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DUBOSC,Georges (1854-1927) :  LesCampagnols en Normandie(1927).
Saisie du texte : S.Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (22.IX.2006)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe etgraphieconservées.
Première parution dans le Journal de Rouen du3 janvier 1927. Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là: études d'histoire et de moeurs normandes, 4èmesérie, publié à Rouen chez  Defontaine en 1927.
 
LesCampagnols en Normandie
par
Georges Dubosc

~*~

Malgré l’esprit de Locarno etles entrevues de Thoiry, il se prépare chaque année un grand mouvementoffensif pour le printemps. De nombreuses réunions régionales ont lieuà Paris et une grande assemblée générale décide de l’ouverture deshostilités ; déjà des dépôts d’armes et de gaz asphyxiants sontpréparés, comme s’il s’agissait de révolutionner la Catalogne !

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Rassurez-vous,il s’agit simplement de déclarer la guerre… aux campagnols, ces ratsdes champs qui causent, tous les ans, des milliers de francs de dégâts,non seulement en France, mais dans le monde entier, dont ils ravagenttoutes les richesses agricoles. Il s’agit d’organiser contre cesdévastateurs, un front unique et il est bon de prendre ses précautions.C’est pourquoi les directeurs des Services agricoles de vingt-sixdépartements étaient réunis un jour en un congrès général à Paris, où aété proclamée la « guerre sainte »… contre le petit rat des champs,grand destructeur de blés et de céréales.

Dans lesdépartements qu’il hante, si l’on totalise les estimations desdirecteurs agricoles présents à la conférence, les ravages s’étendentau moins sur 600.000 hectares. Dans ce trop vaste domaine, les annéesoù les campagnols pullulent, soit parce que l’hiver fut doux ou laterre sèche, soit par suite d’une sorte de cycle qui les multiplieparticulièrement tous les trois ans, les récoltes peuvent êtreanéanties. Il n’est pas exagéré de dire, comme le répétait unparlementaire à la Chambre, « que ces ravageurs nous obligent à acheterdu blé à l’étranger ». Il y a quelques années, en Normandie, encertains coins, les campagnols s’étaient multipliés au point de devenirun véritable fléau. Toute une partie du pays de Bray, depuis Buchy,Bellencombre, jusqu’à Saint-Saëns et Clères, fut ravagée par les bandesde ces animaux nuisibles. Dans le Calvados, dans le canton de Douvreset dans toute la plaine de Caen, les terribles rongeurs, sur 3.000hectares, ont causé plus de 2 millions de pertes en quelques jours.

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Cescampagnols, un peu semblables aux souris, mais plus forts, plus trapus,un peu roux ou d’un blanc sale, avec des molaires terribles en dents descie, coupant et détruisant tout, sont répartis en plusieurs espècesdifférentes et on les rencontre dans le monde entier. Il en est demontagnards, qui habitent les Alpes et les Pyrénées, jusqu’à 4.000mètres au-dessus de la mer, à la limite des neiges perpétuelles. Dansles auberges des sommets, dans les chalets abandonnés, dans les abrisou dans certaines grottes habitées, ils détruisent les provisions debouche qu’on ne peut mettre à l’abri de leur voracité. Il en estd’autres espèces qui se sont propagées en Asie, en Chine et jusque surles pentes de l’Himalaya, où pullulent ces « bolcheviks » du mondeanimal.

Il en est, dans l’Amérique du Nord, quirongent intérieurement d’énormes arbres, quand ils ne dévorent pasl’écorce extérieure. Ils parviennent ainsi à les abattre. Mais parmiles campagnols de tous poils, le plus dangereux et le plus nuisible,est bien le campagnol des champs, celui que chantèrent Esope, Horace etLa Fontaine :

       Ce  n‘est pas que je me pique
       De tous vos festins de roi.
       Mais rien ne vient m’interrompre
       Je mange tout à loisir.
       Adieu donc ! Fi du plaisir
       Que la crainte peut corrompre !

Et,en effet, le campagnol des champs mange tout à loisir, pullulant et sereproduisant avec une effrayante rapidité. Un seul couple,affirme-t-on, produit trois cent petits, et ces tout petits commencentà ronger dès l’âge de deux mois. Par les galeries souterraines ettortueuses où ils gîtent, ils gagnent les champs cultivés où ilsdévorent tout, déracinent les plantes, coupent les tiges des céréales,dépouillent les épis de leurs grains et s’attaquent même aux semailles.Dans leur terrier compliqué, par leurs galeries, s’étendant souventtrès loin, ils transportent tout ce qu’ils ont dévasté, dans une placeintérieure, véritable magasin de vivres et vont grignoter ces vivres deconserve dans une sorte de cagnade repos. Si les labours, à certaines époques, les forcent à s’exilerou à s’éloigner, ils abandonnent la partie momentanément. Ils s’en vontplus loin, dans les terres en friche abandonnées, dans les vieillesprairies, d’où ils repartent pour de nouvelles conquêtes et de nouveauxravages ! Leur plus belle campagne fut en 1801, où les campagnolsenvahirent la France du Nord, de l’Est à l’Ouest. Ils firent, dansquinze communes de Vendée, des dégâts qui s’élevèrent à 3 millions enquelques jours.

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Quen’a-t-on pas essayé, du reste, contre les campagnols envahisseurs ? Ona tout d’abord compté sur l’hiver, le général Hiver, quand il congèleleurs terriers, ou sur la neige, qui inonde leurs galeries et les noie; on a compté sur les oiseaux de proie, sur les renards, les belettes,mais tout cela est inefficace. Il a fallu, de tout temps, avoir recoursà des moyens de destruction artificiels.

Pour lescombattre, on a, en effet, des armes modernes. M. de Buffon, intendantdu Jardin du Roi, chassait ainsi le campagnol : il prenait une lourdepierre plate et la posait inclinée sur une buchette verticale. Sous lapierre, il mettait une noix attachée à la buchette. Le campagnol venantgrignoter la noix, faisait choir sur soi la pierre plate. Qu’on nesourie pas de ce moyen ! Buffon affirme qu’il assommait ainsi 100campagnols par jour sur 40 arpents de terre. Le procédé est encore enusage. Mais on a trouvé mieux.

L’empoisonnement parle blé arseniqué, par les pâtes phosphorées, par le pain baryté trempédans du lait ou dissous dans du carbonate de baryte. On emploie la noixvomique et même les gaz asphyxiants, tantôt à l’acide sulfureux ettantôt la chloropicrine et l’aquinite très lourds, très toxiques, maiscoûtant très cher. Lors de la dernière invasion campagnolesque enNormandie, on usa surtout du virus de Danyz, fourni par les services del’Institut Pasteur. Il communique une maladie contagieuse qui se répandvivement, les campagnols, gent vorace, dévorant leurs congénères. Levirus est contenu dans un bouillon de culture qui, mélangé avec del’eau, imprègne des graines d’avoine aplatie, dont les campagnols sonttrès friands. Un des avantages de ce virus est qu’il n’affecte pas lesanimaux domestiques.

Actuellement, un autre savantde l’Institut Pasteur, M. Salimbeni, cultive dans son laboratoire unvirus qui donne également aux rats des champs une épizootie contagieuseet mortelle. Elle les tue en trois jours. Un chroniqueur du Temps nous apprendque notre concitoyen, le savant M. Regnier, directeur de la Stationentomologique de Rouen et du Museum de Rouen, s’est appliqué à la tâchedélicate de préparer le virus en quantités industrielles.

«Malgré la complexité de ce problème, dit-il, il semble qu’il soitparvenu à obtenir dans des bidons de deux litres une culture enliquide, à base d’eau et de son, suffisamment efficace. Notre stationde Rouen a adopté pour ses essais, en grand, des caisses de 16 bidons,contenant chacun deux litres de virus et permettant de traiter 240hectares, chaque bidon valant pour 15 à 18 hectares. Ainsi préparé parun laboratoire officiel, qui ne recherche aucun bénéfice, son prix estdérisoire : 25 sous par hectare. Les agriculteurs prennent livraison dece virus et le diluent dans de l’eau (17 litres d’eau pour 2 de virus).Ils ont, au préalable, aplati de l’avoine sur l’aire de leurs granges(150 kilos pour 2 litres de virus). Ils mélangent le tout à la pelle.Au bout d’une heure et, de préférence l’après-midi, ils s’en vontrépandre cela dans les champs. Ils ont soin, chemin faisant, d’écarterles poules non que l’avoine contaminée soit dangereuse pour elles, maisparce qu’elles en font leurs délices et qu’il faut qu’il en reste pourles campagnols. Ceux-ci viennent manger l’avoine au crépuscule etcommuniquent à leurs proches un mal qui répand la terreur ! »

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Cesinvasions de rats campagnols et rongeurs, qui surgissaient tout à coup,au moyen-âge, soit dans les campagnes d’Italie ou encore dans lesplaines de Sibérie, où ils ravageaient tout sur leur passage, étaientconsidérées, dans l’antiquité et dans le moyen-âge, comme de véritablescalamités publiques. Les anciennes chroniques des abbayes les citent,en effet, souvent, comme des fléaux de Dieu ou des punitions célestessouvent immérités…

Mille superstitions, populaires,traditionnelles ou religieuses, s’attachaient donc à ces apparitionssoudaines de campagnols dévastateurs. On était tout d’abord persuadé -et Thiers en parle dans son Traité des Superstitions- que certaines gens, mendiants et malandrins, avaient le pouvoird’envoyer chez leurs ennemis des bandes de rongeurs dont on ne pouvaitse défaire. Aussi se gardait-on de refuser l’aumône aux passants malvêtus et aux quémandeurs courant la campagne, de peur qu’ils ne fassentarriver les rats. Dans le Bessin, dans le Cotentin, en Sologne, lessorciers envoyaient ces rongeurs en troupe. En Ile-et-Vilaine, commedans la Mayenne, les sorciers pouvaient ou les attirer ou les éloignercomme ils voulaient, suivant leur pouvoir magique. Quand les ratsétaient accourus ainsi dans les terres de la campagne par sorcellerie,les chats n’y touchaient plus et il était alors impossible de s’endébarrasser, tant que le sort n’avait pas été levé. N’allez pascontredire ces émigrations de rats ! Nombre de gens témoignent avoirassisté à ces randonnées de bêtes malfaisantes. Une paysanne deBasse-Normandie, écrit J. Lecoeur dans ses Esquisses du Bocage,dit avoir vu un vieux mendiant marcher lentement par un chemin creux,suivi de tout un cortège de rats dont les premiers avaient le nez surles talons de ses sabots. Dans le Bocage normand, le « meneur de rats», car il y avait des « meneurs de rats », comme des « meneurs de loups», recommandait à celui qu’il rencontrait de ne pas faire de mal à cesanimaux, surtout aux derniers qui étaient souvent des rats boiteux, setransformant en horribles dragons !!!

Toujours dansle Bocage normand, pour expliquer la présence des campagnolsenvahisseurs, on racontait que les sorciers malfaisants pétrissaientl’argile en forme de rats ou de souris. Quand ils avaient soufflédessus, en prononçant quelques paroles, l’argile s’animait et il ennaissait des milliers de rongeurs, qui allaient où leur commandait lesorcier. Dans les Veilleryesargentinois, un manuscrit de Chrétien de Joué-du-Plein,toute cette histoire est racontée et l’auteur ajoute que les rats étantallés piller une ferme, il fut impossible de les détruire. On dut avoirrecours à un autre sorcier pour s’en débarrasser.

Afinde se préserver contre l’invasion des rats, il n’y avait pas seulementl’influence magique des sorciers, « meneurs de rats », comme celle desmeneurs de loups, il y avait aussi la protection de certains saints etsaintes. Tout d’abord, au premier rang, dès le XVIe siècle, sainteGertrude qui avait le privilège de chasser les souris et les rats etdont le nom est invoqué dans les conjurations ardennaises. On disaitmême que les rats avaient mangé son coeur. En Ardennes, en Champagne etmême en Normandie, on invoquait saint Nicaise, patron d’une église deRouen, primitivement située dans les prairies du faubourg Martainville.On inscrivait son nom sacré sur les fermes et les maisons, avec cetteprière : S.Nicasi ora pro nobis. Fugite mures et glires. « Fuyez ratset mulots ». En Bretagne, on croyait que saint Isidore faisait mourirles taupes. Grâce à ces interventions sacrées, on estimait, en cestemps de crédulité, que certains territoires étaient pour toujourspréservés des incursions des animaux funestes aux biens de la terre. Ilest, par exemple, raconté dans la vie de saint Grat, évêque d’Aoste,qu’il possédait une formule pour écarter les rats de toute la vallée età trois mille pas à l’entour.

Mais les deux saintsprotecteurs contre les invasions des campagnols étaient avant tout,comme nous l’avons dit, sainte Gertrude, de l’abbaye de Nivelles, quiest souvent représentée, avec sa crosse sur laquelle grimpe rats etmulots. (Molanus raconte qu’il suffisait de puiser de l’eau dans lepuits du monastère de Nivelles et d’en arroser les champs pour que lesbandes de rongeurs disparaissent instantanément) ; l’autre saintratophobe est un dominicain américain du couvent du Saint-Rosaire deLima, qui recueillait les rats dans une corbeille, et ensuite lesrenvoyait loin de son église et de son couvent.

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Endehors de ces interventions sacrées, il y avait aussi certainescoutumes, certains actes pour se préserver des ravages des rats. Ilfallait, par exemple, le mardi de Noël bêcher son jardin, tête nue,entre le soleil levant et le soleil couchant. Avant de rentrer lapremière gerbe dans la grange, après avoir dit des prières, il fallaitajouter cette invocation : « Rats, rates et souriates, je vous conjurepar le Dieu vivant de ne toucher grains et pailles que je mettraipendant plus d’un an, non plus qu’aux étoiles du firmament. » Ailleurs,on plantait des piquets dans les champs et on frappait dessus poureffrayer les campagnols dans leurs galeries. Ailleurs, on jetait desconjurations écrites, au nom de Saint-Nicaise, enfermées dans desboulettes et semées dans les champs.

Aussi bien, ily a tout un folk-lore des campagnols et comme aussi toute unesymbolique du rat du moyen-âge. Ce qu’on appelle le « Globe aux rats »,c’est le globe du monde, couronné de la croix, sur lequel jouent desrats noirs et des rats blancs. On a cru longtemps qu’ils symbolisaientles jours et le temps qui ronge tout, le tempus edax. Iln’en est rien et, d’après la Légende dorée, ilsreprésenteraient les Vices, qui détruisent le monde. Toujours est-ilqu’on trouve des représentations figurées de ces rats dévastateurs, surun contrefort du XVe siècle de la Cathédrale du Mans ; àSaint-Germain-des-Prés, à Paris ; dans l’église de Champeaux ; dansl’église Saint-Siffren, de Carpentras et, plus près de nous, sur lesstalles de l’église de Gassicourt, près de Mantes. Sur une stalle del’abbaye de la Sainte-Trinité de Vendôme est également figuré un homme,portant une hotte d’où s’échappent des rats, bas-relief qu’on peutdater du commencement de la Renaissance.

Qui neconnaît aussi des légendes se rattachant à ces invasions des rats etdes campagnols ? Qui ne se rappelle cet archevêque de Mayence, Hatton,refusant de secourir son peuple contre une invasion de rongeurs, seréfugiant dans la tour escarpée de Bingen, sur le Rhin ? Les rats lepoursuivent, rongent la porte et enfin le dévorent lui-même… Et lalégende de Hans,le joueur de flûte ! Qui ne se souvient qu’en jouant de laflûte, il avait délivré toute la ville d’une troupe de rats, qui lesuivait à la piste ? Mais les échevins n’ayant pas voulu lui donner leprix convenu, Hans, pour se venger, emmena tous les petits enfants dela ville - c’était croyons-nous, Nuremberg - qu’on n’a jamais revus…Toujours est-il que le fait est constaté dans certaines chartes, quiportent la mention : Annoillos post diem quo amisimus infantulos nostros « Un anaprès que nous perdîmes nos petits enfants. » Savez-vous que l’on aporté cette légende bien connue au cinéma ?

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Maisterminons cette longue causerie sur les faits et gestes de campagnolsen Normandie. Il s’y déroulait, le premier dimanche de Carême, unesorte de procession nocturne, appelée les bourquelées,promenade à travers les champs. Maîtres, valets, servantes, enfants,agitaient sous les arbres des coulines, outorches et brandons de paille allumée, en chantant :

       Taupes et mulots,
       Sortez de mon clos,
       Ou je vous casse les os !

C’estce que F. Pluquet, dans ses Contes de Bayeux,appelle la « Conjuration du Bessin ». Dans le Berry, la complainte estplus sarcastique :

       Saillez d’ici, saillez mulots,
       Ou j’allons vous brûler les crocs.
           Laissezpousser nos blés.
           Courezcheux les curés.
       Dans leurs caves, vous aurez
       A boire autant qu’à manger.

Enfin,rapprochons-nous encore. Dans l’église paroissiale de Jumièges, on voitencore un vieux tableau représentant le « Miracle des rats », par saintValentin. Ne pouvant combattre une invasion de campagnols, les moinesde Jumièges s’avisèrent de porter en procession les reliques de saintValentin. Aussitôt, les terribles rongeurs se réunirent et se rendirenten foule vers un endroit dit « le Trou des Iles », au bord de la Seine,où tous se noyèrent.

Peut-être est-il plus sûr des’en fier aux sérums préparés par l’Institut Pasteur, pour hâter ladisparition des campagnols dévastateurs ! Il n’en est pas moins vraique toutes ces légendes, ces traditions, ces intercessions miraculeusesprouvent bien l’importance qu’on a toujours attribuée aux incursions deces petits rongeurs !

GEORGESDUBOSC