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DUBOSC,Georges (1854-1927) :  Les Corsaires normands(1898).
Saisie du texte : S.Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (26.X.2006)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe etgraphieconservées.
Première parution dans le Journal de Rouen du15 mai 1898. Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là: études d'histoire et de moeurs normandes, 6èmesérie, publié à Rouen chez  Defontaine en 1929.

Les Corsairesnormands
par
Georges Dubosc

~*~

Comme tout reparaît au gré del’actualité ! Voici de nouveau qu’on reparle plus que jamais descorsaires et de la guerre de course. On les croyait bien oubliés depuisles récits romantiques d’autrefois, et la succession des Lara et desZampa semblait tombée en déshérence. Ils sont cependant revenus del’autre côté de l’Océan, dans cette mer des Antilles qui a déjà vuleurs exploits. Corsaires modernes, du reste, qui ont remplacé le finvoilier, filant toutes voiles dehors, par le cuirassé destroyer, quiont échangé la hache d’abordage contre l’obus à pétrole massacrant deloin, et qui se mettent à quatre, toute une escadrille, contre unpauvre cargo-boat qui n’en peut mais.

La guerre decourse ! Nous ne savons plus guère ce que c’est depuis que sur lesinstances de l’Angleterre, qui se souvenait du mal que lui avaientcausé les corsaires français, le gouvernement de l’Empire, après laguerre de Crimée, a cru, en 1856, devoir la supprimer. Et pourtantc’était là la vraie guerre qui convenait à notre tempérament national,guerre d’imprévu et de courage, à laquelle d’excellents marins, commenotre concitoyen le lieutenant de vaisseau Duboc voudraient qu’onrevienne en abandonnant notre système de cuirassés coûteux, ce qu’ilappelle la marine des « milliards flottants ».

Cequ’était la guerre de course autrefois, on ne l’a pas encore oublié eton sait de quelles formalités elle était entourée. Ce n’était point,comme on l’a pu croire, de la piraterie déguisée : le corsaire n’étaitpas un écumeur de mer mais un combattant régulier. Pour armer encourse, il fallait, tout d’abord, une commission en guerre délivréepar l’amirauté, c’est ce qu’on appelle souvent la lettre de marque.En outre, l’armateur était tenu de déposer une caution de 15.000 livrespour les déprédations et les dommages que le corsaire pouvait causerenvers des nationaux ou des neutres ; il prenait l’engagement decombattre sous le pavillon de France et de le hisser avant de tirer lepremier coup de canon - le coup de semonce. De plus, les deux tiers del’équipage devaient être composés de matelots français et commandés pardes officiers français. Ces formalités remplies, tout navire trouvé enmer porteur de marchandises devant approvisionner l’ennemi, était debonne prise et adjugé au corsaire qui le ramenait au port français, oùon devait le vendre aux enchères. Sur le produit de la vente, uneretenue était tout d’abord prélevée pour les invalides de la marine etle reste était réparti entre l’armateur et l’équipage du corsaire. Deplus, il y avait toute une série de primes, soit pour les canonsenlevés, soit pour les bâtiments capturés après combat.

Cetteguerre de course, ainsi fixée et délimitée, nul ne l’a faite aussiardemment, aussi courageusement que les marins normands de la côte dupays de Caux, et leurs noms, pour être moins connus que ceux desJean-Bart, des Duguay-Trouin, des Surcouf, les valent bien, et nousallons le prouver.

Dieppe surtout fut un vrai nid decorsaires. Marins intrépides, aventureux, ayant poussé leurs naviresdans tous les coins des océans, les Dieppois qui s’énorgueillissent deJean Cousin, le véritable découvreur de l’Amérique ; de Jean deBéthencourt, le roi des Canaries ; de Jean Parmentier et Jean Ribaut,devaient aimer cette guerre de course, toute faite de vaillanceimprévue et d’héroïsme audacieux. Aussi, presque tous les grandscapitaines dieppois débutèrent-ils dans leur carrière maritime en étantcorsaires, et quels corsaires !

C’en fut un, parexemple, que ce Louis de Bures, seigneur d’Espineville, qui, en 1555,lors de la guerre entre la Hollande et la France, se met en tête debattre toute la formidable flotte flamande, avec quelques mauvaisbateaux pêcheurs, et qui y réussit. Avec sa flottille de quatorzebarques dieppoises, il s’embusque au beau milieu de la Manche pourbarrer le passage aux grosses hourques flamandes de 4 à 500 tonneaux,bien armées de canons et se présentant en une ligne terrifiante.Dédaigneux de ces bachots de harenguiers et de pêcheurs de morue, lesFlamands veulent passer, sans même engager la lutte qu’ils jugentindigne. Mal leur en prend, car les barques dieppoises, pour éviter lesbordées d’artillerie, accostent les bateaux flamands et à l’abordage !Hache en main, ils massacrent tout, en une lutte ardente, furieuse, oùLouis de Bures trouve la mort. Près de lui un capitaine dieppois,Beaucousin, qui commande La Palme, ne peut venir à bout d’une grandehourque qu’il a harponnée : il y jette des pots à feu, mais l’incendiese communique à son propre navire et gagne de proche en proche d’autresbarques. Le combat commencé à l’aube, ne s’en poursuit pas moinsjusqu’au soleil couchant et le lendemain à la marée du matin, la flottedieppoise passe entre la Tour-aux-Crâbes et le Pollet, traînant à sasuite dix hourques flamandes, chargées d’alun, de sel et demarchandises, tandis que sur la plage, toute la ville acclame lescorsaires vainqueurs.

Véritable corsaire également,ce Jacques Sore de Flocques, qui a fait son apprentissage de marin surles bateaux du Tréport, et qui mena aux navires anglais une rude guerrede course. Plus tard, huguenot enragé, nommé amiral de Navarre, c’estlui qui prendra le commandement de la petite escadre protestante quiévolue devant la Rochelle, en faisant la chasse aux galères vénitienneset battant à plates coutures l’escadre catholique. Il est violent,terrible, animé du feu de ces ardentes haines religieuses du XVIesiècle, et on le voit bien quand, pour venger la mort de son ami JeanRibaut - le découvreur, entre parenthèses, de la Floride - il jure defaire une guerre à mort aux Espagnols catholiques.

Unbeau jour, dans les parages de Palma, il tombe sur un navire portugais,le Saint-Jacques, qui porte à son bord quarante pères jésuites quis’en vont au Brésil. Des papistes ! le vieil huguenot les exècre ;aussi, du haut de la poupe du navire, il donne l’ordre de les jeter àla mer. Et alors se déroule une horrible scène de noyade et defusillade. « Allez au fond de la mer dire « la messe à la papiste ! »,s’écriait le corsaire, et, en même temps, il faisait jeter les calices,les missels, les reliquaires par dessus bord, puis il ramenait sa prisejusqu’à Gomera, une des îles Canaries, où il mettait en vente sa prise,la riche cargaison du navire capturé.

Corsaire aussià ses débuts, Abraham Duquesne, quand, à dix-sept ans, sur son lougre,le Petit-Saint-André, il capture un gros vaisseau hollandais, qu’ilattaque à la dieppoise, attaque subite, intrépide, ne donnant pas letemps de résister. Corsaire encore, quand au moment de la guerred’Espagne, en 1641, il arme un petit flibot et rencontre quatregalères espagnoles qui avaient capturé une barque française portant desmarchandises. Il s’agit de délivrer le navire en danger : en quelquesinstants, les galères sont abordées, la remorque est coupée, et labarque est triomphalement ramenée à M. de Sourdis, ce prélat-amiral quifélicite Duquesne de son courage. Corsaire encore, le futur rival deRuyter, le vainqueur d’Alger et de Gênes, quand, armant à ses fraisplusieurs navires, il alla s’emparer de quelques corvettes anglaisescroisant devant Bordeaux.

C’étaient là des exploitsréguliers, ordinaires. Ceux des flibustiers, des boucaniers, des Frères de la Côte, devenus légendaires, sont plutôt réprouvés par lamorale… officielle. Et pourtant, la différence entre les corsairesmunis d’une lettre de marque et ces aventuriers de la mer, razziant lesnavires qu’ils rencontraient, promenant partout, dans la mer desAntilles, leur pavillon noir où se détachait une tête de mort, est-ellebien délimitée ?

Pirates peu scrupuleux hier, il yavait bien des chances pour qu’on les retrouvât aujourd’hui capitainesde course, en temps de guerre. Ce fut un peu le rôle de tous cescapitaines flibustiers dieppois, au temps où Belin d’Esnambucs’établissait dans l’île Saint-Christophe, à la Martinique, àSaint-Domingue, continuellement en lutte avec les Espagnols.

Cefut le rôle du dieppois Belle-Tête, de Dupré, de Thomas Langlois, deSevant, dit Vera-Cruz, de ce Pierre Legrand, qui, un beau matin, avecun méchant petit flibot de quelques tonneaux, s’empara d’un navireespagnol.

Daniel Bontant, à la même époque, avaitune autre spécialité : comme tout bon corsaire, il donnait la chasseaux Anglais et leur prit, dans une campagne, dix-huit ou vingt navires,mais il s’attaquait particulièrement aux navires négriers, à ceux quifaisaient la traite sur la côte d’Afrique. En une seule fois, ilamarina deux prises qui avaient à bord neuf cents nègres. Bonne aubainepour le brave capitaine ! Un peu corsaire aussi, ce Vauquelain, dont lenom a été donné à une rue de Dieppe, et qui, plutôt que d’être pris parles Anglais, mit le feu à sa frégate, après avoir fait embarquer sonéquipage dans les chaloupes. Celui-là, officier bleu, comme ce JeanCornic, le défenseur du Havre, dont on a célébré la mémoire, et dont M.Le Goffic nous a tracé un portrait si saisissant, devait être - commetant d’autres - la victime des haines et des intrigues des officiersnobles du Grand Corps, et devait périr lâchement assassiné dans la rue.

Dieppene fut pas seule à armer pour la course ; pendant toutes les guerres del’ancien régime, le port de Fécamp prit lui aussi une part active auxexpéditions de course. La pêche à la morue sur le banc de Terre-Neuveétant interdite pendant la guerre de Sept ans, bon nombre d’armateurs,pour occuper leurs équipages restés inactifs, se lancèrent à lapoursuite des navires anglais ou de ceux qui étaient chargés demarchandises à destination de l’Angleterre. Munis d’une commission deguerre délivrée par l’amirauté, combattant sous le pavillon de France,mais pouvant arborer par ruse des pavillons étrangers, les corsairesfécampois ramenèrent souvent de bonnes prises qui étaient adjugées auxenchères. Tout stimulait, du reste, l’ardeur des marins normands : lahaine séculaire de l’Anglais… et les primes données par le roi : 100livres pour chaque canon enlevé à l’ennemi, 30 livres pour chaque hommed’équipage quand il y avait eu combat.

Lorsqu’éclatala guerre de l’Indépendance américaine, la course reprit de plus belle,plus active, plus enragée ; bien que les rapports de mer de l’Amirautéfécampoise aient pour la plupart disparu, on n’en a pas moins conservéle souvenir des exploits des corsaires fécampois. En 1778, c’est lecorsaire Le Rusé qui rentre au port traînant à sa remorque le sloopanglais le Soleil-Levant, dont il s’est emparé ; la même année, nousdit dans son intéressante Histoire maritime de Fécamp M. AdolpheBellet, c’est le corsaire Le Furet qui amène le sloop La Betzy ; lamême année encore, c’est le capitaine Fiquet, commandant le corsaire La Racrocheuse, obligé de soutenir deux combats terribles contre lescroiseurs anglais qui, malgré leur supériorité, ne peuvent s’en rendremaîtres. Informé de ces beaux faits d’armes, le ministre de la marinefélicite Fiquet pour sa bravoure et son sang-froid, et lecapitaine-corsaire est porté sur la liste des récompenses royales.

Legouvernement est, du reste, si satisfait des services rendus par lescorsaires normands, que pour utiliser les navires étrangers capturéspar la flotte française, il les donne aux armateurs fécampois, et nonseulement il fournit les navires, mais il offre l’artillerie nécessairepour les armer. Il ne reste plus qu’à recruter les équipages et ceux-làse trouvent facilement, séduits par les avances et par la part deprise !

Le Havre n’avait pas alors la vieilleréputation de nos villes maritimes du littoral. Quand les fameusesordonnances de Colbert de 1685 sur la marine ont donné à la nouvellecité un essor plus grand, on se met aussi à armer en course, et lescorsaires havrais rivalisent à leur tour avec les marins de Dieppe etde Fécamp.

Le fameux Dumée d’Aplemont, qui futl’auxiliaire si actif de l’organisation de la marine nationale, en usapendant la guerre navale faite aux Hollandais au temps de Louis XIV.Les corsaires havrais se signalèrent alors par leur audace et leurhabileté : dans les nombreuses courses qu’ils firent dans la Manche,sur les côtes d’Angleterre et jusqu’à la hauteur de Dunkerque, plusd’une fois ils eurent à lutter contre des forces supérieures, mais enrevanche plus d’une riche capture les dédommagea de leurs pertes. Ilsétaient les idoles de la population havraise et surtout de leurprotecteur, le gouverneur de la ville, cet étrange duc de Saint-Aignan,grand seigneur sans façon, poète et diseur de vers, qui venait lesféliciter au retour de leurs expéditions aventureuses et leurabandonnait ses parts de prise.

Dans la secondepériode du siècle de Louis XIV, quand la France entreprend la lutteavec les plus grandes nations maritimes, le rôle des corsaires havraiss’étend encore. Forcés de renoncer aux expéditions commerciales, lesnégociants, encouragés par le gouvernement, soutenus par Seignelay,arment en course, et les corsaires du Havre, avec leurs frégateslégères, soutiennent les efforts des flottes de Tourville, deChateaurenault, de d’Estrées, qui, de tous côtés, battent les ennemis.

Aumilieu de l’activité, du remue-ménage d’un port qui est maintenant undes lieux d’armement et de ravitaillement de la flotte royale, le Havreest devenu un vrai refuge de corsaires. Et puis Jean--Bart, lelégendaire Jean-Bart, le type du corsaire français, non seulementhardi, brave, entreprenant, mais aussi habile et prudent, Jean-Bart estau Havre avec le capitaine de Forbin ! C’est lui qui ramène sous le capde la Hève le Roi-David, un navire espagnol chargé de bois decampêche, et l’Union, autre navire espagnol chargé d’or, d’argent etde poivre, et dont il s’est emparé à hauteur de Newport. Au Havre,Jean-Bart rumine le plan de campagne qui doit ruiner le commercehollandais dans le Nord ; il commence ses croisières, mais il estbientôt fait prisonnier dans un combat furieux qu’il livre aux Anglaisdans les parages des Casquets.

Mais qu’importe ; enattendant qu’il s’évade de Plymouth, il a laissé derrière lui descorsaires havrais qui suivent ses traces et se chargent de tailler dela besogne à l’Anglais ; c’est le capitaine de La Cafinières et lechevalier Désaugiers, qui croisent devant le Finistère ; c’est deNesmond qui louvoie dans la Manche, entre la côte anglaise et la côtenormande. Tous ces vaillants gens de mer, entre deux courses, entredeux expéditions périlleuses, se retrouvaient dans leurs tavernesordinaires ; une, surtout, était fameuse, c’était celle de la rue de laCorderie, où, entre deux pots de vin, les corsaires aimaient à conterentre eux leurs prouesses merveilleuses, toute une légende de hautsfaits maritimes où l’Anglais, l’éternel Anglais, jouait son rôle.

Cescampagnes de courses si fructueuses pour les corsaires havrais, aprèsavoir cessé pendant quelque temps, recommencèrent pendant la guerre dela succession d’Autriche, où le pacifique vaisseau de commerce setransforma de nouveau en une citadelle flottante. Elles recommencèrentaussi au moment où commença à se développer notre puissance coloniale,lorsque Dupleix, si mal secondé, poursuivait la fondation de notreempire des Indes. Mais où les corsaires du Havre trouvèrent surtoutl’emploi de leur courage, ce fut quand les hostilités commencèrent enAmérique entre l’Angleterre et ses anciennes colonies.

Dèsque la France se fut décidée à soutenir la cause de la liberté, l’ordrevint au Havre d’autoriser l’armement des corsaires au-dessus de 90pieds de quille ; en même temps, on apprenait que le roi donnait desgratifications à ceux qui armaient directement et abandonnaient tousleurs droits de prise. Une foule de maisons havraises se mirentaussitôt à armer en course, et les corsaires havrais reparurent, plusentreprenants que jamais.

Ce furent le Furet, quecommandait l’intrépide capitaine Ducasse, et qui, au bout de quelquesjours, rentra avec une prise importante. Trois grandes frégatesanglaises qui sont venues croiser en rade du Havre ne lui font paspeur, et pour sa seconde sortie, le Furet amarine un sloop chargé dethé et un brick armé de deux canons. Ducasse, un moment, abandonne le Furet pour le Duguay-Trouin, corvette de 18 canons. Et la chassecontinue ! Et en un mois il ramène au Havre quatre navires capturés.Cela ne lui suffit pas encore ;  Ducasse s’associe avec lecapitaine Cottin, commandant du Jean-Bart, et de conserve, ils s’envont flâner sur les côtes d’Angleterre, et ils rentrent au port avecsix prises.

Un moment, la nouvelle court les rues duHavre que le Jean-Bart a été capturé par l’escadre anglaise. Le Duguay-Trouin, dit-on, a subi le même sort, et déjà on se lamente surle sort du capitaine Ducasse, quand, toutes voies dehors, faisantflotter son grand pavois, le Duguay-Trouin apparaît tout à coup surla rade, traînant à sa remorque un navire chargé d’eau-de-vie. Et cesfaits ne sont pas uniques ; tous les jours, le Renard, la Tarentule, le Caracoleur, monté par le capitaine Carpentier,l’Iroquois, commandé par le capitaine Oscor, renouvellent ces bellesprouesses maritimes. Le Phénix, que monte le capitaine Favre, faitmieux ; surpris dans la Manche par quatre corsaires anglais, iln’abandonne pas ses prises, et, contre ses ennemis beaucoup mieux armésque lui, il soutient pendant quatorze heures un combat inégal.

Tousces exploits n’étaient pas oubliés quand éclatèrent les guerres de laRévolution et de l’Empire ; il y eut alors encore de beaux jours pourla guerre de course qui recommença plus violente, plus acharnée, pluspassionnée que jamais : dans cette lutte contre les Anglais, les marinsde nos ports normands se distinguèrent encore.

ADieppe, les noms des nouveaux corsaires devinrent vite populaires ;c’était le capitaine Marchand qui s’opposa vigoureusement audébarquement d’une frégate anglaise à Dieppe ; c’était le corsaireBelhomme, sur son navire Sally, qui fit de nombreuses prises ;c’était le capitaine Tourneux, c’étaient les deux frères Drouault ettous ces capitaines dont les navires portaient des noms pittoresques etamusants, le Grand-Diable, le Loup-Garou, l’Embuscade, le Sans-Culotte, qui en faisaient voir de dures aux navires anglais, quitâchèrent de se venger en essayant, en 1803, de bombarder Dieppe. Quelshommes rudes et vaillants que ces matelots dieppois, quels «professeurs d’énergie », suivant le mot à la mode de notre époque quimalheureusement, en ces matières, compte plus de professeurs qued’élèves ! Retrouverions-nous, par exemple, de nos jours, un gamincomme ce mousse dieppois de douze ans, le petit Alick, qui, blessé parun biscaïen anglais, reste à son poste de combat sur le pont d’uncorsaire français attaqué par une corvette anglaise, et ne va se fairepanser que lorsque le bateau est hors de danger ?

Aussi,au retour des courses, quelle franche et joyeuse vie, que de folies etde prodigalités ! Que de souvenirs curieux et étranges liés à cesaventures de mer. Tenez, juste à l’endroit où se trouvent actuellementles jardins du Casino, on a, à cette époque, détruit des millions… desmillions anglais. Ainsi que le rapporte M. F. Bouteiller dans sonamusante Histoire de Dieppe, qui nous a heureusement servi dans cetteétude, c’est là, en effet, que, suivant l’arrêté du blocus continental,on brûla sur les galets de véritables amas de châles, de mousselines,de tissus et d’étoffes précieuses. Après quoi, les corsaires, grandscauseurs et grands conteurs, se donnaient rendez-vous chez Baspré, aucoin de la rue du Petit-Monde, aujourd’hui rue Ango, pour y deviser deleurs exploits, tout en examinant les armes, les fusils, les hachesd’abordage, car Baspré était armurier. Que d’épisodes d’intrépiditéjoyeuse, de faits d’armes à la Dumas ! Un beau jour, dans la boutiquede Baspré, un corsaire fait le pari de surprendre une sentinelleanglaise et de l’amener à Dieppe. Et il le fait, et avec lefactionnaire, il enlève la guérite, promenant l’un dans l’autre,solidement garrotté, par les rues de Dieppe où on l’acclame.

Detous ces corsaires dieppois du temps de Napoléon Ier, celui qui estresté le plus légendaire, c’est Balidar, le plus terrible de tous cescoureurs de mer, aussi vaillants les uns que les autres.

D’oùvenait-il ? On n’en a jamais rien su. C’était probablement unméridional : sa physionomie expressive, mobile, ses yeux noirs etperçants, abrités sous des sourcils bien dessinés, semblaientl’indiquer. A la manière des autres capitaines corsaires, à son bord,il était vêtu d’un gilet rond et d’un large pantalon bleu comme lesmatelots ; mais l’autorité de son regard suffisait à montrer qu’ilétait le « maître après Dieu » à son bord. Souvent, en se plaçant ledoigt sous l’oeil, à la façon des méridionaux, il disait que c’était làqu’il portait ses épaulettes de capitaine ! Il faudrait, au surplus,des volumes pour raconter tous les exploits de Balidar à bord de sonlougre Point-du-Jour et du Pourvoyeur. Deux traits seulement de savie. Un jour, il saute le premier à l’abordage d’un navire anglais, sebattant à coups de crosse avec les matelots qui l’entourent. Pendantqu’il se bat ainsi, le vent écarte son navire, et Balidar reste seul àbord du navire anglais. Un coup de poing par ci, un coup de pied parlà, et il saute à la mer, rejoignant son navire.

Uneautre fois, dans la baie de Lannion, au moment où il donnait des ordresavec son porte-voix, il tombe à l’eau : ce n’est pas chose facile pourun navire en marche que de sauver un homme à la mer. Mais Balidar n’apas lâché son porte-voix ; il communique ses ordres à ses matelots, et,grâce aux manoeuvres qu’il ordonne, il peut être sauvé. Type curieux etplein de fantaisie, Balidar s’était retiré à Roscoff avant d’allercontinuer la guerre de courses sur les côtes du Mexique. C’est là qu’ilavait orné sa maison d’un balcon en argent massif et qu’à certainsjours il s’amusait à jeter à la foule des beignets brûlants renfermantdes pièces d’or !

Partout, sur la côte normande onrencontrait alors de tels hommes : à Fécamp, on n’armait pas moinsalors pour la course. C’était le Félix, la Flore, l’Espoir, auquelune seule capture rapportait 700.000 francs. C’était la Clarisse, le Modeste, l’Aurore, le Mercure,dont les équipages faitsprisonniers furent entassés sur les pontons anglais ; c’estle Wimereux qui, en l’an XII, accepte à lui seul le combat avecquatrecorsaires anglais ; c’est le Heureux-Hasard et le Hussard,commandés par le capitaine Desprairies qui, fait prisonnier, s’échappedes prisons anglaises. Au Havre, même enthousiasme et même ardeur, etla vieille auberge du Cheval Blanc, dans la rue de la Corderie, commeau temps de Jean-Bart, réunit tous les soirs les nouveaux corsaires,les capitaines du Poisson-Volant, du Sully, du Mandrin, de la Friponne, du Dantzig et bien d’autres. Une des captures les plusimportantes des corsaires havrais fut celle accomplie par le Vengeur,commandé par le capitaine Denis, dans les parages de la Hougue. Il futassez adroit pour faire prisonnier le célèbre Sidney-Smith,l’incendiaire des navires de Toulon, qui avait essayé de mettre le feuaux magasins du Havre.

Depuis ces temps héroïques,la guerre de course a été abolie… mais si jamais on la rétablissait,parions que les vieux corsaires de la côte normande trouveraient encorede nombreux imitateurs. Bon sang ne peut mentir !...

GEORGESDUBOSC