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DUBOSC, Georges (1854-1927) :  Gustave Flaubert à Notre-Dame de laDélivrande(1923).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux de Lisieux (03.XI.2004)
Texte relu par : A. Guézou ; Seconde relecture : Y. Leclerc(02.IV.2005)
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque des Chroniques du Journal de Rouen dudimanche 2 septembre 1923.
 
Gustave Flaubertà Notre-Dame de la Délivrande
par
Georges Dubosc

~*~

En 1877 pour situerl’action deson Bouvard et Pécuchet,Gustave Flaubert médita longtemps, puis entreprit un voyage enNormandie, en compagnie de son ami Edmond Laporte, camarade charmant,causeur amusant et érudit que bien des Rouennais ont connu,quand il était conseiller général du canton deGrand-Couronne. Pour Flaubert, c’était une habitude quecesexcursions... littéraires et il en avait usé demême pour l’Educationsentimentale. Ayant àdécrire une descente en Seine et ne possédant pas debateau bien installé, il fit tout le parcours le long de la riveen cabriolet.

Grand enfant, Flaubert se faisait une joie de ces voyagesd’études qui rompaient la monotonie de son existence. Ilaimaità en préparer un peu la mise en scène etl’itinéraire. Pendant ce mois de septembre donc les deuxamisdevaient parcourir le Calvados, passer plusieurs jours à Caen etdans les environs, visiter Sées, Laigle, la Trappe, Domfront,Falaise dont les alentours devaient être assignés pourrésidence aux « deux bonshommes », du roman futur deFlaubert.
    
Celui-ci portait un chapeau mou et s’enroulait un grand foulardrougeautour du cou, pour se garder des brumes de septembre. Dans unrécent voyage à Paris, il avait égalementacheté pour quinze francs, au Palais Royal, pour lui et pourLaporte, deux superbes bâtons de maquignon normand, qui devaientcompléter leur tenue. Flaubert avait égalementacheté de grands crayons de charpentier, qui lui servaientà manifester son opinion sur le Maréchal Mac-Mahon, donton préparait la candidature à la Présidence de laRépublique et qu’il ne pouvait supporter.
    
Pour arriver à situer le lieu de l’action de Bouvard etPécuchet, les deux compagnons entraient dans les maisons,dansles fermes qui leur semblaient répondre à leurpréoccupations, sous prétexte de les louer ou mêmede les acquérir. Seulement, Flaubert était rarementcontent de l’endroit qui ne répondait jamais absolumentàtoutes les conditions de son roman. Près de Domfront, il avaitcru rencontrer la maison rêvée pour ces deux bonshommes,mais la situation ne se prêtait pas à certainesinvestigations archéologiques. Flaubert caressait, en effet, leprojet de faire reconstituer par ces deux fantoches la statue du Veaud’or. Le culte du Veau d’or, d’après lui,s’étaittransmis du Sinaï dans le pays normand. Il avait vu quelque choselà-dessus et pour retrouver cette note, il eut le courage derelire toute la collection des bulletins de la Sociétédes Antiquaires de Normandie.

Finalement, il retrouva une note prise dans un ouvrage de Dom Martin,indiquant que le Veau d’or avait été cachésous laMont-Faunus, près d’Argentan.

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Mais il avait encore une autre préoccupation quil’obsédait. Dans son livre, les deux bonshommes,aprèsavoir entendu pieusement la messe de minuit, sont touchés par lagrâce et deviennent, peu à peu, très religieux, seconfessent, pratiquent les sacrements, deviennent mystiques,exaltés, jusqu’à se donner la discipline !Pécuchet, toutefois, malgré l’ardeur de sonzèle,craignait de ne pas posséder la persévérance. Etc’est pour obtenir ce don qu’il se résoud àfaire unpèlerinage à la Vierge. Il hésitait entreNotre-Dame-de-Fourvières,Chartres, Embrun, Marseille et Auray ; mais il se décida pourNotre-Dame-de-la-Délivrande, près de Caen.

Cette visite de la Délivrande, pour se documenter, Flaubertl’afaite lui-même vraisemblablement, dans les premiers jours de sonséjour à Caen. C’est pendant les quatre jourspassés à Caen qu’il a pu se rendre assez facilementà Douvres et à la Délivrande, qui ne sont pointéloignés de l’Athènes normande. Le chemin deferqui mène à Luc existait-il à cette époque ?Probablement non, car Bouvard et Pécuchet, partis de leurbourgade hypothétique de Champignolles, près Falaise,indiquent qu’ils ont fait le voyage dans un vieux cabrioletlouépar eux. Le trajet était de quarante-trois kilomètresqu’ils firent en douze heures. Dans une des lettresécritesà sa nièce Caroline, datée de Bayeux, le2 septembre 1877, Flaubert indique « que toute sa journéese passe en courses, la plupart en petites voitures découvertesoù le froid leur coupe le museau. Hier, au bord de la mer,dit-il, c’était insoutenable. »
 
Dans son roman, il fait descendre ses « bonshommes »à l’auberge. C’est là aussi  que Laporteet luidescendirent à l’HôtelNotre-Dame. Comme auxhéros du roman, on leur donna une chambre à deux lits,avec deux commodes supportant deux pots à l’eau dans depetitescuvettes ovales. C’était, avait ditl’hôtelier, la Chambredes Capucins. Cettechambre, qui malgré lestransformations existe encore aujourd’hui, avait son histoire.Avant laRévolution elle était de tradition réservéeaux pères Capucins de Caen dont le couvent se trouveenglobé aujourd’hui dans le couvent du Bon-Sauveur, lorsde leurpèlerinage annuel à la Délivrande. De plus, il estcertain que des messes y furent dites secrètement pendant laTerreur par des prêtres assermentés.

Cependant Flaubert s’instruit de l’histoire dupèlerinagecélèbre dans toute la Normandie, grâce à unebrochure trouvée à la cuisine de l’auberge.

D’après certains détails, on peut croirequ’il s’agitd’une notice sur la chapelle de la Délivrande, par unmissionnaire, parue en 1862. Cependant antérieurement vers 1840,il avait également été publié deux autresvolumes, par F. C. Fossard, L’anciennefondation de N.-D. de laDélivrande, publiée à Caen et une autrebrochurein-12 de deux cent vingt pages, avec le récit des vingt-sixmiracles opérés dans cette chapelle, signéed’uncertain abbé L... Il est à croire que Flaubert qui sepréoccupait si vivement de la bibliographie de son sujet, dutconnaître aussi une critique de cette histoire, sous la formed’une brochure de 11 pages, parue à Bayeux en 1840, aveclesinitiales V.-E. P. à l’imprimerie Léon Nicolle, rueSt.-Jean. L’abbé L.. était l’abbéEugèneLaurent, chanoine honoraire à Bayeux, curé deSt-Martin-de-Condé-sur-Noireau qui devait mourir un anaprès le voyage de Flaubert à la Délivrande ; ilavait écrit quelques opuscules sur l’abbaye Sainte-Claired’Argentan, et un essai historique sur Bernières deLouvigny.

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A l’aide de ces notices, Gustave Flaubert a résuméà grands traits, dans son roman, la fondation, l’histoire,lesmiracles de la chapelle. Usant des dissertations de l’abbéde laRue au XVIIIe siècle sur l’origine de ce sanctuaire,Flaubertattribue son origine soit à Saint-Regnobert premierévêque de Lisieux, soit à Saint-Ragnebert quivivait au VIIe siècle, ou à Robert-le-Magnifique, aumilieu du XIe. Notons quelques erreurs de détails.Saint-Regnobert n’est pas évêque de Lisieux, mais lesecond évêque de Bayeux. M. et Mme de Becquetière« qui eurent assez de force pour vivre chastement en étatde mariage », sont appelés M. et Mme de Becqueville. Quantà la Chambre des Capucins,il y a quelque confusion : « Ony avait caché la dame de la Délivrande avec tant deprécautions, dit Flaubert, que les bons Pères y disaientla messe clandestinement. » La dame s’entendvraisemblablementde la statue de Notre-Dame, qui dut être cachée plusmystérieusement et avec de secrètes précautions,puisqu’elle ne réapparut dans la chapelle que sous lerègne de Napoléon. Flaubert, dans son historique, sembleaussi distinguer les incursions des Danois, de celles des Normands, quiravagèrent toute la contrée au IXe siècle.
 
Par contre, il est plus exact sur toute la suite de l’histoire delachapelle. Il « constate, d’après les Essais historiquesde l’abbé de la Rue, qu’en 1112, la statueprimitive futdécouverte par un mouton qui, en frappant du pied dans unherbage, indiqua l’endroit où elle était, et quesurcette place le comte Baudouin érigea un sanctuaire ».C’est, en effet, Baudouin, comte de Reviers, qui fit construirelachapelle de la Délivrande, après sa destruction par lesNormands.

Flaubert, toujours d’après le livre de l’abbéEugène Laurent, raconte tous les miracles de Notre-Dame. Unmarchand de Bayeux captif chez les Sarrazins, qui l’invoque etdont leschaînes tombent miraculeusement ; un avare qui l’implorecontreles rats envahissant son grenier et qui est délivré deses hôtes... indésirables ; un vieuxmécréant, qui ayant touché une de sesmédailles, se convertit inextremis. « On cite parmiceux qu’elle a guéris d’affectionsirrémédiables,Mme de Palfresne, Anne Lirieux, Marie Duchemin, François Dufayet Mme de Jumillac, née d’Osseville. » En effet, uncouvent de religieuses existe à la Délivrande, qui futfondé et dirigé par Mme Sainte-Marie, qui étaitfille du comte d’Osseville, ancien receveur-généralduCalvados et propriétaire au château de Gavrus, auxenvirons de Caen, dans le canton d’Evrecy, qu’entoure unparcarrosé par l’Odon, et ombragé par des arbressuperbes...

Des personnages considérables ont visité laNotre-Dame-de-la-Délivrande, et Flaubert cite le roi Louis XI,grand visiteur des églises vouées à la Vierge. Ila raison. Louis XI fit ses dévotions à la chapelle de laDélivrande, du 14 au 19 août 1473, en compagnie de Louisd’Harcourt, patriarche de Jérusalem, qui étaitévêque de Bayeux, mais avait son hôtel àRouen, dans la rue Beffroy.

D’autres personnages accompagnaient encore Louis XI, Louis deBourbon,amiral de France et le sieur de Torcy, grand maître desarbalétriers. Flaubert, dans son récit despèlerinages à Notre-Dame-de-la-Délivrande, citeencore « Louis XIII, deux filles de Gastond’Orléans, lecardinal Wiseman, Samirrhi, patriarche d’Antioche, Mgr Veroles,vicaireapostolique de la Mandchourie et l’archevêque deQuélenvint lui rendre grâces pour la conversion du prince deTalleyrand. »

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Après une nuit passée à l’HôtelNotre-Dame, les deux compagnons, Flaubert et Laporte,étaient lelendemain dès six heures, à la chapelle. A cetteépoque la chapelle primitive était en train dedisparaître. Ses parties anciennes annonçaientplutôt le XIIe siècle que le XIe, particulièrementles arcatures à l’ouest et du côté nord.Déjà une grande partie de l’édifice avaitété reconstruite. Deux chapelles au transept avaientété fondées, l’une en 1523, par Pierre LeGendre,trésorier de France ; l’autre, dans le sièclesuivant auxfrais du Chapitre de Bayeux qui exerçait la juridictionspirituelle sur la chapelle de la Délivrande, comme ill’exerçait sur l’église de Douvres, levillage voisin.Mais, en 1877, l’ancienne chapelle avait disparu et depuis 1854,on enconstruisait une autre, sur les dessins de l’architecte del’église de Bonsecours, M. Barthélémy, qui aédifié le nouveau sanctuaire deNotre-Dame-de-la-Délivrande, avec ses deux tourssurmontées de flèches. A l’époque oùFlaubert vint dans le village, on travaillait encore au choeur, qui nefut terminé qu’en 1880 : « Le monument de stylerococo,déplaisait à Bouvard, surtout l’autel de marbrerouge,avec ses pilastres corinthiens. La statue miraculeuse dans une niche,à gauche du choeur, était enveloppée d’unerobeà paillettes ». La description certainement notéesur nature, se poursuit par les ex-votos, les bouquets demariées, les médailles militaires, les coeursd’argent,les épées en sautoir offertes par un ancienélève de l’Ecole polytechnique « et dansl’angle,au niveau du sol, par une forêt de béquilles. »
    
Cependant de la sacristie, débouche un prêtre «portant le saint Ciboire ». Il célèbre la messe. Ildit l’Oremus, l’Introït et le Kyrie que l’enfant de choeurrécite « tout d’une haleine ». Sur leslèvresde Bouvard, il met les Litanies dela Vierge qui défilent,avec toutes leurs images. « Tour d’ivoire, maisond’or, porte dumatin », invocation qui traduit librement le Janua caeli dutexte liturgique. Toutefois, le littérateur qui survit enFlaubert, ajoute joliment : « Et ces mots d’adoration, ceshyperboles l’emportent vers celle qui estcélébréeavec tant d’hommages ; il la rêve comme on la figure danslestableaux d’église, sur un amoncellement de nuages, deschérubins à ses pieds, et l’Enfant-Dieu à sapoitrine, mère des tendresses que réclament toute lesafflictions de la terre, idéal de la femme transportéedans le ciel ».

Au sortir de la Chapelle, Flaubert est entouré par les marchandset les marchandes de chapelets. Il fait acheter à un de cesbonshommes une petite Vierge en pâte bleue et, àl’autre,- c’est Pécuchet - comme souvenir, un rosaire.

Mais les sollicitations des marchandes se font importunes etindiscrètes, Flaubert ne peut se débarrasser de cessolliciteuses, effrontées et criardes, qu’enproférant unformidable juron !...

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Tel est, brièvement résumé, le récit fortexact du pèlerinage que fit alors Flaubert à laDélivrande, pèlerinage de simple documentationlittéraire. Le voyage d’exploration en Normandie avait, dureste, été interrompu par Edmond Laporte qui avaitdû abandonner Flaubert pour se rendre à Rouen, «afin, écrivait Flaubert à sa nièce, d’allercommeconseiller général, coopérer à laconfection des listes de prix. Son absence lui auraitcoûté, dit-il, 500 fr. d’amende ! »
    
Flaubert continua seul cependant son itinéraire, et revitDomfront et ses environs, alla en voiture aux alentours de Falaiseoù il passa deux jours, projetant d’aller àSéez,à Laigle et à la Trappe. Il se vantait de n’avoirpasperdu son temps, levé dès sept heures du matin et setrimbalant toute la journée en prenant des notes. Il avait vu,disait-il en pensant vraisemblablement à l’excursion de laDélivrande, des choses qui le serviraient beaucoup.D’autrepart, il écrivait le 5 octobre 1877 à un autre de sescorrespondants : « Je me suis trimbalé avecactivité par les chemins et grèves de Normandie ».
 
Mais bientôt de retour à Croisset, il écrivait« Me voilà revenu depuis hier au soir. Il s’agitmaintenant de se mettre à la pioche, chose embêtante etdifficile. J’ai vu dans cette excursion tout ce que j’avaisàvoir et je n’ai plus de prétexte pour ne pasécrire.» C’était la fin du pèlerinage à laDélivrande.

GEORGES DUBOSC