l’Eure ; dans lenom de Torholm, qui auraitété le nom primitif del’île d’Oissel, d’après une charte de 1030. Edmond Laportele retrouvait aussi dans Courholm,qui aurait été lenom primitif des villages normands, défigurés en Couronne, Petit Couronne et Grand-Couronne. On le retrouveencoreprécédé de l’article dans Le Houlme, voisind’une île de la rivière de Cailly, dans Le Homme, dansle Calvados et dans l’Eure, et aussi dans ses diminutifs : le Hommel et le Hommet.

Voici encore un nom étrange et inaccoutumé, qui surprendl’oreille française. C’est Etainhus,dans laSeine-Inférieure, dans le canton de Saint-Romain, autrefois Estainhus. Eh bien ! le motnorois hus, a le mêmesensque le mot anglais house, ettermine dans les pays du Nord, uncertain nombre de noms de lieux, comme celui de la ville d’Aarhus, enDanemark, Etainhus, comme Stenhus en Danemark, c’est la« maisons de pierre ». Peut-être peut-onreconnaître la même désinence dans Cropus, dont leterme initial serait formé par un nom d’homme.

Lundr, qui veut dire« bois, bocage », s’est changéen Normandie en la forme déterminale lon : Boslon, dans l’Eure, Bouquelon également dans lecanton de Quillebeuf et qui signifie la« hêtrée » et qu’on retrouve en Danemark souslaforme Bogelund, et enSuède, sous la forme Bokelund; Ecaquelon, dans laSeine-Inférieure ; Scellon,dans l’Eure ; Yébleron,dans la Seine-Inférieure, qui autrefoiss’écrivait Yblelon ; Yquelon, encore dans notredépartement, qui se trouve aussi en Suède, sous la forme Eklund, le « bois deschênes », du danois eg« chêne », qu’on a déjà vu figurer dansYquebeuf.

*
**

Bien entendu, Auguste Longnonn’a eu garde de passer sous silence tousles mots en mare, si nombreuxdans les dénominations des nomsnormands. Dernièrement, à propos de la disette d’eau, surle plateau du Pays de Caux, nous en avions longuement dissertéet cette chronique avait même éveillé uneréponse assez inattendue. Comme nous l’avions dit, en citant lestravaux de Joret, Auguste Longnon estime que la terminaison mare, sifréquente dans la dénomination des noms de lieuxnormands, a eu le sens d’« étang », de« marais », comparable à celui de notre mot« mare ». Certains noms, comme Bellemare, dans laSeine-Inférieure ; Fongueusemare« la marefangeuse », Longuemare, Rondemare, Sausseuzemare « la maredes saules », dans lesquels on voit mareprécédé de l’adjectif roman, attestent que le mot mar avaitpénétré sous la forme d’un substantifféminin dans le langage roman. Le premier terme des noms de Briquemare, Colmare, Etennemare, le fameux boisd’Etennemare,près de Saint-Valery, Normare, Roumare et Ymare, étaitsans doute un nom d’homme, car on les retrouve avec une autredétermination, dans Bricqueville, Colleville, Etenneville dansla Manche ; Norville, Rouville et Yville. La remarque esttrès juste et très curieuse.

Thorp est encore un motnorois et signifie « village ». Ilest donné à de nombreux endroits en Danemark et enSuède, mais il est assez rare en Normandie. A peine citerait-onle Torpt dans l’Eure, dans lecanton de Beuzeville ; le Torp-Mesnil- entre nous, c’est deux fois la même chose – dansle canton de Doudeville (Seine-Inférieure) et Le Tourp(Manche). C’est un terme tombé en désuétude debonne heure, car on ne le rencontre comme nom commun dans aucun texteancien.

Le mot norois Thveitdésigne une « terre », mais une« terre essartée », car dans les languesscandinaves, tvet, tved, désignent un «abattis d’arbres ». Nousen avons fait, thuit ou tuit, et chose bizarre, il serencontresous sa forme première, dans la région de laBasse-Seine : Le Thuit,puis Thuit-Agron, Thuit-Anger, Thuit-Hébert, Thuit-Signol, Thuit-Simer. Il y a mêmequelque hameau dit Le Thuit,où la présence del’article montre que le mot est passé, pour un temps, dans lelangage usuel. Il est même devenu un nom d’homme avecl’innombrable famille des Duthuit !..

D’autre part, tuit constitueaussi le terme final d’un tas de noms delieux : Bliquetuit, Brennetuit, Long-Thuit, le Milthuit, Vauthuit, dans laSeine-Inférieure ; Ecriquetuit,dansl’Eure. Le premier terme est souvent un nom d’homme ou un adjectifroman.

*
**

Avec tuit, peut rivaliser laterminaison tot, si nombreuseenNormandie, car on la trouve dans une soixantaine de noms de lieux,désignant plus de quatre-vingts localités, depuis Yvetot jusqu’à Bouquetot. A vraiment dire, ilsignifie une« masure », mais une masure ruinée – et il devait yenavoir quelques-unes après les incursions des Normands !Biorn Haldorsen, dans son Lexiconislandico-latino-danicumdéfinit ainsi le toftou tot « area, domusvacua », cour d’une maison vide. On le trouve sous sa formeprimitive dans Le Tot, dansla Seine-Inférieure, le villagecélébré par Eugène Noël ; maisvoici Martot, autrefois Manetot, cité dans l’Eure en1160 eten 1197, qui est la « masure de l’Etang » ; Lilletot,encore dans l’Eure, qui signifie la « petite masure» ; Fultot, la« vilaine masure » ; Appetot,autrefois Apletot, la «masure du pommier » ; Bouquetot,dansl’Eure, la « masure du hêtre » ; Ecquetot, la« masure du chêne » ; Lintot, la « masuredu tilleul » ; Tournetot,la « masure del’Epine ». Le plus souvent le nom initial est un nom d’hommed’origine normande ; Colletot,dans l’Eure, la « masure deHrolf » ; Sassetot,la « masure du Saxon » ouencore quelque nom d’origine germanique : Hébertot, la« masure d’Hébert » ; Raimbertot, la« masure de Raimbert » ; Robertot, la « masure deRobert ».

Voici encore quelques noms normands, mais dont l’origine est parfoiscontestée. Haug,« élévation,hauteur », se retrouve dans LaHogue, dans le Calvados et laManche ; La Hougue ; Saint-Waast-la-Hougue,dans laManche ; Les Hogues,dans la Seine-Inférieure ; LesHougues, dans la Manche et les diminutifs Les Hoguettes. Les noms de Cherbourg, de Gobourg, de Montebourg, de Cabourg sont-il bienscandinaves ou existaient-ils avant la domination normande ?

Leur finale ne permet pas de savoir s’ils viennent du mot germanique burg, « forteresse »,ou du mot norois borg,« rempart de pierre », si usité en de nombreuxendroits dans les pays du nord. Hafa,« port », adonné Le Havre,attribué comme nom propre à laville fondée par François Ier, et qu’on retrouve dansbien d’autres endroits, mais pendant longtemps, on prononça LeHable, comme dans le Hablede Dieppe, le Hable deVeulettes, deCricqueville ; le Habletd’Escalleville, dans la Manche.

Par contre Sanvic est biennormand. Vic, Vik, qui subsiste ensuédois, et viq, endanois, signifie une « anse, une baiegrande ou petite » et les hardis Viking, qui parcouraient lesmers, n’étaient que les hommes de la mer et des baies. Sanvic,situé au fond d’une petite crique voisine du Havre, a pouréquivalent de nombreux Sandviken Suède et enNorvège ; Sandwichen Angleterre, de Sand,« sable », « la baie du sable ».

*
**

Il est un mot, dont il aété bien souvent question dansla presse et dont la disparition pour des raisons politiques ouélectorales, serait bien fâcheuse, c’est celui de Cottes,  le chemin des Cottes. Le terme cot appartientà la langue noroise,à la langue normande primitive. Ildésigne une petite habitation villageoise et de là estvenu le terme coterie, parlequel on entendait, au moyen-âge,un groupe de paysans constitué pour tenir les terres d’unseigneur, et aussi celui de cottage,que nous avons empruntéaux Anglais pour l’appliquer à un domaine rustique. Les noms delieu Brocottes dans leCalvados, Vaucotte et Caudecotte dans laSeine-Inférieure, près de Dieppe, et l’autre dans lecanton d’Envermeu, sont près de la mer. Caudecotte a, dureste, plusieurs équivalents en Angleterre : Caldecot,dans le Norfolk ; Caldecote,dans le Cambrihge ; Caldcottdans le Bedford, et, sous une forme plus française, ils figurentdéjà dans le Domesday-Book.Vous croyez peut-êtreque Caudecotte veut dire Cote chaude, ou encore Calida tunica(cotte ou jupons chaude),ainsi que le traduisaient quelqueslatinistes du XIIIe et XIVe siècle. Il n’en est rien et c’est…tout le contraire. Kalt, enlangue nordique, comme colden anglais,veut dire « froid » et il faut voir dans Caudecotte, une« habitation froide », exposée par son isolementà tous les vents et à tous les ouragans.

Il resterait bien à parler des noms de lieu en ville, qui sontau nombre de 632 en Normandie et qui sont le plus souvent jointsà des noms d’hommes de la conquête normande. C’estmême une des preuves de l’influence profonde des Normands enNeustrie… mais nous en reparlerons une autre fois, en nous appuyantencore sur Auguste Longnon et ses admirables travaux.

GEORGES DUBOSC