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DUBOSC,Georges (1854-1927) : Ruses de maquignons(1898). Saisie du texte : S.Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (03.X.2006) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Première parution dans le Journal de Rouen du23 octobre 1898. Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là: études d'histoire et de moeurs normandes, 6èmesérie, publié à Rouen chez Defontaine en 1929. Ruses de maquignons par Georges Dubosc ~*~Chaqueannée, la foire aux chevaux bat son plein. C’est un des grands marchésde la région, avec la foire de Guibray au mois d’août, celle de Caen,la foire du Grand-Lundi, à Alençon, la Saint-André à Mortagne, la Foire des Barricades à Chartres ou la Foire fleurie à Bernay. Biensouvent, elle a changé d’emplacement, depuis le moyen-âge, où elle setenait au Champ-du-Pardon, tantôt à la Vieille-Tour, tantôt auVieux-Palais où l’on vendait les chevaux sous la domination anglaise,puis dans la rue du Marché, à la Rougemare et enfin sur les boulevards.Mais, à toutes les époques, elle fut toujours aussi fréquentée, aussisuivie, et il y avait foule, alors, autour des bons chevaux normandsmis en vente, comme il y a foule sur la place Cauchoise. Seul,le décor a varié. Actuellement, le long de la chaussée où se croisentles rails des tramways, auprès des contre-allées, est rangée l’alignéedes chevaux qui hennissent ou se cabrent sous la pétarade des fouets.Autour d’eux, vont et viennent acheteurs et vendeurs, regardant,examinant de face ou de biais les bêtes exposées, inspectant tout d’uncoup d’oeil malin. Sur la place, des groupes d’hommes se forment, enlongue blouse bleue, le bâton à courroie de cuir passée au poignet,suivant du regard, au loin, la trotterie d’une jument qui remonte leboulevard, auprès des arbres dont les feuilles jaunissent. En cesdernières belles journées d’automne, un coup de soleil passant entredeux nuages tombe sur les croupes luisantes, pique de feu les cocardeset fait briller les bonnettes à pompons rouges. Etle temps passe à l’intérêt du marché, à des discussions fort animées, àvoir les chevaux s’enlever et courir, à écouter le tohu-bohu de cettefoule qui grossit, faisant des attroupements, vite dispersés au passagedu tram qui file rapidement. Aux devantures des cafés de la place quiont sorti leurs tables des grands jours, on se réunit pour discuter lesventes, terminer les marchés devant les petits verres de calvados.C’est le sceau du contrat ; il faut boire pour que les affaires soientbonnes. C’est l’accolade des mains après le combat, la réconciliationaprès les gros mots du prix à débattre, l’oubli des fraudes et desruses mises en oeuvre. Il faut bien dire, en effet,qu’innombrables sont les stratagèmes, les moyens de ruser et de tromperemployés dans la vente des chevaux, les pièges tendus à la confiance ouà la bonne foi des acheteurs. Pourquoi ne les passerions-nous pas enrevue ? Pourquoi ne dévoilerions-nous pas quelques-uns de ces trucssur lesquels les maquignons, madrés compères, aiment à garder unsilence mystérieux et prudent. Les marchands parfaitement honnêtes,auxquels on peut s’adresser sans crainte, sont heureusement légion etne peuvent se froisser de ces quelques notes. Quant aux… autres,n’est-il pas utile de mettre le public en garde contre ces duperies,contre ces fraudes manifestes qui revêtent des formes multiples, soitqu’elles aient pour but de donner au cheval vendu une allure généraled’ardeur, de vigueur, de docilité et d’endurance, soit qu’il s’agissede dissimuler ses tares, ses maladies ou ses défauts ? Représentez-vousun cheval commun venant de la campagne. Il a le poil long, bourru, leventre gros, de grands pieds plats. La tête est grosse, la crinièrerude et forte dissimulant l’encolure, le garrot et la queue hérissés depoils grossiers. C’est le « canard », le canasson, le « gail » danstoute sa hideur. Comment va-t-on le parer, celaideron ? Par quels artifices, par quelles dissimulations, par quellessupercheries de toilette et d’arrangement, va-t-on métamorphoser cetanimal laid en une bête de prix et d’allure ? Comment va-t-on changerRossinante en Bucéphale ? Tout l’art, toute l’ingéniosité adroite desmaquignons fins et retors consiste, cependant, à accomplir ce miracle,par mille moyens, par mille tours de métier, dont on usera, soit avantla vente, soit pendant celle-ci, sous l’oeil même de l’acheteur. Avantla vente… c’est la préparation, c’est la toilette générale, qui doitdonner au cheval ce premier aspect, cette harmonie des proportions,cette forme, cette condition, ce port qui séduisent au premier coupd’oeil l’acheteur. Le ventre du cheval qui doit être mis en vente est-iltrop gros ? On le fait tomber par des purgations. Le cheval paraîtalors plus grand, plus membré, plus vigoureux. En même temps, on brûleles crins du pourtour du nez, de la bouche, des ganaches, des oreilles.On élague la crinière et la queue, et on tond les longs poils quidéparaient la robe de l’animal. C’est là une première toilette, unpremier arrangement - très licite, au surplus - et qui suffit pourdonner à l’animal dégagé dans son ensemble, un caractère d’élégance etde distinction relatives. Mais les maquignons ont bien d’autres toursdans leur sac pour tromper les acheteurs, moyens très subtils, trèsingénieux parfois, et ruses parfois aussi tellement grossières, qu’onne les croirait pas possibles si on ne savait qu’elles ont été mises enusage. Voici tout d’abord un truc général trèssouvent employé. Adroits et cruels, les maquignons se font craindre desanimaux les plus revêches comme des plus indifférents. Toutes les foisqu’ils les approchent, ils les frappent sans prononcer une parole. Leschevaux paresseux, âgés ou malades, pour leur donner une apparenced’énergie ou d’activité, sont ainsi soumis à une flagellation sévère etcruelle. Après un court séjour dans les écuries, les chevaux, traitésde cette façon, ne peuvent sentir l’approche de l’homme sans exécuterles plus vifs mouvements. Au plus léger bruit, au moindre contact, ilsbondissent tant ils ont peur de voir se renouveler l’épreuve qu’ilsviennent de subir. Le cheval le plus mou paraît alors toutfeu, mais l’acheteur habile ne se laisse point surprendre par cetteruse grossière et ne confond point la pétulance que cause la terreuravec la vigueur et l’activité naturelles. Il reconnaît bientôtl’origine de l’effroi que trahissent la contenance du cheval et sonagitation fiévreuse. Par contre, les chevauxsont-ils vicieux, rétifs, ombrageux ? On leur fait absorber desnarcotiques, du laudanum, du chloral et d’autres drogues qui lescalment et les apaisent. Ils sont hébétés, ont l’oeil fixe, l’airindifférent et deviennent maniables et doux. C’est le plus souventl’ivraie, - qu’on a bien soin de ne pas séparer du bon grain, suivantle précepte de l’Evangile. - qui, mélangée avec de l’avoine, sert pourassoupir les chevaux trop vifs. En Vendée, on a vu des animaux qui, enmangeant de l’ivraie dans les pâturages, perdaient la faculté de seconduire et tombaient endormis dans les fossés. Cequi peut également indiquer la méchanceté des animaux, ce sont lestraces de l’action du serre-nez ou de la moraille, qu’on a été obligéd’employer pour ferrer le cheval, ou pour le seller. Bien entendu, lemaquignon trouvera mille prétextes pour expliquer ces traces. Avec lesressources de son imagination, il n’est jamais en peine pour inventerdes raisons plausibles. « C’était pour faire tenir tranquille lecheval, lors du pansement d’une plaie ! » ou pour tout autre motif quine se représentera plus ; mais n’en croyez rien ! Cesont là des moyens généraux pour « parer la marchandise » ; mais que deruses particulières, dues à l’esprit fécond des maquignons, ne met-onpas en oeuvre pour orner de qualités… qu’il n’a pas, le cheval mis envente ! Quand le cheval vieillit, par exemple, les cavités quisurmontent les yeux s’approfondissent ; c’est un des signes les plusapparents des approches de la vieillesse, c’est pour la race chevaline,la première ride, le premier cheveu blanc, la fatale patte d’oie ! Ehbien, les maquignons ont trouvé le moyen de dissimuler ce défaut, grâceà un procédé bizarre. Par de petits trous faits sous la peau, ilsinsufflent de l’air dans les salières. Fraude peu répandue,dira-t-on, mais qui existe, car elle a été signalée devant lestribunaux. L’opération, il est vrai, ne conserve son effet que pendantun court espace de temps, et doit se faire presqu’immédiatement avantla mise en vente. Elle suffit cependant, aux yeux de gens non avertis,pour améliorer sensiblement l’apparence d’un cheval vieilli.Généralement aussi, on complète la fraude, en enlevant ou en teignantles poils blancs des naseaux et de la tête. Lesoreilles sont, chez le cheval, un signe de race. Fines, mobiles, bienmaintenues, elles fournissent des données précises sur l’origine, laforce, le tempérament, les qualités, les défauts de l’animal. La bêtea-t-elle l’oreille longue, penchée vers la terre, comme le nez fameuxdu père Aubry, dans Atala, qui « aspirait vers la tombe » ? Le chevaln’est qu’un oreillard, sans grande valeur, sans maintien et sansgrâce. Mais les maquignons sont là, qui vont lui donner le chic quilui manque. Pour cela, ils enlèvent une partie de la peau sur la nuqueet font une suture aux deux bords de la plaie ; les oreilles sont alorsrelevées et droites, comme celles des chevaux de bonne race. Laqueue de l’animal, quand elle est attachée haut, bien portée et bienrelevée, donne un air distingué et vigoureux au cheval. Les Arabes -qui sont maîtres dans l’art de la connaissance des chevaux - le saventbien, et ils commencent souvent l’examen d’une bête en vente… par laqueue. Les maquignons ne l’ignorent pas non plus et de là vient leur truc classique, aujourd’hui bien débiné, qui consiste dansl’application… du poivre ou du gingembre, là où on ne croirait pas lesrencontrer. Comme disait Molière, on voit bien que ces gens-là « nesont pas accoutumés de parler à des visages ! » Leprocédé est désagréable à l’animal, mais ne lui cause pas de réellesouffrance ; il donne même de la grâce à la démarche du cheval et del’énergie à ses mouvements, à condition de ne pas en abuser. Ily a encore un autre moyen de faire porter la queue « en trompe » auxchevaux qui ont la queue basse : c’est ce que l’on appelle l’opérationde la queue à l’anglaise. Il suffit de couper les muscles de la faceinférieure de la queue, afin que les muscles releveurs de la facesupérieure, n’ayant plus d’antagonistes, produisent plus d’effet. Lecheval prend ainsi beaucoup d’allure. Mais la granderuse des maquignons, le chapitre sur lequel ils ont le plus exercé leuringéniosité et leur fertilité d’inventions, ce sont les dents. A toutprendre, ils savent bien que les ruses précédentes ne portent que surdes signes généraux, mais non absolument déterminatifs, tandis que laconformation des dents, chez le cheval, est un indice à peu près sûr deson âge. Ses dents, c’est son état-civil, c’est son extrait denaissance. « A cheval donné, on ne regarde pas les dents », dit leproverbe ; mais « à cheval vendu », il n’en va pas de même. Et c’estpourquoi les maquignons et les revendeurs, très ferrés sur ces signesde reconnaissance, connaissant très bien les différences existant entreles dents de lait et les dents caduques, les remplaçantes et les persistantes, sachant aussi les modifications que l’âge et l’usureapportent à la conformation des incisives, des pinces et des coins,sont de merveilleux dentistes… pour chevaux. Deux occasions s’offrentde montrer leurs talents en ce genre, soit qu’ils veuillent faireparaître un cheval plus vieux qu’il n’est réellement, soit qu’ilsveuillent, comme le docteur Faust, rajeunir un cheval déjà âgé. Si lemaquignon peut vendre un cheval de trois ans pour un cheval de quatre,il gagne une année d’entretien. Tant pis pour l’acquéreur s’il setrouve en possession d’un animal trop jeune pour supporter un travailun peu rude ! Pour accomplir ce premier genre de supercherie, lemaquignon use de ce que l’on appelle « la contre-marque ». Veut-on contre-marquer les poulains qu’on veut vieillir ? On arrache lesincisives caduques, puis les pinces, les mitoyennes et les coins,toutes les dents qui, naturellement, seraient tombées à l’âge de cinqans. On devance ainsi de dix ou douze mois l’éruption des dents deremplacement qui, n’étant plus retenues par les dents de lait,surgissent rapidement. Excellent moyen de vieillir, en apparence, et enpeu de temps, les jeunes chevaux. Pour rajeunir lesvieux chevaux, il est besoin d’un autre talisman, d’une autre méthode,plus difficile. « N’arrachez plus, falsifiez », telle est alors ladevise des maquignons qui usent pour cela du Bishopping, ainsidénommé par nos bons amis les Anglais, du nom de son glorieuxinventeur, Bishop ! La « contre-marque de rajeunissement » la plusemployée consiste à raccourcir les dents incisives si elles sont troplongues, puis à pratiquer, avec un burin, vers le centre de la tabledentaire, une sorte de cavité qui représente le cornet, ce creux quidisparaît généralement chez les chevaux de dix ans. La voilà bien, lasculpture sur ivoire, la voilà bien ! Mais ce n’estpas tout. Pour donner à cette cavité quelque ressemblance avec le cornet naturel, il faut imiter une espèce de matière noire qui setrouve au milieu de la dent, et que les gens de cheval appellent le germe de fêve. C’est l’enfance de l’art, pour les truqueurs dechevaux, soit qu’ils noircissent l’intérieur de la dent avec del’encre grasse, soit qu’ils fassent brûler dans son intérieur, un grainde seigle au moyen d’un fer chauffé à rouge. Malgré toutes cesprécautions, un oeil exercé n’a point grand mal à découvrir les contre-marques. On se rend compte alors que les dents incisives ontété raccourcies, à ce que les dents inférieures ne touchent pas lessupérieures, quand la bouche est fermée. En plus, les bords du cornetainsi artificiellement fabriqué, sont rudes et irréguliers et l’anneaud’émail blanc qui entoure la marque naturelle, fait défaut. Et puis… etpuis le cheval, ainsi rajeuni, n’aime pas beaucoup se laisser examinerla bouche. Il se souvient, le bon dada, des souffrances qu’on lui afait subir et il renâcle. Cela seul suffirait à indiquer la fraude.Voilà pour les supercheries principales ayant pour but de parer, deprésenter le cheval à la montre et nous en oublions, tel que lapréparation de la robe, du poil, fin, court, luisant et lustré, qu’onobtient en administrant au cheval de la graine de lin, de l’arsenic, eten l’étouffant sous des couvertures de laine dans des écuries chaudes. Làne se bornent pas les ruses et les tours des mauvais maquignons. Biensouvent, le cheval a des vices, des mauvaises habitudes, des tares, desmaladies plus ou moins sérieuses, plus ou moins chroniques. Il s’agittant bien que mal, de dissimuler et de masquer ces défauts qui changentde tout au tout la condition d’une bête mise en vente. Commeles pauvres humains, les chevaux ont des vices nombreux dont la plupartsont très connus. Mordre et ruer sont les plus communs et les plusdangereux, et très souvent ils sont réunis. Généralement, à l’examendans l’écurie, l’acheteur s’en aperçoit, ne serait-ce qu’auxprécautions prises par le vendeur qui, prudemment se gare des attaquesde la bête. Pour dissimuler momentanément ces vices, les maquignonsusent de drogues. Avec de l’opium administré à jeun, ils obtiennent unedocilité temporaire quand ils n’ont pas recours à la fatigue et à lafaim pour apaiser les bêtes vicieuses, indomptables ou obstinées. Lesmauvaises habitudes, sans être aussi graves que les vices invétérés, serencontrent aussi souvent chez les chevaux. Celui-ci frappe du pied,déchire ses couvertures ; celui-là se détache la nuit, cet autre seroule dans l’écurie. Tout cela est bien difficile à découvrir avantl’achat, et les inconvénients que ces habitudes entraînent se fontsurtout sentir après qu’on a eu connaissance de leur existence. Unemauvaise habitude plus répandue est le tic, qu’en Angleterre onconsidère même comme une véritable maladie. Trèsdrôle, le tic, qui est une vraie manie chevaline, une véritableobsession. Un cheval est-il tiqueur ? Il s’amuse à saisir, avec lesdents de devant, le bord de la mangeoire, puis dilate son gosier etabsorbe l’air en faisant entendre un bruit qui ressemble à un rotement,pendant qu’il rapproche ses quatre pieds. Parfois, il tique dehors ;il tique au vent, en absorbant violemment l’air extérieur. Ons’aperçoit souvent que le cheval est tiqueur aux marques de courroie,serrée autour de l’encolure, qu’on a l’habitude de mettre aux chevauxpour les empêcher de tiquer. Mais les maquignons maquillenthabilement ces marques ou tâchent de les dissimuler sous des colliersou des attaches. Au surplus, la fraude n’a pas grande conséquence, carle tic avec ou sans usure des dents, est, je crois, bien classédans les vices rédhibitoires. Ceux-ci, les truqueurs de chevaux se gardent bien, la plupart du temps, des’amuser à les dissimuler ; ils savent que s’il y a vice rédhibitoire,la vente est nulle de droit, soit que le vendeur ait connu ou ignorél’existence de la maladie, avérée ou suspecte, dont la bête étaitatteinte. Ce sont des dispositions de l’ancienne loi de 1838, qu’ontreproduites les lois du 2 août 1884 et du 31 juillet 1895. Mais il y ad’autres maladies que les mauvais maquignons ont tout intérêt à cacher.Voyons comment ils s’y prennent. Pour dissimuler un jetage quelconquepar les naseaux, un écoulement malsain, qui n’est pas toujours aussigrave que la morve, ils ont soin, en cachette, d’essuyer les naseauxde l’animal, ou bien encore, pour les épurer, ils lui font faire untemps de galop très rapide. Il arrive aussi qu’ils emploient uneinjection astringente ou qu’ils introduisent un morceau d’éponge dansle naseau affecté. Abominables pratiques qu’on parvient cependant àdécouvrir en ouvrant les naseaux, de manière à voir aussi haut quepossible, ou en les comprimant alternativement, de façon à forcer lecheval à ne respirer que par un seul à la fois. Pourla fluxion périodique des yeux, qui est une maladie très sérieuse chezle cheval, il est assez difficile de la dissimuler. Aussi lesmaquignons, retors et madrés, ne s’amusent-ils pas à ce jeu. Ils secontenteront de prétendre que l’affection est toute nouvelle, ilsjureront leurs grands dieux qu’ils n’y comprennent rien, que la maladiedoit être due à une cause purement accidentelle. En attendant, le matinavant la vente, pour donner de la vraisemblance à leur assertion, ilsauront introduit un brin de foin entre la paupière et le globe del’oeil. Il suffira qu’un compère, ou la personne que vous aurez chargéde visiter le cheval, découvre le brin de foin « d’où venait tout lemal », pour que le marchand, qui vient de vous rouler, invoque sabonne foi et se félicite d’avoir pu, si à propos, vous en donner lapreuve. C’est, au reste, un truc souvent employé, que cettesimulation d’un mal moindre, pour cacher ou expliquer un mal plusgrave. On a souvent vu des maquignons, peu consciencieux, faire ainsides contusions, des plaies aux tempes, aux paupières, pour simuler uneophtalmie aigüe… mais due à une cause externe. Ils aviveront, parexemple encore, des plaies anciennes, pour leur donner un aspectrécent, en les attribuant à des causes minimes, alors que ces blessuressont dues à des chutes sur le sol ou contre des murailles, dans des casde vertigo ou d’épilepsie. On ne peut se figurer les ressources deleur esprit en ces matières. Aussi le meilleur est-il pour le simpleacquéreur de ne jamais acheter un cheval malade et de s’en fierlà-dessus à l’adage des Arabes : « Ruiné, fils de ruine, celui quiachète pour guérir. » Les affections respiratoiresont une grande importance dans la vente d’un cheval. Dans la pousse,par exemple, l’inspiration se fait bien régulièrement, maisl’expiration a lieu en deux temps, provoquant sur le flanc du cheval unarrêt saccadé, ce qu’on appelle le soubresaut, le coup de fouet. Pourcacher cette affection, les vieux maquignons s’étaient mis dansl’esprit de pratiquer, sous la queue du cheval, une ouverture qu’ilsappelaient le sifflet, le rossignol. Ça ne servait pas àgrand’chose, mais cela seul suffit à témoigner des roueries dumaquignonnage. Aujourd’hui, la pousse est masquée par une saignée,par la suppression du foin, par des boissons miellées et de l’arsenic.La mise au pré agit aussi dans le même sens. Le cornage provoqueégalement une gêne dans la respiration du cheval, mais elle est due aurétrécissement ou à la constriction de la trachée-artère. Comme lebruit qui dénonce le cornage se fait plutôt entendre quand le chevalest en action, quand la respiration est rendue plus rapide par lafatigue qu’au repos, le vendeur avisé a toujours soin de conduire lecheval à une assez grande distance avant de le mettre au galop, etprudemment, au retour, il ralentit l’allure pour que la respiration ducheval cornard soit devenue plus calme quand il arrivera devantl’examinateur. Et cela nous amène à parler desinnombrables ruses auxquelles a recours le maquignon quand le chevalest présenté sur le terrain, soit vu en main, à bout de longe, au paset au trot, soit vu monté au trot ou au galop. Il faut bien se dire quele maquignon se servira alors de tous les avantages qui peuventaugmenter l’apparence de la bête qu’il met en vente, et qu’il n’enoubliera aucun. Il connaît tout, il sait tout… comme d’Harcourt, et enprofite pour tromper et flouer l’acheteur, le bon gogo, que, dans sonargot spécial, il a décoré du nom de carafe. Le cheval est-il tropcourt de reins ? Il aura soin de placer dessus une couverture trèsétroite. Est-il trop long ? Il en placera une qui laissera à peine voirl’extrémité de la croupe. Si le cheval a une tare quelconque, soyez sûrqu’on fera en sorte de vous la cacher, de la placer du côté d’un mur,de ne le faire passer devant vos yeux que quand votre attention seraattirée d’un autre côté. Si la bête a un défaut d’aplomb, vous aurez dumal à vous en apercevoir, car elle est dressée à se remuer, à setourner, à se « camper ». Veut-on faire paraître le garrot élevé ? Onaura soin de placer le cheval sur un endroit en pente les sabotsrelevés. Si en examinant le cheval à l’écurie vous l’avez trouvé un peutrop grand, on le placera dans un lieu bas. Pourcacher un crapaud ou une crevasse au pied, on fera marcher le chevaldans la boue, si, au préalable, on ne les a pas remplis de mastic, decire ou de cambouis. Pour masquer le défaut d’un pied plat, on aura eusoin de mettre un fer fortement ajusté. Pour une maladie de lafourchette, ou une inflammation comme une bleime, on l’auradissimulée sous un fer couvert. Un fer sans étampures empêchera lecheval de se couper ; un fer à forts crampons l’exhaussera et le feraparaître plus haut. Par des moyens aussi ingénieux,on dissimulera les traces de vésicatoire ou de sinapisme qui serévèlent souvent par la dépilation ; on teindra les poils blancs venussur une tare ou une cicatrice, on ira même jusqu’à coller du faux poilsur un genou couronné. Quant aux boîteries qui nesont pas toujours faciles à découvrir, on mettra tout en oeuvre pour lescacher, en s’efforçant de promener le cheval sur un terrain mou, où ledéfaut est moins apparent, la tête soutenue par la bride avec fermeté.Si le cheval boîte à froid, on tâchera de le présenter étant échaufféet suffisamment préparé ; s’il boîte à chaud, par des bains, descataplasmes, un long repos, on s’évertuera à faire quasi disparaître laboîterie. Et puis, du diable ! s’il est commode de suivre et decomparer les mouvements du cheval présenté ! Allez voir, si la bête aun écart à l’épaule, une faiblesse au jarret, quand, poussée, retenue,torturée, elle ne fait pas deux pas sans changer d’allure, trottant,galopant, reprenant le pas ! Le cheval trotte-t-il à la longe, lemarchand tout courant, de son bâton attaché au poignet, piquera aubesoin l’animal pour le forcer à se relever, à prendre une bonnetournure de vigueur et de santé. Voilà à peu près lebilan des principales ruses employées par les maquignons. Le chapitreest déjà long et nous en passons et… des meilleures, ne seraient-ce quecelle employées lors de la signature des contrats de vente, desgaranties, expresses ou tacites. Là-dessus il y en aurait trop àconter, sans oublier celle de ce maquignon, qui, sur son contrat,apposait cette mention, avec une faute d’orthographe : « cheval vendu an garantie » et après coup ajoutait deux s, en tête et en queue,ce qui faisait « sans garantie » ! Mais tout cela n’est le fait que demauvais maquignons, mis au ban de la corporation fort honnête, Dieumerci ! Malgré tout, on s’étonnera encore que la vente et le commercedes chevaux soient livrés à de si astucieuse pratiques de fraude et detromperie. « La faute en est, disait Baucher, le grand cavalier, à ceque rien n’est aussi difficile que de bien connaître le cheval ». Ilest vrai que d’ici cinquante ans, au train dont vont cycles, motocycleset automobiles, on les connaîtra encore moins. Le règne des chevaux, deceux qui les vendent et de ceux qui les achètent, - acquéreurs etmaquignons, - sera bien près de disparaître !.... GEORGESDUBOSC |